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Julia ne comprenait pas pourquoi
elle devait s’obliger à revivre cette scène, encore et encore.
Cette technique ne fonctionnait pas. Elle ne cessait de le dire. Loin
de calmer ses angoisses, cela ne faisait qu’augmenter son sentiment
de culpabilité. À quoi bon lui rappeler qu’elle était la seule à
s’être sortie indemne de ce massacre ? Comment ce médecin
pouvait-il croire que ça l’aiderait à surmonter ce traumatisme
qui l’empêchait de reprendre sa vie en main ?
Depuis un an, Julia appréhendait
ses nuits encore plus que ses journées. Éveillée, elle pouvait
contrôler sa pensée, mais, lorsque les lumières de sa chambre
s’éteignaient, elle savait que des fantômes attendaient
patiemment dans un coin de la pièce pour venir la hanter. Les
premiers temps, elle avait accepté les somnifères qu’on lui
donnait sans rechigner, espérant que ce sommeil artificiel lui
offrirait quelques heures de répit. Le constat fut sans appel.
Aucune chimie ne pourrait effacer ses souvenirs.
Ce sang… Ces corps… Comment
oublier ? Julia n’était de toute façon pas sûre d’en
avoir le droit. Son quotidien était peut-être devenu un enfer
depuis ce funeste jour, mais elle était encore en vie. Elle le
regrettait parfois, souvent même, mais elle était là, et sa seule
présence en ces murs était en soi un privilège. Oublier aurait été
un manque de respect à l’égard de ses collègues, de ces hommes
et de ces femmes qu’elle fréquentait depuis presque dix ans.
Une soupe aux lentilles. Voilà ce
qui l’avait sauvée. Une simple soupe qu’elle avait préféré
consommer au comptoir de ce petit commerce. C’était une première.
Julia ne se mêlait d’ordinaire pas à la foule. Elle aimait la
solitude, le bruit feutré de son bureau. Déjeuner entourée
d’inconnus ne lui ressemblait pas. C’est pourtant ce qu’elle
avait fait ce jour-là. Ce vendredi noir comme elle l’appelait
désormais.
Dès lors, comment ne pas
s’interroger sur le destin ? Ce karma dont elle avait entendu
parler sans que cela ne lui évoque quoi que ce soit. Ce n’était
pas son heure, diraient certains. Peut-être. Sûrement même,
puisqu’elle était là pour en témoigner. Admettre cette théorie
lui posait cependant un problème. Cela revenait à accepter que
c’était en revanche le moment opportun pour ceux qui n’avaient
pas survécu. Gilbert, ce comptable à six mois de la retraite, qui
ne cessait de parler de ses projets. Noémie, cette jeune femme de
trente-trois ans, qui était contente d’avoir trouvé une nounou
pour ses enfants de deux et cinq ans. Ces hommes et ces femmes
n’étaient pas ses amis. Elle n’aurait certainement pas participé
à leur pot de départ et n’aurait jamais pris de leurs nouvelles
s’ils avaient été remerciés. De là à accepter leur mort sans
ciller…
Julia se souvenait parfaitement de
l’état d’esprit dans lequel elle se trouvait quelques minutes
encore avant le drame. Elle revenait de sa pause déjeuner, l’humeur
légère. Il ne lui restait plus que quelques heures à travailler
avant de pouvoir profiter de son week-end. Elle n’avait rien prévu
de particulier, mais l’idée de pouvoir se détendre deux jours
d’affilée, au calme dans son appartement, suffisait à embellir sa
journée. Le livre qu’elle avait commencé l’attendait bien
sagement sur sa table de chevet. Ses chats se loveraient sur ses
cuisses tandis qu’elle vivrait mille aventures sans bouger de son
canapé. C’est comme ça qu’elle aimait sa vie. Seule et sans
danger. Sans concession ni discussion. À quelques semaines de ses
quarante ans, Julia aimait sa vie solitaire malgré les remontrances
à peine voilées de sa mère qui la poussait à se ranger. « Se
ranger ». Une expression qu’elle vomissait. N’avait-elle
pas plus de valeur qu’un plaid qu’on met au placard quand arrive
l’été ? De toute façon, à force de refuser les invitations
de ses collègues, les sollicitations s’étaient faites de plus en
plus rares au fil des années, jusqu’à disparaître totalement, et
cela lui convenait parfaitement. Julia donnait le change toute la
semaine pour renvoyer l’image qu’on attendait d’elle : une
femme discrète, mais avenante, aimable et performante. Une personne
dévouée qui savait se faire oublier. En d’autres termes, une
employée modèle. Le samedi et le dimanche étaient donc sacrés.
Ils n’appartenaient qu’à elle. Personne ne pouvait les lui
voler. C’est à ces heures futures que Julia pensait en entrant
dans les locaux de cette petite imprimerie de quartier.
Le reste de ses souvenirs étaient
flous et certainement déformés. Elle entendait encore résonner un
glas au loin. Le médecin évoquait pour sa part une allégorie. Une
représentation de son macabre décompte. Douze sons de cloche pour
douze cadavres.
Gilbert, Noémie, Arthur, Solène,
Vincent, Jacques, Patrick, Laurent, Béatrice, Bertrand, Sophie et
Denis. Huit hommes et quatre femmes. Ce manque de parité semblait
dérisoire aujourd’hui. Tous ses collègues étaient morts, sans
exception. La lame du couteau n’avait fait aucune distinction de
genre.
Non, définitivement, Julia ne
voulait pas se revivre cette scène et ce médecin ne pourrait pas
l’y obliger.
*
– Ce que vous me dites, c’est
qu’il n’y a toujours pas de progrès, c’est bien ça ?
– Pas dans le sens où vous
l’entendez, mais Julia va mieux, c’est indéniable.
– Mieux ? J’espère que
vous plaisantez !
– Le traitement que nous lui
prescrivons répond parfaitement à nos attentes. Son humeur est
stabilisée et je peux vous assurer qu’elle ne représente plus
aucun danger pour elle ou pour autrui.
– Désolé, mais il va m’en
falloir un peu plus. Que je sache, elle est toujours dans le déni !
– Et elle le restera peut-être
toute sa vie, vous devez vous y préparer. Cela ne veut pas dire
qu’elle recommencera. Et puis je suis obligé de tempérer vos
propos. Même si Julia n’a pas encore pris conscience de ses actes,
elle a récemment admis avoir une part de responsabilité dans ce qui
s’est passé. De manière détournée, je l’admets, mais c’est
un début.
– Vous vous parlez de cette
histoire de film ?
– Que Julia ait reconnu avoir
ressassé ce scénario des dizaines de fois est une petite victoire
en soi !
– Une victoire… Une
échappatoire, oui ! Un leurre ! Elle vous mène par le
bout du nez, voilà ce que je pense !
– Sauf que c’est mon avis qui
compte dans ces murs et je ne partage pas votre point de vue. Julia
est persuadée d’avoir influé sur le cours du destin. De manière
involontaire, bien sûr, mais elle ressent une certaine culpabilité.
N’est-ce pas ce que vous attendez de sa part ? Le début d’un
remords ?
– Ne jouez pas sur les mots avec
moi, docteur ! Je ne suis pas un de vos patients que vous pouvez
embobiner avec des images ou autres métaphores. Julia ne regrette
rien pour la simple et bonne raison qu’elle refuse de voir la
vérité en face. Ce film dont elle vous a parlé, je l’ai
visionné, figurez-vous !
– Et qu’en avez-vous déduit ?
– Que Julia se moque de nous dans
les grandes largeurs ! Cette scène dont elle ne cesse de vous
parler n’a rien avoir avec celle que j’ai découverte ce jour-là.
Vous n’y étiez pas, moi si, et croyez-moi quand je vous dis que je
ne suis pas près de l’oublier.
– Vous avez raison, je n’y
étais pas, cela ne veut pas dire que je ne prends pas cette affaire
au sérieux. Vous ne voyez pas le rapport avec ce film car vous ne
cherchez pas à comprendre ce qu’il s’est passé dans la tête de
Julia au moment des faits. Vous voulez une explication rationnelle,
un élément concret qui vous permette d’accepter une vérité qui
vous dérange. Malheureusement, dans mon domaine, il n’est pas rare
que certaines questions restent sans réponse. On peut supposer,
présumer et parfois même concevoir une certaine logique, même si
celle-ci nécessite de faire abstraction de sa propre raison.
– Très bien, alors expliquez-moi
ce que je ne conçois pas !
Le lien était facile à démontrer,
mais le médecin savait qu’il s’adressait à une oreille
réfractaire. L’homme qui lui faisait face était de toute évidence
en colère. Il ne cherchait pas une explication, mais une justice. Un
signe qui lui prouverait que cet acte ne resterait pas impuni. Ce que
le patricien dirait n’y changerait rien. Ce dernier le savait,
pourtant il se plia à l’exercice sans se faire prier.
La vie de Julia avait basculé
dix-huit mois plus tôt. Il n’avait fallu qu’un simple grain de
sable dans son train-train quotidien pour que tout son monde
s’écroule.
Une grippe contractée au contact
d’un de ses collègues. Une grippe mal soignée qui l’avait mise
hors-jeu un temps. Voilà ce qui avait ruiné la vie de cette femme.
Elle y croyait dur comme fer, en tout cas. Julia s’était toujours
targuée de ne jamais poser un jour de congé. Elle ne prenait même
pas les cinq semaines qu’elle cotisait dans l’année. Dévouée à
son travail, Julia était persuadée d’être un élément
indispensable à son patron, c’est pourquoi elle n’avait pas été
étonnée d’être remplacée le temps de ses trois semaines
d’arrêt-maladie. Le travail qu’elle abattait chaque jour ne
pouvait attendre. Julia avait d’ailleurs tenu à vérifier chaque
soir auprès de l’intérim qu’aucun retard n’était accumulé.
Pour Julia, il ne faisait aucun doute que cette jeune femme ne
pourrait pas faire illusion bien longtemps.
Quand son patron lui avait annoncé
à son retour que cette petite pimbêche — seul prénom que Julia
consentait à lui donner — allait rester dans l’équipe, Julia ne
s’était tout d’abord pas inquiétée. Au contraire, elle y a vu
une certaine reconnaissance de la part de son supérieur. Il
paraissait évident que Julia méritait d’être assistée dans son
travail.
Ce n’est qu’au bout de quelques
semaines que Julia comprit que sa propre présence au sein de
l’entreprise n’était plus si appréciée. Les remontrances
devenaient quotidiennes, pour un oui ou pour un non. Elle qui n’avait
jamais commis la moindre erreur se voyait reprocher toutes sortes de
peccadilles. Une faute de frappe dans un mémo interne, une
conversation trop forte dans un couloir, ou encore un café trop
corsé qu’elle préparait pour toute l’équipe chaque matin et
dont elle n’avait pourtant jamais changé le dosage. Bref, chaque
soir Julia quittait son poste avec un goût amer. Elle ne ressentait
plus cette satisfaction du travail bien fait qui lui tenait tant à
cœur.
Affectée par cette situation,
Julia commença à perdre de son assurance. Elle avait la sensation
que son supérieur lui attribuait des missions de plus en plus
compliquées à réaliser. Prise de doute quant à ses capacités,
Julia revenait sans cesse sur son travail au point d’accumuler du
retard dans ses tâches quotidiennes, qu’elle gérait pourtant
depuis dix ans presque les yeux fermés. Son tempérament avait
changé, lui aussi. De plus en plus irascible envers ses collègues,
notamment avec la fameuse « pimbêche » que tout le monde
avait adoptée, Julia se retrouvait chaque jour un peu plus isolée.
Seule Sophie, la maquettiste, passait encore une tête, de temps à
autre, dans son bureau pour la saluer.
Quand son patron la convoqua pour
un entretien, Julia se présenta à lui avec l’espoir d’une
petite fille cherchant le réconfort et les encouragements d’un
parent aimant. La veille, il l’avait surprise en train de pleurer
devant son ordinateur. Il n’avait rien dit et s’était contenté
de refermer la porte. Par pudeur, certainement. C’est en tout cas
ce qu’avait pensé Julia sur l’instant. Elle respectait
énormément ce chef d’entreprise, de quinze ans son aîné, qui
prenait soin de ses employés sans jamais s’immiscer dans leur vie
privée. Elle ne comprit pas tout de suite pourquoi Gilbert se tenait
debout, à ses côtés. Julia ne voyait en lui que le comptable qui
lui validait ses bons de commande et notes de frais, elle oubliait
qu’il était également en charge des Relations Humaines de la
société.
L’air accablé qui se lisait sur
le visage des deux hommes laissait penser qu’un de leurs collègues
venait de décéder. Julia dut relire trois fois la lettre que
Gilbert lui avait tendue avant de comprendre de quoi il retournait.
« Faute grave ». Voilà
les deux mots qui avaient changé le cours de la vie de cette
employée qu’elle estimait modèle. Deux mots qu’elle n’aurait
jamais cru lire ou entendre à son sujet. Bien sûr, l’erreur était
avérée. Julia avait tardé pour envoyer le courrier en recommandé
que lui avait transmis son patron, mais ce n’est pas elle qui
l’avait rédigé. Cette mission avait été confiée à la
« pimbêche », la nouvelle chouchoute attitrée !
C’est elle qui aurait dû être chargée de le poster. Elle encore,
et son patron bien sûr, qui savait à quel point cette lettre ne
pouvait attendre. Comment Julia aurait pu deviner que de la date de
son envoi dépendait un gros contrat avec l’État ?
Aujourd’hui, on lui reprochait un manque à gagner de cinquante
mille euros pour la société. C’était injuste, Julia le savait et
le cria d’ailleurs haut et fort, mais le combat était perdu
d’avance. Un dossier à charge avait été constitué à son
encontre. Tous les petits manquements qu’elle avait accumulés
depuis plusieurs semaines avaient été consignés. Gilbert avait
également noté ses retards répétitifs avec la précision d’une
horloge suisse. Certes, ils n’excédaient jamais plus d’un quart
d’heure, mais, mis bout à bout, ils devenaient pénalisants. Le
DRH avait pris un air navré en lui donnant le coup de grâce. Dans
la pochette qu’il tapotait du bout des doigts se trouvaient aussi
des témoignages de ses collègues jurant sur l’honneur que Julia
avait un comportement agressif qui nuisait à l’ambiance générale
de la société.
Son patron n’avait même pas
daigné la regarder dans les yeux. Il tapotait sur son téléphone
portable quand Gilbert avait signifié à Julia qu’elle avait le
droit de faire appel à un représentant pour défendre son dossier,
mais qu’il allait dans l’intérêt de tous que ce licenciement se
passe de manière apaisée. Julia avait essayé de réagir,
d’argumenter chaque point qui lui était reproché, mais son patron
lui avait coupé la parole en annonçant que l’entretien était
terminé, les yeux toujours rivés sur son écran. Il n’avait
ajouté qu’un point : elle était tenue d’effectuer sa
période de préavis en télétravail afin d’éviter tout malaise.
Abasourdie, Julia était sortie
rapidement de la pièce, incapable de retenir ses larmes plus
longtemps.
– Vous devez comprendre que ce
travail représentait plus qu’un passe-temps ou un moyen de gagner
sa vie, précisa le médecin. Il était la clé de voûte de Julia,
son seul point d’ancrage avec la société.
– Vous oubliez sa famille !
– Pardonnez ma franchise, mais
cela fait un an que je m’occupe de votre sœur et pas une fois elle
ne m’a parlé de vous ou de vos parents. Et sans vouloir minimiser
la responsabilité de Julia dans ce qui s’est passé, il est clair
que de nombreux signes auraient dû vous alerter.
– Quoi, parce que ma sœur avait
du mal à encaisser son licenciement et qu’elle a été marquée
par une scène de film, je devais m’attendre à ce qu’elle se
prenne pour Robert Redford découvrant tous ses collègues massacrés
en rentrant de sa pause déjeuner ? Votre raisonnement n’a
aucun sens ! Dois-je vous rappeler que dans ce scénario,
Redford n’est pas le coupable ? Julia, si !
– Vous saviez que votre sœur
nourrissait une haine démesurée envers ses anciens collègues.
– Je pensais que ça lui
passerait. Qu’elle nous ferait une mini-dépression comme à son
habitude et qu’elle s’en remettrait ! Croyez-vous
sincèrement que je ne serais pas intervenu si j’avais su ce
qui se tramait dans sa tête ?
– Ne vous avait-elle pas fait
part de ses doutes ?
– Quels doutes ?
– D’avoir été la victime d’un
complot. Que tous ses collaborateurs avaient une part de
responsabilité dans son éviction.
– Si, bien sûr ! Cette idée
l’obsédait. Mais j’étais censé faire quoi ? Apporter du
crédit à sa paranoïa ?
– Vous comprenez que le monde
parallèle qu’elle s’était créé ne pouvait pas être sans
conséquence.
– Qu’est-ce que vous cherchez à
me dire, à la fin ? vociféra le frère. Que j’aurais dû
deviner ce qui allait se passer ? Que j’aurais pu empêcher ce
massacre ?
– Le transfert qu’elle avait
opéré n’a pas dû vous échapper, quand même.
– C’est facile à dire
aujourd’hui, docteur, mais à l’époque je ne connaissais pas le
prénom de ses collègues !
– Noémie, Laurent, Sophie,
Gilbert… Admettez que c’est peu commun.
– Quoi donc ? Donner ces
prénoms à douze chatons pour les égorger ensuite ?
– Oui, par exemple.