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Ouais… Les néons ce n’est pas la
panacée, mais c’est déjà mieux que rien. C’est blafard à
souhait et ça ne fait que lutter mollement contre l’obscurité. En
plus, j’ai trouvé celui qui hoquette. Un truc à filer une crise
d’épilepsie à un môme qu’aurait raté le virage de la
génération vidéo. Ce genre de gamin élevé en cocon, sans écran,
diverti avec une mallette « 50 jeux pour toute la famille en
bois d’arbre non traité », fabriquée à la main par des
consanguins alpins. Un loto, un jeu de l’oie, une saloperie de Nain
Jaune, pardon : une personne de petite taille bouton-d’or, et
surtout une reproduction de roulette miniature pour faire un casino
« comme les grands ». Le mioche pas préparé aux
vicissitudes de la modernité qui va faire un malaise avec le flash
de la photo de classe. Structurellement inapte au selfie.
Bref, je suis dans mon coin sous un bègue
lumineux qui se rêve stroboscope, et ça me va très bien. Faut dire
que je ne suis pas fan de la lumière. Même si je supporte une
exposition artificielle, ce n’est pas pour rien que je suis sorti
de mon trou après le coucher du soleil. Déjà, niveau
fréquentation, on n’est pas dans les affluences diurnes. Je sais
bien que les gens ont tendance à venir squatter les mauvaises
chaises de la salle d’attente des urgences à tout moment, mais,
là, c’est dimanche soir,
l’heure du film. Dans le coin, y a pas plus sacré, sauf la
messe ou l’alcoolisme. En plus, merci la désertification médicale
des zones rurales, ici ce n’est que le poste avancé du véritable
hôpital qui se trouve à plus de quatre-vingts bornes. Une clinique
paumée, survivante des regroupements en plateformes médicales. Sans
doute une verrue dans le grand plan de la rationalisation des frais
de santé. Mais vu l’état des lieux, les instances décisionnaires
ont dû décider qu’il valait mieux laisser pourrir que de froisser
la poignée de péquenauds du coin en fermant. Jadis on devait sans
doute y pratiquer les meilleures saignées de tout le canton et on
faisait la nique aux voisins avec la technique avant-gardiste du
clystère remollient. Cette époque est révolue et désormais on est
passé à la culture du salpêtre mural, au développement fongique
des joints de carrelage et à l’affection nosocomiale de bon aloi.
Encore une fois, ça me convient
parfaitement. Je n’aime pas la lumière et je n’aime pas les
gens.
Ça ne m’empêche pas d’attendre.
D’où je suis j’ai une vue imprenable
sur un téléviseur à tube cathodique qui fait souffrir son support.
Un faisceau de câbles pendouille du plafond pour apporter la bonne
parole à l’écran qui a tendance à tirer sur le vert. Le son est
coupé, mais l’indéboulonnable miss météo de la Une s’en
passe.
J’ai une furieuse envie de me gratter.
Si je m’écoutais, je me décaperais le derme avec une poignée de
sable et je poncerais ce qui reste à la toile émeri grain 240.
C’est horrible.
C’est venu comme ça. D’abord une
plaque rosée, un truc qu’on agace de la pointe de l’ongle entre
deux réflexions philosophiques. L’être et le néant, gratte
gratte. Où vais-je, où cours-je, dans quel état j’erre ?
Gratte gratte. Puis la piquette provençale prend la teinte du
Bourgogne de vieille cuvée et la zone s’étend. Sans compter qu’on
a perdu le velouté légendaire et que ça commence à faire les
grumeaux d’une Chandeleur bâclée. On met un frein aux
socratisations et on commence les travaux d’apaisement de
l’urtication. Bains et crèmes, les ressources du pauvre démangé.
Comme je n’ai jamais eu ça, je dois reconnaître que, pour
l’automédication, ma pharmacopée est assez minimaliste en la
matière. Pour tout dire, à part une panoplie de protections
solaires avec des indices qui ont l’air d’être un relevé de
températures en Fahrenheit, je manque cruellement d’adoucissants
cutanés et autres produits d’entretien de la couenne.
C’est pour ça que
je trahis mes habitudes et que je me retrouve à la nuit
tombée dans cette antichambre de la décrépitude médicale.
Pour garder un semblant de continuité de
soin, la commune est allée kidnapper un étudiant approximatif dans
une faculté croate. Un logement, un repas chaud et la promesse
mirifique d’un salaire payé autrement qu’en tubercules ont
suffi.
C’est lui qui arrive.
Honnêtement, heureusement que le type
vient du sas réservé au personnel et qu’il a revêtu la blouse
d’usage. Parce que le doute est permis quant à sa profession
exacte. Le gusse trimballe des valises sous les yeux qui font plus
penser à un réfugié politique en fin de transit qu’à un copain
d’Hippocrate. Il regarde autour de lui, il cherche sans doute la
secrétaire censée faire l’accueil ou le tri des patients mais qui
s’est éclipsée pour rejoindre son Jules avant le début des
festivités cinématographiques. Ça tombe bien, il n’y a que
mézigue à trier et je suis assez loin d’être patient. Surtout
avec cette poussée de démangeaisons.
Serguei me regarde, il a l’œil morne
et usé mais un reste de vocation lui tenaille le marteau à
réflexes. Il pourrait fermer la baraque et partir retrouver des
pénates plus accueillantes, mais en bon chien de garde il va ronger
son sacerdoce. Où la fidélité se niche parfois ? Je vous le
demande.
Il a un sifflement admiratif en voyant
l’étendue de la tectonique de ma peau. Même si la démarche part
d’un bon sentiment, ce n’est pas exactement le type de
reconnaissance qu’on recherche. Il me pose une série d’électrodes
et allume son moniteur. Le bazar produit une courbe rivalisant avec
le relief belge. Serguei a alors un geste d’une technicité rare et
balance une torgnole à l’appareil avec le plat de la main. L’objet
couine, tente un petit sursaut systolique puis retourne à un mutisme
renfrogné.
— Pas marcher, m’explique le
transfuge hospitalier.
Il soupire et décroche son stéthoscope.
Bon, le truc est suffisamment frais pour me provoquer un bien-être
passager quand il le promène sur mon cuir boursouflé, mais l’examen
ne paraît pas le satisfaire non plus. Il regarde son bidule, tapote
sur la membrane puis soupire derechef. Je ne le connais pas mais il
me plaît déjà. Frappé par une inspiration nouvelle, il se saisit
d’un brassard pour mesurer la tension et me le passe sur le bras.
Je ne veux pas le désobliger, mais je crains qu’il ne s’épuise
dans toutes ces tentatives.
— Laissez les examens d’usage, je lui
dis. Dites-moi plutôt ce que c’est que ça.
Je lui montre les rugosités de mon
épiderme, la teinte lie de vin, la chaleur qui s’en dégage. Si je
pouvais lui faire comprendre mon impérieuse envie de me gratter, je
crois qu’il sortirait son économe et commencerait à m’éplucher
comme un vilain fruit.
Il faut aussi que j’explique que ce
n’est pas le matériel de ce brave expatrié des hôpitaux de
Dubrovnik qui défaille. Ça fait maintenant une dizaine d’années
que je n’ai plus de pouls, plus de tension. Si je vous rajoute mon
aversion à la lumière et mon peu de goût pour le pesto, vous aurez
sans doute commencé à comprendre. On en reparlera.
— C’est douloureux ? demande mon
emblousé.
— À m’en arracher la peau.
— C’est poussée eczéma. Forte.
— Ça se soigne ?
— Sans examen, pas savoir. Faut trouver
la cause.
— C’est compliqué les examens pour
moi…
— J’ai vu. Je peux calmer
démangeaisons un temps. Crème cortisone. Mais juste cacher
problème. Plaques partout même sous les vêtements. Donc pas
problème d’exposition. Sûrement allergie alimentaire.
Comment vous dire ? L’expatrié
croate ne pouvait pas faire un diagnostic plus inadapté. Parce que
si Serguei a raison, je ne suis pas dans la merde !
— J’ai un régime… disons…
particulier…
— Alors, jeûne.
— C’est une question d’âge ?
— Non. Euh… pas manger… Diète !
— Ah… Faut que j’arrête de
manger ?
— Oui quelques jours. Si ça passe,
c’est allergie alimentaire. Si ça continue, c’est autre chose.
Le bonhomme pratique une médecine de
combat, ça me plaît. Parce que, si j’étais tombé sur un diplômé
qui ne jure que par mon taux de phospholipases bifluorées, ça
n’aurait pas arrangé mes ballons. J’ai l’hématopoïèse
capricieuse. Pour dire la vérité, j’ai le sang qui ne titre pas
ses douze degrés et ne rentre pas vraiment dans les canons admis par
la faculté. On dit que les voyages forment la jeunesse, ma première
et unique virée dans les Carpates a sérieusement transformé ma
formule sanguine.
Serguei va chercher sa pâte à tartiner
la couenne, un tube de Dèdesone zéro virgule zéro cinq pour cent,
et me rédige une ordonnance traduite de sa langue maternelle au
sanscrit oriental. Il me recommande dans un bâillement l’abstinence
alimentaire avant l’utilisation de la béchamel de corticoïde,
pour avoir une chance de remonter aux sources du mal sans masquer les
symptômes. Le problème est que ça veut dire en creux que je dois
me taper encore deux jours de supplice pour voir si les boursouflures
s’atténuent. Il me serre une main molle, oubliant toutes les
formalités administratives et s’en retourne cuver ses 72 heures de
garde sur un vague lit de camp dans l’arrière-boutique.
Du coup, je me tape encore deux jours à
tremper dans ma baignoire d’eau tiède et à distraire mes
gratouilles par un séchage au ventilo. Si j’étais sensible des
bronches je me serais bien offert une pneumonie. Je complète ce
pensum par une diète drastique qui me porte aux limites de la folie
assassine.
Il faut que j’explique que mon mode de
nutrition n’est pas exactement le régime du commun des mortels.
Cela étant un corollaire du fait que je ne suis ni commun ni mortel.
Enfin… pour vous, je navigue sur les rives du franchement bizarre,
soyons franc.
Précisons qu’il y a une dizaine
d’années, lors d’une virée moldave consacrée essentiellement à
l’évangélisation sexuelle des autochtones, une charmante
habitante de Cahul sur la rivière Prout m’a refilé un truc pas
facile à porter. Là où les inconscients ordinaires s’offrent une
blennorragie, la dame m’a fait don de la pointe de ses canines
d’une tendance plus que prononcée au vampirisme. Pas la forme
rigolote que les médecins dissimulent sous le nom de porphyrie. Le
package complet avec un état de mort apparente, la disparition de
mon reflet, l’aversion solaire, la sensibilité à l’ail et
surtout une propension à l’immortalité prononcée. Bien sûr,
après une période d’adaptation dont je préfère éviter le
souvenir et les errements parce qu’elle s’est accompagnée de
colère stérile, de déni handicapant et d’expériences dont je ne
suis pas particulièrement fier, j’ai entamé la seconde partie de
mon existence qui devrait, si vous avez bien suivi, ne jamais se
terminer.
Depuis cette période, je peux me
goinfrer comme un goret ou passer des semaines sans manger, ça ne
m’affole pas le duodénum. L’art de la table à la française, la
gastronomie ou même le pantagruélisme débridé me laissent de
marbre. Attention je ne boude ni ne chipote, j’ai encore de
l’éducation, mais j’ai outrageusement dépassé les affres de la
nécessité alimentaire. Mes seuls besoins se limitent désormais à
une prise quotidienne de 200 ml par voie veineuse, ou
approximativement le double par absorption œsophagienne, de sang
humain non filtré. Voilà l’étendue de mon indispensable. Au bout
de trois jours de privation, je suis pris de folie meurtrière très
préjudiciable au voisinage. Si on atteint la semaine, il paraît
qu’on se racornit avant de se transformer en un petit tas
souffreteux inapte à la moindre activité. Les témoignages
divergent sur cet état ultime. On raconte qu’une réalimentation
équivalente au contenu complet d’un individu dans la force de
l’âge aurait permis le redémarrage d’un de mes congénères.
L’histoire ne dit pas si l’opération s’accompagne ou non de
douleurs qui dépassent l’entendement. Dans les premiers temps, en
vertu de mon reste d’humanité, j’ai essayé une abstinence
vertueuse de quatre jours et je peux vous garantir que je ne souhaite
ça à personne.
Ni aux vivants ni aux morts !
Je vois poindre les questions techniques
plus ennuyeuses les unes que les autres… Ce que vous savez des
vampires est à mi-chemin entre le fantasme de superhéros bas de
gamme et le plus gigantesque ramassis d’absurdités. Par exemple,
je laisse les chauves-souris à Batman. Outre l’immortalité toute
relative, je dois dire que je possède une force peu commune et que
mon absence de sommeil peut me permettre d’assumer plusieurs
boulots. Bon… Cette histoire de soleil, c’est régulièrement
pénible, mais on s’adapte. L’essentiel de l’année je
travaille chez moi à écrire des séries de bouquins pour préados.
Je prête aussi la main à quelques auteurs de best-sellers afin
qu’ils puissent tenir la cadence. Ni fatigue ni baisse de régime,
je me fais des périodes d’auto-esclavagisme dans le sous-sol de
cette baraque minuscule paumée au milieu de rien. Grosso modo, j’ai
bouclé mon planning de l’année au 15 mars, le reste étant
consacré à une pratique rigoureuse de la fainéantise littérale.
Je ne fais rien en sirotant mon hémoglobine on the rocks.
Cette histoire de sang vous travaille.
C’est compréhensible.
Notre monde est basé sur l’offre et la
demande. Des personnes comme moi existent. Nous ne sommes pas
beaucoup, mais nous constituons une clientèle fidèle et durable. Il
est donc naturel qu’un marché de distribution se soit mis en
place. Les Roumains sont les premiers concernés et c’est chez eux
qu’on trouve les grossistes. Une entreprise ayant pignon sur rue
m’adresse donc des colis de poches sanguines surgelées. C’est un
abonnement. Zekö est mon contact. C’est un gamin en costard qui
sort de l’université de Bucarest et a préféré s’orienter vers
l’exportation haut de gamme plutôt que la filière pornographique
comme ses copains de promo. Du coup, il gère une flotte de camions
frigorifiques et s’occupe de toute l’Europe de l’Ouest. En tant
que client, on a un planning des tournées et tout est organisé pour
maintenir un flux continu sans rupture. Je vous l’ai dit, la
disette nous rend tatillons, voire légèrement susceptibles...
* * *
La cure préconisée par le zombie des
urgences a fonctionné. Les plaques se sont résorbées en deux
jours. Ça a été à la fois une excellente nouvelle et un réel
problème. Pour la bonne raison que, à la minute où je me suis payé
un petit gueuleton de globules, j’ai eu une nouvelle poussée. La
crème est efficace, je ne dis pas, mais ça n’augure pas une
éternité de tout repos.
Le sang me file des boutons !
J’ai vérifié les dates sur les poches
et même la traçabilité des lots. Tout me semblait normal. J’ai
quand même appelé Zekö pour gueuler un peu.
— Je ne comprends pas, qu’il dit avec
son phrasé des grandes écoles. L’approvisionnement est le même.
Notre camion « don du sang » passe dans les villes et les
villages, nos partenaires hospitaliers n’ont pas changé.
— Tu m’as pris pour Findus ? Tu me
refiles du frelaté ?
— Non, je t’assure. On ne plaisante
pas ici avec ce type de produit. Chez nous, c’est historique.
Grande famille, grandes responsabilités. On ne peut pas se permettre
de couper.
— Ouais… Jusqu’à ce que tu décides
que le petit Français, il peut prendre les fonds de cuve.
— Je t’assure. Notre respectabilité
passe par un approvisionnement sans distinction.
— Moi je peux t’assurer que si ça
continue, je m’approvisionnerai directement à la jugulaire de ton
livreur avant de venir boire un cou au siège de ta compagnie.
Pour être sûr, j’ai quand même fait
analyser un échantillon dans un labo. Juste histoire de vérifier si
on ne m’avait pas refilé du cheval à lasagnes ou de la
préparation à boudin. Les résultats ont été formels : rien
d’anormal dans la composition sanguine. Pas de traces d’une
quelconque infection bactérienne ou d’un déséquilibre suspect.
Zekö m’a fait livrer en urgence une
nouvelle série de poches, mais le résultat est resté le même :
éruption cutanée, gratte gratte.
C’est là que j’ai commencé à
m’inquiéter avec constance et application. Comprenez que ma lampée
d’hématies joue directement sur mon humeur. Le sang pour un
vampire est son seul et unique besoin. Il ne peut pas se permettre de
développer une allergie. Vous êtes irritable si vous cessez de
fumer ? Arrêtez complètement, vous allez passer de mauvais quarts
d’heures pendant le sevrage, mais vous n’allez pas en mourir. Il
est même probable que vous ne tuiez pas les gens qui vous entourent.
Moi, je saute deux repas et le facteur a du souci à se faire…
J’ai donc pris le problème à bras le
corps.
Dans mon éducation, « à bras le
corps », ça signifie se documenter comme un rat de
bibliothèque, mais avec une connexion Internet. Le culte de l’écrit,
le fantasme de l’encyclopédie universelle. Seulement, un cas comme
le mien ça n’existe pas. Nous n’avons pas vraiment de traité
exhaustif : « Moi, Vlad D. 587 ans, vampire, allergique ».
Sans oublier le fait que, comme à chaque fois qu’on souffre de
quelque chose, je vous assure qu’on atterrit forcément sur des
articles qui vous indiquent que vous êtes en plein dans le mal du
siècle.
Mal de dos ? Mal du siècle.
Fibromyalgie ? Mal du siècle.
Arthrose ? Mal du siècle.
Migraine ? Mal du siècle.
Pervers narcissique ? Mal du siècle.
Bon, OK, ça n’a rien à voir, mais je suis
tellement tombé dessus quand je faisais mes recherches que je
devais le mettre. Ce monde est un grand zoo où des pervers
narcissiques bipolaires, lombalgiques et migraineux pourrissent la
vie de pauvres Alzheimer fibromyalgiques.
Eh bien ça n’a pas loupé ! On peut
gaillardement être allergique à tout. Ça se déclenche n’importe
quand et comme la mode ou la chanson populaire, ça s’en va et ça
revient. Les vintages se contentent des graminées ou des fruits à
coque, les plus dans le vent s’attaquent au lactose, au parabène
ou au gluten.
Les industriels ont de surcroit la riche
idée de faire trimer leurs ingénieurs afin que les gens puissent
s’enfiler dans le cornet une masse invraisemblable de saloperies.
De la peinture pour bateau dans le lait pour bébé à la décoction
pétrolière dans le soda. Mais cette connaissance déprimante me
permettait seulement de constater que mon éternité risquait de
tourner court, tant l’espèce humaine semblait hâter le pas vers
le gouffre.
C’est à ce moment que j’ai eu une
illumination. Dans mon cas on évite de parler d’épiphanie, ça
offense les archevêques.
Il fallait que je radicalise mon mode
d’approvisionnement !
J’ai eu l’idée quand un pauvre
forçat de la distribution aux particuliers s’est gouré d’impasse
et est venu garer sa petite camionnette sur mes graviers. Il tentait
avec une énergie débordante de refiler des plats surgelés en usant
de la technique du pied dans la porte. Un catalogue fourni de la
tomate provençale aux escargots beurrés, un bagou de bateleur et sa
petite tablette numérique pour prendre les commandes et arnaquer la
vieille esseulée ou le chômeur en fin de droit. Il m’a déplu à
l’instant où je l’ai vu. D’ailleurs il ne m’a pas fallu dix
minutes pour le convertir en fût et le mettre en perce dans ma cave.
Ça faisait longtemps que je n’avais pas bu une carotide fraîche
et je dois avouer que l’ironie de me déguster le représentant en
surgelés en smoothie m’a fait ma journée.
Vous le croirez ou non, le type cultivait
à son échelle une certaine forme de dérision. Sur le siège
passager de son véhicule, j’ai découvert des tracts pour la foire
EcoBio qui avait lieu le mois suivant. Le chantre du prêt-à-bouffer
en plastique avait même sa carte de l’amicale « Végétalisme
et santé ». Mon livreur effectuait un grand écart permanent
entre ses convictions et les nécessités d’un job alimentaire.
Sans jeu de mots, j’étais capable de comprendre une telle
démarche.
Vous savez quoi ? Le fluide vital de ce
gaillard impromptu ne m’a pas déclenché de crise. Pas le moindre
bubon irritant, pas la plus petite rougeur. Peau de bébé et
homéostasie. Je l’ai fait durer… Ses cinq litres de jeunesse
m’ont tenu 20 jours en me rationnant.
Juste le temps de repeindre et de
réaménager son estafette. Je peux désormais y accueillir jusqu’à
cinq corps. Mais c’est rare que je prélève autant sur une seule
manifestation.
Je fais la tournée des foires et des
salons à tendance hippie. Je plante mon food truck en bordure et je
délivre des plats surgelés garantis sans additifs. Je discute
boulgour, quinoa, lentille corail et huile de chanvre avec des
couples lithothérapeutes lavés au shampooing sec et des
célibataires froissés en lin non traité. Quand le soleil décline
et que j’ai de la place dans mes frigos, je fais le plein avec ceux
qui naviguent à l’extérieur de la meute.
Je peux l’avouer, je ne suis pas fier
de prélever ainsi dans le cheptel de ceux qui sauveront peut-être
la planète.
Mais que voulez-vous…
Il faut bien se nourrir.
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