—
C’est
vraiment horrible ce qu’il leur fait, à ces pauv’ filles !
maronna la serveuse du bar à l’intention du pianiste de l’hôtel.
—
Horrible.
—
Avec
Marcelline, tu sais, on n’est pas tranquilles à la fin du service…
Bien que l’idée lui traversât l’esprit, le jazzman ne proposa pas à Gerda de la raccompagner, sous la lune, dans les rues de Paris. La pause était terminée. Il laissa la jeune femme à ses peurs, et aux verres à whisky qu’elle essuyait un peu plus nerveusement depuis l’arrivée de ces clients-là. Le musicien se dirigea silencieusement, les bras le long du corps, vers le quart de queue qui attendait l’or de ses mains au fond de la salle quasi déserte. Deux mondes, deux musiques.
—
Si
ça s’trouve, je lui ai déjà parlé sans l’savoir, ruminait la
barmaid.
L’horloge
du comptoir battait correctement la mesure : vingt heures
tapantes ; c’était l’heure à laquelle le restaurant de
l’hôtel s’emplissait de la foule mondaine. Yoav Adelstein, le
premier à être descendu, la scrutait à mesure qu’elle
s’installait à table et qu’elle envahissait l’espace sonore.
Des dizaines de couples, apprêtés et fringants, se pressaient
derrière le maître d’hôtel jusqu’à la table affectée à leur
numéro de chambre. Sur leur passage, les serveurs suspendaient la
course des seaux à champagne, les plateaux d’argent valsaient
au-dessus des têtes, les tables s’animaient les unes après les
autres d’une joie factice. Les papillons des menus se posaient dans
les mains, interrompant le rire des mirliflores qui commençait à
éclater, ci et là, sous l’effet des premières coupes. Deux
mondes, deux danses.
Les clients de l’hôtel étaient des médecins de toute nationalité, de tout âge, renommés dans leur spécialité. Cardiologues, orthopédistes, dermatologues : tous participaient, pendant la journée, au plus grand congrès de chirurgie organisé depuis la guerre. Mais s’ils avaient troqué le calot blanc et le sarrau chirurgical contre un trilby et un costume chic de facture française ou italienne, aucun ne semblait plus détendu qu’à l’hôpital. L’ambiance était faussement légère : on avait retrouvé, le matin même, un nouveau corps de femme mutilé non loin de l’hôtel. Le troisième en quinze jours, le troisième depuis l’arrivée des congressistes, quinze jours auparavant. En toute discrétion, le Quai des Orfèvres était déjà venu deux fois interroger le personnel de l’hôtel. Et Gerda avait entendu la rumeur en ville affirmer que seul un praticien pouvait amputer aussi proprement une gorge de ses cordes vocales, que les différentes entailles trahissaient un savoir-faire clinique. Personne ici n’évoquait le fait divers aussi ouvertement que la serveuse, mais il était présent dans tous les esprits et une méfiance naturelle rôdait entre les murs de l’hôtel qui abritait peut-être le Coupeur de mou.
Yoav
Adelstein aussi était docteur : il avait terminé ses études
de médecine juste après la Libération. Lui aussi avait eu un temps
ce désir de réparer
les vivants,
mais pour des raisons bien différentes de celles qui animaient la
plupart de ces hommes-là. Il avait ainsi sa place dans la
congrégation sans être véritablement des leurs.
Son
apparence, en premier lieu, trahissait sa singularité. Elle attirait
l’attention, inquiétait même, dans ces circonstances : la
simplicité — pour ne pas dire l’indigence — de sa tenue
vestimentaire détonnait à tel point dans le cénacle que le
personnel de l’hôtel exigeait qu’il montrât son accréditation
dès lors qu’il souhaitait accéder au bar ou au salon dans son
vieux complet années 30. Ce rituel était un peu contraignant,
mais l’homme avait refusé d’accrocher à son vieux veston une
nouvelle étoile de David, aussi honorifique fût-elle. Il préférait
encore montrer patte blanche. Deux mondes, deux visages.
Vingt
heures trente, l’immense salle s’emplissait encore. Les langues
se mêlaient au tintement des couverts en argent ; bientôt les
conversations des uns et des autres se fondirent dans l’inanité
sonore que les notes lointaines de Duke Ellington peinaient à
émouvoir. Seuls les éclats de voix stridents de Gerda, la barmaid,
fendaient parfois la salle jusqu’aux oreilles de Yoav seul à sa
table. Mais le spectacle continuait, et l’homme n’en perdait pas
une miette, tout en désossant la caille rôtie de ses doigts
habiles. Le pianiste pouvait entendre entre ses accords la succion
régulière des petits os : un supplice de plus pour son oreille
sensible.
Enfin
arriva la 118, qui était l’objet de toute l’attention du
médecin. Sur les indications du maître d’hôtel, le couple prit
place près de la fenêtre, à quelques dizaines de centimètres de
lui. Yoav n’eut aucun mal à reconnaître la femme bien qu’elle
portât ce soir-là une perruque d’épais cheveux flamboyants qui
dissimulait sa mutilation. Il sentit un léger courant d’air et
l’excitation naître sur sa peau en la regardant s’asseoir si
près de lui. Ou bien était-ce le fantôme de sa femme, Judith, qui
avait pris l’habitude de le frôler quand il pensait plus
intensément à elle ?
La
femme à la perruque lui tournait le dos de trois quarts, mais elle
n’avait jamais été si proche... S’il n’avait pas perdu
l’odorat pendant la guerre, Yoav aurait pu sentir son parfum
d’ambre et de jasmin mêlé au Pento des cheveux de son époux.
Tous
les soirs, depuis son arrivée, il l’avait observée dîner en
compagnie de ce dernier ou avec des amis, il avait découvert ses
goûts d’émigrée polonaise, relevé le moindre de ses gestes en
société, la moindre de ses habitudes ici. Elle regagnerait sûrement
seule la chambre 118, comme après chaque souper. C’était du
moins ce qu’il espérait.
Bientôt
le légiste Karl Jurgen et sa maîtresse, une Berlinoise au
tempérament autoritaire qui avait officié un temps pour
l’administration nazie, les rejoignirent à la table. La
conversation entre les hommes s’engagea rapidement dans le bloc
opératoire. Yoav s’amusa d’entendre le chirurgien français et
le médecin allemand rivaliser d’autorité, d’instrumentation
technique et de scènes répugnantes. Deux mondes, mais un seul
vainqueur ; le temps n’avait pas encore cautérisé les plaies
de la guerre. Il remarqua aussi que les femmes se détournaient de la
vision des chairs découpées comme si le sang risquait d’éclabousser
leur nouvelle toilette. Même la Berlinoise que Yoav imaginait
parfaitement insensible, avait lâché le bras de son amant à
l’évocation d’une dissection artérielle, et les avait priés de
l’excuser pour ce soir.
Marisa
se retrouvait seule dans la ligne de mire de Yoav.
Et
tandis que les hommes n’en finissaient pas de scier des membranes,
d’extraire et de peser des organes, la femme du chirurgien s’était
légèrement déplacée. L’épaisseur rousse des cheveux
synthétiques cachait à présent le beau visage dont Yoav avait
étudié chaque détail. Comme elle le faisait parfois, la femme
jetait son ennui avec un peu de son pain par la fenêtre entrouverte
du restaurant. Un geste que l’ancien déporté toujours hanté
par la faim avait du mal à saisir, d’autant qu’il n’avait vu
aucun oiseau dans la cour.
Alerté
par un souffle invisible, le mari finit par laisser tomber le masque
et interroger l’air songeur de sa femme :
—
Que
se passe-t-il, mon amour ?
—
Rien…
Je pense seulement à toutes ces femmes égorgées.
—
Ne
t’en fais pas : toutes ont la moitié de ton âge, crut-il la
rassurer, en glissant son pouce sous la pulpe carmin de sa lèvre.
Il y déposa un léger baiser qui incisa profondément le cœur de
Yoav.
Judith
aurait pu être assise là, à la place de Marisa. Mais, injuste
loterie de la vie, c’est cette femme polonaise qui recevait le
baiser d’un autre. Yoav effleura en rêve les lèvres d’un autre
temps, mais il en avait aussi perdu le goût. Alors il essuya la
graisse de ses doigts sur la serviette et s’encouragea mentalement
à passer à l’acte le soir même. Il le devait à Judith.
Il
attendit fiévreusement la fondante au kirsch et les petits babas au
rhum qu’il avala sans plaisir. Il attendit que les hommes se
fussent donné rendez-vous au fumoir pour un dernier cognac. Il
attendit le dernier morceau de Paul Bley qui marquait en toute
discrétion la fin du service.
La
femme ajusta discrètement sa perruque et les bretelles croisées de
sa rockabilly marine avant de prendre congé. La serveuse aussi,
épuisée par ses heures de travail décuplées en l’absence de sa
collègue Marcelline, s’apprêtait à pousser la porte du
restaurant : elle serra plus fort la boucle de son manteau, et
salua de sa voix de crécelle le musicien à l’autre bout de la
salle. Ce dernier abandonna le piano et quitta silencieusement la
salle presque déserte.
*
Il
attendit qu’elle fût parfaitement seule, dans sa robe décolletée
au dos, que sa taille étranglée eût porté ses talons hauts dans
le dédale rouge et velouté de l’hôtel. Il la suivit à pas de
loup. Dans les escaliers, puis au premier étage, jusqu’à l’angle
du couloir qui menait à la chambre. Lorsqu’elle fut devant la
plaque de laiton de la 118, il attendit que la grosse clé se tournât
avec obstination dans la serrure, que la main frêle et impatiente
poussât la porte capitonnée.
*
Avec
sa bicyclette, il avait devancé la serveuse dans la nuit parisienne,
puis il l’avait guettée, dissimulé sous une porte-cochère, dans
l’étroite rue de la Lune qu’elle empruntait chaque soir pour
rentrer chez elle. Le battage des talons pressés sur les pavés du
IIème arrondissement et le souffle court de la jeune femme avaient
fait croître son désir de manière fulgurante.
*
Marisa
avait poussé la porte de la 118. Il n’eut alors pas d’autres
choix que de la bousculer pour entrer derrière elle avant de
refermer la porte sur leurs deux corps. Un cri de surprise fusa de la
gorge de la jeune femme qui lui faisait face, vite étouffé par les
doigts virils dont elle pouvait encore sentir les effluves de
volaille. Dans un mouvement de recul, la tête de Marisa heurta le
mur tapissé de la chambre. La perruque de feu glissa à l’arrière
de son crâne, dévoilant son infirmité ainsi que ses petits cheveux
bruns, plaqués sous un filet de résille.
—
N’ayez
pas peur, Madame, je ne vous ferai aucun mal.
L’apostrophe
la rassura plus que la promesse de ne pas lui faire de mal :
appelait-on Madame
celle qu’on était sur le point de violenter ? Quand il eut la
certitude qu’elle ne recommencerait pas à hurler, l’homme libéra
complètement son visage. Doucement, la terreur se mut en curiosité.
Que pouvait lui vouloir cet individu, à l’allure dépenaillée,
dont elle avait déjà remarqué le regard et la présence dans
l’hôtel ?
L’index
plaqué sur sa propre bouche pour enjoindre la femme à garder le
silence, il chercha frénétiquement dans les poches de sa vieille
redingote un petit paquet qu’il lui tendit d’une main tremblante…
Pour
Judith.
Le
visage de Marisa chavira au souvenir de celle avec qui elle avait
enduré les pires violences à Ravensbrück. Yoav recula d’un pas,
comme pour laisser place à cet indicible passé entre eux. Marisa y
retrouva Judith, et un album de souffrances pas si lointaines lui
revint, les yeux rivés sur le petit paquet : les heures debout
dans le froid glacial qui paralysait les membres, les privations, la
rage de la gardienne qui les persécutait nuit et jour. La hargne qui
sortait de sa gueule les jours où elle ne tolérait pas le moindre
bruit à la sortie du block. Was
hat sie GESAGT ?
Was
habe ich GEHÖRT ? Pour
protéger Judith, pour lui éviter une mort certaine ce jour-là,
Marisa
n’avait rien répondu à la chienne enragée. Celle-ci lui avait
alors empoigné l’oreille, creusant dans la chair avec ses ongles
jusqu’à l’os du crâne. SAG
ES MIR !
Et le geste insensé qui avait suivi, qui arrachait encore chaque
nuit Marisa au sommeil. Elle pouvait encore sentir la brûlure vive
de la peau et celle du cartilage déchiré dans le sang, elle
libérait parfois en rêve le cri de douleur, étouffé jusque-là
par la gardienne qui continuait de lui cracher sa fureur au visage.
Et tout cela, sous les yeux de Judith, impuissante. Judith, sa
camarade française de châlit, qui n’avait pas survécu longtemps
— elle l’apprenait ce soir — à la déportation. Chacune y
avait laissé sa peau. On peut mourir des mois, des années, après
avoir été tué.
Ce
fut au tour de Marisa de trembler. Le paquet qu’elle ouvrit
délicatement contenait une reconstitution de son oreille gauche, une
épithèse de pavillon que Yoav Adelstein avait spécialement conçue
pour elle en élastomère de silicone. Le docteur avait dû
poursuivre de nombreuses investigations sur la physionomie de la
jeune femme, et il lui avait fallu près de trois ans de travail
dans le sillon du Professeur Brånemark pour mettre au point une
prothèse et une méthode d’implant osseux efficace. Aujourd’hui
enfin, il pouvait réparer quelque chose de ce monde meurtri, à la
mémoire de Judith.
La
perruque rousse s’échoua au sol. Marisa tomba en larmes dans les
bras du médecin juif.
*
Rue
de la Lune, Gerda avait senti trop tard la silhouette massive et
silencieuse dans son dos. Elle n’eut pas le temps de crier sous la
lame effilée, elle dut abandonner sa gorge à l’assassin qui avait
l’habileté d’un chirurgien sans en avoir la fonction. Dans son
tout dernier souffle, elle put reconnaître avec effroi le pianiste
de l’hôtel.
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