jeudi 30 novembre 2017

Une auteure de la team sur la terrasse : Sabine Dormon

1. Votre premier manuscrit envoyé à un éditeur, racontez-nous ?
J’ai commencé par un recueil de nouvelles très brèves. Des micro-nouvelles engagées, écrites suite à une déception politique. Des déceptions politiques, j’en ai depuis que je suis en âge de m’intéresser à la vie publique, mais celle-ci me touchait tout particulièrement. Je faisais partie d’un mouvement qui se battait pour la régularisation de 523 familles de requérants d’asile et contre les incessants durcissements de la loi ad hoc. Un référendum avait été lancé. Il a été balayé en votation.

Ces petits textes ont été autant de cris de colère et d’invitations à se placer dans la peau des migrant-e-s concernés. Comme je n’y connaissais rien au monde de l’édition, je pensais que le livre, coécrit avec une autre militante, dégagerait d’importants bénéfices que l’éditeur pourrait reverser au Service d’aide juridique aux exilés. Le recueil a été tiré à 5000 exemplaires, ce qui est énorme pour la Suisse romande, et malgré un indéniable succès, il en est resté une muraille d’invendus.

2. Ecrire… Quelles sont vos exigences vis à vis de votre écriture ?

J’attends de mon écriture qu’elle vienne quand j’ai du temps pour écrire. Qu’elle s’arrange pour être au rendez-vous quand j’ai pas trop de boulot. Je tolère qu’elle me réveille parfois la nuit, si elle a des idées valables à me soumettre. Dans ce cas, j’écris dans un carnet sans allumer la lumière, en posant le pouce gauche à la hauteur de la ligne que je suis en train d’écrire pour éviter que les phrases se chevauchent.
Parfois, j’attends d’elle qu’elle chante, qu’elle joue avec les sons, ou qu’elle invente des mots ou des structures grammaticales qui ne font pas partie de ma langue.

3. Ecrire… Avec ou sans péridurale ?

J’ai longtemps cru que les psychotropes aidaient et j’en ai abusé jusqu’à plus soif. Ils se sont foutus de ma gueule. J’ai fini par m’en rendre compte et j’ai tout arrêté, par inaptitude congénitale aux demi-mesures. Et c’est là que j’ai commencé à écrire pour de vrai. Donc ni alcool, ni joints, ni péridurale.

4. Ecrire… Des rituels, des petites manies ?

Principal rituel : appeler ma sœur dès que j’ai pondu le premier jet pour le lui lire à haute voix tout affaire cessante, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Solliciter son avis avant que l’encre n’ait eu le temps de sécher. Et tenir compte de ses remarques autant que possible, parce qu’un regard extérieur a forcément raison. Je précise que je lui rends les mêmes services avec la même disponibilité, pleinement consciente de l’urgence de la situation.

5. Ecrire… Nouvelles, romans, deux facettes d’un même art. Qu’est ce qui vous plait dans chacune d’elles ?
J’aime le côté fonceur et imprévisible de la nouvelle, sa manière d’aller droit au but, mais jamais là où on l’attend, d’entrer sans préambule dans le vif du sujet, la sensation de chute libre qu’elle nous promet.
J’aime l’architecture du roman, l’épaisseur de ses personnages, les liens qu’on tisse avec eux, toutes ces vies parallèles.
Et dans un cas comme dans l’autre, toujours, la musique et le rythme des mots, leur espièglerie.

6. Votre premier lecteur ?
Il est bicéphale : ma sœur et mon compagnon, tous deux écrivains, donc à la fois critiques et bienveillants, éminemment utiles et compétents.

7. Lire… Peut-on écrire sans lire ?
Sans doute, le premier ou la première de l’humanité à avoir eu l’idée de coucher des mots par écrit l’a fait sans référence aucune. Mais fort heureusement, l’immense majorité des auteurs sont aussi des lecteurs, ce grâce à quoi il y a aujourd’hui encore plus de lecteurs que d’auteurs.

8. Lire… Votre (vos) muse(s) littéraire(s) ?
En vrac et pour citer les premiers qui me passent par la tête, il y a des gens comme Milan Kundera, Laurent Gaudé, Pascale Kramer, Stefan Zweig, Olivier Adam, Sartres, Maupassant, Tanguy Viel, Noël Nétonon Ndjékéry, Agnès Dessartes, Buzzati, Benacquista, Platon qui sont pour moi des puits sans fond d’inspiration

9. Soudain, plus d’inspiration, d’envie d’écrire ! Y pensez-vous ? Ça vous est arrivé ! Ça vous inquiète ? Que feriez-vous ?

L’écriture se nourrit de la vie. Quand je n’ai plus envie d’écrire, c’est que la vie m’appelle à d’autres aventures qui, une fois digérées, alimenteront certainement mon inspiration. Forte de cette idée, je me laisse facilement dissiper par des rencontres, des expériences inédites, des activités, des défis. Et parmi les gens que je côtoie, beaucoup se projettent dans mes histoires, en tant que personnages, mais jamais dans les rôles ou les situations que j’aurais imaginés.

10. Pourquoi avoir accepté de participer au Trophée Anonym'us ?
J’en rêve depuis que j’ai eu vent du Trophée. L’idée d’organiser un concours sous cette forme est excellente, je trouve génial de faire se mesurer des auteurs qui n’ont plus rien à prouver et d’autres plus novices ou moins reconnus, fabuleux que les premiers jouent le jeu, je n’ai rencontré que des gens sympas et passionnés dans le cadre de cet événement et, pour une petite Suisse, toute occasion de mettre un orteil en France, littérairement parlant, est bienvenue.

11. Voyez-vous un lien entre la noirceur, la violence de nos sociétés et du monde en général, et le goût, toujours plus prononcé des lecteurs pour le polar, ce genre littéraire étant en tête des ventes ?

Je déteste les étiquettes, les modes, les mouvements de masse et les classements en genres. Il y a de bons livres dans tous les genres ou presque, et surtout parmi les inclassables, le grand public a souvent des goûts pathétiquement convenus et toutes les époques ont été marquées par la violence. Je crois que les gens qui ont réellement connu l’enfer sont les plus aptes à chercher la lumière, le noir m’apparaît parfois comme une (im)posture de privilégié.

12. Vos projets, votre actualité littéraire ?
Un micro-roman vient de paraître chez un éditeur spécialisé dans le noir. Sinon, je suis à la recherche d’un éditeur pour mon septième ouvrage, un récit intitulé Tonitruances autour de la colère qui se transmet d’une génération à l’autre et ravage tout sur son passage.

13. Le (s) mot(s) de la fin ?
Si un gros éditeur français souhaite publier ou du moins lire « Tonitruances » suite à cette interview, qu’il sache que moi, je suis d’accord et même si ce n’était pas le cas, je tiens à remercier chaleureusement les initiateurs de ce concours, les organisateurs et toute l’équipe qui gravite autour pour les magnifiques rencontres, croisières, repas que cet événement a déjà occasionné pour moi et pour tous ceux qu’il me projet encore.

dimanche 26 novembre 2017

Nouvelle 10 - A l'intérieur



55.
Des chiffres blancs sur fond bleu. Une plaque bon marché, gravée de simples lignes effacées par le temps. Malgré son apparente banalité, Claire ne peut en détacher son regard. Elle connaît ce numéro, elle en est persuadée. Dans de lointains souvenirs, elle le voit se fondre dans un décor flou.
Ses paupières se ferment, à la recherche de son passé.
— Putain, mais qu’est-ce qu’il fout, ce con ? J’ai pas payé deux cents balles pour poireauter au milieu d’une rue déserte !
Claire ouvre les yeux dans un sursaut. D’un geste réflexe, sa main se porte devant son œil cerné d’un bleu violacé. La douleur revient, fulgurante, et s’étend jusqu’à son crâne. Retour dans la réalité. Face à cette voix qu’elle ne supporte plus. Thomas. Elle le voit trépigner sur place, serrer ses poings. Comme hier soir.
— J’ai horreur de la médiocrité ! Tu le sais bien, non ?
Cela commence toujours par un premier reproche, presque banal. Avant la fureur. Le brouillard, dense, masque les alentours. L’entoure d’un gris cotonneux jusqu’à l’enfermer avec lui. Au milieu du silence, des bruits de pas lui parviennent. Une ombre émerge de la brume. Frêle et hésitante.
— Bonjour, comment allez-vous ? Vraiment désolé pour ce retard, j’ai eu un léger contretemps.
Derrière elle, un soupir. Un souffle de mépris qu’elle ne connaît que trop bien.
— Vous attendez depuis longtemps ? insiste l’homme, le regard tourné vers la jeune femme.
— Une dizaine de minutes à peine, ment-elle à demi-mot.
— Bon… je vous sens sceptique, je me trompe ?
— Vous… vous aviez mentionné une expérience « hors du commun ». Pour l’instant, oui… enfin… on est loin d’être convaincu, murmure Claire.
Sa voix n’est plus qu’un filet inaudible, étouffée par la présence dans son dos. Thomas s’approche. Elle sent son ombre la traquer. Il la surveille. Comme à son habitude, il attend qu’elle parle pour la juger, la dénigrer.
— Je comprends, poursuit l’inconnu. Ce n’est pas votre premier Escape Game1, n’est-ce pas ?
La phrase de trop. La main de Thomas se pose sur son épaule. Il l’écarte de son chemin comme une petite chose insignifiante. Un geste cruel, lourd de sens. Elle n’est que cela : un obstacle, un objet qu’il peut bouger à sa guise.
— Non, ce n’est pas notre premier, loin de là ! Mais ma copine a voulu, alors qu’on est en vacances, voir ce que valaient les Escape Games de province ! Encore une idée à la con ! Pour mon anniversaire en plus ! J’espère que la surprise sera à la hauteur. Crois-moi, je ne me gênerai pas pour faire parler de toi !
Claire le dévisage. Elle se surprend à le haïr, mais ce sentiment s’efface au détriment de sa peur. Obsédante. Dans un écho lointain, leur interlocuteur choisit d’ignorer les menaces de Thomas.
— Vous allez rentrer dans un pavillon qui va vous paraître banal, au premier abord. Votre mission sera d’en sortir. Mais, attention ! Ici, pas de chronomètre, pas de micro ni de caméra. Vous êtes seuls.
Thomas jubila soudainement d’une excitation d’adolescent.
— Ah ! Là, ça commence à me plaire !
— Tant mieux. Je vais vous bander les yeux. Dès que la porte se refermera, le jeu commencera.
Devant elle, Thomas attend, le dos tourné. Au-delà, une épaisse porte bleue se dessine. Elle semble l’appeler. Ce bleu. Elle revoit sa main se poser sur la poignée. Des images, lointaines et éphémères, surgissent dans son esprit.
L’homme masque les yeux de Thomas, puis contourne Claire avec un sourire complice. Le tissu froid couvre ses paupières. Immédiatement, ses autres sens prennent le relais. Le vent caresse sa peau, tombe en un voile humide sur ses mains. Contre son tympan, un objet qu’on insère. Délicatement. Sans bruit.
Une oreillette.
Cette perspective la rassure. Elle ne sera pas seule.
Un grincement. Les gonds pivotent. Dans son dos, une main ferme la pousse en avant. Claire avance, à l’aveugle.
— Attention à la marche.
Le vent s’éteint brusquement. L’atmosphère se fait lourde, pesante. Une odeur de renfermé l’enveloppe.
Contre sa nuque, un souffle. La voix de l’homme s’insinue en elle.
— Bienvenue à la maison, Claire.
La porte claque et les enferme. Seuls.
*
Devant les marches trempées, le capitaine Hartmann inspire de longues bouffées de nicotine. Malgré son épais manteau en cuir, il ne parvient pas à se défaire des frissons qui courent le long de son échine.
Il se souvient.
Quatre ans se sont écoulés. Les corps enterrés dans le jardin. Une épouse dévouée, des enfants innocents. L’impact de balle au milieu de leurs fronts. Leur peau souillée de terre et de sang. Une bourrasque le ramène au présent.
— Qu’est-ce qu’on a, Bastien ?
— Thomas Chassiron, trente ans. Ses parents ont signalé sa disparition hier, après une semaine sans nouvelle. Le dernier appel passé depuis son portable date de mardi dernier, au moment de son départ en vacances avec une copine.
— La copine, elle est où ?
— Introuvable. Les Chassiron ne savent pas grand-chose sur elle. Leur fils était très discret sur ses relations. On est en train de contacter les amis proches. À priori, ils ne semblent pas au courant non plus.
— Merde. Du côté des empreintes, on a quelque chose ?
— Rien. Pas la moindre.
— C’est pas possible. La terre est meuble en bas, si quelqu’un est descendu avec lui, il a forcément laissé des traces, même minimes.
— Je sais, capitaine. On a passé les lieux au peigne fin.
— Continue, on est forcément passés à côté de quelque chose.
— Capitaine Hartmann !
À l’extérieur, un jeune officier l’interpelle. Un bleu. À ses côtés attend un adolescent, le visage blême.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Il a tout filmé, capitaine. Tout. Avec son téléphone.
Son cœur tambourine dans sa poitrine. Chris se rue hors du pavillon, loin de cette atmosphère étouffante. Le jeune homme pose sur lui un regard effrayé et tente de bafouiller des explications.
— J’étais à l’arrêt de bus en face et j’ai vu ce mec qui…
— Tu me raconteras ça plus tard, gamin. Enclenche la vidéo.
Les doigts boudinés frôlent l’appareil. Les images prennent forme, vacillantes.
Terrifiantes.


*
— Tu parles d’une difficulté ! Sa clé planquée sous le guéridon, c’était d’un ridicule !
Les bandeaux gisent au sol. Baigné par la pénombre, le couloir s’étire à l’infini. Ses murs sont marqués par des traces de cadres désormais absents. Un endroit abandonné par la vie. En retrait, Claire observe Thomas. Elle surveille ses gestes, son attitude, sa respiration.
Une respiration lente qui emplit désormais ses tympans. Hypnotique. Régulière. Elle imagine son souffle puant de nicotine frôler ses lèvres. Son thorax imberbe se soulever. Ses narines se dilater.
Quelque chose ne colle pas. Ce décalage la dérange.
Claire comprend. Cette respiration à ses oreilles n’est pas celle de Thomas.
— Qu’est-ce que t’as ? Tu flippes ? lui demande-t-il.
Claire baisse la tête, honteuse, devant ce ton moqueur. Cette façon de la rabaisser constamment. De lui faire savoir qu’elle lui est inférieure.
— T’es vraiment ridicule ! On dirait l’appartement de ma grand-mère. Hors du commun, mon cul !
Les mots s’insinuent au plus profond de son être. Face à Thomas, elle n’est rien : perdue, inutile, incapable.
Claire… Écoute-moi...
Elle retient un hoquet de surprise.
Ne dis rien Claire, fais comme si tu ne m’entendais pas.
La voix est rassurante et chaleureuse, comme celle d’un confident.
Pourquoi te laisses-tu traiter de la sorte alors que tu vaux bien mieux que lui ? Pourquoi, Claire ?
Chaque mot la touche en plein cœur. Les mois passés ressurgissent. Elle revoit les humiliations et les insultes. Les coups. Ce poing maintes et maintes fois abattu contre sa tempe.
Dis-moi, Claire, à quel moment as-tu abandonné ? Depuis combien de temps le laisses-tu faire ? Ouvre les yeux ! Regarde la vérité ! Cet homme ne te mérite pas !
Un sentiment trop longtemps oublié s’éveille en elle : une colère sourde, tel le réveil d’un volcan. Elle le hait.
Son brushing impeccable, sa tenue de bobo, ses baskets hors de prix, son parfum qui lui file la gerbe. Ce ton précieux, à la limite de la condescendance. Cette manière qu’il a de donner son avis sur tout et n’importe quoi. Sans oublier son sourire. Trop parfait. Trop blanc. Trop faux.
Claire vomit chaque parcelle de ce connard.
La porte au bout du couloir. Donne un léger coup de pied sur le bas pour la débloquer.
La démarche de Claire est assurée, ses gestes précis. Et pourtant, son corps ne lui appartient plus, tout comme son cœur, qui tambourine aux ordres de cette voix envoûtante. Elle rejoint le fond de la pièce et pose ses doigts sur la poignée en métal.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Réponds-lui, Claire. Tu ne dois plus avoir peur.
— J’essaie d’ouvrir cette porte. Ça te pose un problème ?
Une énergie nouvelle gonfle ses veines. Avec elle, les réminiscences de son ancienne vie. De ce qu’elle était avant lui.
— Je vais faire comme si je n’avais rien entendu, mais fais attention, Claire. Ma patience a des limites !
Ignorant les menaces, Claire tape de son pied le bas de la porte. Un déclic résonne.
— Comment t’as fait ça ?
C’est très bien, Claire. Libère-toi !
— Tu peux chercher si ça t’amuse, moi j’avance.
Claire sourit fièrement. Puis, elle pénètre dans la pièce attenante, une cuisine parsemée de poussière.
— Ne me parle plus comme ça ! lui ordonne Thomas
Cette voix qu’il veut autoritaire n’est plus qu’un murmure pour Claire. Tout juste le caprice d’un enfant gâté.
— Tu m’as compris, Claire ? Je ne veux plus que tu me parles comme ça, ou tu vas t’en souvenir !
Il croit avoir gagné. Il te voit comme une femme soumise, obéissante. Il croit qu’il peut te rabaisser et te frapper quand il en a envie. Laisse-le croire…
Elle se retourne et le fixe droit dans les yeux. Son dernier repas remonte le long de son œsophage. La nausée, brusque et soudaine, lui déclenche un haut-le-cœur. Au milieu de son front s’éveille une douleur. Profonde. Aiguë.
Ton heure est arrivée, Claire. Sous la table, il y a une trappe. Arrange-toi pour que Thomas la trouve. Tu m’entends Claire ? Prends le pouvoir !
Le manipuler. La jeune femme respire un grand coup et prend sa voix la plus naïve.
— Thomas… Tu peux m’aider, s’il te plaît ? Je crois qu’il y a quelque chose sous la table, au niveau du plancher. Tu y arriveras bien mieux que moi.
Dans un soupir de lassitude, Thomas se baisse. Ses mains parcourent le sol jusqu’à s’arrêter sur une latte du plancher.
Tu as envie qu’il paye, je le sais. Je le sens. Tu as envie qu’il souffre. Autant que tu as souffert.
Dans un grincement, un carré sombre apparaît sur le sol. Thomas actionne l’interrupteur d’un clic et une lumière jaunâtre se laisse entrevoir.
Pour descendre, il y a une échelle. Le troisième barreau ne tient pas. Il ne doit pas savoir.
— On dirait une vieille cave. Je vais descendre en premier, annonce Thomas.
Laisse-le y aller. Il va souffrir, avoir ce qu’il mérite depuis longtemps.
Claire sent les battements de son cœur s’accélérer. Ce n’est plus la terreur qui la guide, mais une inextinguible haine. Le souvenir de chaque coup reçu l’irrigue désormais, alimente le feu qui brûle en elle. Jamais elle n’a ressenti cela. Une soif de vengeance que rien ni personne ne pourra éteindre.
Premier barreau.
— Ça pue le rat crevé ! C’est une horreur !
Deuxième barreau.
Rien. À part la mort.
Troisième.
Le bois craque.
— Putain… !
Son visage se transforme. La surprise tend chaque muscle, avant de laisser place à la peur. Sa bouche s’ouvre, mais reste muette. Ses mains essaient de s’agripper au rebord, en vain. Son corps entier cède à la gravité. Avant de basculer dans le vide.
Quelques secondes de chute. Avant un bruit sourd. Un hurlement de douleur emplit la cave. Long, interminable. Tellement jouissif.
Ressens cette satisfaction, Claire. Ne boude pas ton plaisir. Tu as remporté une bataille.
*
Malgré la qualité du zoom, le capitaine Hartmann peut reconnaître sur l’écran Thomas Chassiron. Seul, visiblement sur les nerfs. Ses lèvres articulent des mots inaudibles.
— Il parle à qui, là ?
Le jeune homme semble emporté dans un monologue intérieur. Sa voix s’élève brusquement. Les mots s’extirpent des haut-parleurs du smartphone.
—… Crois-moi, je ne me gênerai pas pour faire parler de toi !
Le regard figé sur cette scène surréaliste, Hartmann reste bouche bée. Les gestes de Thomas sont si précis qu’il peut presque voir ses interlocuteurs imaginaires. Un spectacle digne d’une représentation de mime. Le jeune homme croise ses bras derrière dans son dos et avance vers l’entrée de la maison. Menotté par des liens invisibles. Sans quitter la vidéo du regard, le capitaine interpelle l’officier à ses côtés.
— Appelle-moi Patrick. Qu’il se démerde pour me trouver le dossier médical de Chassiron. Ce mec-là avait…
Un frisson glacé le tétanise.
— Putain de merde…
*
Au fond du trou, Thomas pleure de tout son corps meurtri.
— Claire, putain ! Aide-moi !
Lentement, Claire s’approche et le surplombe. Comme une guerrière contemple un vaincu. En contrebas, sur un sol de terre, il gît. Blessé et impuissant.
— Descends et viens m’aider, bordel ! Tout de suite !
Le buffet rouge, à ta droite. Premier tiroir.
— Qu’est-ce que tu fous, merde ! Bouge ton gros cul ! Je te promets que tu vas me le payer !
Sourde à l’appel, elle se dirige vers le meuble. Sous son crâne, le mal se diffuse, plus violent de minute en minute. Ses doigts massent son front dans une tentative désespérée pour calmer cette douleur. Le tiroir coulisse et laisse apparaître, au milieu de couverts oxydés, un large couteau blanc protégé par un étui transparent.
Prends-le, Claire. Ne résiste pas.
Affûté, l’acier la nargue de ses possibilités.
Cette nuit est tienne. Accomplis-toi.
— Claire ! Ramène-toi ici !
Sa main glisse l’arme à l’arrière de son pantalon. L’étui se colle contre sa cuisse, comme un prolongement d’elle-même. Lentement, elle pose ses pieds sur les barreaux vermoulus encore intacts. Une odeur putride remonte des entrailles de la maison. Chaque pas la rapproche d’un huis clos confiné qu’elle attend, impatiente.
En bas, une terre humide recouvre le sol. Une ampoule soutenue par un simple fil électrique poussiéreux éclaire une table jonchée de journaux. Dans les recoins, les bruits se font légion. Grincements, crissements, grattements.
— Viens me relever ! Je vais t’en coller une pour m’avoir fait attendre aussi longtemps ! Je te jure que tu vas t’en souvenir ! Tu l’auras pas volée !
Avant même qu’elle n’ait pu réagir, la main de Thomas s’agrippe à son pantalon. Tirée vers le bas, la lame manque de se libérer. Dans un grognement, il s’appuie sur elle et se relève. Son corps lourd l’accable de sa sueur. Elle manque de se laisser aller, de tomber sous son fardeau, mais parvient à s’écarter juste à temps et laisse Thomas basculer en avant.
— Putain, qu’est-ce que tu…
In-extremis, il se rattrape au rebord de la table. Le bois crie et laisse échapper les coupures de presse qui volent dans l’air moite.
Jamais plus il ne te fera souffrir. Ton heure est arrivée, la sienne aussi.
Dans son dos, la lame attend patiemment sa libération.
Il ment, encore et toujours. Regarde sa poche droite, tu y verras une bosse. C’est une clé. La clé de cet endroit.
Prostré sur les papiers jaunis, Thomas reste immobile. Claire ne tient plus, elle doit se libérer de ce fardeau. Dans sa tête, la douleur devient insoutenable.
— Merde… T’as vu ces articles ? Ils sont tous datés du même jour, c’est un truc de fou ! Et… La vache ! Tu te souviens de ce mec qui a buté sa femme et ses enfants avant de disparaître ? Je crois qu’on est dans sa baraque. On est là où il les a tous butés, putain !
Sa poche, Claire. C’est lui qui a fait en sorte que vous soyez enfermés ici, lui qui vous empêche de sortir. Tu es sa prisonnière. Son jouet.
Claire porte son regard vers le jean de Thomas. Elle doit en avoir le cœur net.
— Ça va mieux ta cheville, on dirait.
Provoqué, Thomas se retourne. Dans la pénombre, Claire peut voir sa poche droite gonflée d’un objet enfoui. D’abord floue puis de plus en plus distincte, la forme semble danser devant ses pupilles.
— Viens ici. Tout de suite, Claire ! Viens là, connasse !
La colère pousse Thomas à quitter ses journaux pour s’avancer vers elle. Dans sa poche, l’objet épouse ses mouvements.
Maintenant, Claire. Tu m’entends ? MAINTENANT !
Dans sa main, le couteau s’est déjà libéré de son étui. Elle attend, sereine. Puissante. Le bras de Thomas se lève. Avant qu’il ne s’abatte sur sa cible, Claire plante la lame de toutes ses forces au cœur de son abdomen. Le métal traverse la chair. Les muscles se déchirent. Thomas hurle à pleins poumons. Sa voix n’est que douleur.
Rappelle-toi chacun de ses coups. Rappelle-toi son sourire alors que tu le suppliais d’arrêter. Rappelle-toi tes pleurs quand il te baisait en te frappant. Rappelle-toi.
Le poignet de Claire tord l’arme, la remonte, l’enfonce. Jusqu’à ce que ses doigts entiers soient immergés dans la plaie. D’un coup sec, elle retire la lame. Le sang gicle de la plaie béante. Des gouttes chaudes éclaboussent son visage. Elle n’entend plus les hurlements, elle ne voit plus son visage déformé.
Seule compte cette envie obsédante de recommencer. Encore et encore. De le transpercer. Pour ressentir sa souffrance. Se sentir libre. Vivre.
Regarde-le.
— Claire… qu’est-ce que…
Thomas s’écroule. Sa peau devint blafarde. Son corps se secoue de spasmes. Le spectacle est d’une jouissance telle que Claire sourit. Sa main plonge à l’intérieur de la poche cabossée.
La clé se love entre ses doigts.
Admire ton pouvoir. Celui de donner la mort.
Dans le regard de Thomas, une lueur qu’elle ne lui connaît pas. Il la supplie de ses yeux de chien battu. Prêt à déverser un nouveau flot de mensonges.
De toutes ses forces, Claire plante la lame au fond de sa bouche. Son tranchant déchire les commissures, la pointe acérée transperce tout sur son passage. Un flot de sang jaillit de ce trou immonde. Il suffoque, hoquette, avant de lâcher un dernier souffle. Debout, Claire inspire profondément.
Il est temps de partir.
Tel un robot, elle se détourne du cadavre ensanglanté de Thomas. À chacun de ses pas, elle peut sentir l’ancienne Claire remonter à la surface. Remords, culpabilité, tristesse, peur, l’assaillent. Qu’a-t-elle fait ? Comment a-t-elle pu… ?
Ne t’écoute pas, Claire.
Le mal de tête l’affaiblit. Elle sent ses forces la quitter. Au milieu du couloir plongé dans l’obscurité, des sentiments contradictoires se percutent en elle. Des souvenirs se précisent.
Ce couloir. Ses frères, bruyants. Sa mère, aimante. Son père.
N’écoute que ma voix, Claire. Elle te guide. Je serai toujours là. Comme je l’ai toujours été.
— Assez !
Ses doigts fouillent son tympan, à la recherche de l’oreillette coupable. Rien. Elle a beau insister, sonder chaque parcelle de peau. Toujours rien. Autour, les murs semblent se rapprocher, l’enserrer dans cette prison.
Tu te souviens de moi, n’est-ce pas ? Rappelle-toi.
Sortir d’ici, vite. La clé.
Ses doigts tremblants se desserrent. Sa paume est vide.
Ses jambes chancellent. Sa main se pose sur la poignée. De tout son poids, elle la pousse vers le bas. Au travers de l’interstice, le vent s’engouffre.
Tu reviendras, Claire. Comme toujours. Pour être avec moi, avec nous tous.
Claire franchit le seuil et disparaît dans la pénombre.
*
Sur l’écran, une image. Le capitaine Hartmann ne bouge plus. Pétrifié.
La vidéo a déjà effacé Thomas Chassiron, avalé par le sombre couloir. Devant son ombre évanescente, un visage apparaît dans l’encadrement de l’épaisse porte.
Une femme à la longue chevelure blonde. Éclairée par la lueur des lampadaires, elle semble sourire alors que ses doigts s’apprêtent à refermer la porte sur Thomas.
Le capitaine lâche le téléphone qui tombe au sol dans un fracas métallique. Sur l’écran fissuré, les yeux bleus semblent le regarder, lui.
Ce visage. Celui de Claire. Une jeune adolescente innocente. Tuée par son père, comme le reste de sa famille, il y a maintenant quatre ans.
Ici. Dans cette maison.
À l’intérieur.

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1 Jeu d’évasion qui consiste à parvenir à s’échapper d’une pièce dans une durée limitée (une heure la plupart du temps) et se pratique généralement en groupe de plusieurs personnes.

jeudi 23 novembre 2017

Un auteur de la team sur la terrasse : Nicolas Duplessier




1. Votre premier manuscrit envoyé à un éditeur, racontez-nous ?


Je n’ai pas fait beaucoup d’envoi aux éditeurs. Ma première version a été envoyée aux nouveaux auteurs dans le cadre du prix vsd du premier polar. Recalé. Puis chez tenté ma chance chez Ring au début de la création de la maison d’édition. Recalé.

2. Ecrire… Quelles sont vos exigences vis à vis de votre écriture ?

Je relis beaucoup, beaucoup trop. J’ai besoin d’entendre la « musique » du texte, que les dialogues sonnent comme un bon film.

3. Ecrire… Avec ou sans péridurale ?


Toujours à sec ! J’ai mis 10 ans à écrire mon premier roman. Il m’est arrivé de ne pas y toucher pendant des mois entiers. Pour le second, je vais aussi « vite ». Je n’ai pas de contrainte (peut-être pas d’idées non plus) et je vais à mon rythme. Il m’arrive d’avoir des flashs et j’écris comme un taré pendant deux jours. C’est rare.

4. Ecrire… Des rituels, des petites manies ?


Pas vraiment. Vu ma façon de travailler, je ne me mets jamais « en condition » pour écrire. Je prends énormément de notes par contre. J’utilise la fonction dictaphone de mon téléphone car si je devais utiliser un style, il faudrait que j’engage un mec de la NSA pour me relire.

5. Ecrire… Nouvelles, romans, deux facettes d’un même art. Qu’est-ce qui vous plait dans chacune d’elles ?

C’est la première fois que je me lance dans l’écriture d’une nouvelle. Je manque un peu de recul pour dire si l’expérience m’a plu ou non. Mais ça va, ça passe !

6. Votre premier lecteur ?


Le correcteur orthographique de Word.


7. Lire… Peut-on écrire sans lire ?

Je suis d’abord lecteur avant de devenir auteur. C’est le plaisir que m’a procuré la lecture qui a donné naissance à celui de l’écriture. Ma passion reste le cinéma classique. « Classique de ma génération », c’est-à-dire le cinéma américain des années 90.


8. Lire… Votre (vos) muse(s) littéraire(s) ?


Les auteurs de la Série Noire classique. Les grands noms du noir. Harry Crews, Ellroy,Ken brunen,Lawrence Block, l’anglo-français Robin Cook, James Ellroy ou encore le belge Paul Colize mais aussi Bret Easton Ellis, Bukowski, Houellebecq, Moix, Beigbeder…. Il y a peu j’ai découvert l’auteur de roman noir, Michael Guinzburg, qui écrit sur l’invisibilité des laissés pour compte et des marginaux. Une écriture sombre et hardcore comme j’aime.


9. Soudain, plus d’inspiration, d’envie d’écrire ! Y pensez-vous ? Ça vous est arrivé ! Ça vous inquiète ? Que feriez-vous ?

Ça m’arrive tout le temps alors j’arrête d’écrire, je lis, regarde des films. J’attends que ça passe.


10. Pourquoi avoir accepté de participer au Trophée Anonym'us ?


J’ai croisé Eric sur mon premier salon du polar, juste après la sortie de mon roman. Il m’a parlé du projet. J’ai signé même si la nouvelle était un exercice que je n’avais jamais pratiqué.

11. Voyez-vous un lien entre la noirceur, la violence de nos sociétés et du monde en général, et le goût, toujours plus prononcé des lecteurs pour le polar, ce genre littéraire étant en tête des ventes?


Je ne suis pas psy et je n’ai pas vraiment d’avis sur la question. Il y a quand même un grand effet de mode sur certains auteurs que les lecteurs qualifient de « noir » ou « violent » mais qui reste grand public. J’ai beaucoup d’ami se revendiquant amoureux du genre « noir » mais n’accrochant pas à mes conseils lectures qui sont, pour le coup, des vrais romans noirs, sordides et violents.

12. Vos projets, votre actualité littéraire ?

J’espère terminer mon second manuscrit d’ici la fin de l’année. J’anime une chaine Youtube depuis quelques mois pour parler de mes lectures. D’ailleurs, je prépare une vidéo pour parler du Trophée.


13. Le (s) mot(s) de la fin ?


Un mot pour Eric : Merci de m’avoir donné la possibilité de participer au Trophée.

Un mot pour les autres participants : Laissez-tomber je sais déjà que j’ai gagné !



dimanche 19 novembre 2017

Nouvelle 9 L'envers du décor



— Thomas !
Le hurlement désespéré de Mel se perdit dans un vacarme assourdissant de tôles froissées. Thomas aurait voulu la serrer dans ses bras, lui dire qu’elle ne devait pas s’inquiéter. Mais il n’en eut pas le temps. Tout se passa à la fois si vite, sans qu’il puisse réagir, et si lentement, chaque seconde semblant durer une éternité. La douleur envahit le moindre recoin de son corps, pour disparaître aussi soudainement qu’elle était apparue. Comme si son cerveau avait finalement renoncé à traiter les milliers d’informations transmises par son système nerveux. Une douce lumière dorée illumina le nuage cotonneux qui se matérialisa autour de lui. Il se sentait bien. Terriblement bien.

— Mel, tout va bien ?
Elle ouvrit brutalement les yeux et croisa le regard plein de sollicitude de Thomas.
— Oui… J’ai dû m’assoupir un moment, répondit-elle lentement.
Elle laissa échapper un soupir de soulagement. Ce n’était qu’un cauchemar. Ce n’était pas la première fois qu’elle en faisait un et ce ne serait sûrement pas la dernière. Pendant quelques secondes, elle hésita à lui décrire ce qu’elle avait vu. C’était tellement surréaliste ! L’impression qu’elle avait eue, l’espace d’un instant, que leurs esprits fusionnaient, lui laissant percevoir ses pensées les plus intimes… Elle finit par renoncer. Ces images n’étaient que le fruit de son subconscient, la manifestation de sa peur la plus profonde. Elle ne les laisserait pas entacher ce moment de pur bonheur. Thomas était là, à ses côtés, c’est la seule chose qui comptait.
Elle se redressa pour observer le somptueux paysage aux couleurs improbables qui s’étalait devant leurs yeux. Les montagnes de rhyolite alternaient les teintes d’ocres jaunes, bruns, rouges, allant même jusqu’au bleu parfois. Le tout agrémenté d’une mousse d’un vert éclatant, qui contrastait avec les étendues de cendre grise. Quelques fumerolles s’échappaient du ruisseau en contrebas, petits nuages cotonneux qui finissaient par se dissiper dans l’atmosphère. Une légère odeur de soufre flottait dans l’air.
— C’est magnifique… commenta-t-elle d’un ton émerveillé.
— Une nature endormie qui se réveillera à un moment donné, glissa Thomas. Comme tout ce qui est vivant… Comme toi, Mel…
— J’aimerais ne plus jamais repartir…
Un sourire lointain se dessina sur le visage de Thomas tandis qu’il caressait doucement les longs cheveux bouclés de la jeune femme.
— Je sais… Mais j’ai quelque chose à te montrer, Mel…


1


— Encore une ! annonça fièrement le jeune châtelain en reposant la canne à pêche et le filet.
— Et maintenant, qu’allez-vous faire de ces grenouilles ? demanda Jean en haussant un sourcil.
— Les découper. Regarde bien, poursuivit Charles en attrapant l’animal gesticulant, tout en sortant un scalpel de sa poche.
— Mais elle est encore vivante ! s’exclama Jean avec un sursaut de dégoût.
— C’est ça qui est intéressant, répondit l’autre en plantant la lame affilée dans le cloaque du petit amphibien.
Absorbés par leur tâche, ils n’aperçurent pas la silhouette décharnée s’approcher d’eux. Mal rasé, vêtu d’un pantalon rapiécé et d’un pardessus miteux, l’homme dégageait une odeur nauséabonde. Il dévisagea les enfants l’un après l’autre, avant de glisser d’une voix rauque.
— Je sais qui tu es…
Charles et Jean sursautèrent et se tournèrent vers l’intrus. Le jeune châtelain se redressa de toute sa hauteur et le dévisagea d’un air hautain, sans chercher à masquer son profond mépris.
— Alors si vous savez qui je suis, quittez cet endroit. Un homme comme vous ne devrait même pas adresser la parole à quelqu’un de ma condition.
Jean se demanda un instant s’ils ne feraient pas mieux de déguerpir à toutes jambes. Châtelain ou pas châtelain, Charles ne ferait pas le poids, même avec son aide, si le clochard décidait de leur coller une raclée. Mais l’homme sembla plutôt désemparé par l’aplomb du jeune garçon.
— Je sais qui tu es… reprit l’homme d’une voix qui semblait moins assurée. On se reverra, maugréa-t-il avant de tourner les talons.

*

C’était la première fois que Bernard mettait les pieds dans le château. De magnifiques vitraux éclairaient un hall aux dimensions impressionnantes, surmonté d’un superbe lustre en cristal. Cette pièce était sans doute à elle seule aussi grande que le petit appartement de fonction qu’il occupait avec sa femme et son fils. Au milieu de ce somptueux décor, la Comtesse se tenait majestueusement et parlait d’une voix autoritaire. Elle dégageait une telle fatuité qu’il aurait bien tourné les talons sans plus de formalités. Une pensée fugace lui traversa l’esprit. « Elle s’adresse à l’uniforme, peu importe les gens qui en sont vêtus. Pour elle, il ne s’agit que de pions interchangeables… ».
— Je comprends, Madame la Comtesse, finit-il par répondre avec un sourire contraint. Mais Gaston est un pauvre hère qui n’a jamais montré le moindre signe de violence.
— Toutefois, il n’est pas exclu qu’il en fasse preuve un jour. Je veux que vous arrêtiez cet homme.
— Avec tout le respect que je vous dois, Madame, on ne peut enfermer un homme sur de simples présomptions.
— C’est un ordre ! Ne m’obligez pas à en référer à vos supérieurs.
Bernard sentit la colère monter en lui. Il détestait cette famille. Leur suffisance l’exaspérait au plus haut point. Mais l’origine de son aversion était sans doute bien plus profonde. Un couple d’opportunistes, maîtres dans l’art de la manipulation. Comme ils l’avaient prouvé durant la dernière guerre, en tissant subrepticement des liens aussi bien avec le régime de Vichy qu’avec les Forces Françaises Libres. Une position suffisamment ambiguë pour les mettre relativement à l’abri durant ce conflit. Pour Bernard, qui avait perdu ses deux frères au combat, l’idée même d’une telle duplicité était tout bonnement insupportable.
— N’ayez pas d’inquiétude, Madame la Comtesse, intervint Michel d’une voix posée. Nous allons faire le nécessaire pour qu’il ne vous importune plus.
Bernard se tourna vers son jeune adjoint qu’il fustigea du regard.
— J’y compte bien, reprit la Comtesse. Maintenant, veuillez m’excuser, mes invités m’attendent.
À peine eurent-ils quitté le château que Bernard laissa exploser sa colère.
— J’aimerais que vous évitiez d’intervenir de cette manière à l’avenir, lança-t-il à son adjoint.
— J’ai pensé que cela permettrait de désamorcer le conflit avant que la discussion ne dégénère. Si je me suis trompé, veuillez m’en excuser.
— Je maîtrisais la situation, bougonna Bernard.
Ce n’est pas un jeune gendarme comme lui qui allait lui donner des leçons. Michel avait rejoint sa brigade quelques mois auparavant, ce qui n’avait pas réjoui Bernard, bien au contraire. Un jeune loup aux dents longues, qui ne resterait sans doute pas longtemps dans leur petite ville sans histoire. Il possédait trop d’ambition pour cela et, ce qui faisait cruellement défaut à Bernard, une maîtrise parfaite des rouages de la diplomatie.


2


— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Charles en s’approchant de Jean qui sanglotait, assis sur les marches de l’escalier.
— C’est Goopy, il a disparu.
— Tu l’as appelé ?
— Ça fait des heures, mais il ne revient toujours pas.
— Ce n’est qu’un chien.
— C’est mon chien !
— On va le retrouver. Suis-moi.
Jean lui adressa un regard reconnaissant et s’empressa de se lever. Charles l’impressionnait parfois, il était tellement fort et intelligent… Il se sentait fier de l’avoir pour ami. Nul doute qu’avec son aide, ils allaient retrouver son petit compagnon. Lorsque sa maman lui avait offert ce chien, quelques mois auparavant, il avait bondi de joie. C’était son rêve qui se réalisait. Aujourd’hui, il ne comprenait pas ce qui avait pu se produire. Goopy ne se sauvait jamais de la sorte. Ils se promenèrent dans les bois pendant un long moment, sans cesser d’appeler le chien.
— Je crois que nous devrions faire demi-tour maintenant, glissa Jean d’une voix éteinte.
— Tu veux le retrouver ou non, ton chien ?
— Oui, mais ma mère ne veut pas que je sorte du parc.
— Qui lui dira ?
— Je ne sais pas…
— Elle ne l’apprendra jamais, rétorqua Charles d’un ton autoritaire. On continue. Prends ce chemin, moi je vais par là.

*

— Ne t’inquiète pas, Maria, glissa Bernard en s’emparant des mains de la mère éplorée. Nous allons le retrouver.
— Jean ne disparaîtrait jamais comme ça, sans prévenir.
— Je sais… répondit Bernard d’un ton soucieux.
Jean était vraiment un brave garçon. La fierté de leur curé depuis qu’il avait revêtu l’aube des Enfants de Chœur. Un enfant aimé de tous qui sans nul doute avait trouvé sa vocation. Tout le monde imaginait déjà le prêtre humble et vertueux qu’il ne manquerait pas de devenir.
— Vous ne pensez pas qu’il s’agit d’un simple retard sans importance, n’est-ce pas ? demanda Michel tandis qu’ils quittaient les dépendances pour rejoindre l’imposante demeure.
— Non. Je connais ce garçon depuis qu’il est né. Il n’est pas du genre à désobéir à sa mère.
Bernard n’était pas enchanté à l’idée de retourner au château, mais si le jeune comte pouvait leur fournir des informations susceptibles de les aider à retrouver l’enfant, ils ne devaient pas négliger cette piste. Le majordome obséquieux vint leur ouvrir la porte et les fit entrer tandis qu’il allait quérir la propriétaire des lieux.
— Je suis sincèrement navré de vous importuner à cette heure, Madame la Comtesse, mais Jean, le fils de votre jardinier, a disparu. Peut-être le jeune comte pourrait-il nous aider ? Sa mère nous a dit qu’ils étaient amis. Pourrions-nous lui poser quelques questions ?
— Il arrive à Charles d’accorder un peu de son temps à ce jeune garçon, mais on peut difficilement parler d’amitié, répliqua la Comtesse en fronçant les sourcils. Je doute sincèrement qu’il puisse vous apprendre grand-chose. Le dîner va bientôt être servi, j’ose espérer que vous n’en aurez pas pour longtemps. Charles, pouvez-vous venir un instant ? Avez-vous vu le fils du jardinier aujourd’hui ?
— Cet après-midi, Mère, indiqua le jeune garçon en venant les rejoindre. Il avait perdu son chien. Je l’ai accompagné dans le parc afin de tenter de le retrouver.
— À quelle heure l’avez-vous vu pour la dernière fois ? demanda Bernard.
— Vers 16 heures. J’ai fini par faire demi-tour. Mais Jean a voulu continuer.
— Dans quelle direction est-il parti ?
— Dans les bois, vers l’étang.
Les gendarmes remercièrent poliment les châtelains avant de s’éclipser.
— Il faut organiser une battue, annonça Bernard. Il s’est peut-être blessé. Nous devons nous dépêcher avant que la nuit ne tombe. Prévenez tout le monde.
Il ne leur fallut pas plus d’une demi-heure pour rassembler une vingtaine de volontaires à l’orée du bois. Bernard étala une carte sur le capot de la voiture et se chargea de coordonner les équipes.
— Je pense qu’il faudrait pousser jusqu’à la cabane du clochard, intervint Michel. Rappelez-vous ce que nous a dit la Comtesse. Il a effrayé les gosses.
— C’est une perte de temps. Gaston ne ferait pas de mal à une mouche.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ?
— Il y a une chose qu’on ne vous apprend pas à l’école, rétorqua Bernard d’un ton exaspéré. C’est l’intuition. Celle qui vous viendra après des années d’expérience. Allez-y, si vous y tenez, mais je veux que vous reveniez sur votre zone dès que possible.
Les équipes se séparèrent et se mirent à parcourir lentement les bois. Les appels résonnaient de toute part, sans obtenir la moindre réponse. Le jour commençait à baisser et Bernard sentit une boule se former au creux de son estomac. Avec la nuit, leurs chances de retrouver l’enfant s’amenuiseraient. Sans compter qu’ils allaient sans doute devoir draguer l’étang. Sa radio se mit à grésiller et il la sortit de sa poche.
— On l’a retrouvé… annonça la voix lointaine de son adjoint.
Plusieurs personnes se pressaient autour du cabanon délabré lorsque Bernard arriva sur place. Un gendarme au teint verdâtre en sortit en courant et eut à peine le temps d’atteindre les broussailles avant de vomir. Il s’essuya la bouche et releva la tête en l’apercevant.
— Ce n’est pas beau à voir, chef. Une vraie boucherie…
Bernard s’approcha du clochard effondré près de la porte, entouré par deux gendarmes. Jamais il ne l’avait vu dans pareil état. Ses mains étaient couvertes de sang et il tremblait de tous ses membres.
— Que s’est-il passé, Gaston ? demanda Bernard d’une voix sourde en s’accroupissant à côté de lui.
— C’est le diable, le diable… hurla ce dernier en tournant vers lui un visage déformé par la folie.
Bernard se releva et aperçut Michel, se pavanant fièrement au milieu de plusieurs volontaires. Il sentit une vague de dégoût l’envahir en discernant une lueur de triomphe dans son regard. C’était l’affaire que son adjoint attendait impatiemment, celle qui allait le propulser vers les sommets.


3


Bernard posa délicatement le cadre dans le carton contenant ses effets personnels. Il se sentait totalement vidé. Toutes ces années de travail, toute sa vie réduite à néant à cause d’une simple erreur d’appréciation. Jamais il ne pourrait se la pardonner. Il leva la tête en voyant l’un de ses collègues entrer dans le bureau.
— Je suis désolé, Bernard, lança ce dernier en venant s’asseoir en face de lui.
— J’ai commis une erreur.
— Tout le monde peut commettre une erreur.
— Un gamin est mort, Paul ! J’ai laissé mes sentiments personnels prendre le pas sur mon travail, cela n’aurait jamais dû se produire… La Comtesse m’avait fait part de ses inquiétudes, et moi, je n’ai rien fait. Je n’ai même pas pris le temps d’aller voir ce qu’il en était. Tu veux savoir pourquoi ? Parce que je déteste cette famille et tout ce qu’elle représente ! Lorsque je les vois se pavaner pendant l’office du dimanche, confortablement installés dans leur espace réservé, alors qu’ils sont incapables de faire preuve d’une once d’amour ou d’humilité… Lorsque je vois ces pleutres calfeutrés dans leur superbe château, alors que d’autres vont mourir au combat… Lorsque je vois cette caste qui use et abuse de son argent et de son pouvoir… Tout cela me révolte. Où sont les valeurs de la République, dans tout ça ? Liberté, égalité, fraternité… Laisse-moi rire. Voilà pourquoi je n’ai pas bougé. Simplement pour leur montrer que l’argent n’achète pas tout.
Paul ne sut quoi répondre. Bernard n’avait fait que dire tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas. Cette famille faisait partie des plus grosses fortunes de France. Et avec l’argent, venait le pouvoir. Un pouvoir qu’ils n’hésitaient pas à utiliser. Ils avaient toujours eu la mainmise sur cette ville.
— De toute façon, reprit Bernard d’un ton douloureux, même si l’on ne m’avait pas poliment demandé de quitter mes fonctions, je n’aurais pas pu rester ici. Comment veux-tu que je regarde en face la mère de ce gamin, maintenant ?
— Tu es un bon gendarme, Bernard. Tu n’as rien à te reprocher. Personne ne pouvait prévoir ce qui allait arriver. Nous étions tous persuadés que Gaston était inoffensif.
— Pas tous, constata-t-il en tendant un dossier cartonné à son collègue. Voici les informations demandées par Michel.
— Et alors ?
— Gaston était un prêtre défroqué. Il avait eu quelques problèmes avec sa hiérarchie. Des exorcismes pratiqués sans l’aval de ses supérieurs, entre autres…
— Un prêtre ! releva son collègue d’un ton surpris.
— Oui. Et ce n’est pas la première fois qu’il sème un cadavre sur sa route. L’un de ses exorcismes a mal tourné. Ce qui a coûté la vie à une fillette.
— C’est ce qui lui aurait fait perdre les pédales d’après toi ?
— À force de « fréquenter » le diable, on peut imaginer que toutes ces pensées malsaines ont tourné à l’obsession.
— Il aurait imaginé que le petit Jean était possédé ?
— J’ai du mal à le croire, avoua Bernard d’un ton désemparé, surtout connaissant ce gamin. D’après ce dossier, Gaston était pour le moins instable depuis le décès de la fillette. Mais qu’est-ce qui l’a fait basculer irrémédiablement dans la folie ? Je crains qu’on ne le sache jamais.
— Est-ce qu’il a fini par avouer ?
— Non. Il refuse obstinément de prononcer le moindre mot.
— Ce n’est pas grave, les preuves sont suffisamment éloquentes. Là où il est, il ne fera plus de mal à personne.
— Sans doute… Au revoir, Paul, conclut Bernard en ramassant rapidement son carton.
Il voulait profiter du calme relatif du déjeuner pour quitter ce bureau qu’il avait occupé durant de si longues années. Il souhaitait éviter les regards compatissants de ses collègues et, surtout, le sourire arrogant de son jeune adjoint.


4


Les images se dissipèrent, laissant le paisible paysage retrouver sa place. Mel se tourna vers Thomas et lui lança un regard atterré.
— Tout cela avait l’air si réel, dit-elle lentement.
— Parce que ces événements ont réellement eu lieu.
— Comment as-tu… commença-t-elle avant de s’arrêter net.
Elle n’était pas sûre d’avoir envie de le savoir.
— Cet enfant est toujours vivant ?
— Oui, mais il s’agit d’un adulte aujourd’hui.
— Ce gosse est machiavélique, Thomas ! Tuer le chien pour attirer l’autre garçon, mettre de la drogue dans la bouteille du clochard, afin d’être sûr que celui-ci ne serait pas en état d’intervenir dans sa sinistre mise en scène… Jusqu’aux vêtements propres qu’il avait cachés pour ne pas rentrer chez lui couvert de sang. Il avait tout planifié dans le moindre détail. Quant au sort qu’il a réservé à ce pauvre enfant…
— Charles a toujours été doté d’une vive intelligence, mais il est dénué de toute empathie. Et ce n’était que le début…
— S’il existe réellement… Il faut l’empêcher de continuer à nuire !
— Mais pour cela, nous avons besoin de toi.
— Moi ? Mais qu’est-ce que je pourrais bien faire ?
— Accepter la réalité.
Elle tourna vers lui un regard suppliant.
— Rien ne t’y oblige, ajouta-t-il doucement. Tu peux aussi choisir de rester ici, jusqu’à la fin… Personne ne te le reprochera.
— Si je refuse, il continuera ses exactions, c’est ça ? Mais si j’accepte, nous pourrons changer le cours des événements…
Thomas acquiesça doucement.
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu es quelqu’un d’exceptionnel…
— Je n’ai rien d’exceptionnel.
— Tu ne le sais pas encore. Mais moi, je l’ai toujours su.
— Tu as toujours eu réponse à tout, répliqua-t-elle avec un profond soupir. Si… si je m’en vais, est-ce que je me souviendrai encore de tout ça ?
— Il y a beaucoup de choses que tu devras oublier. Toutefois, certaines images ne disparaîtront jamais totalement.
Des larmes se mirent à couler le long des joues de Mel. Elle savait que sa place n’était pas ici. Intuitivement, elle l’avait compris depuis bien longtemps. Elle releva la tête et plongea son regard dans le sien. Elle y vit tout ce qu’elle avait refusé d’admettre jusqu’à présent. Un grand silence envahit les lieux et ils restèrent un moment serrés l’un contre l’autre, profitant de leurs derniers instants dans cet endroit paisible.
— Tu es prête, maintenant ? demanda-t-il doucement.
— Oui, chuchota-t-elle en refoulant ses larmes.
— Alors il est temps de partir. Toutes ces images qui nous entourent sont celles que tu as amenées avec toi, commença-t-il avec un geste de la main, tandis que les montagnes colorées s’effaçaient peu à peu autour d’elle.
Le corps de Thomas s’estompa, jusqu’à devenir une silhouette lumineuse aux contours incertains. Un monde cotonneux l’entourait désormais, et elle se sentit assaillie par une foule de pensées qu’elle ne comprenait pas.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle sans pouvoir masquer son appréhension. Qu’est-ce que c’est ?
— Le passé, le présent, le futur… Ne t’inquiète pas, souffla-t-il. C’est trop tôt pour cela. Suis-moi, simplement.
L’image d’une chambre d’hôpital se matérialisa dans son esprit. Il lui fallut un moment pour reconnaître la femme allongée dans le lit.
— C’est moi, n’est-ce pas ? Cela fait combien de temps que je suis ici ?
— L’accident a eu lieu il y a plusieurs mois. Tu n’as jamais émergé de ton coma depuis cette date. Aujourd’hui, l’heure est venue de te réveiller.
— Et toi, où es-tu ? Je ne te vois pas. Tu m’as promis que tu serais toujours à mes côtés.
— Oui, je serai là. Les choses seront simplement différentes.
— Pourquoi ?

— Tu connais déjà la réponse à cette question, répondit Thomas affectueusement. Je suis mort, Mel. Alors que toi, tu es encore en vie…