— Thomas !
Le
hurlement désespéré de Mel se perdit dans un vacarme assourdissant
de tôles froissées. Thomas aurait voulu la serrer dans ses bras,
lui dire qu’elle ne devait pas s’inquiéter. Mais il n’en eut
pas le temps. Tout se passa à la fois si vite, sans qu’il puisse
réagir, et si lentement, chaque seconde semblant durer une éternité.
La douleur envahit le moindre recoin de son corps, pour disparaître
aussi soudainement qu’elle était apparue. Comme si son cerveau
avait finalement renoncé à traiter les milliers d’informations
transmises par son système nerveux. Une douce lumière dorée
illumina le nuage cotonneux qui se matérialisa autour de lui. Il se
sentait bien. Terriblement bien.
— Mel,
tout va bien ?
Elle
ouvrit brutalement les yeux et croisa le regard plein de sollicitude
de Thomas.
— Oui…
J’ai dû m’assoupir un moment, répondit-elle lentement.
Elle
laissa échapper un soupir de soulagement. Ce n’était qu’un
cauchemar. Ce n’était pas la première fois qu’elle en faisait
un et ce ne serait sûrement pas la dernière. Pendant quelques
secondes, elle hésita à lui décrire ce qu’elle avait vu. C’était
tellement surréaliste ! L’impression qu’elle avait eue,
l’espace d’un instant, que leurs esprits fusionnaient, lui
laissant percevoir ses pensées les plus intimes… Elle finit par
renoncer. Ces images n’étaient que le fruit de son subconscient,
la manifestation de sa peur la plus profonde. Elle ne les laisserait
pas entacher ce moment de pur bonheur. Thomas était là, à ses
côtés, c’est la seule chose qui comptait.
Elle
se redressa pour observer le somptueux paysage aux couleurs
improbables qui s’étalait devant leurs yeux. Les montagnes de
rhyolite alternaient les teintes d’ocres jaunes, bruns, rouges,
allant même jusqu’au bleu parfois. Le tout agrémenté d’une
mousse d’un vert éclatant, qui contrastait avec les étendues de
cendre grise. Quelques fumerolles s’échappaient du ruisseau en
contrebas, petits nuages cotonneux qui finissaient par se dissiper
dans l’atmosphère. Une légère odeur de soufre flottait dans
l’air.
— C’est
magnifique… commenta-t-elle d’un ton émerveillé.
— Une
nature endormie qui se réveillera à un moment donné, glissa
Thomas. Comme tout ce qui est vivant… Comme toi, Mel…
— J’aimerais
ne plus jamais repartir…
Un
sourire lointain se dessina sur le visage de Thomas tandis qu’il
caressait doucement les longs cheveux bouclés de la jeune femme.
— Je
sais… Mais j’ai quelque chose à te montrer, Mel…
1
— Encore
une ! annonça fièrement le jeune châtelain en reposant la
canne à pêche et le filet.
— Et
maintenant, qu’allez-vous faire de ces grenouilles ? demanda
Jean en haussant un sourcil.
— Les
découper. Regarde bien, poursuivit Charles en attrapant l’animal
gesticulant, tout en sortant un scalpel de sa poche.
— Mais
elle est encore vivante ! s’exclama Jean avec un sursaut de
dégoût.
— C’est
ça qui est intéressant, répondit l’autre en plantant la lame
affilée dans le cloaque du petit amphibien.
Absorbés
par leur tâche, ils n’aperçurent pas la silhouette décharnée
s’approcher d’eux. Mal rasé, vêtu d’un pantalon rapiécé et
d’un pardessus miteux, l’homme dégageait une odeur nauséabonde.
Il dévisagea les enfants l’un après l’autre, avant de glisser
d’une voix rauque.
— Je
sais qui tu es…
Charles
et Jean sursautèrent et se tournèrent vers l’intrus. Le jeune
châtelain se redressa de toute sa hauteur et le dévisagea d’un
air hautain, sans chercher à masquer son profond mépris.
— Alors
si vous savez qui je suis, quittez cet endroit. Un homme comme vous
ne devrait même pas adresser la parole à quelqu’un de ma
condition.
Jean
se demanda un instant s’ils ne feraient pas mieux de déguerpir à
toutes jambes. Châtelain ou pas châtelain, Charles ne ferait pas le
poids, même avec son aide, si le clochard décidait de leur coller
une raclée. Mais l’homme sembla plutôt désemparé par l’aplomb
du jeune garçon.
— Je
sais qui tu es… reprit l’homme d’une voix qui semblait moins
assurée. On se reverra, maugréa-t-il avant de tourner les talons.
*
C’était
la première fois que Bernard mettait les pieds dans le château. De
magnifiques vitraux éclairaient un hall aux dimensions
impressionnantes, surmonté d’un superbe lustre en cristal. Cette
pièce était sans doute à elle seule aussi grande que le petit
appartement de fonction qu’il occupait avec sa femme et son fils.
Au milieu de ce somptueux décor, la Comtesse se tenait
majestueusement et parlait d’une voix autoritaire. Elle dégageait
une telle fatuité qu’il aurait bien tourné les talons sans plus
de formalités. Une pensée fugace lui traversa l’esprit. « Elle
s’adresse à l’uniforme, peu importe les gens qui en sont vêtus.
Pour elle, il ne s’agit que de pions interchangeables… ».
— Je
comprends, Madame la Comtesse, finit-il par répondre avec un sourire
contraint. Mais Gaston est un pauvre hère qui n’a jamais montré
le moindre signe de violence.
— Toutefois,
il n’est pas exclu qu’il en fasse preuve un jour. Je veux que
vous arrêtiez cet homme.
— Avec
tout le respect que je vous dois, Madame, on ne peut enfermer un
homme sur de simples présomptions.
— C’est
un ordre ! Ne m’obligez pas à en référer à vos supérieurs.
Bernard
sentit la colère monter en lui. Il détestait cette famille. Leur
suffisance l’exaspérait au plus haut point. Mais l’origine de
son aversion était sans doute bien plus profonde. Un couple
d’opportunistes, maîtres dans l’art de la manipulation. Comme
ils l’avaient prouvé durant la dernière guerre, en tissant
subrepticement des liens aussi bien avec le régime de Vichy qu’avec
les Forces Françaises Libres. Une position suffisamment ambiguë
pour les mettre relativement à l’abri durant ce conflit. Pour
Bernard, qui avait perdu ses deux frères au combat, l’idée même
d’une telle duplicité était tout bonnement insupportable.
— N’ayez
pas d’inquiétude, Madame la Comtesse, intervint Michel d’une
voix posée. Nous allons faire le nécessaire pour qu’il ne vous
importune plus.
Bernard
se tourna vers son jeune adjoint qu’il fustigea du regard.
— J’y
compte bien, reprit la Comtesse. Maintenant, veuillez m’excuser,
mes invités m’attendent.
À
peine eurent-ils quitté le château que Bernard laissa exploser sa
colère.
— J’aimerais
que vous évitiez d’intervenir de cette manière à l’avenir,
lança-t-il à son adjoint.
— J’ai
pensé que cela permettrait de désamorcer le conflit avant que la
discussion ne dégénère. Si je me suis trompé, veuillez m’en
excuser.
— Je
maîtrisais la situation, bougonna Bernard.
Ce
n’est pas un jeune gendarme comme lui qui allait lui donner des
leçons. Michel avait rejoint sa brigade quelques mois auparavant, ce
qui n’avait pas réjoui Bernard, bien au contraire. Un jeune loup
aux dents longues, qui ne resterait sans doute pas longtemps dans
leur petite ville sans histoire. Il possédait trop d’ambition pour
cela et, ce qui faisait cruellement défaut à Bernard, une maîtrise
parfaite des rouages de la diplomatie.
2
— Qu’est-ce
qui se passe ? demanda Charles en s’approchant de Jean qui
sanglotait, assis sur les marches de l’escalier.
— C’est
Goopy, il a disparu.
— Tu
l’as appelé ?
— Ça
fait des heures, mais il ne revient toujours pas.
— Ce
n’est qu’un chien.
— C’est
mon chien !
— On
va le retrouver. Suis-moi.
Jean
lui adressa un regard reconnaissant et s’empressa de se lever.
Charles l’impressionnait parfois, il était tellement fort et
intelligent… Il se sentait fier de l’avoir pour ami. Nul doute
qu’avec son aide, ils allaient retrouver son petit compagnon.
Lorsque sa maman lui avait offert ce chien, quelques mois auparavant,
il avait bondi de joie. C’était son rêve qui se réalisait.
Aujourd’hui, il ne comprenait pas ce qui avait pu se produire.
Goopy ne se sauvait jamais de la sorte. Ils se promenèrent dans les
bois pendant un long moment, sans cesser d’appeler le chien.
— Je
crois que nous devrions faire demi-tour maintenant, glissa Jean d’une
voix éteinte.
— Tu
veux le retrouver ou non, ton chien ?
— Oui,
mais ma mère ne veut pas que je sorte du parc.
— Qui
lui dira ?
— Je
ne sais pas…
— Elle
ne l’apprendra jamais, rétorqua Charles d’un ton autoritaire. On
continue. Prends ce chemin, moi je vais par là.
*
— Ne
t’inquiète pas, Maria, glissa Bernard en s’emparant des mains de
la mère éplorée. Nous allons le retrouver.
— Jean
ne disparaîtrait jamais comme ça, sans prévenir.
— Je
sais… répondit Bernard d’un ton soucieux.
Jean
était vraiment un brave garçon. La fierté de leur curé depuis
qu’il avait revêtu l’aube des Enfants de Chœur. Un enfant aimé
de tous qui sans nul doute avait trouvé sa vocation. Tout le monde
imaginait déjà le prêtre humble et vertueux qu’il ne manquerait
pas de devenir.
— Vous
ne pensez pas qu’il s’agit d’un simple retard sans importance,
n’est-ce pas ? demanda Michel tandis qu’ils quittaient les
dépendances pour rejoindre l’imposante demeure.
— Non.
Je connais ce garçon depuis qu’il est né. Il n’est pas du genre
à désobéir à sa mère.
Bernard
n’était pas enchanté à l’idée de retourner au château, mais
si le jeune comte pouvait leur fournir des informations susceptibles
de les aider à retrouver l’enfant, ils ne devaient pas négliger
cette piste. Le majordome obséquieux vint leur ouvrir la porte et
les fit entrer tandis qu’il allait quérir la propriétaire des
lieux.
— Je
suis sincèrement navré de vous importuner à cette heure, Madame la
Comtesse, mais Jean, le fils de votre jardinier, a disparu. Peut-être
le jeune comte pourrait-il nous aider ? Sa mère nous a dit
qu’ils étaient amis. Pourrions-nous lui poser quelques questions ?
— Il
arrive à Charles d’accorder un peu de son temps à ce jeune
garçon, mais on peut difficilement parler d’amitié, répliqua la
Comtesse en fronçant les sourcils. Je doute sincèrement qu’il
puisse vous apprendre grand-chose. Le dîner va bientôt être servi,
j’ose espérer que vous n’en aurez pas pour longtemps. Charles,
pouvez-vous venir un instant ? Avez-vous vu le fils du jardinier
aujourd’hui ?
— Cet
après-midi, Mère, indiqua le jeune garçon en venant les rejoindre.
Il avait perdu son chien. Je l’ai accompagné dans le parc afin de
tenter de le retrouver.
— À
quelle heure l’avez-vous vu pour la dernière fois ? demanda
Bernard.
— Vers
16 heures. J’ai fini par faire demi-tour. Mais Jean a voulu
continuer.
— Dans
quelle direction est-il parti ?
— Dans
les bois, vers l’étang.
Les
gendarmes remercièrent poliment les châtelains avant de s’éclipser.
— Il
faut organiser une battue, annonça Bernard. Il s’est peut-être
blessé. Nous devons nous dépêcher avant que la nuit ne tombe.
Prévenez tout le monde.
Il
ne leur fallut pas plus d’une demi-heure pour rassembler une
vingtaine de volontaires à l’orée du bois. Bernard étala une
carte sur le capot de la voiture et se chargea de coordonner les
équipes.
— Je
pense qu’il faudrait pousser jusqu’à la cabane du clochard,
intervint Michel. Rappelez-vous ce que nous a dit la Comtesse. Il a
effrayé les gosses.
— C’est
une perte de temps. Gaston ne ferait pas de mal à une mouche.
— Comment
pouvez-vous en être si sûr ?
— Il
y a une chose qu’on ne vous apprend pas à l’école, rétorqua
Bernard d’un ton exaspéré. C’est l’intuition. Celle qui vous
viendra après des années d’expérience. Allez-y, si vous y tenez,
mais je veux que vous reveniez sur votre zone dès que possible.
Les
équipes se séparèrent et se mirent à parcourir lentement les
bois. Les appels résonnaient de toute part, sans obtenir la moindre
réponse. Le jour commençait à baisser et Bernard sentit une boule
se former au creux de son estomac. Avec la nuit, leurs chances de
retrouver l’enfant s’amenuiseraient. Sans compter qu’ils
allaient sans doute devoir draguer l’étang. Sa radio se mit à
grésiller et il la sortit de sa poche.
— On
l’a retrouvé… annonça la voix lointaine de son adjoint.
Plusieurs
personnes se pressaient autour du cabanon délabré lorsque Bernard
arriva sur place. Un gendarme au teint verdâtre en sortit en courant
et eut à peine le temps d’atteindre les broussailles avant de
vomir. Il s’essuya la bouche et releva la tête en l’apercevant.
— Ce
n’est pas beau à voir, chef. Une vraie boucherie…
Bernard
s’approcha du clochard effondré près de la porte, entouré par
deux gendarmes. Jamais il ne l’avait vu dans pareil état. Ses
mains étaient couvertes de sang et il tremblait de tous ses membres.
— Que
s’est-il passé, Gaston ? demanda Bernard d’une voix sourde
en s’accroupissant à côté de lui.
— C’est
le diable, le diable… hurla ce dernier en tournant vers lui un
visage déformé par la folie.
Bernard
se releva et aperçut Michel, se pavanant fièrement au milieu de
plusieurs volontaires. Il sentit une vague de dégoût l’envahir en
discernant une lueur de triomphe dans son regard. C’était
l’affaire que son adjoint attendait impatiemment, celle qui allait
le propulser vers les sommets.
3
Bernard
posa délicatement le cadre dans le carton contenant ses effets
personnels. Il se sentait totalement vidé. Toutes ces années de
travail, toute sa vie réduite à néant à cause d’une simple
erreur d’appréciation. Jamais il ne pourrait se la pardonner. Il
leva la tête en voyant l’un de ses collègues entrer dans le
bureau.
— Je
suis désolé, Bernard, lança ce dernier en venant s’asseoir en
face de lui.
— J’ai
commis une erreur.
— Tout
le monde peut commettre une erreur.
— Un
gamin est mort, Paul ! J’ai laissé mes sentiments personnels
prendre le pas sur mon travail, cela n’aurait jamais dû se
produire… La Comtesse m’avait fait part de ses inquiétudes, et
moi, je n’ai rien fait. Je n’ai même pas pris le temps d’aller
voir ce qu’il en était. Tu veux savoir pourquoi ? Parce que
je déteste cette famille et tout ce qu’elle représente !
Lorsque je les vois se pavaner pendant l’office du dimanche,
confortablement installés dans leur espace réservé, alors qu’ils
sont incapables de faire preuve d’une once d’amour ou d’humilité…
Lorsque je vois ces pleutres calfeutrés dans leur superbe château,
alors que d’autres vont mourir au combat… Lorsque je vois cette
caste qui use et abuse de son argent et de son pouvoir… Tout cela
me révolte. Où sont les valeurs de la République, dans tout ça ?
Liberté, égalité, fraternité… Laisse-moi rire. Voilà pourquoi
je n’ai pas bougé. Simplement pour leur montrer que l’argent
n’achète pas tout.
Paul
ne sut quoi répondre. Bernard n’avait fait que dire tout haut ce
que beaucoup pensaient tout bas. Cette famille faisait partie des
plus grosses fortunes de France. Et avec l’argent, venait le
pouvoir. Un pouvoir qu’ils n’hésitaient pas à utiliser. Ils
avaient toujours eu la mainmise sur cette ville.
— De
toute façon, reprit Bernard d’un ton douloureux, même si l’on
ne m’avait pas poliment demandé de quitter mes fonctions, je
n’aurais pas pu rester ici. Comment veux-tu que je regarde en face
la mère de ce gamin, maintenant ?
— Tu
es un bon gendarme, Bernard. Tu n’as rien à te reprocher. Personne
ne pouvait prévoir ce qui allait arriver. Nous étions tous
persuadés que Gaston était inoffensif.
— Pas
tous, constata-t-il en tendant un dossier cartonné à son collègue.
Voici les informations demandées par Michel.
— Et
alors ?
— Gaston
était un prêtre défroqué. Il avait eu quelques problèmes avec sa
hiérarchie. Des exorcismes pratiqués sans l’aval de ses
supérieurs, entre autres…
— Un
prêtre ! releva son collègue d’un ton surpris.
— Oui.
Et ce n’est pas la première fois qu’il sème un cadavre sur sa
route. L’un de ses exorcismes a mal tourné. Ce qui a coûté la
vie à une fillette.
— C’est
ce qui lui aurait fait perdre les pédales d’après toi ?
— À
force de « fréquenter » le diable, on peut imaginer que
toutes ces pensées malsaines ont tourné à l’obsession.
— Il
aurait imaginé que le petit Jean était possédé ?
— J’ai
du mal à le croire, avoua Bernard d’un ton désemparé, surtout
connaissant ce gamin. D’après ce dossier, Gaston était pour le
moins instable depuis le décès de la fillette. Mais qu’est-ce qui
l’a fait basculer irrémédiablement dans la folie ? Je crains
qu’on ne le sache jamais.
— Est-ce
qu’il a fini par avouer ?
— Non.
Il refuse obstinément de prononcer le moindre mot.
— Ce
n’est pas grave, les preuves sont suffisamment éloquentes. Là où
il est, il ne fera plus de mal à personne.
— Sans
doute… Au revoir, Paul, conclut Bernard en ramassant rapidement son
carton.
Il
voulait profiter du calme relatif du déjeuner pour quitter ce bureau
qu’il avait occupé durant de si longues années. Il souhaitait
éviter les regards compatissants de ses collègues et, surtout, le
sourire arrogant de son jeune adjoint.
4
Les
images se dissipèrent, laissant le paisible paysage retrouver sa
place. Mel se tourna vers Thomas et lui lança un regard atterré.
— Tout
cela avait l’air si réel, dit-elle lentement.
— Parce
que ces événements ont réellement eu lieu.
— Comment
as-tu… commença-t-elle avant de s’arrêter net.
Elle
n’était pas sûre d’avoir envie de le savoir.
— Cet
enfant est toujours vivant ?
— Oui,
mais il s’agit d’un adulte aujourd’hui.
— Ce
gosse est machiavélique, Thomas ! Tuer le chien pour attirer
l’autre garçon, mettre de la drogue dans la bouteille du clochard,
afin d’être sûr que celui-ci ne serait pas en état d’intervenir
dans sa sinistre mise en scène… Jusqu’aux vêtements propres
qu’il avait cachés pour ne pas rentrer chez lui couvert de sang.
Il avait tout planifié dans le moindre détail. Quant au sort qu’il
a réservé à ce pauvre enfant…
— Charles
a toujours été doté d’une vive intelligence, mais il est dénué
de toute empathie. Et ce n’était que le début…
— S’il
existe réellement… Il faut l’empêcher de continuer à nuire !
— Mais
pour cela, nous avons besoin de toi.
— Moi ?
Mais qu’est-ce que je pourrais bien faire ?
— Accepter
la réalité.
Elle
tourna vers lui un regard suppliant.
— Rien
ne t’y oblige, ajouta-t-il doucement. Tu peux aussi choisir de
rester ici, jusqu’à la fin… Personne ne te le reprochera.
— Si
je refuse, il continuera ses exactions, c’est ça ? Mais si
j’accepte, nous pourrons changer le cours des événements…
Thomas
acquiesça doucement.
— Pourquoi
moi ?
— Parce
que tu es quelqu’un d’exceptionnel…
— Je
n’ai rien d’exceptionnel.
— Tu
ne le sais pas encore. Mais moi, je l’ai toujours su.
— Tu
as toujours eu réponse à tout, répliqua-t-elle avec un profond
soupir. Si… si je m’en vais, est-ce que je me souviendrai encore
de tout ça ?
— Il
y a beaucoup de choses que tu devras oublier. Toutefois, certaines
images ne disparaîtront jamais totalement.
Des
larmes se mirent à couler le long des joues de Mel. Elle savait que
sa place n’était pas ici. Intuitivement, elle l’avait compris
depuis bien longtemps. Elle releva la tête et plongea son regard
dans le sien. Elle y vit tout ce qu’elle avait refusé d’admettre
jusqu’à présent. Un grand silence envahit les lieux et ils
restèrent un moment serrés l’un contre l’autre, profitant de
leurs derniers instants dans cet endroit paisible.
— Tu
es prête, maintenant ? demanda-t-il doucement.
— Oui,
chuchota-t-elle en refoulant ses larmes.
— Alors
il est temps de partir. Toutes ces images qui nous entourent sont
celles que tu as amenées avec toi, commença-t-il avec un geste de
la main, tandis que les montagnes colorées s’effaçaient peu à
peu autour d’elle.
Le
corps de Thomas s’estompa, jusqu’à devenir une silhouette
lumineuse aux contours incertains. Un monde cotonneux l’entourait
désormais, et elle se sentit assaillie par une foule de pensées
qu’elle ne comprenait pas.
— Que
se passe-t-il ? demanda-t-elle sans pouvoir masquer son
appréhension. Qu’est-ce que c’est ?
— Le
passé, le présent, le futur… Ne t’inquiète pas, souffla-t-il.
C’est trop tôt pour cela. Suis-moi, simplement.
L’image
d’une chambre d’hôpital se matérialisa dans son esprit. Il lui
fallut un moment pour reconnaître la femme allongée dans le lit.
— C’est
moi, n’est-ce pas ? Cela fait combien de temps que je suis
ici ?
— L’accident
a eu lieu il y a plusieurs mois. Tu n’as jamais émergé de ton
coma depuis cette date. Aujourd’hui, l’heure est venue de te
réveiller.
— Et
toi, où es-tu ? Je ne te vois pas. Tu m’as promis que tu
serais toujours à mes côtés.
— Oui,
je serai là. Les choses seront simplement différentes.
— Pourquoi ?
— Tu
connais déjà la réponse à cette question, répondit Thomas
affectueusement. Je suis mort, Mel. Alors que toi, tu es encore en
vie…
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