Pas un Grec, pas une épicerie. Rien.
Je pousserai jusqu’à Gare du Nord,
pour dîner. Il y a le petit libanais qui fait l’angle avec la rue
La Fayette. En marchant
bien, j’y serai en dix
minutes. C’est pas mal, là-bas.
Le seul problème, c’est
la sauce. Leurs machins rouges me fusillent le bide. Des coups à
chier dans son camion,
comme Rico l’an dernier,
sur le tournage de la pub Merco.
Quelle bande de bras cassés,
cette prod. Avec eux, plus
jamais. Pour se faire payer à coups de fusil,
en plus. Pas question. Même si j’ai pas mes heures, je m’en
fous. Je ferai autre chose. Trop longtemps que je garde des places
vides pour ces trous de balle.
Ça y est, je me
souviens. Des radis rouges. Voilà, c’est ça qu’ils mettent dans
leurs sandwichs, les
libanais. Tiens, le p’tit nouveau.
— Yo ! Gibson, c’est
ça ?
— Ouais.
Le voilà qui me donne du Yo en m’appelant par mon surnom.
— T’as pas du feu,
s’te plaît ?
— Ouais, tiens.
— Bien vu le Zippo, il est frais.
Encore un qu’allume sa clope comme un bédo. La coupe à la mode,
cheveux longs, rasés sur
les côtés, les Nike et le futal de sport qui moule les chevilles,
mais pas le reste. Quelle mode à la con.
— Qui c’est qui t’a dit mon blaze, fils ?
— C’est Rico et Poêle-à-frire, ils sont dans la rue d’à
côté. Vous faites golris les anciens,
je te jure, avec vos blazes de ouf là.
Moi, c’est Ted.
— Didier. Mais tu peux m’appeler Gibson, comme les autres.
La pogne solide. Les yeux bien droits quand il cause. Lino dirait que
c’est bon signe. Pas un mytho. Et puis il a l’air content d’être
là, le môme. Sincèrement. Bien sûr, il se fait enculer. Mais ça,
il le sait pas encore, c’est un môme. Sauf que maintenant,
c’est un môme qui bosse pour le Cinéma. Ouais, un veinard,
qui démarre sur les chapeaux de roues,
en plus. Un gros film avec des stars et du matos, des rues bloquées
et des cascades, des projos de dix mètres gros comme des lunes qui
sortent des fenêtres accrochés par des câbles, des boules
chinoises, des figurants, encore des figurants, des légions de
putains de figurants qui viennent bouffer du quatre quarts sur des
tables régies longues comme des plages, des plages de bouffe
merdique colportée par des stagiaires qui sont contents d’en être,
et puis encore du matos, des camions de matos dont on n’utilise pas
la moitié pour le tournage,
mais on s’en fout, c’est la prod qui paye ; et ces
escadrilles de
techniciens-tatoués-qu’ont-connu-la-planète-entière-dans-leur-carrière,
des putains de Larousse du cinéma illustrés, avec une barbe et des
clopes à rouler. Bon, ils ont pas tellement évolué depuis la
grande époque, à part un ou deux divorces et un pavtar en
banlieue. Mais putain, ils
ont kiffé quand même. Ouais, grave. Parce qu’au final,
c’est pour ça qu’on y va tous. On se dit qu’on est dedans.
Pas comme ces cons qui vont à l’usine,
ou dans leurs bureaux merdiques,
pomper le nœud d’une huile en cravate pour un salaire minable.
Non, nous, on est bien
mieux. Au-dessus. Pas des artistes, mais pas loin quand même. Une
équipe. Une Famille. Merde, une putain de famille ! Avec le père,
le réal, le mec touché
par la grâce, genre génie visionnaire, torturé, suspendu entre
l’auteur et l’homme de terrain en casquette et mocassins. Et puis
à ses côtés, l’équipe
mise en scène : des
armées d’assistants fraîchement émoulus de leur école de ciné
à une plaque l’année, tous plus dévoués les uns que les autres.
Une bande de minots un peu branleurs, persuadés d’être des génies
en gestation. Tellement cinéphiles qu’ils peuvent se mater
l’intégrale de Rohmer deux fois de suite, comme ça, pour le kiff.
Tellement interchangeables qu’on leur a filé des numéros. Premier
assistant, deuxième assistant,
troisième, quatrième, y a pas de limite en fait. Plus le réal en a
une grosse, et plus y en a
pour lui lustrer. Logique.
Et tout ce petit monde sait que s’il lui mijote une bonne turlute,
au patron, une flûte
comme il les aime, peut être que dans sa grande mansuétude,
l’illustre, le sage, il les rappellera pour un prochain film. Et
ça, c’est le jack-pot. L’assurance de travailler à nouveau.
D’enchaîner, comme on dit. Et enchaîner, et enchaîner.
Encore et encore. En-chaî-ner. Comme avec des chaînes et des
boulets. Et au bout de cette autoroute de la pipe, l’espoir de
passer d’assistant-fiotte à chef. Une vie à tailler des plumes
pour une épithète. CHEF. Y a que ça sur un film :
chef électro, chef machino, chef opérateur, chef déco, chef
costumier, régie-chef,
chef monteur, chef, chef, chef... Un putain de régiment
d’infanterie.
Et aux pieds de la caserne,
à la cave de la grande maison du cinéma :
le bâtard. Le fils qu’on a eu avec la bonne, en rentrant au petit
jour, un soir de bringue
(« Oups ! Désolé, Papa s’est trompé de chambre »).
Le mouflet pas vraiment cinéphile,
même si ça lui déplaît pas. Le paumé, le technicien déchu,
ou encore la canaille qu’a fait un peu de ballon pour des
conneries, y a longtemps.
Nous, les ventouseurs.
La ventouse, comme une ventouse pour les chiottes. Sûrement que ça
vient de là d’ailleurs, parce qu’on se tape le boulot le plus
merdique de l’usine à rêves :
garder les places vides dans les rues pour que les camions de
tournage se garent. Douze heures par jour et par nuit. En hiver et en
été. Dans la rue. à
se faire chier sévère, dans nos camions. Avec des cônes de Lübeck
et des rouleaux de rubalise tendus entre chaque plot, devant des
places vides. Et tout ça pour une seule raison, notre mission
divine : que ces
connards de riverains ne se garent pas où on est. Et ils essayent.
Oh, que oui ! Immanquablement. Alors,
après avoir essuyé gentiment quelques insultes, on dialogue, on
explique : « Non,
Madame Trouduc', vous
pouvez pas vous garer ici. Oui, on a des autorisations, regardez.
C’est un tournage de cinéma, c’est du sérieux, avec Patrick
Prunelle qui tient le premier rôle. Si si, le vrai, avec sa
permanente et sa gueule d’ange figée dans le temps,
comme au Grévin. En plus,
c’est un grand film, réalisé par Gérard Bidule, le mec qu’a
tellement de palmes d’or qu’il s’est bâti une case en Belgique
avec, pour se protéger quand il pleut des impôts. Alors, Madame
Trouduc', vous et votre Clio en leasing, vous n’empêcheriez tout
de même pas des millions de gens de rêver, hein ? Parce que si
les camions de matos peuvent pas se garer dans votre quartier de
rupin à 15 000
balles du mètre carré,
il y aura plus de films. Rien. Nada. Un gouffre culturel. La plèbe
se noiera dans un océan de conneries hertziennes, et tout ça à
cause de vous. »
Merde, voilà que le môme veut faire la causette. Comme si mon feu
lui suffisait pas.
— ça vient d’où,
Gibson ? C’est à cause de l’acteur ?
— Non. C’est une marque de guitare.
— Ah ouais. Tu joues ?
Je suis tombé sur un putain de prix Nobel.
— Ouais, à l’époque j’avais plusieurs groupes sur Paname. Je
faisais des remplacements, des concerts et tout.
— Pourquoi t’as arrêté ?
— La tune, fils. Ça
paye plus que dalle la zique. Un jour,
je me suis retrouvé dans la mouise. Grave. Les huissiers qui
débarquent le matin et tout le bordel. On venait juste d’avoir ma
fille, ma femme et moi. Alors comme j’avais remplacé pas mal de
zicos sur des tournages, un copain régisseur m’a proposé mes
premières ventouses. Ça
s’est fait comme ça, par hasard. Au début,
je me suis dit que c’était temporaire. Ça
fera vingt piges le mois prochain.
— Ouais, je vois le délire. Moi,
je suis dans la mécanique à la base. Et puis j’ai eu des galères
de taf, pareil. C’est Jo, le neveu de Rico qui m’a mis sur le
plan. C’est un bon soss,
Jo. Il savait que je kiffe de ouf le ciné.
Jo, le fils de la frangine à Rico. Une belle famille de cinéphiles,
ceux-là. Genre, Les Enfants du paradis en caravane dans la
Beauce. Aux
dernières nouvelles, le
petit de Sylvie donnait plus dans la zipette et les BM chouraves que
dans les tournages de films.
Mais bon, les gens changent, paraît-il.
— Et tu le connais d’où, Jo ?
La question à dix plaques. Concentre-toi sur ses yeux : en bas,
à gauche. Les pupilles qui se dilatent,
et ça repart : en haut, à droite. Vas-y,
gamin, sors-le-moi ton
mytho.
— En fait, Jo et moi on a bossé ensemble dans un garage,
à Osny, pendant deux ans
et quelques. On est restés potes depuis.
Un garage à Osny. Avec des barreaux aux fenêtres, ouais. En tout
cas, c’est pas pour escroquerie qu’il est tombé, le môme. Les
mythos c’est définitivement pas son truc.
— Hey Gibson, je veux pas te manquer de respect et tout, mais
pourquoi tu mates mes yeux comme ça ?
— C’est le Grand Lino qui m’a appris ça.
— Lino, le rappeur ? Sérieux, tu le connais ? C’est un tueur
de ouf, je kiffe depuis l’époque d’ärsenik...
— T’enflamme pas,
fils. On parle pas du même. Lino Ventura, le comédien.
— à ouais, à
l’ancienne. Si si, Les papys flingueurs et tout.
— Ouais, c’est ça. J’ai été son chauffeur pendant plusieurs
années. On a fini par devenir potes. Tu vois, les Lino, Gabin,
Blier, toute cette clique, c’étaient des Messieurs. Je veux dire,
jamais un mot plus haut que l’autre, respectueux de tout le monde
sur un plateau. Ça
serrait la pince à l’équipe le matin, toujours un petit mot pour
les ventouseurs et les techniciens :
« ça va les
gars ? Pas trop dure, la nuit ? Venez prendre un café. »
C’étaient des mecs qu’avaient eu une vraie vie,
avant le cinéma. Pour ça qu’ils étaient bons à la face,
d’ailleurs.
— Je vois ce que tu veux dire. Et c’était quoi son délire avec
les yeux, à ton gars ?
— Lino avait fait carrière dans la lutte,
avant de jouer la comédie. Un de ses entraîneurs lui avait appris
un truc : guetter
l’endroit où les yeux partent,
pendant le combat. Pas facile. Mais quand tu y arrivais, ça te
permettait d’anticiper une feinte ou une projection. Le truc marche
aussi hors du tapis. Et Lino, avant qu’il te connaisse, te posait
toujours une ou deux questions en te gaulant le regard. Avant même
que tu répondes, il savait si tu mentais, si c’était un souvenir
ou autre chose. Un genre de test,
j’imagine. Pour voir si t’étais une trompette ou si t’étais
réglo. Des années plus tard, j’ai maté un documentaire
là-dessus. Ce truc-là,
c’est une science, en fait. Ils appellent ça PNL...
— PNL ? Comme le groupe de rap ?
— T’arrêtes jamais avec ton rap, toi. Non, ce truc veut dire
Programmation Neuro quelque chose. En gros, c’est des mecs
qu’étudient la façon que t’as de bouger les yeux, les bras et
le reste quand tu causes,
pour voir si t’es un faisan ou pas.
— Lourd. Oh putain, regarde là-bas ! C’est Faguet, avec le
réal et la petite assistante. Ils retournent sur le décor à cette
heure-ci ?
— Ils vont répéter pour la scène de demain, à coup sûr.
— Elle est fraîche l’assistante, hein ? Par contre elle se la
raconte grave, c’est abusé.
Pas faux. Bêcheuse comme pas deux, la gamine. Elle te dit bonjour
comme elle te cracherait à la gueule. Avec la moue, mi-hautaine,
mi-écœurée de la petite bourge découvrant un étron sur le tapis
persan de sa grand-mère.
Mais sa tronche me dit quelque chose. J’ai déjà dû la croiser,
cette môme.
Peut-être bien qu’elle ressemble à ça, ma fille, aujourd’hui.
Dire qu’on s’est pas revus depuis ce foutu jour de l’an. Ça
fait quoi, quatre ans ? Peut-être plus. Faudrait que je
l’appelle.
— Hey, Gibson, tu crois que c’est abusé si je demande un selfie
à Faguet ? Ma daronne kiffe trop cet acteur. Si je lui envoie la
photo, elle va péter un câble.
— Laisse tomber, c’est un tocard. Je peux pas l’encadrer, lui
et sa caravane de vingt mètres.
— Vingt mètres !
— Vise là-bas, au bout de la rue. Le gros truc impossible à
garer, c’est plus une loge, c’est un Airbus,
le bordel. Y a même un putain de jacuzzi à l’intérieur. Juste
pour ses putes.
— T’es sérieux ? Faguet,
il se tape des putes ?
— Pas plus de deux par jour, rassure-toi. Mais ça l’empêche pas
d’emmerder les maquilleuses. Les pauvres gamines sont terrorisées
à l’idée de rentrer dans sa turne. Une fois sur deux, il est à
poil. D’ailleurs, l’an dernier il a dérapé.
— Genre ?
— C’était le film pour lequel il a eu le César. Le truc engagé,
sur un chômeur. Tu parles. Ça
les empêchait pas de s’en foutre plein le pif jusqu’à pas
d’heure, tous les soirs.
Bref. Notre bon Faguet national, engnôlé jusqu’à la moelle, a
agressé une assistante-maquilleuse
qu’avait le malheur d’être un peu gaulée. Mauvais timing. La
môme a débarqué dans sa loge en pleine orgie. C’était pas la
première fois que ce genre de connerie arrivait. Sauf que là, le
lendemain, les parents de la gamine se sont pointés sur le plateau,
et la prod s’est chiée dessus. Mais bon, comme toujours, notre
vedette a acheté le silence de la môme et ses vieux,
à grands coups de biftons.
— Quel fils de pute.
— Comme tu dis. Des histoires comme celle-là, je pourrais en
remplir un bottin.
Allez, maintenant ça serait bien que tu te casses, le nouveau.
J’avais pas prévu de tenir un colloque. J’ai la dalle,
moi.
— Au fait, ça vient d’où le blaze,
Poêle-à-frire ?
— T’es un curieux, la bleusaille. Ça
date, ce truc. C’était un jour où on bossait dans un quartier
chaud. Y avait Polo,
Boban, Gros-Vlad et moi. Rico bossait pas sur ce film, il venait
d’avoir son fils. La prod avait pas voulu raquer le caïd du coin
pour qu’il nous foute la paix. Erreur de débutant. Du coup, ça a
pas fait un pli, deux cailleras sont venues pour nous faire un camion
de matos, pendant la nuit. Et c’est tombé sur ce bon Michel. Le
con s’est pas dégonflé, il les a montés en l’air avec le seul
truc qu’il avait sous la main.
— Une poêle à frire ?
— Exact. Ce mec, c’est le plus chiant que je connaisse quand il
s’agit de casser la croûte. Rien n’est jamais assez kasher ni
assez bon pour lui. Alors, il se prépare sa tambouille tout seul,
dans son camion, sur son réchaud. Pour ça qu’il est équipé.
D’ailleurs, en parlant de bouffe, je vais aller me chercher un
sandwich au Libanais de gare de Nord.
— Vas-y, ça roule. Bon appétit,
Gibson. On se capte
plus tard.
*
La nuit, t’es seul comme un rat. Paraît que « les choses
de la nuit ne s’expliquent pas à la lumière du jour ».
Moi, j’ai connu que ça, la nuit. Un crépuscule interminable.
Un chemin nocturne, balisé de rades anonymes, où des pèlerins sans
bâtons se font taper, planter, gerber, baiser, mendient,
philosophent ou se marient, tout ça sur un carré d’asphalte. Un
bout de trottoir. Tous à
fourrager dans les bas résille puants de Paris. La demi-mondaine. La
bimbo sentimentale qui jure qu’elle est à toi, et à personne
d’autre. « Juré,
mon chou ! »,
qu’elle te fait, avec un clin d’œil aviné. Et l’instant
d’après elle te jette à la gueule ce que t’auras jamais. Ce que
personne n’aura jamais. La piste aux étoiles :
ses rues, ses places, ses cafés et ses ports. La grande illusion.
J’aime ce spectacle. J’y suis accroc.
*
Merde ! Mais qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Une
détonation de fusil à pompe,
derrière mon camion. Ça
y ressemble. Je vois que dalle dans le rétro. Tu parles d’un
réveil. Allez mon Didou, va falloir prendre ses couilles à deux
mains. Mais qu’est-ce que j’ai foutu de ma batte, bordel ? Ah,
la voilà. Quel con. Endormi à cause de ce putain de sky. Résultat
des courses, les keufs vont débarquer et je pue la gnôle et le
shit, pire qu’une
cellule de garde à vue un samedi soir. Et cette putain d’alarme de
bagnole qu’arrête pas de gueuler. Attends, mais c’est quoi ça ?
Bah, merde alors...
Pas de César pour Faguet,
cette année. À part
peut-être celui de la plus grosse pizza au champagne. Je crois que
je vais gerber. Ce con s’est cassé la gueule du balcon de
l’appart où ils tournent. Cinq étages. Un gros plat sur
le ventre à l’arrivée. Droit sur le toit de la bagnole,
juste derrière mon camion, à quatre du mat.
*
Un appart haussmannien de 200 mètres carrés :
cheminées en marbres, moulures au plafond, parquet tellement ciré
qu’on a peur de marcher dessus, des projecteurs, des réflecteurs,
des caisses et des câbles partout qui t’empêchent d’avancer. Un
décor de cinéma.
J’imagine pas le pot belge que ce con de Faguet s’est envoyé
avant de faire le grand saut. Déjà qu’en temps normal, ce type a
la réputation d’un aspirateur Dyson, mais là, il a dû sacrément
dépasser les prescriptions du toubib. Ses cloisons nasales en or
massif auront pas tenu le coup, dommage. Mais qu’est-ce qu’il
foutait encore sur le décor à cette heure ?
La voix du nouveau, Ted, sur la terrasse. Des cris, plutôt. Des
larmes en bruit de fond. Merde, la petite assistante est là aussi.
— Eh, oh, gamin ! Baisse d’un ton,
tu veux.
— Putain, Gibson ! C’est la merde, Faguet s’est cassé la
gueule du balcon !
— J’aurais deviné
tout seul. À trois
mètres près, la vedette terminait son saut carpé sur mon camion.
Mais toi, qu’est-ce que tu fous ici avec la demoiselle ?
— Selma. Je m’appelle Selma.
Première fois qu’elle m’adresse la parole,
en un mois. Elle a l’air sacrément choqué,
la gamine, à grelotter dans sa couverture, les yeux dégoulinant de
maquillage. Et dire que ce soir,
c’était la quille. Un tournage tranquille, qui devait finir par
une nuit tranquille. Tu parles. Au lieu de ça, avec quatre piges de
placard au compteur, c’est à moi qu’échoit le rôle du limier
dans l’affaire de l’été. Beau casting.
— L’un de vous deux peut m’expliquer ce qui s’est passé ?
— Putain Gibson, quelle merde !
— Calme-toi, fils.
Les yeux de la bleusaille se barrent à nouveau : en haut, à
gauche.
— OK. Je m’endormais dans mon camion, alors je suis venu me faire
un café sur le décor, dans l’appart',
pour tenir le coup. Rico voulait que je lui en ramène un,
aussi. Quand je suis arrivé, j’ai entendu des hurlements, je suis
allé voir sur la terrasse. Et là,
j’ai vu Selma et Faguet en train de s’embrouiller. J’ai essayé
de venir les séparer, ce
con allait lui mettre une patate, tu vois. Il gueulait,
je captais rien tellement il était raide.
Et puis, il m’a mis une
droite, je suis tombé, et
quand je me suis relevé il basculait de la rambarde. Il était
fonsedé de ouf, j’ai pas pu le rattraper.
— Tu confirmes ce qu’il vient de dire ?
Pas le temps de répondre à ma question, la voilà qui répand ses
tripes sur le carrelage de la terrasse.
— Laisse tomber, Gibson. Elle est rôtie, elle arrive à peine à
parler.
— Fils, va chercher un verre d’eau dans la cuisine, s’il te
plaît. Poêle-à-frire a appelé les poulets, ils devraient pas
tarder.
*
— Hey, Gibson, t’as raconté quoi aux flics pendant deux heures ?
— Ce que j’avais vu en arrivant là haut, Rico.
— Ouais, et pourquoi ils t’ont pas emmené, toi ? Ils ont bien
embarqué Ted et l’assistante,
pour les cuisiner.
— Je sais pas, Rico. Peut-être qu’ils veulent juste les
entendre, une fois qu’ils
seront calmés.
Les carreaux humides de Rico se font la malle. Direction : en
bas, à gauche.
— Je l’aime bien, ce petit. C’est un pote de mon neveu. Je
crois qu’il a pas toujours filé droit, tu vois ce que je veux
dire ?
— Je vois.
— Je voudrais pas que tout ça lui attire des emmerdes.
— ça va aller.
T’inquiètes pas pour ton lascar.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— J’ai essayé de causer un peu avec l’assistante réal, entre
deux vomissements. M’est avis qu’elle a de la famille dans le
métier. Peut-être même une frangine. Dans le maquillage,
par exemple.
— C’est que t’es un putain de Columbo, hein,
Gibson ? L’autre con de Faguet est tombé parce qu’il était
raide, c’est tout.
— ça, pour être
raide. Aucun doute là-dessus. Pour le reste...
— Je t’écoute.
— La tête de la petite me disait quelque chose depuis le début du
tournage. J’étais pas sûr. Avant ce soir, je l’avais pas
vraiment vue de près. Et puis ça a tilté,
une fois sur la terrasse. La ressemblance avec la maquilleuse que
Faguet avait agressée était flagrante. Sa frangine, à coup sûr.
Alors, je lui ai posé quelques questions, pas grand-chose.
Et je crois bien avoir eu ma réponse.
— Ses yeux, j’imagine ? Encore le truc de Ventura dont tu
parles tout le temps, hein ?
— Je te demande pas de me croire,
Rico.
— Et où est-ce qu’elles allaient ce coup-ci, ses billes ?
— Dans un coin, toujours le même.
Un coin que j’ai déjà vu.