mercredi 28 novembre 2018

L'interview de la semaine : Salvatore Minni


Cette année, ce sont les auteurs eux-mêmes qui ont concocté les questions de l’interview, celles qui leur trottent dans la tête, celles qu’on ne leur pose jamais, ou tout simplement celles qu’ils aimeraient poser aux autres auteurs.




Aujourd’hui l’interview de Salvatore Minni



1. Certains auteurs du noir et du Polar ont parfois des comportements borderline en salon. Faites-vous partie de ceux qui endossent le rôle de leurs héros ou protagonistes pendant l'écriture, histoire d'être le plus réaliste possible ?
Bande de psychopathes !
Lors de salons ou séance de dédicaces en librairie, la remarque que me font de nombreux lecteurs que je rencontre est « C’est fou, vous êtes aussi lumineux que votre roman est sombre! » J’en déduis que, en dehors de l’écriture, c’est mon vrai « moi » qui s’impose. Par contre, comme la plupart des auteurs de thrillers, c’est le côté le plus sombre de ma personnalité qui s’exprime lorsque je tape sur mon clavier...
2. Douglas Adams est promoteur de 42 comme réponse à la vie, l’univers et le reste. Et vous quelle est votre réponse définitive ?
Les nombres ne me parlent pas, je l’avoue. J’y suis plutôt allergique. À mon sens, tout est lié, rien n’arrive par hasard. Nous sommes entourés d’ondes que nous ne voyons pas. Ces ondes seront positives ou négatives en fonction de notre état d’esprit. Je suis convaincu qu’une personne positive attirera bonheur, chance et succès. A contrario, une personne négative attirera malheur, maladie et tristesse. Si un malheur nous tombe sur la tête, la question à se poser est «Que puis-je en retirer? Que tente de m’apprendre la vie? » Je suis convaincu que chaque difficulté rencontrée au cours de notre vie a un sens, une finalité, à chacun d’entre nous de s’arrêter un instant et de réfléchir à la question. Résumer l’univers qui nous entoure à un nombre me semble bien trop réducteur. Le sujet est vaste et je pourrais en parler des heures...
3. Y a-t-il un personnage que vous avez découvert au cours de votre vie de lecteur et avec lequel vous auriez aimé passer une soirée ?
Zeus-Peter Lama (« Lorsque j’étais une oeuvre d’art » d’EE Schmitt), artiste complètement fou qui transforme des humains en oeuvres d’art.
J’aimerais beaucoup discuter avec lui pour comprendre. Comprendre sa folie, son besoin de détruire l’autre, finalement.
4. Si tu devais avoir un super pouvoir ce serait lequel et pourquoi?
Le pouvoir de l’immortalité. Pas forcément pour moi, mais pour ceux que j’aime. Je voudrais qu’ils soient auprès de moi pour toujours!
5. Est-ce que tu continuerais à écrire si tu n'avais plus aucun lecteur ? (même pas ta mère)
Malheureusement, dans tous les cas, ma mère ne peut plus me lire… Partie rejoindre les étoiles beaucoup trop tôt…
Mais je continuerais à écrire, oui. Est-ce que vous pourriez arrêter de boire ou manger?

6. Quel a été l'élément déclencheur de ton désir d'écrire ? Est-ce un lieu, une personne, un événement ou autre ?
L’envie, le besoin ont toujours été là, enfouis. Puis, j’ai rencontré une professeure de littérature française qui m’a donné le courage de le faire. Tout est source d’inspiration: mon vécu, celui de mes proches, une conversation dans le métro, la perte d’un être cher, une oeuvre qui m'a particulièrement touché.
7. Est-ce que le carmin du sang de ses propres cicatrices déteint toujours un peu dans l'encre bleue de l'écriture ?
Inévitablement, oui! Même si ces cicatrices sont exacerbées pour les besoins d’un récit sombre, il y a toujours une part de moi, un trait de caractère, un événement vécu. Encore une fois, le tout est évidemment exagéré et tourné en thriller.
8. Penses tu qu'autant de livres seraient publiés si la signature était interdite ? Et toi, si comme pour le trophée Anonym'us, il fallait publier des livres sous couvert d'anonymat, en écrirais-tu ?
Dans la mesure où je n’écris pas pour être célèbre, oui je continuerais même sous le couvert de l’anonymat. Ce qui compte pour moi, ce sont mes écrits. Ce sont eux les célébrités, eux que je veux mettre en avant, pas mon nom ou mon visage. Bien entendu, lorsqu’on décide de publier à son nom, si le bouquin se vend bien, l’auteur finit par être (re)connu...
9. Pourquoi avoir choisi le noir dans un monde déjà pas rose ?
Il ne s’agit pas d’un choix. Je ne me suis pas installé face à mon écran en me disant « bon, écris une histoire qui fait frissonner » C’est en écrivant que je me suis rendu compte que ce que j’écrivais prenait toujours la même tournure: le thriller.
10. Quelles sont pour toi les conditions optimales pour écrire ?
Mon bureau, une tasse de thé vert, une musique de fond (en fonction de mon humeur) et parfois, de l’encens. Cela semble un peu mystique, mais vous avez demandé les conditions « optimales » ;-) Il m’arrive parfois d’écrire dans mon salon, macbook sur les genoux ou dans mon jardin, agréable, mais pas optimal à mes yeux.
11. si vous deviez être ami avec un personnage de roman, lequel serait-ce?
Sans hésitation Dorian Gray. Personnage ô combien fascinant, tout en contradiction. Un homme dont l’intérieur est aussi laid que son apparence est envoûtante.
12. Quel est ton taux de déchet (nombre de mots finalement gardés / nombre de mots écrits au total ) ? Si tu pouvais avoir accès aux brouillons/travaux préparatoires d’une œuvre, laquelle serait-ce ?
Le taux de déchets est dérisoire. Je préfère retravailler un passage plutôt que de l’effacer, car si je l’ai écrit à un moment donné, c’est qu’il a sa place dans mon récit. Si je pouvais avoir accès aux brouillons d’une oeuvre, ce serait « Acide sulfurique » d’Amélie Nothomb.

dimanche 25 novembre 2018

Nouvelle N°9 : Un soir d'orage




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Putain, t’as encore oublié d’aller à la coop remplir le bidon de pinard ! T’es qu’une vieille merde sans cervelle, cria-t-il en balançant sur la femme le récipient en plastique complètement cradingue.
J’avais plus de pognon ! Tu as tout vidé la boîte où je mets l’argent pour les courses.
J’y ai pas touché à ton sale fric… dit-il avant de s’asseoir devant son assiette où trois morceaux de poulets panés industriels dégoulinant d’huile se battaient en duel devant une flaque de purée de pommes de terre reconstituée.
Les nuggets, il adorait ça.
Cela faisait bien quarante ans que Baptistin Cresson supportait la vieille carne qui lui servait de mère. Toute sa vie d’adulte, elle l’avait passée à le culpabiliser d’être veuve, qu’il ne pouvait pas partir vivre ailleurs en laissant sa pauvre mère seule dans ce coin perdu de la Drôme. Baptistin était le dernier de la lignée des Cresson de ce côté du Ventoux réputé « pauvre ». Une fin de race disait le père.
Ils vivaient dans une baraque sans charme posée au bord de la route départementale reliant Aulan à La Rochette.
Adolphe, le père avait été retrouvé mort dans son champ, broyé par la roue arrière de son tracteur. Il n’était même pas dix heures du matin et il empestait déjà le petit jaune qu’il s’enfilait façon légionnaire… avec très peu d’eau. Sa crémation fut rapide vu tout l’alcool qu’il avait éclusé.
Demain oublie pas, ils viennent vider la fosse septique.
Ouais, je sais. À quelle heure ?
Le matin. Moi je descends au village pour le marché.
Putain… c’est déjà jeudi ! Prends deux litres de rouge, OK ?
Baptistin Cresson se leva en renversant sa chaise. Il ne débarrassait jamais la table car dans l’évier il n’y avait plus de place. Une fois, sa mère lui avait fait remarquer que s’il avait été marié, sa pétasse l’aurait bien obligé à porter son assiette jusqu’à l’évier, il l’aurait peut-être même lavée car elle le tiendrait par la queue.
Sa chambre se trouvait au premier. Adolescent, il aimait le foot. Aujourd’hui, il continuait à planquer les magazines de cul sous son lit. Il passait des heures sur internet à mater des films pornos et des matches de foot avant de s’endormir sonné par tous les pixels qu’absorbait son cerveau déjà abruti par l’alcool.
Marie dormait toujours en bas, dans une petite piaule attenante à la cuisine. Elle avait pris l’habitude de s’enfermer depuis le soir d’été où, plus bourré que de coutume, Baptistin s’était posté dans l’embrasure de sa porte à la mater étrangement en train de se déshabiller. Son fils lui faisait peur parfois. La maigreur lui avait mangé le visage et repoussé les yeux au fond de la tête. Mais elle l’aimait.
Ce soir-là, il n’arrivait pas à s’endormir. Une pluie fine tombait dans la nuit noire de cette route où pratiquement personne ne passait après 20 heures. La chaleur accumulée par le bitume dans la journée ressortait sous forme de fumerolles qui sentaient le chien mouillé.
Il ralluma l’écran de son ordinateur décidé à refaire une partie de tir sur des milices d’insurgés. Il venait de se payer un nouvel écran plat grand modèle spécial pour les joueurs après avoir insisté auprès de Marie pour qu’elle lâche un peu du pognon encaissé de la vente de leur dernier champ.
Soudain une puissante zébrure éclaira la campagne suivie par grondement de tonnerre. Le choc fit sauter le compteur électrique, avortant du même coup une attaque virtuelle sur un camp rebelle. Il pesta contre la nature, insulta sa mère qui l’avait privé de son gorgeon habituel et jura contre la fatalité qui le clouait dans cette campagne de merde, loin de tout bistrot.
Il se leva et ouvrit sa fenêtre pour essayer de voir si les maisons du village situé à plusieurs centaines de mètres étaient éclairées.
La voiture, une grosse berline à en juger par le bruit du moteur, déboula à Burnes. Le chauffeur ne connaissant visiblement pas le coin, prit le virage beaucoup trop large et alla s’encastrer violemment contre un muret de pierres sèches.
Baptistin referma sa fenêtre tranquillement puis dévala les escaliers. Marie trouva inhabituel que son dégénéré de fils descende aussi énergiquement, elle passa une tête décoiffée dont les yeux de poivrote étaient trois fois soulignés de poches bleuâtres, par une étroite ouverture de la porte car elle ne tenait pas à ce qu’il la voie à moitié nue.
Pourquoi y a pas de lumière ? Et puis c’est quoi tout ce boucan ! grogna-t-elle.
Retourne dans tes draps crasseux ! C’est le compteur qui a sauté avec l’orage… je vais voir.
Il décrocha la grosse lampe torche, enfila un vieux ciré qui appartenait à son père puis sortit dans la nuit.
La bagnole était de traviole, l’avant accroché bêtement au muret avec une roue qui continuait à tourner lentement. Un des phares était resté allumé et éclairait la baraque en lui donnant un air encore plus lugubre. Le haut de ce qui semblait être le corps d’un homme reposait sur le capot. Il avait traversé le pare-brise, propulsé par le choc. Baptistin Cresson s’approcha et balaya de sa torche l’intérieur de la voiture. Un deuxième corps était recroquevillé sur la banquette arrière, immobile.
« Jamais oublier de mettre la ceinture de sécurité » pensa-t-il en commençant par faire les poches du type à moitié couché sur le capot. L’homme avait morflé : une très large entaille avait creusé son front sur toute la largeur et une flaque de sang noircissait sur la tôle et dégoulinait vers l’intérieur. Il avait le visage antipathique que la fixité rendait encore plus patibulaire. Canné.
Au moment où il posa la main sur la poignée pour ouvrir la portière arrière et commencer de dépouiller la seconde victime, celle-ci déplia brusquement son corps et poussa sur ses jambes dans sa direction. Il bascula vers l’arrière en jurant et perdit l’équilibre sous le coup brutal de la furie.
Le temps de la surprise passé, il reprit le dessus en lui décochant un violent coup de poing sur la tempe qui la renvoya directement dans le sirop.
Il se releva et la considéra tranquillement à la lumière crue de sa torche : elle semblait plutôt jeune, dans les trente ans, mince. Ses cheveux bruns et mi-longs collaient sur son visage empêchant d’en apprécier les traits. Il s’agenouilla puis avec sa torche, il repoussa quelques mèches pour découvrir un visage régulier. Tremblant légèrement, il dirigea la lumière sur la poitrine qui remuait lentement sous un chemisier de couleur claire. Il insinua lentement l’autre main sous le tissu pour sentir la chaleur de la peau. Encouragé par sa propre hardiesse et l’immobilité de la jeune femme, il respira profondément en frissonnant et balada lentement sa main sur ses seins. S’attarda sur le téton gauche et se mit à le pétrir pendant que l’autre main qui avait lâché la lampe, se mit à aller et venir à l’intérieur de son pantalon.
La fille reprit conscience au moment où il éjacula dans son slip. Elle lâcha un hurlement qui lui valut un coup avec l’imposante torche qui l’envoya derechef dans les vapes. Sans plus réfléchir, il la mit sur son épaule et se dirigea vers la maison.
Marie l’avait vu entrer, lesté du fardeau humain.
C’est quoi ce souk ? C’est qui ça ? cria-t-elle.
Y a eu un accident dehors. Le chauffeur est mort.
Et celle-là, tu comptes faire quoi avec, espèce d’abruti ! Elle est cannée aussi ?
Ta gueule ! Ce que j’en fais ça te regarde pas.
Il la bouscula et se dirigea d’un pas lent et assuré vers la porte qui menait à l’ancienne chèvrerie, située au sous-sol. Il actionna l’interrupteur et lâcha un juron car il avait oublié de remettre le compteur en marche. Il descendit avec précaution en prenant garde de ne pas se casser la gueule dans l’étroit escalier en bois. Une fois en bas, il adossa la jeune femme aux barreaux de la mangeoire où finissait de pourrir du vieux fourrage. Il dénicha un bout de corde et l’attacha à un barreau métallique.
Il remonta rapidement en direction de la cuisine où il ouvrit le placard du compteur. La lumière revint, éclairant la maison dans sa réalité misérable. La saleté était partout, des rongeurs surpris par la lumière accourraient vers leurs trous. Marie était toujours debout dans le couloir, le corps dégoulinant sous ses bourrelets de fausse obèse.
Qu’est-ce tu fous ? Faut appeler les flics !
Bah oui, t’es con. Par contre pas un mot sur la fille t’entends vieille carne !
T’es malade ? Ils vont savoir qu’elle était dans la bagnole avec l’autre. Comment tu vas expliquer ?
J’vais rien expliquer du tout. Personne n’a rien vu… toi non plus t’as rien vu, OK ?
Tu vas faire quoi ?
Ça te regarde pas je te dis. Si jamais j’apprends que tu as parlé, je te bute, tu entends ?
Marie comprit que son fils ne plaisantait pas. Ses yeux s’étaient enfoncés si profond qu’elle ne voyait plus que deux lueurs de folie. Elle prit peur de son fils pour la seconde fois de sa vie et cette fois elle y laisserait la peau. Elle décida de la fermer.
Baptistin prit du sparadrap, du coton et un flacon de désinfectant dans l’armoire à pharmacie et redescendit à l’étable. Il avait au passage glissé son gros couteau de chasse cranté dans son étui, à l’arrière de son pantalon. Il éprouvait une griserie jamais ressentie auparavant. Les femmes, il n’en avait pas eu beaucoup et celle-là lui tombait dessus comme un cadeau du ciel, personne ne la lui prendra. Il bandait encore un peu en dévalant l’escalier mais décida de se contrôler, attendre d’être bien tranquille pour faire la fête. Finies les interminables pignoles devant les pin-up trafiquées et leurs râles artificiels devant des mecs montés comme des ânes.
Le visage de la fille prenait des teintes aubergine, mais elle n’en gardait pas moins un certain charme aux yeux de son nouveau fiancé. Il se mit à tamponner maladroitement ses plaies en lui parlant tendrement.
Tu vas voir… je vais bien m’occuper de toi. Je vais t’appeler Romy comme l’actrice.
Où… où est l’homme qui conduisait la voiture ?
Mort. Mais toi, tu es bien vivante heureusement.
T’es qui toi ? Pourquoi je suis attachée ? Libère-moi espèce de taré, tu sais pas qui je suis… dit-elle recouvrant complètement ses esprits.
Ta gueule !
Il la gifla violemment et lui mit la pointe de son poignard sur le nez, descendit lentement en effleurant sa bouche puis s’arrêta sur l’échancrure de son chemisier.
C’est chez moi ici, et c’est moi qui commande. Tu feras tout ce que je dirai et si tu es assez gentille, je te laisserai faire une partie sur mon ordi.
T’es un homme mort, mes potes vont te retrouver et te feront la peau.
Baptistin lui mit la main à la gorge et serra un bon coup. Il l’embrassa sur la bouche et balada sa langue sur son visage comme un animal aveugle qui marque sa proie.
Ne me touches pas enculé ! cria-t-elle.
Il lui mit un coup de poing dans les côtes pour lui apprendre les bonnes manières. Elle en eut le souffle coupé net.
Faut que tu me parles meilleur. À partir de maintenant c’est moi ton petit copain, faut du respect. C’est qui tes potes… des racailles ? demanda-t-il se souvenant de la trogne du chauffeur.
Oui, ils te buteront et foutront le feu à ta baraque avant de partir.
Où il est ton portable ? T’en as bien un et un sac comme toutes les gonzesses non ?
Baptistin Cresson s’assura que les liens étaient solides. Il lui fourra du coton dans la bouche et la bâillonna avec un chiffon sale. Il lui palpa les poches pour voir si elle n’avait pas menti, en retira un trousseau de clés et quelques pièces de monnaie. Il se remit à bander quand sa main sèche s’attarda sur le sexe de la fille à travers le tissu du jean.
Il alla récupérer le sac de la jeune femme puis regagna la cuisine et composa le numéro de police secours. Il s’assit en attendant et entreprit d’examiner sa récolte. Le portable trouvé dans le sac indiquait plusieurs appels en absence. Il l’éteignit et le mit dans sa poche. Il y avait aussi une barrette de shit, du papier à rouler et une liasse de billets de 50 et de 20 euros. Il prit deux billets et les fourra dans la boîte en métal qui servait de caisse tirelire pour les courses et empocha le reste. Du portefeuille du mort, il extirpa un permis de conduire dont le propriétaire affichait une mine patibulaire. « Gueule de racaille », pensa-t-il. Il n’eut pas le temps de voir dans quel département était immatriculée la grosse voiture mais le permis du type indiquait un code postal en 9… sûrement une banlieue parisienne mais il était incapable de dire laquelle.
La seule fois où Baptistin était parti à la capitale, c’était il y a très longtemps. Il avait accompagné son père pour visiter la grande tante, histoire, disait le père, de se rappeler à son bon souvenir pour l’héritage car il avait entendu dire que certains Parigots crevaient seuls en léguant leur fric aux chats du quartier.
L’ambulance du SAMU arriva sur les lieux en premier. Aucune urgence, le type était bien canné. Baptistin se tenait à quelques mètres de la scène dans l’attitude du badaud qui assiste à un drame. Il ne savait pas jouer les témoins traumatisés, aussi il décida de la fermer et attendre sous la légère pluie, qu’on lui pose des questions.
Une voiture de la gendarmerie arriva. Un des pandores, sûrement le chef, s’entretint rapidement avec un des gars du SAMU. Il opina du chef à plusieurs reprises. Ils regardèrent ensemble en direction de Baptistin, imperturbable sous son ciré. Le gendarme finit par proposer une poignée de main au secouriste qui donna l’ordre de charger le mort dans le fourgon puis se dirigea vers le jeune homme.
Vous avez vu ce qui est arrivé ?
Non, j’ai juste entendu un fracas de tôle depuis ma chambre là-haut, répondit-il en montrant sa fenêtre de l’index.
Mmm… ça a dû faire un sacré boucan si vous l’avez entendu de si loin avec la fenêtre fermée.
Baptistin ne répondit pas n’ayant pas perçu d’interrogation dans le ton.
On pourrait aller chez vous pour discuter, je commence à être trempé, dit le gendarme en s’ébrouant.
Discuter ?
Déposition… la routine. J’ai besoin d’éléments, heure tout ça.
Pas de souci. Elle là, c’est ma mère.
Marie fit un bref mouvement de la tête et s’écarta pour les laisser passer. Les deux hommes s’installèrent dans la cuisine. Le pandore posa son képi sur la table et sortit un minuscule calepin. Il avait les cheveux ras et une calvitie bien entamée.
Je préfère prendre des notes à l’ancienne. Elle est pas causante votre mère, hein ?
Pas vraiment. Elle n’a rien d’intéressant à dire.
Alors pour résumer, la voiture arrivait selon vous assez vite, ensuite vous avez entendu le bruit du choc contre le muret. Vous avez accouru et vous avez tout de suite appelé après avoir vu que le chauffeur restait sans réaction.
Oui.
Y a beaucoup d’accidents par ici ?
Tous les gens du coin savent que cette partie de la départementale est dangereuse.
Vous n’avez pas noté d’autres trucs ?
Non.
Au même moment, le camion de dépannage commençait à charger l’épave sur le plateau dans un gros bruit de chaîne. Le gendarme prit congé et attendit que ses collègues aient fini de vider le seau de sable orangé sur la flaque d’huile.

Tu vois Romy, aucun problème, ils sont partis. Personne ne sait que tu es là. Il va falloir te montrer gentille avec moi.
Il commença par dégrafer doucement son chemisier sale. Voyant qu’elle voulait lui dire quelque chose, il ôta le bâillon.
Si tu me donnes mon portable, je pourrai appeler mes copains et tu auras beaucoup d’argent.
J’ai pas besoin de fric. Tu seras ma femme. C’est difficile la vie par ici mais tu vas t’habituer, tu verras, lui répondit-il d’un ton fiévreux.
Il avait déniché une chaîne et un cadenas solide pour l’attacher à un anneau scellé dans le mur. Au bas de celui-ci, il jeta un vieux matelas sur lequel elle s’allongea. Il prit son large poignard et la força à se retourner après lui avoir baissé le pantalon et arraché la culotte. Elle cria lorsqu’il entra en elle avec brutalité.
Deux minutes plus tard, il renifla avec gourmandise la culotte de la fille et la mit dans sa poche avant de remonter dans la cuisine se trouver de quoi manger. Il était heureux.
Le jour se levait péniblement dans la brume.
La bagnole noire s’arrêta devant la maison sans faire de bruit. Deux hommes en sortirent. Jeunes et baraqués, ils ne semblaient pas craindre de laisser paraître leurs flingues coincés à l’arrière de leurs jeans, sous la ceinture. Ils rôdaient autour de l’endroit où eut lieu l’accident.
Police ! cria l’un des types après avoir sonné plusieurs fois de suite.
Ils entendirent une voix féminine derrière la porte.
Bonjour madame… nous sommes à la recherche d’une jeune femme signalée disparue. Qu’est-ce qui est arrivé ici, un accident ? tenta-t-il en montrant le sable ocre par terre.
Oui, y a eu un accident pendant la nuit, répondit Marie qui apparut dans l’entrebâillement de la porte. « Allez à la gendarmerie de Montbrun, ils vous diront… je ne sais rien d’autre ! », finit-elle par glapir en refermant.
On vient de là-bas justement… ils ont dit que vous avez tout entendu.
La porte s’ouvrit en grand, Baptistin Cresson se tenait sur le seuil la mâchoire crispée et les yeux presque invisibles, tapis au fond de leur trou comme une bête aux abois.
Qu’est-ce qu’elle a fait ? demanda-t-il de but en blanc.
Euh… rien, pour le moment, répondit le flic un peu décontenancé par l’irruption de ce type au physique passablement ravagé par l’alcool. « Liberté conditionnelle… elle a oublié de pointer au commissariat comme la loi l’y oblige ».
Nous autres on a rien vu. Ils ont emporté le mort dans l’ambulance, on a dit tout ce qu’on savait aux gendarmes.
Baptistin poussa le rideau de la cuisine pour observer le manège des deux types. Il entra dans une colère froide contre la fille et décida cette fois à tirer les choses au clair.
Des flics sont à ta recherche ! commença-t-il en la giflant violemment. « Ils m’ont dit que t’es une taularde ? »
En liberté conditionnelle, rectifia-t-elle
Pourquoi t’es tombée ?
Trafic de drogue et un peu de prostitution, dit-elle en le fixant droit dans les yeux pour lui montrer qu’elle en avait aussi. « T’es foutu trou de pine, ils savent que je suis dans le coin, ils continueront à fouiner jusqu’à ce qu’ils trouvent leur os.
Qu’est-ce que tu foutais par ici ?
On convoyait quelques kilos de coke par les petites routes des Alpes.
Baptistin semblait refroidi par cette histoire, il commençait à sentir poindre les emmerdements.
Je comprends pas comment les flics ont été si rapides pour venir jusqu’ici.
GPS trou de pine… à cause de ça.
Elle remonta son pantalon au niveau du mollet pour montrer son bracelet électronique. La vue de l’objet le mit dans une rogne noire, il reprit son poignard et tenta de l’arracher en lui tailladant sans précaution la peau. Elle hurla de douleur. Pour la faire taire, il lui administra une gifle monumentale qui la fit sombrer dans une semi-conscience.
Arrête de m’appeler trou de pine, salope !

Marie apparut dans le cadre de la porte en haut de l’escalier. Elle avait pris le vieux fusil de chasse de son mari.
Baptistin… Baptistin, appela-t-elle, « monte voir ! »

Les deux flics n’étaient plus là. Une autre voiture avec trois types stationna à la sortie du virage en épingle qui surplombait la maison. Mère et fils montèrent à l’étage pour observer les nouveaux arrivants. Eux n’avaient clairement pas des têtes de flics. Ils furetaient partout. L’un d’eux pénétra discrètement dans le jardin à l’arrière de la maison puis se planqua. Les mains de Marie se crispèrent sur le fusil, elle tressaillit et fit mouvement vers le bas.
Tu vas faire quoi, vieille folle ?
Tu vois pas qu’ils vont essayer de rentrer. Ils ont des gueules de racaille, je parie qu’ils recherchent l’autre salope en bas. Je vais les attendre derrière la porte.
Baptistin admit qu’elle n’avait pas tort sur leur ressemblance avec le chauffeur décédé. Il s’assura de son poignard, ouvrit la fenêtre et sortit en s’accrochant aux branches du grand chêne pour redescendre comme il faisait gamin pour se faire la malle.
Il se ravisa et regagna la maison en voyant surgir un fourgon noir siglé BRI qui arrivait de l’autre côté de la route. L’escadron de flics se dispersa, deux tireurs se mirent en place. Les deux flics éclaireurs, avaient repéré la topographie du lieu et le nombre de personnes vivant dans la maison, mais ils ignoraient la présence des trois voyous. La scène se mettait en place.
Baptistin descendit à toute volée jusqu’à la chèvrerie où la jeune femme essayait de tirer sur sa chaîne en vain. Constatant l’agitation de son ravisseur, elle comprit que quelque chose se préparait.
Du grabuge leur parvenait d’en-haut.
Un des complices avait réussi à ouvrir la porte, il reçut une volée de chevrotine qui transforma son visage en steak haché sanguinolent. Il tomba en arrière d’une seule pièce. Les policiers surpris, se mirent alors à tirer dans la porte en bois la réduisant en miettes. L’ordre de charger fut donné. Au même moment, les deux autres malfrats sortirent des massifs de gardénias en défouraillant. Ils furent abattus par les tireurs embusqués. Marie gisait par terre le corps déchiqueté par les balles. Sa chemise de nuit remontait sur ses cuisses flasques et des hoquets de sang moussaient dans sa bouche. Le reste de l’escadron se déploya dans la maison.
Baptistin parvint à ouvrir le cadenas de la chaîne malgré la trouille. Il se plaça derrière la fille et tout en lui tenant le cou serré avec le creux du bras gauche, menaçait de lui trancher la gorge de son poignard avec la main droite. Le flic donna un coup de pied faisant voler la porte de la chèvrerie.
Si tu approches, je la saigne… !
Le flic recula. Après un bref échange avec le patron de l’opération, il fut convenu de laisser Baptistin sortir de la maison pour le mettre à la portée des snipers.
Calme-toi. Nous avons préparé une bagnole dehors, le moteur tourne. Tu montes tranquillement puis tu relâches la fille en échange.
Barrez-vous alors… !
Il rejoignit le hall d’entrée en tenant fermement la jeune femme. Il passa devant sa mère baignant dans son sang, le corps criblé de balles.
Marie… Marie bordel ! Vous l’avez butée, enculés ! hurla-t-il fou de rage.
Il sortit sur le perron.
Si vous avancez, je lui tranche la gorge.
Il avançait lentement, un pas derrière l’autre. Il guettait fiévreusement le moindre tressaillement autour de lui.
Soudain un camion-citerne portant l’inscription « Établissements Labauge, vidange, assainissement, fosses septiques », freina devant la maison dans un gros fracas de roues. Marcelin Labauge, le fils, descendit en sifflotant et en enfilant ses gants de travail sans lever les yeux vers la scène qui se tramait devant lui. Il cria à la volée :
Et qui c’est qui va éponger toute la merde, hein… ? dit-il joyeusement en relevant enfin la visière de sa casquette crade.
Au même moment, le tireur embusqué fit éclater la mâchoire de Baptistin Cresson qui s’écroula aux pieds de sa fiancée d’un soir.

mercredi 21 novembre 2018

L'interview de la semaine : Sacha Erbel


Cette année, ce sont les auteurs eux-mêmes qui ont concocté les questions de l’interview, celles qui leur trottent dans la tête, celles qu’on ne leur pose jamais, ou tout simplement celles qu’ils aimeraient poser aux autres auteurs.




Aujourd’hui l’interview de Sacha Erbel





1. Certains auteurs du noir et du Polar ont parfois des comportements borderline en salon. Faites-vous partie de ceux qui endossent le rôle de leurs héros ou protagonistes pendant l'écriture, histoire d'être le plus réaliste possible ?
Bande de psychopathes !
Est-ce-que tu veux parler des expériences que je fais dans ma cave ? Muhahaha !...
2. Douglas Adams est promoteur de 42 comme réponse à la vie, l’univers et le reste. Et vous quelle est votre réponse définitive ?
Euhhh...
3. Y a-t-il un personnage que vous avez découvert au cours de votre vie de lecteur et avec lequel vous auriez aimé passer une soirée ?
Hannibal Lecter ! J'aimerais beaucoup connaître cette fameuse recette du foie et des fèves au beurre !
4. Si tu devais avoir un super pouvoir ce serait lequel et pourquoi?
La télékinésie. Je trouve que ça en jette ! Je suis déjà en net progrès avec les portes coulissantes du supermarché !
5. Est-ce que tu continuerais à écrire si tu n'avais plus aucun lecteur ? (même pas ta mère)
Mdr ! Carrément ! C'est tellement génial d'imaginer sa propre histoire et de la mettre en forme ! De se tirer les cheveux par moment, mais quand tu écris le mot fin, c'est magique !
6. Quel a été l'élément déclencheur de ton désir d'écrire ? Est-ce un lieu, une personne, un événement ou autre ?
A force de lire des thrillers, je me suis dit que j'aimerais avoir l'imagination pour en écrire moi-même. Et mon mari m'a dit : « Bah fais-le ! »
7. Est-ce que le carmin du sang de ses propres cicatrices déteint toujours un peu dans l'encre bleue de l'écriture ?
Je pense que oui, et même parfois, sans que l'auteur n'en ait conscience ! C'est ça qui est dingue !
8. Penses tu qu'autant de livres seraient publiés si la signature était interdite ? Et toi, si comme pour le trophée Anonym'us, il fallait publier des livres sous couvert d'anonymat, en écrirais-tu ?
Et pourquoi pas ? C'est le plaisir d'écrire déjà. Et Anonyme, avec la série des Bourbon Kid le fait bien lui ! En revanche, ce qui me manquerait, c'est de ne pas avoir ces échanges et ces moments de rigolades avec les lecteurs et les auteurs !
9. Pourquoi avoir choisi le noir dans un monde déjà pas rose ?
Parce que se plonger dans la tête d'un psychopathe juste un petit peu pour écrire une histoire, c'est bon ça ! Et savoir qu'on peut en sortir quand on a fini ! Mais quand tu vois les faits divers, tu te dis « ah ouais, nan, je suis vraiment pas psychopathe ! »
10. Quelles sont pour toi les conditions optimales pour écrire ?
Quand j'ai l'inspiration ! Mais pour répondre plus sérieusement, je n'ai pas de rituel ou de moment préféré pour écrire ! C'est où je peux et quand je peux !
11. si vous deviez être ami avec un personnage de roman, lequel serait-ce?
Le Bourbon Kid justement ! Un personnage très sombre et rock à la fois ! J'adore ! Mais avec des failles dont un ami pourrait se servir pour lui montrer que tout n'est pas noir !
12. Quel est ton taux de déchet (nombre de mots finalement gardés / nombre de mots écrits au total ) ? Si tu pouvais avoir accès aux brouillons/travaux préparatoires d’une œuvre, laquelle serait-ce ?
Franchement, je n'en ai aucune idée ! J'en ajoute plus que je n'en enlève je pense ! Pour affiner une idée ! Si le lecteur ne comprend pas ce que j'ai voulu dire, c'est que je l'ai mal exprimée ! Alors je change des phrases car mon but, je ne sais pas si j'y arrive, en tout cas j'essaye, c'est que le lecteur voit ce que je vois quand je décris un lieu ou un sentiment même !

dimanche 18 novembre 2018

Nouvelle N°8 : Tout ce qui est humain

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Il fait noir entre deux lampadaires. Dans la brume les guirlandes de Noël scintillent et rappellent que c’est les fêtes. Pourtant c’est dans son cœur que ça clignote comme une menace.
Des flaques et des papiers sales pour les bas quartiers, plus loin des magasins et des cartes « Visa » qui chauffent.
À l’écart du tumulte des boutiques et des centres commerciaux, tapis dans la pénombre et le calme apparent du faubourg, il est là, il le sent…
C’est la nuit, il presse le pas. Il tressaille à un bruit et se retourne, ce n’est qu’un chat. Il scrute la pénombre un instant encore.
La mort en face il ne craint pas, c’est dans le dos qu’il la redoute.
Pourtant plus tard dans le halo d’un candélabre, c’est son ombre qui le fera frissonner.


***

Tout avait commencé ce jeudi après midi.
Il avait laissé son chien dans le salon. Ce dernier s’était couché résigné en soupirant. Ses yeux ronds aboyaient déjà l’inquiétude.
Il avait pris le bus. Une rincée s’annonçait, mais la porte s’est ouverte à temps sur un havre de chaleur et au sec.
Malgré l’inconfort, Il avait apprécié la banquette raide et l’étroitesse des rangées en écoutant le déluge marteler la tôle.
Un petit frisson d’aise l’a saisi en pensant qu’il était à deux doigts de rater le car et de se faire arroser. C’était un peu sa vie, une suite de petits bonheurs qu’il accueillait avec délectation, aussi futiles soient-ils. Il savait trop bien ce que l’existence réservait de mortifère, mais pas encore ce qui l’attendrait bientôt.
Radio Monte-Carlo, entre ses pubs et ses jeux imbéciles, hurlait un fait divers saignant et des embouteillages monstres sur les routes des sports d’hiver, la baisse de cinq euros des APL, la suppression de l’ISF et le scandale d’un penalty accordé à Ronaldo et…
Il mettrait quarante minutes pour rejoindre la ville, cahin-caha, et cahotant sur les rapetassages de la chaussée des bleds de banlieue, les oubliés des fastes urbanistiques de la métropole.
Il aurait tout le temps de lire les consignes de bords « Attachez votre ceinture », « interdiction de fumer », « de parler au chauffeur » et tant d’autres « défense de » aux incivilités potaches.
Tout le temps aussi d’admirer un portrait-robot placardé sur la vitre qui le séparait du conducteur. Un disparu ou peut-être un criminel qu’une balafre sur la joue en forme de S singularisait. Ça l’avait bien fait marrer cette tronche de BD sinistre au-dessus du numéro de téléphone de la préfecture.
Puis, en gare routière, les portes s’étaient ouvertes sur une immense agora cerclée d’immeubles encore en construction.
Cinéma, commerces et bureaux feraient le nouveau pôle du centre de l’agglomération. Un nid de création d’emploi pour plumer les nids voisins qui se couvriraient alors d’affiches « à vendre » ou « à louer ».
Dans le flux des voyageurs de la périphérie et dans la cohue de gens pressés, sous le déluge qu’il n’éviterait pas cette fois, il passerait sous la voûte sombre d’un des ponts ferroviaires occupés par les caddys et les cartons de quelques SDF.
Dans le ciel, des nuages percés de bleu entre deux averses cinglantes et au sol sur le goudron grené de trous, les flaques sales qu’il devait franchir sans se mouiller les pieds. D’un côté, le moteur des berlines et des bus, de l’autre, le grondement des trains et le crissement de leurs freins quand ils entraient en gare.
Après un quart d’heure de ce parcours du combattant, Sam avait enfin franchi la petite porte vitrée du vieil immeuble qui abritait le comité local du Secours Populaire. C’était ainsi tous les jeudis.
Dès l’entrée, entre les rayons de livres rangés vaille que vaille au gré du flux des dons, une petite queue de bénéficiaires en attente sentait bon le métissage des peaux et des cultures. Hidjabs, casquettes, chevelures blondes ou brunes, black ou visage pâle, ils comptaient tous ici sur une main tendue et un sourire, où ailleurs on leur flanquait grimaces et coups de menton méprisant.
Plus loin dans la friperie, quelques-uns palpaient les tissus pour le petit bonheur de se vêtir dignement pour pas cher.
Enfin se dressait le comptoir d’accueil devant une salle d’attente bondée des mêmes femmes et hommes mélangés.
Au plafond d’un blanc terne, un néon. Sur les murs délavés rampaient des gaines électriques aux parcours improbables que des affiches du Secours Populaire cachaient.

« Tout ce qui est humain est nôtre » disaient-elles.

Sur un côté quatre box. C’est dans l’un d’eux que Sam prendrait place pour accueillir individuellement les demandeurs d’un secours d’urgence ou régulier. Il évaluait là les besoins de chaque bénéficiaire ainsi que leurs difficultés. Il écoutait parfois leurs confidences et le don d’une oreille bienveillante n’était pas le moindre des secours qu’il offrait.
Six mois qu’il consacrait un peu de son temps en ce lieu. Il connaissait trop bien l’association pour en avoir bénéficié des années et enfin devenir accueillant à son tour.
Il se le rappelait chaque fois qu’un visage défait franchissait la porte de son box.
Il en verrait une dizaine aujourd’hui, de la retraitée de soixante-dix ans seule au minimum vieillesse à la jeune mère d’origine maghrébine, analphabète, emballée de tissu de la tête aux pieds que son mari venait de quitter.
Des femmes surtout des femmes…

***

L’après-midi s’était passé. Dès dix-sept heures, on avait allumé le néon. Dehors une brume dense envahissait les rues et la nuit semblait déjà prendre ses aises.
La salle d’attente s’était peu à peu vidée. Les derniers bénévoles se préparaient à partir et les locaux se plongeaient doucement dans un sinistre silence.
Sur le passage, Maryse sa collègue du box voisin a accroché Sam par le bras.

— Dis, j’arrête là ce soir, je n’en peux plus, je partirai quand tu en auras fini avec la suivante. Celui-là je ne le sens pas… Elle a tendu le cou vers un homme alcoolisé qui titubait au fond du couloir.
Elle était au bord des larmes. Sam l’a serré dans ses bras pour réchauffer son cœur. Peut-être avait-il un faible pour elle…
C’était une instit retraitée qui alternait ici réception ou atelier d’alphabétisation. Une chouette femme Maryse, un roc de coutume, mais ce soir-là, dans l’obscurité précoce qui tombait, la perspective de recevoir cet homme alcoolisé, peut-être violent et difficile à gérer, était au-delà ses forces.
Même si elle savait qu’il n’exprimait là qu’une misère abrupte, celle du fond du trou, celle de la rue dont on ne revenait pas toujours vivant.
Il ne restait qu’une femme dans la salle d’attente.

— Madame Halaoui Aïssa ?

Sam a lu sa fiche en diagonale.
Une femme seule encore, dont l’épaisseur du dossier témoignait de multiples passages au Secours Pop.
Elle s’est levée péniblement en tirant un chariot de course. Elle boitait et avait un étrange rictus.
Elle a tendu tous ses papiers ou pas grand-chose.
— Je vous laisse trier, vous n’y trouverez rien de nouveau depuis la dernière fois, sauf les APL qui ont baissé.
Sur sa fiche se lisait le journal de ses passages au Secours avec les mots banals de la vie de beaucoup ici :
Chômage, maladie, dette, en attente du RSA, RSA interrompu, trop-perçus à rembourser.
Deux ont attiré l’attention de Sam : violences et traumatisme crânien.

— Vous avez été victime de violences…
— Conjugales, oui ! C’est il y a bien longtemps…

Et elle a fait le récit de son premier « grand amour » à Angoulême, sa ville de naissance. Il y avait trente ans. Elle a raconté les coups durant des années, les tortures psychiques, puis un soir alors qu’elle était enceinte de 6 mois, la gifle, un aller et retour et un coup de genou dans le ventre.
Elle a mimé le geste et son regard s’est allumé un instant d’une étrange lueur sauvage.

— Je n’en suis pas morte ! Une hémorragie cérébrale, tout de même, et une fausse couche !

Un Procès et la prison pour son tortionnaire.

— Rodrigo qu’il s’appelait ce salopard ! Je le vois encore avec son cran d’arrêt qu’il me mettait sous la gorge pour me faire peur comme dans les films !
J’en fais toujours des cauchemars.

La lumière de la salle d’attente s’est éteinte soudain. Un cadre noir a occupé l’espace de la vitre du box. Sam ne s’en est pas ému, trop occupé par le discours d’Aïssa.
Elle avait raconté là une tranche de sa vie et il avait tout pris dans la gueule.
Il serait bientôt dix-huit heures et la nuit montait avec la noirceur de son récit.
Le visage hirsute du poivrot est alors apparu dans l’encadrement vitré du box comme un diable qui sortirait de sa boîte. Sam a sursauté surpris par cette apparition dans l’obscurité de la salle d’attente. Maryse avait-elle baissé les bras ?
Aïssa tournait le dos à la baie. Elle n’a rien soupçonné
Son débit s’est ralenti pour parler de Pascal, son autre grand amour.
— On était enfin heureux tous les deux, il m’a prise avec mon handicap. Il m’a prise stérile et il m’a aimé, oui, beaucoup.
De la main gauche elle a caressé sa main droite recroquevillée, séquelle parétique de son traumatisme crânien, comme son rictus qui s’effaçait quand son visage exprimait la tristesse.


— Mon Pascal, il est mort d’une leucémie foudroyante l’an dernier…

Sam a dégluti un trop-plein d’émotion puis il a rédigé des bons d’aide alimentaire.
Il lui proposera des activités pour rompre l’isolement et le flyer d’une place de théâtre offerte au secours pop. Le sourire étrange d’une Aïssa dubitative a accueilli ces attentions si rares ailleurs, où souvent seul l’estomac des précaires préoccupait les aidants…
Elle a récupéré ses papiers et s’est levée en le remerciant, il lui a ouvert la porte.
— Courage, Madame, et n’hésitez pas à reprendre rendez-vous au moindre problème. Je suis là tous les jeudis.
Laisser un pont et un dernier sourire pour briser la honte se disait-il. Ce soir, Aïssa mangerait bien et peut-être cogiterait-elle sur les ateliers-cuisines parmi les activités. Le théâtre, elle n’y était jamais allée, pourquoi pas ?
La salle d’attente était toujours dans le noir, le silence y régnait. Le cœur de Sam s’est emballé. Quand il a éclairé, le poivrot somnolait sur une chaise.
Maryse était déjà partie et ce n’était pas d’elle.
Le pochard a ouvert un œil pour dévisager la femme. Elle n’a posé qu’un regard furtif sur l’homme. Ce dernier a pénétré dans le box. Il portait un sac de course vide et barbouillé de tags informes.
Il s’est affalé aussitôt sur la chaise, une forte odeur de sueur a alors envahi la pièce. Quand il a ouvert la bouche, c’est un fumé de bonbon mentholé et d’haleine alcoolisé qui a saturé l’atmosphère.
— Ah ! une Maghrébine ! Toujours à pleurer de l’aide, faudrait toutes les pendre par les nichons !
Cette réflexion immonde a sidéré Sam, mais ce dernier a trouvé qu’elle allait bien avec la puanteur du personnage. En d’autres temps, l’homme aurait pris la porte. Mais il avait vieilli et c’est par lassitude qu’il ne réagît pas à ces propos racistes.
Des yeux bleus et la peau ridée par les années de rue, il ne respirait pas la santé avec son teint gris qu’une barbe sauvage masquait mal. Une gueule à faire frémir qui pourtant lui paraissait familière. Seules sa taille et ses épaules larges en imposaient, mais comme une menace…

— Donne-moi vite mon panier, le magasin va fermer.
— Ils ne fermeront pas, ils vous attendent, n’ayez crainte. On va faire le point sur votre situation.
L’homme a éclaté de rire en exposant une rangée de dents jaunes éparses.
— Ma situation ! Elle est bien bonne !
Son hilarité retenait une violence prête à exploser.
Et il est parti dans un discours confus que sa voix éraillée ponctuait d’un : « Saloperie ! » à chaque phrase.
Il était né à Lille mais avait travaillé à Angoulême un temps. Puis, il avait fait deux ans de prison.
— Une histoire à la noix ! Saloperie ! Ma gonzesse. Elle est allée raconter aux flics que je la frappais !
Ses yeux injectés s’allumaient d’une étrange lueur à l’évocation de ce passé trouble.
— Ce n’était pas vrai ?
— Bien sûr que non ! Saloperie ! J’en suis ressorti, sans boulot, interdit de séjour à Angoulême. Je n’avais plus que la route. Si je la retrouve, couic ! A-t-il fait en posant son pouce sur son cou.
Hier, on m’a viré d’Emmaüs. Un salopard m’a cherché, il m’a trouvé.
Il a mimé un coup de boule. Sa tête était prête à cogner encore.
— Faudrait abréger ! Mec.
L’homme s’impatientait, mais Sam était ailleurs, loin les bravades haineuses du sans-abri. Pas facile d’abandonner les codes de violence de la rue dans le petit espace d’un bureau, il savait.
En revanche, Angoulême, violence conjugale, prison… il venait d’entendre à l’instant, de la bouche d’Aïssa, le même récit.
Ce n’est pas possible ! simple coïncidence, a-t-il pensé.
— Il me faudrait votre carte d’identité pour remplir la fiche.
L’homme qui semblait pressé lui a tendu le papier en se levant brusquement pour lui tourner le dos et coller son nez sur la vitre du box comme un lion sur les barreaux de sa cage.
Le sang de Sam s’est glacé quand il a lu sur la carte :
Rodrigo, Pablo Rodrigo !
Il s’est remémoré le croisement de Pablo et d’Aïssa dans la salle d’attente quelques minutes plus tôt. Elle avait alors baissé les yeux, lui ne l’avait pas reconnue.
Son origine maghrébine ne lui avait pourtant pas échappé !
Il a rendu la carte en tremblant sans se focaliser plus sur la photo d’un Rodrigo, là imberbe…
Désormais, il devrait gagner du temps. Cette pauvre femme était en danger. En prenant son temps, il a fait un bon pour un panier d’aide alimentaire, et un autre pour les fringues et un autre pour un kit d’hygiène corporelle et un autre pour l’épicerie solidaire. Il faillira même en faire un pour des jouets !
Il aurait donné tout ce qu’il pouvait pour qu’Aïssa récupère son panier au magasin et soit loin !
Qu’ils ne se croisent surtout plus.
L’homme a enfin posé sur Sam un regard plein de haine puis a pris son sac de course tagué pour sortir et gagner le dépôt à une centaine de mètres de là. Bientôt, sa lourde silhouette s’enfoncera dans l’obscurité entre deux lampadaires.
Sam a téléphoné aussitôt au magasin pour s’assurer que Mme Halaoui n’y était plus. Il aura la surprise d’apprendre qu’elle ne s’y était pas rendue.
« Ce n’est pas plus mal, elle est donc à l’abri », a-t-il pensé.
Il avait raté son car, il prendrait le suivant dans une bonne heure.
Il s’est enfermé prudemment et a essayé en vain de faire le vide dans son esprit.
Plus tard, avant de partir, il s’est humidifié le visage devant le miroir des toilettes hommes en observant les rides qui bouffaient son portrait. Curieusement, le parfum de Maryse y régnait, il y avait aussi des flagrances moins subtiles de sueur et d’alcool, celles de Rodrigo…
Le souvenir de ses yeux d’un bleu intense qui l’avaient glacé quelques minutes plus tôt le hantait.
Il éteindra en suite les lumières, puis fermera la porte du local, dès lors avec une pointe d’inquiétude.
La nuit avait repris ses droits. Sur les arbres au fond de l’avenue, des guirlandes bleuâtres mimaient la neige, mais l’air restait doux pour la saison. Les fêtes se feraient au balcon.
Il a repris le chemin inverse avec ses trous, ses flaques et ses bosses, sous le fracas des trains et dans la puanteur du gazole.
Une réminiscence obscure le terrifiait peu à peu, comme un portrait-robot aperçu dans le bus qui prendrait des couleurs, comme du rouge sur un fait divers en noir et blanc entendu sur les ondes :
D’Angoulême au sud de la France, le parcours sanglant d’un zonard.
Par quel circuit tordu sa mémoire a glissé d’une gueule imprimée sur un papier de la préfecture aux broussailles de la barbe d’un Rodrigo ?
Une parano glaçante s’est emparée doucement de son esprit.

***
Oui, tout a commencé ce jeudi après-midi…
Mais ce soir quand le trafic se calme, le moindre claquement de pas dans le dos de Sam résonne comme un danger.
Il se sent suivi. Il se pense traqué jusqu’à ce qu’il se retourne pour ne discerner qu’un lointain quidam sans la dégaine du Pablo qu’il redoute désormais.
Il imagine sa présence partout, son agressivité, sa haine et son odeur aussi.
— Mais enfin, quel film te fais-tu ? pense-t-il pour se rassurer.
Pourquoi Maryse ne l’a-t-elle pas attendu ?
Une question encore pour une angoissante absence de réponse.

Comme à l’aller, il longe le viaduc ferroviaire où chaque arche lui paraît autant de pièges. Le cœur serré, il repasse sous l’une d’elles. Il ne reste qu’un caddy, un sans-abri dort sur un carton, le dos calé sur un sac de course plein bariolé de tags. Tout près, un col de bouteille brisée aux arêtes acérées gît sur le goudron. Le sang de Sam ne fait qu’un tour, celui du clodo coule le long de son duvet en formant à la faible clarté d’un candélabre une rigole au reflet métallique.
Faut-il fuir, appeler les flics ? Ce n’est pas son genre.
Il s’agenouille prudemment pour soulever un pan du sac de couchage qui cache le visage du « dormeur ». Aussitôt à la lueur du téléphone, les yeux bleus de Rodrigo figés par la mort accrochent ceux de Sam. Sur la joue touffue du cadavre, dans le halo blanc de la diode, se révèle une cicatrice en forme de S, sa tête inerte pivote alors en laissant bâiller la profonde plaie qui barre son cou.
Sam sursaute et détourne le regard de cette vision d’horreur.
Dans la brume que la clarté jaune d’un lampadaire déchire, il discerne à une trentaine de mètres la silhouette boiteuse aux pas pressés d’Aïssa qui fuit. Il se redresse nauséeux, mais ne fait rien pour l’arrêter.
À son tour il s’éloigne en pensant que l’homme n’a rien vu venir et que la mort vengeresse l’a frappé dans son sommeil d’ivrogne, l’estomac plein. C’est déjà ça…
Il se console aussi en pensant qu’Aïssa, un poids de moins sur son ventre meurtri, ira demain chercher son panier et que les cauchemars qui hantent ses nuits se seront dissipés à jamais dans les ténèbres de ce pont.
Peut-être échappera-t-elle à « leur » police, car il n’attend rien non plus de « leur » justice, peut-être parce qu’il n’est pas de ce monde où des souris ahuries plébiscitent des rats voraces tous les cinq ans. Peut-être parce qu’un chat noir feule dans son cœur depuis toujours.

— Pour le coup là, la justice est déjà rendue. pense-t-il
Même s’il ne l’approuve pas, il ne donne à personne la légitimité de juger Aïssa.

Il arrive à temps pour prendre son bus et retrouver au chaud sa banquette inconfortable.
Il appelle le domicile de Maryse pour prendre de ses nouvelles. Son mari inquiet lui répond qu’elle n’est pas rentrée…
La radio de bord clame la faible participation dans une manif parisienne contre il ne sait quel nouveau recul des droits sociaux. Elle chante aussi les vertus de la dernière Volkswagen à 15 000 euros, le match nul de Vichy contre le FC canut Lyon…
Et le tueur fou d’Angoulême qui court toujours !
« Parce qu’ils ne savent pas encore ! », pense-t-il.
Lui ne sait pas non plus que le corps de Maryse gît sans vie dans les toilettes du Secours Populaire et ne sera découvert que quelques heures plus tard.
Bientôt c’est son chien qu’il caressera. Il lui contera sa soirée et les yeux ronds et attentifs du clebs lui japperont :

« Tout ce qui est humain est tien, mon Sam. »