Laurina
a une passion dévorante dans la vie : la lecture. Elle a besoin
des livres comme d’autres ont besoin de tabac ou d’alcool. Chaque
page qu’elle dévore vaut une bouffée de cigarette ou une gorgée
de grand cru. Sauf que ce n’est pas dangereux de lire. En effet,
a-t-on déjà entendu parler d’un lecteur mort d’un cancer du
roman ou d’une « rupture de livrisme » foudroyante ?
Laurina
envie terriblement le talent des auteurs qu’elle lit. À tel point
que leurs romans sont devenus ce genre d’obsession qui s’insinue
tel un poison dans ses veines et fait d’irrémédiables ravages.
Être lu n’est pas dangereux normalement, mais quand c’est par
Laurina, c’est une autre histoire.
Plus
rien n’est normal. On entre dans une autre dimension…
Pour
elle qui, dans sa jeunesse, fréquentait assidûment les
établissements de jeux, les écrivains sont comme des croupiers de
casino. La différence, c’est que ce ne sont pas des cartes qu’ils
distribuent avec dextérité mais des mots, des phrases, des idées
brillantes. À chaque lecture, elle retrouve cette fièvre de joueuse
invétérée qui, fébrilement, récupérait les cartes, jouait des
heures et finissait par tout perdre. Toutes ces histoires, dont elle
se délecte, la rage au ventre, lui rappellent invariablement combien
la sienne est sans intérêt. Laurina a une quarantaine d’années,
un mari, trois enfants et mène une existence normale. Désespérément
banale à ses yeux, tout comme son physique d’ailleurs, très
commun. Pour son entourage, sa famille, ses amis, c’est une bonne
épouse, une mère attentionnée, une amie disponible. Elle admire
les chercheurs dont les découvertes marquent à jamais l’histoire
ou ces écrivains qui immortalisent leurs inspirations dans des
livres mais elle sait que sans un coup de pouce, son destin n’aura
rien d’exceptionnel. Elle sera vouée à végéter, comme tous ceux
qui mènent des vies silencieuses, discrètes, indignes d’intérêt.
Les seules traces qu’elle laissera de son existence couleront dans
les veines de sa descendance. En somme, cette femme n’est pas le
genre de personne qui inspire l’écriture d’un long roman. Le
titre suffirait largement à évoquer sa vie. C’est dans sa tête
qu’il faudrait fouiller pour s’apercevoir qu’il y a une
existence parallèle grouillante. Si quelqu’un avait pu lire dans
ses pensées, deux des auteurs français les plus prometteurs du
moment écumeraient encore gaiement les salons du livre à l’heure
qu’il est. Au lieu de cela, ils sont portés disparus depuis
plusieurs mois et les enquêteurs chargés de les retrouver tournent
en rond, sans aucun indice qui puisse leur indiquer s’ils sont
morts ou vifs. Même le détective privé mandaté conjointement par
les deux maisons d’édition fait systématiquement chou blanc.
Tout
a commencé il y a environ deux ans. Après avoir lu leurs livres, en
particulier "Assassinat médiatisé" pour l’un et "À
neuf doigts de la mort" pour l’autre, Laurina a commencé à
échanger avec deux auteurs, Eliane Gymot et Klaus Korni. Elle a
admiré la plume d’Éliane trempée sans concession dans les affres
de la passion amoureuse et s’est délectée, chez Klaus, d’un
style déjanté et satirique. Petit à petit, de nouvelles idées ont
germé dans l’esprit torturé de Laurina. Le genre de projets qui
n’annoncent rien qui vaille. Elle se dit que le destin ne lui
promettant pas des aventures palpitantes, c’est à elle de forcer
les choses une fois de plus, de les écrire à sa façon. Ce serait
SON œuvre, et pour la ponctuer, elle n’hésiterait pas à troquer
la plume contre un couteau et l’encre contre le sang. Son but est
de manipuler certaines inspirations littéraires qui exacerbent sa
jalousie à longueur de chapitres. Il faut qu’elle y parvienne
cette fois, à tout prix. Sa machination en tête, Laurina a pris
contact avec ses deux auteurs préférés du moment. Elle s’est
immiscée plusieurs mois durant dans leur toile sur le NET, telle une
araignée discrète qui devient vite un élément habituel d’un
jardin et dont on ne se méfie plus. Elle leur a inspiré de la
sympathie et peu à peu, cette sympathie a laissé place à quelque
chose de plus sérieux, plus engageant. Un intérêt et un désir
mutuel de se rencontrer sont inévitablement nés de leurs échanges.
Aussi, quand Éliane et Klaus lui ont annoncé qu’ils participaient
ensemble à une séance de dédicaces dans une librairie de la
région, ils n’ont pas été étonnés que Laurina leur propose
avec enthousiasme le couvert et le gîte.
Le
jour J, éreintés par une journée de dédicaces et la tête encore
pleine de cette foule de lecteurs enthousiastes venus les rencontrer,
ils arrivent à l’heure du repas à Cronisson, un lieu-dit
tellement perdu en pleine campagne ardéchoise que même le GPS,
dernier cri et mis à jour, a eu des hésitations. Les deux auteurs
sont un peu surpris de trouver Laurina sans mari ni enfants mais le
premier contact réel est très chaleureux. Elle est seule au logis
avec un énorme berger allemand qui inspire à première vue autant
de confiance qu’un dentiste avec une curette à la main mais il ne
présente aucun signe d’agressivité. Dans le salon, un matou gris
insouciant, étalé tout en longueur sur le canapé, ronronne
paisiblement.
— Ronald
et nos trois enfants sont partis passer le week-end au bord d’un
étang que nous louons à l’année à une vingtaine de kilomètres
d’ici, pour nous laisser profiter de ce moment ensemble, leur
annonce-t-elle avec naturel.
Comme
la maison est imprégnée du fumet alléchant d’un plat mijoté et
que la faim a pris le dessus sur tout le reste, l’information reste
sans importance aux yeux des deux romanciers qui sont surtout venus
pour faire plus ample connaissance avec Laurina. Éliane et Klaus
sont à peu près tels qu’elle les a imaginés d’après toutes
les photos qu’elle a en sa possession. Elle les a récoltées sur
le net avant de les imprimer et les punaiser soigneusement aux murs
de son bureau. Physiquement, ils sont fidèles aux clichés publiés
sur les réseaux sociaux. Ils n’ont visiblement pas cherché à
mettre exagérément en valeur des atouts physiques, comme le font
beaucoup d’internautes. Laurina constate qu’ils ne sont pas bien
grands tous les deux. Un détail qui ne suscite aucun intérêt pour
la plupart des gens mais se révèle d’une importance capitale pour
quelqu’un qui pourrait envisager l’idée de creuser une fosse. Le
seul problème, c’est que la sympathie qu’ils dégageaient déjà
travers l’écran est décuplée dans le réel. La tâche s’annonce
plus difficile que prévu mais Laurina a bien l’intention de
parachever ce projet qui l’a obsédée des nuits entières, jusque
dans ses rêves. Dans un premier temps, il faut amadouer les deux
invités, les installer dans un bien-être et une confiance absolus.
Pour cela, elle sert un repas copieux agrémenté de spécialités du
coin et généreusement arrosé d’un vin rouge régional. Klaus,
qui ne crache jamais sur un bon arabica pour digérer, n’est pas
porté sur l’alcool. C’est dans son expresso que Laurina verse
discrètement le tranquillisant pour le rendre plus docile. Pour
Éliane, c’est gagné d’avance. Cette épicurienne jouit
visiblement de la vie dans les volutes de fumée de cigarettes et les
boissons alcoolisées. Le nombre de mégots écrasés au fond du
cendrier et les deux bouteilles vidées pendant le repas en
témoignent. Le Côte du Vivarais secrètement aromatisé de
substances euphorisantes fait rapidement son effet. À table, Laurina
évoque un endroit tranquille situé en dehors du village, surnommé
« Le creux » dont elle leur narre l’histoire
mystérieuse avec verve :
— On
y trouve une petite construction perdue au milieu des bois qui fait
penser à une sorte de chapelle. C’est Édouard, un ancien
administré de Cronisson qui l’a faite bâtir dans les années
cinquante. Peu après l’achèvement des travaux, il a subi la
disparition tragique de sa femme et de sa fille, un bébé de
quelques mois, mortes dans l’incendie accidentel de leur maison. La
violence des flammes a effacé toutes traces de leurs corps. Édouard,
absent avec son fils de deux ans au moment du drame, est
régulièrement venu pendant des mois se recueillir dans sa chapelle
devant une statue de la Sainte Vierge et toutes sortes d’autres
reliques pieuses. C’est du moins ce qu’on raconte dans le village
car on ignore pour quelles raisons, une superstition idiote
probablement, personne n’a osé pénétrer dans ce lieu du vivant
d’Édouard et pas davantage après sa mort survenue il y a trois
ans. Pas même les gosses du coin les plus téméraires en quête de
frasques inédites. L’endroit a depuis été condamné par les
autorités locales et un panneau dissuade d’y entrer. De toute
façon, plus personne n’y attache d’importance depuis bien
longtemps maintenant.
Éliane
et Klaus écoutent cette histoire d’une oreille attentive et
sentent monter en eux cet intérêt commun qui les pousse à écrire
des romans. Les stupéfiants ont une incidence sur leurs capacités
physiques ; Éliane se sent toute drôle et s’esclaffe pour un
rien et Klaus perd au fil des heures cette vivacité qui le
caractérise. En revanche, la partie de leur cerveau constamment
overdosée de littérature n’est en rien altérée, bien au
contraire. Des idées diffuses titillent déjà leur plume si bien
qu’ils prient instamment Laurina de les emmener là-bas après le
repas. Après quelques hésitations calculées, elle finit par
accepter. Bien que cet enthousiasme arrange ses affaires, elle ne
comprend pas les motivations soudaines de ses hôtes pour un lieu
qui, en dehors de son histoire atypique teintée de drame, ne peut
avoir un intérêt géographique que pour elle. Après tout, ce sont
des écrivains…
En
fin de soirée, les trois amis, Laurina, équipée d’un sac à dos,
Éliane et Klaus également avec, à l’intérieur, les calepins et
stylos qui ne les quittent jamais, sortent dehors à l’initiative
de Laurina. Ils profitent dans un premier temps du silence de la
campagne profonde. Le calme est accentué par l’obscurité d’un
ciel vespéral sans étoiles et pourrait aussi bien privilégier un
état de bien-être que d’angoisse. De surcroît, il n’y a aucun
lampadaire dans les environs. Une ambiance à laquelle les deux
auteurs citadins ne sont pas accoutumés mais ils sont portés par
l’excitation de se rendre sur les lieux. Marcher longtemps,
éclairés à la lampe frontale, ne semble pas les déranger. Au
contraire, ils sentent comme un parfum épicé d’aventure. Une fois
arrivés sur place après une bonne heure de marche dans les bois,
Laurina sort une pince de son sac à dos pour venir à bout du
cadenas qui condamne l’entrée. Elle a la clé mais se garde bien
de le signaler. La porte s’ouvre sur un espace restreint et une
odeur singulière. Les reliques évoquées dans le récit sont bien
là et l’atmosphère commence rapidement à devenir pesante. Éliane
est intriguée par des détails :
— C’est
bizarre, murmure-elle à Klaus dans un souffle d’inquiétude
manifeste, le cadenas semble plutôt récent et Laurina a affirmé
que la pièce n’a pas été visitée depuis des années. Pourtant,
c’est plutôt propre ici.
Klaus
ne se sent pas apaisé non plus tout à coup. Il n’en veut rien
montrer, mais Éliane remarque qu’il prend des notes sur son
calepin d’une main légèrement fébrile. Les drogues les empêchent
tous deux de réagir tout à fait normalement. Quand Laurina ouvre
une deuxième porte et leur propose de prendre l’escalier qui se
trouve derrière, ils obéissent sans broncher. Après tout, pourquoi
s’inquiéter ? Leur hôte n’est pas du genre à leur faire
courir des risques mais avant d’avoir le temps de s’en persuader
vraiment et réaliser quoi que ce soit, ils se retrouvent enfermés à
double tour dans une pièce sombre. L’odeur passe violemment de
singulière à pestilentielle... À tâtons, Klaus longe les murs de
pierres à la recherche d’un interrupteur qu’il ne trouve pas. Il
finit par sentir une cordelette sur laquelle il tire. Un vieux
système d’éclairage se met alors à fonctionner et un faible halo
de lumière leur permet de se découvrir mutuellement des yeux
épouvantés et ahuris. Ce face-à-face surréaliste dure plusieurs
minutes. Leurs regards où se mêlent la peur et l’incompréhension
finissent par se détacher l’un de l’autre pour se poser sur
l’espace d’une vingtaine de mètres carrés qui les entoure.
C’est restreint et sale, contrairement à la pièce du dessus. Sur
un côté, un rideau entrouvert laisse voir un vieil évier, une
douche et des toilettes sommaires qui semblent avoir beaucoup servi.
Plus loin, deux matelas posés à même le sol. Dans le fond de la
pièce, de la vaisselle, des boîtes de conserve de toutes sortes,
des bouteilles d’eau et tout le nécessaire pour écrire sont
entreposés sur des étagères. Juste en dessous, une vieille et
grande malle de rangement attire le regard et, instinctivement,
inspire des sentiments contradictoires aux deux amis. On ne sait
jamais ce que peut renfermer ce genre de meuble ! Pourtant, sans
qu’ils aient besoin de se concerter, la curiosité l’emporte sur
l’inquiétude. Tous deux se rapprochent pour l’ouvrir à quatre
mains et comprennent alors d’où vient l’odeur.
— Qu’est-ce
que c’est que cette horreur ? hurle Éliane avant d’aller se
réfugier vers les toilettes, le cœur et surtout le vin bu tout au
long du repas au bord des lèvres.
Brusquement,
elle se sent douloureusement rattrapée par toutes les atrocités
jusqu’ici sorties tout droit de son imagination et couchées sur le
papier au calme dans son petit bureau. Klaus est tétanisé devant le
contenu du coffre. Il se tient là, le teint blême et les lèvres
pincées par l’anxiété. Ses yeux écarquillés et sa main
tremblante posée sur son front moite trahissent aussi ouvertement un
état d’accablement. L’ancien cancre n’a pas brillé en
biologie au collège mais pour ses besoins d’écriture, il a
soigneusement étudié la décomposition des cadavres. Même sans
cela, il saurait reconnaître des ossements. Or là, entre des
lambeaux de tissus, il y a manifestement les restes de trois humains.
L’un est beaucoup plus petit que les autres et le troisième, sur
le dessus, est encore recouvert de chairs sèches grouillantes de
dermestes. Klaus pense reconnaître la septième escouade d’insectes,
ce qui lui permet de situer la mort de 1 à 3 ans en arrière sur
l’échelle du temps. Pour les deux autres, c’est en décennies
que l’on peut compter.
— Il
y a le squelette d’un bébé dans ce coffre et un mort récent.
Qu’est-ce qui se passe bordel, Éliane ? C’est qui cette
cinglée ?
Éliane,
prostrée dans son coin, ne répond pas et pense à son paquet de
cigarettes oublié sur la table du salon. Laurina se tient justement
derrière la porte équipée d’une trappe comme on en trouve dans
les prisons pour faire passer les plateaux-repas. Aidée par la vue
plongeante dont elle bénéficie sur la pièce grâce aux escaliers,
elle ne perd pas une miette des réactions de ses hôtes qui ne
calculent plus sa présence, plongés dans l’adversité. Elle
jubile. Enfin, son heure de gloire a sonné et le moment est venu de
leur annoncer ce qu’elle attend d’eux à l’avenir :
— Écoutez-moi
attentivement vous deux, lance-t-elle, le visage soudainement marqué
par la méchanceté collé dans l’encadrement de la trappe, vous
allez rester ici quelques temps et croyez-moi, personne ne pensera à
venir vous chercher dans les parages. Vous avez tout ce qu’il faut
pour survivre dans cette pièce. Je viendrai de temps en temps de
nuit voir si vous ne manquez de rien.
Klaus
l’interrompt pour demander d’une voix blanche qui sont les deux
autres squelettes dans le fond de la malle.
— C’est
ma grand-mère et ma tante. En fait, Édouard était mon grand-père.
Elles ne sont pas mortes dans l’incendie comme tout le monde l’a
pensé à l’époque. C’est lui qui les a assassinées.
— Mais
pourquoi Bon Dieu ? Comment peut-on tuer sa femme et son bébé ?
Et pourquoi avoir épargné le petit garçon ? C’était ton
grand-père… Au moins ta personnalité s’explique, s’exclame
Éliane, sortie de sa torpeur et abasourdie par ce qu’elle vient
d’entendre.
— Le
bébé n’était pas le sien poursuit gravement Laurina. C’était
un enfant né de l’adultère. Quand il l’a appris, mon grand-père
est devenu fou et il a prémédité sa vengeance. Il a fait
construire cet endroit dans le but de séquestrer la femme infidèle
et le nourrisson. Peu de temps après, il a mis le feu à la maison
pour faire croire à leur mort accidentelle. À l’époque, les
enquêteurs n’ont pas été très pointilleux, il faut dire que ma
famille était très respectée dans la région. En réalité, ma
grand-mère et ma tante sont mortes au bout de quelques mois de
maltraitances, ici même. Les torturer était l’activité
principale d’Édouard avant d’aller prier là-haut, pour excuser
ses actes. Mon père, âgé de deux ans à l’époque, a su la
vérité dans les derniers mots d’Édouard sur son lit de mort il y
a trois ans. Il m’a parlé de ce secret trop lourd à porter seul
en me faisant jurer de ne pas en parler à la police. De toute façon,
à quoi bon ? Le meurtrier est mort et enterré.
— Quel
lien entre cette histoire, Éliane et moi ? Et qu’est-ce que
tu attends de nous ? s’inquiète Klaus qui se projette dans un
avenir de plus en plus incertain.
— Aucun
rapport, si ce n’est cet endroit. Je veux juste qu’à quatre
mains, vous m’écriviez le meilleur roman de votre vie. Je sais que
vous en êtes capables. Deux talents pour une histoire ne peuvent que
frôler la perfection. Quand ce sera fait, je m’arrangerai pour le
faire éditer sous mon nom et enfin, je saurai ce qu’est la
célébrité en littérature. Peu de temps si tout se passe comme je
l’exige car ensuite, je vous libérerai. La vérité éclatera et
je finirai ma vie en prison mais réaliser mon rêve vaut largement
ma liberté et ma vie de famille. Je laisserai définitivement ma
trace dans l’univers des livres puis dans les faits divers.
Klaus
et Éliane n’en reviennent pas d’avoir échangé avec une folle
pareille pendant des mois sans avoir rien décelé de cette
personnalité trouble. Dire qu’ils la trouvaient même attachante !
Voilà qu’ils se retrouvent face à une malade mentale qui n’en
finit plus de les stupéfier.
— Vous
n’êtes pas les premiers auteurs à finir ici, ajoute-t-elle. J’ai
déjà tenté l’expérience il y a environ deux ans mais ce fut une
perte de temps. J’ignorais que l’écrivain était gravement
malade lorsque je l’ai piégé. Il n’a survécu que deux mois à
la séquestration sans avoir terminé le premier chapitre. Je me suis
tout particulièrement appliquée à lui faire payer physiquement cet
échec avant sa mort.
— Mais
tu te rends compte de ce que tu nous demandes ? Tu crois
vraiment qu’enfermés ici pendant des semaines ou des mois, nous
aurons le cœur à écrire ? Et puis tout le monde va
s’inquiéter et nous rechercher…
Laurina
éclate d’un rire démoniaque qui suspend le commentaire de Klaus,
résonne dans la petite chapelle et terrifie un peu plus les deux
malheureux écrivains.
— Mon
grand-père a caché un crime pendant près de soixante ans. J’ai
ça dans les gènes. Mon caractère et l’existence paisible que je
mène me préserveront comme lui de tout soupçon. Si j’étais
vous, je m’activerais sans tarder d’écrire mieux que jamais pour
espérer retrouver la liberté. Si je n’ai pas mon roman dans
quatre mois, votre dernière demeure, à trois mètres sous terre,
sera bien plus exiguë et encore moins confortable que celle-ci. J’ai
un terrain de plusieurs hectares où je peux creuser deux tombes en
chantant…
Pour
la première fois de leur carrière, Eliane Gymot et Klaus Korni
regrettent amèrement d’avoir été lus. Leur espoir de rester en
vie pèse dorénavant le poids d’une plume d’écrivains.