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– Franchement,
si tu pouvais y arriver sans te faire choper… tu ne le ferais pas ?
Gilles lève le nez, surpris. Il
repose sa troisième bière vide sur son genou, l’esprit déjà un
peu embrumé par la chaleur du feu de bois. La proximité de l’index
de Laurent qui lui tapote familièrement le bras commence à le
gêner.
La bière,
il connaît. Il a de la marge. Ça ne lui
fait rien. Presque rien. Presque plus rien. Du moins les deux
premières. Mais un homme qui entre en contact physique avec lui, ça,
il ne peut pas le supporter.
En tout cas, plus depuis ses seize
ans.
Gilles ferme les
yeux un instant, évacue l’image
qui veut se frayer un chemin jusqu’à la lisière de sa conscience.
Du bout des doigts, il joue avec le lacet de cuir qui pendouille à
son cou en deux brins inégaux. Son père portait le même, le jour
de sa mort.
– De quoi tu
parles ?
Laurent a un ricanement que Gilles
attribue à la présence des deux autres pêcheurs qu’il ne connaît
pas et qui vident leur verre avec un sourire entendu, tout en leur
jetant des regards en biais à travers les flammèches projetées par
le foyer. Derrière eux, à la surface du lac, la Lune joue à
cache-cache avec le clapotis soulevé par le vent qui vient du nord.
Dans le bois, dérangé par les humains, un rapace pousse un cri
strident et s’envole en claquant des ailes.
Laurent tire un
billot et s’assied face à
Gilles qui se recule imperceptiblement. Posé sur la bûche, il le
domine de tout son corps et lui cache le ciel noir. Son haleine pue
déjà la bière. Combien en a-t-il bu, lui, exactement ?
– Je parle de
ces fils de putes. Ceux qui ont assassiné tous ces gens, l’année
dernière, dans la fosse du Bataclan, à Paris.
Les yeux de
Laurent sont devenus des miroirs où se
réfléchit le scintillement des braises. Sa voix est descendue dans
les graves, dans ces profondeurs où l’âme
se révèle à la lisière de l’ivresse. Il fixe son regard juste
au-dessus des épaules de Gilles, dans une nuit dont lui seul
aperçoit la
noirceur infinie.
– Imagine…
Tu es là, à
proximité de
l’entrée de la salle, quand tu entends les premières explosions…
Tu lèves la tête, tu écoutes, tu n’oses pas y croire… Tu
frémis rien qu’à l’idée que ça
puisse arriver, ici, en France. À
Paris…
– Laurent…
– Tu
es là, juste à côté, et tu portes un
flingue à ta ceinture. Le chargeur est plein. Il n’y a personne
près de toi. Pas de caméra, pas de badaud, pas de témoin. Tout le
monde est parti se planquer, à part quelques héros qui tentent
d’extraire des amis ou des inconnus de l’enfer sans se rendre
compte qu’ils sont déjà morts. Un tueur surgit alors dans la rue.
Tu es seul face à lui…
– Laurent,
merde !
– Eh bien quoi ?
Tu le flingues ou pas ?
Gilles fait un gros effort pour
avaler sa salive. Elle a un sale goût. Celui de la terreur.
– J’aime pas
quand tu délires comme ça.
– Je ne délire
pas. Je dis tout haut ce que des tas de gens pensent tout bas. Parce
que ça ne se
fait pas, de s’exprimer comme ça
à voix haute. C’est interdit !
Gilles se
redresse, soudain furieux, les lèvres sèches.
– Connerie !
C’est une phrase toute faite qui ne veut
rien dire, tu le sais aussi bien que moi !
– Phrase toute
faite ou pas, c’est la vérité. Et ton refus d’ouvrir les yeux
n’y changera rien.
Gilles essaie d’empêcher les
images de se réveiller. En vain. Elles frémissent au fond de lui.
Se déploient, une à une, inexorablement.
Soudain, il
éclate.
– Et toi, tu
l’aurais fait ?
Tu aurais tué ces salopards de sang-froid ?
– Oui, sans hésiter.
C’est au tour de Gilles de ricaner.
– Foutaises !
Qu’est-ce que tu en sais ?
C’est une chose que d’avoir la haine,
de crier vengeance avec le troupeau. Mais c’en est une autre de
condamner un homme à mort sans aucune hésitation, là, face à
toi !
Laurent plisse les paupières. Entre
ces cils, les flammes du foyer dansent en se tortillant sans fin.
– Et si tu te
retrouvais brusquement plongé au centre de la salle de spectacle, au
beau milieu de ce cauchemar, de tous ces gens qui hurlent de peur, de
douleur, de désespoir ?
Tu ne tirerais toujours pas ?
Tu ne ferais pas la peau à au moins un de ces putains de tueurs, et
sans sommation ?
Gilles se lève,
les jambes en coton. Il n’a qu’une
envie, aller s’allonger dans sa tente, refermer son duvet sur cette
migraine qui avance et lui mange petit à petit la cervelle. Et
oublier cette soirée qui part soudain méchamment en couille.
– Cette
conversation ne mène à rien, Laurent. Je suis un flic, pas un
meurtrier. Mon rôle, c’est
de livrer des criminels à la justice, pas de les juger moi-même.
J’ai déjà
discuté de ça
des dizaines de fois. Ça me fatigue. Je vais me pieuter. Demain, il
fera jour. Bonne nuit.
Laurent ne répond pas. Il claque la
langue sur le goulot d’une nouvelle bouteille de bière, puis il
crache un jet épais dans les flammes.
Au loin, un
poisson saute dans la lumière irisée
aux reflets de platine. Le bruit de l’eau frappée par l’arche de
son corps qui retombe après un bref instant d’apesanteur est avalé
par le rire des deux inconnus qui courent vers la berge où
l’une des lignes s’est tendue.
Gilles referme la
fermeture éclair de sa tente, puis il respire à fond. Accroupi dans
la pénombre projetée par le feu, il se déshabille et se glisse
dans son duvet. Comme toutes les nuits où
il dort loin de chez lui, il a juste gardé
son caleçon.
Une vieille habitude. Une seule et unique barrière
contre la nudité totale.
Contre l’impuissance. Au cas où
il serait obligé de sortir rapidement,
sans doute.
Connerie.
Au cas où
quoi ?
Devenir flic, ça
a parfois une drôle d’incidence sur votre façon
de penser. Peut-être que de garder ses testicules dans un bout de
tissu serré contre soi est une assurance contre l’insomnie.
Peut-être
pas.
Sous son oreiller,
la crosse de son arme accueille sa paume angoissée.
Il l’a apportée en cachette dans son
bagage. Inimaginable de s’en séparer. Ne serait-ce qu’une seule
journée.
Attraction.
Répulsion.
Son cœur se calme. Ralentit sa
chamade infernale. Les images pâlissent peu à peu dans son esprit.
Sauf le rouge.
Le rouge, ça
ne s’en va pas.
Jamais.
Cette partie de
pêche, c’était une idée de Laurent. Gilles ne le connaît pas
depuis très longtemps, mais ils ont vite découvert qu’ils ont
cette passion en commun. Ce désir de ne plus penser que leur vie ne
commence qu’à partir du moment où ils
quittent leur boulot. Ils se sont rencontrés dans un bar, à Paris,
un soir où chacun
des deux noyait son désœuvrement dans un verre d’alcool.
L’activité
principale des hommes qui cherchent à oublier pour quelques heures
ce qu’ils sont devenus.
Leurs solitudes se
sont trouvées, se sont tournées autour. Ils se sont observés comme
des loups, le premier jour. Se sont salués d’un vague signe de
tête le deuxième, souris le troisième. Ont partagé une tournée
de bières le sixième. Deux le jour suivant. C’est ce soir-là
qu’ils ont parlé de pêche pour la première fois. Pour Gilles,
qui la pratiquait jusque-là simplement à ses heures perdues,
Laurent — d’au
moins vingt ans son aîné — s’est
alors révélé un véritable
expert.
Il lui a présenté
deux mois plus tôt ce séjour en Croatie comme une chance inespérée
de profiter d’un bon plan pour un prix dérisoire. Un lac isolé,
une quantité de poissons ahurissante, un campement à la sauvage, de
la bière à profusion —
autant que le 4X4 peut en transporter —,
et personne pour les emmerder pendant toute la semaine. De quoi s’y
éclater pour vraiment pas cher.
Laurent avait tort sur un seul point.
Le pourvoyeur contacté sur le Web avait besoin de se renflouer
financièrement. Quand ils sont arrivés sur la rive du lac à
l’endroit qui leur avait été alloué, deux autres types y
campaient déjà. Des Turcs, ou des Ouzbeks. Voire même d’encore
plus loin. Impossible de le savoir, avec cette foutue langue dont ils
ne comprennent pas un traître mot.
Ils ont râlé,
bien sûr, mais avec personne à engueuler de vive voix, ça
a vite tourné court. Ils n’allaient pas faire demi-tour
maintenant. Surtout que tout avait été réservé et payé par
Laurent sur Internet. Il était furax de s’être fait avoir aussi
bêtement. Mais que faire, à présent ?
Porter plainte contre le lac ?
Ils ont déchargé
leur matériel sous le regard indifférent des intrus, qui n’avaient
pas l’air si étonnés que ça
de leur mésaventure. Passée
la mauvaise surprise, les deux hommes se sont d’ailleurs révélés
plutôt discrets. Partis tôt, rentrés tard, Gilles les a à peine
vus ces deux derniers jours.
Il soupire. Demain, c’est le
retour. Enfin. Il n’en peut plus. Chaque soir de la semaine, quand
ils se retrouvaient autour du feu, Laurent a lancé la conversation
sur des sujets sensibles, des sujets qu’il ne veut pas aborder. Des
sujets qui matérialisent des images qu’il ne veut pas voir. Des
cris qu’il ne veut pas entendre.
Gilles ferme les
yeux, crispe les paupières. C’est
comme un écho permanent, tout au fond de lui. Une nausée qui
s’avance et reflue sans arrêt, qui le réveille en pleine nuit la
bouche amère, le cœur en miettes, la gorge en feu à cause de
l’acide qui remonte en jets brûlants de son estomac.
Il n’imaginait
pas que le séjour allait tourner de cette façon-là.
Autrement, il ne serait jamais venu. Tant pis. Il ne remettra pas les
pieds ici. Il ne reverra pas Laurent non plus. Merci bien. Il préfère
continuer seul, comme il l’a fait depuis toutes ces années.
Seul avec lui-même pour unique
tribunal.
Le sommeil arrive
lentement, une onde après l’autre. Il écoute les deux inconnus
rejoindre leur campement, planté un peu plus loin, tout près de
l’eau. Laurent est resté dehors. Il
l’entend
décapsuler une nouvelle bière.
Et puis cracher dans les braises.
Un bruit.
Un bruit dans les feuilles.
Gilles ouvre les yeux, soudain en
alerte. Sa main trouve en un instant la crosse de son arme. Elle se
referme dessus à la briser.
Il fait nuit
noire. Le feu s’est assoupi. Au-delà de la toile de tente, gorgée
d’humidité,
c’est l’obscurité totale. Le froid, insidieux, se glisse le long
de ses épaules nues par l’ouverture
du duvet. Il a une féroce envie de pisser. Mais pas de sortir.
Quelle heure
est-il, bon sang ?
Il farfouille près
de son oreiller, là où il
a rangé sa montre. 3 h 15. Et puis après ?
Qu’est-ce que ça
lui apporte de plus, sinon de savoir qu’il reste encore au moins
trois heures avant le lever du jour ?
Gilles tend
l’oreille. Le bruit s’est évanoui. Un écureuil ?
Un sanglier ?
Autre chose ?
Il réalise
qu’il ignore s’il
y a des ours, dans ce coin de l’Europe. Et des loups ?
Est-ce qu’il y en a, par ici ?
Laurent pourrait le lui dire. Il passe des soirées entières à
consulter le Guide du Routard de la Croatie, comme s’il voulait
l’apprendre par cœur. Gilles l’observait, du coin de l’œil,
tandis qu’il surveillait sa ligne chahutée par l’un des brochets
géants du lac.
Ses doigts s’entrouvrent,
desserrent leur prise sur la crosse de l’arme. Ses oreilles
bourdonnent du silence qui est revenu.
Un écureuil.
C’était un écureuil.
Les poubelles…
Ça doit être ça.
Il ne se rappelle pas s’ils les ont enterrées, ce soir. Ils l’ont
fait les jours précédents, pourtant. Parce qu’il n’y a pas
besoin de parler la même langue pour savoir que des déchets
alimentaires qui traînent à l’air libre dans un bois, il n’y a
rien de tel pour y attirer tout droit les prédateurs de tout poil.
Mais l’habitude est mauvaise conseillère. Et cousine de la
négligence.
Il ne parvient pas
à se souvenir. Enterrées ?
Pas enterrées ? S’il
y a des animaux affamés, dans cette forêt, ça
peut faire toute la différence. Une nuit de repos ou de cauchemar.
Parce qu’une fois au milieu des tentes, une bête sauvage qui n’a
rien mangé depuis plusieurs jours ne partira que quand elle aura
tout retourné jusqu’à la dernière miette.
Quitte à se faire descendre.
Mal à
l’aise au cœur de la noirceur qui semble l’avoir avalé tout
entier, Gilles referme les yeux, plisse le front sur les images qui
envahissent son esprit malgré lui. Sa tête retombe sans force sur
le tissu rêche de l’oreiller bloqué entre ses coudes.
Le vertige arrive,
encore une fois. L’éblouissement qui lui donne envie de mourir. Le
vertige ou le sommeil. Souvent, c’est impossible de faire la
différence. Ça
pourrait tout aussi bien être la Mort. Comme quand il jouit,
parfois, entre les hanches d’une inconnue de passage, pour oublier
qu’il est condamné à rester seul jusqu’à son dernier souffle.
Parce qu’il ne peut rien offrir de mieux que son désespoir à qui
que ce soit.
Le tourbillon s’accentue. Les échos
aussi. Les images montent à l’assaut de sa mémoire. Il ne veut
pas. Il…
Il est là,
immobile devant la porte de la boîte de nuit. À l’intérieur, ça
pétarade comme au 14 juillet. Sauf qu’aujourd’hui, c’est le
soir d’Halloween. Les gens crient, courent dans tous les sens. Ils
se sont habillés comme les jeunes aiment se déguiser ces soirs-là.
En monstres, en Frankenstein, en vampires, en Cruella. Ils ont tous
des armes factices. Des sabres, des épées, des arcs, des fusils en
plastique. Certains ont poussé le bouchon jusqu’à ce se recouvrir
d’un truc dégueulasse qui ressemble à du sang. Ils en ont
partout. Même leurs blessures font plus vrai que nature. C’est
chaque année pareil. On se fait peur pour se prouver qu’on existe.
Halloween, la fête rabâchée jusqu’au vulgaire. Il y a des
siècles qu’il a cessé d’y prendre du plaisir.
Une bande
d’excités sort
de la boîte en hurlant comme des possédés.
L’un des fêtards,
habillé tout en noir, avec un masque de
Sarkozy sur la tête, est apparu juste derrière eux. Il les poursuit
en brandissant un truc au bout du bras.
Un objet que
Gilles refuse de reconnaître.
Parce qu’il
comprend d’instinct qu’il ne s’agit
pas d’un jouet.
Parce qu’il
porte le même à la ceinture.
L’arme aboie une fois, puis
deux, trois, quatre… Elle tressaute dans sa main comme un petit
animal capricieux. Les inconnus tombent, les uns après les autres,
les uns sur les autres, les bras tendus en avant comme pour attraper
une dernière goulée de vie au moment où ils s’écroulent comme
des chiffons. Derrière leurs traits maquillés de carmin, leurs yeux
basculent dans la nuit avant même qu’ils ne touchent le bitume du
parking. Il y a des cheveux étalés sur le sol. Immobiles. Longs.
Enchevêtrés. Blonds, bruns, rouges.
Rouges, surtout.
Gilles est figé
dans une béatitude irréelle.
Sa main s’est solidifiée
sur la crosse de son pistolet de service, dont la languette de sûreté
de l’étui est encore fermée. Il est venu faire une ronde. Juste
une ronde. Les soirs d’Halloween, les jeunes font parfois un peu
trop les cons. Il faut les recadrer. De temps en temps, il faut même
en raccompagner un chez lui, incapable de conduire. 4 heures du
matin, c’est l’heure critique. L’heure dangereuse. Celle où
les esprits échauffés
retombent. Où l’attention
s’évanouit. Où la
présence d’un policier en tenue sur le parking est un mal
nécessaire plutôt qu’un bien.
L’arme crache
la mort encore une demi-douzaine de fois, puis percute dans le vide.
Le type l’aperçoit
alors et tourne son masque inerte vers lui. Il braque son flingue sur
son visage et appuie trois fois sur la queue de détente.
Clic. Clic. Clic.
L’homme jette
le pistolet inutile et sort un couteau de la poche de son habit
sombre. Un cran d’arrêt. Sa lame jaillit et étincelle dans la
lumière des réverbères
qui souligne son corps trapu.
Et le type se met à courir vers
lui.
La main de
Gilles n’a pas bougé. Le cœur en lambeaux, le policier ne voit
plus les cadavres, n’entend plus les gémissements des survivants.
Il est loin, très loin de là. C’est son anniversaire. Il vient
d’avoir seize ans. Son père lui a offert sa première carabine.
Une arme dont il rêve depuis qu’il l’a
suivi à la chasse pour la première fois, trois ans auparavant.
C’est le plus beau jour de sa vie. Son père lui pose les mains sur
les bras, lui explique qu’il ne doit jamais se précipiter, lui
montre comment la charger, comment la mettre en position de sécurité.
Oui, oui… je sais, Papa… je t’ai vu faire ça
cent fois. Papa sourit. Oui, c’est vrai, mon petit gars. Tiens,
vas-y, décharge-la toi-même, mais fais attention à…
Le fracas de la
détonation le fait hurler. Devant lui, la
tête du tueur a explosé comme une pastèque trop mûre. Le corps
abandonné vacille, tourne sur lui-même
et s’écroule à ses pieds en arrosant son pantalon d’une
gerbe de sang tiède.
Il cligne des yeux, incrédule.
Son bras est tendu, le canon
auréolé d’une fumée qui se dissipe lentement.
Très
lentement.
Et dévoile les cadavres, juste
devant lui.
Soudain,
il fléchit sous le poids insoutenable de
celui de son père, qui s’écroule pour la millième fois dans ses
bras, les yeux rivés dans les siens, la voix coupée par le flot
hideux qui coule de sa bouche à travers ses dents couvertes de
bulles pourpres.
Ses jambes le trahissent. Il tombe
sur les genoux et ferme les paupières. Ne plus rien voir. Ne plus
rien sentir. Sinon, il va perdre la raison.
Sa main gauche vient saisir le
cordon de cuir qui pend à son cou. S’y accroche comme à une bouée
au milieu de l’océan.
Au loin, les
sirènes.
Le bruit. Cette fois, il n’a pas
rêvé. Ça provient du côté de chez les Turcs. Un gargouillis.
Comme de l’eau qui coule d’une petite source.
Gilles se redresse
sur les coudes en clignant des yeux dans le noir. Qu’est-ce que… ?
Il y a du remue-ménage, près du
foyer. Au bout d’un instant interminable, suspendu à son souffle,
les flammes se réveillent.
Et puis il entend le bruit de la
capsule d’une bière qu’on débouche.
Et un crachat dans la braise.
Gilles se
rallonge, mais il n’a plus sommeil. Il consulte sa montre. 4 h 04.
Soupir. Il a à peine eu le temps de plonger. Laurent est chiant,
avec ses insomnies. Ça a été
comme ça toute
la semaine. Merde !
Le plus gênant, c’est cette envie
d’uriner qui lui vrille la vessie. Il a tenté de l’ignorer, mais
ce n’est plus possible. Alors autant en finir tout de suite tant
qu’il y a un peu de lumière avec le feu.
Gilles s’extrait
de la tente après avoir enfilé son tee-shirt. Un reste de pudeur,
même dans les bois. Il s’éloigne de quelques pas, sort son sexe
et se soulage. Il lève les yeux vers les étoiles, l’esprit à la
dérive. Il n’y
a rien de plus beau la nuit qu’un ciel qui scintille au-dessus
d’une forêt inconnue.
– C’est arrivé
à 4 h 11, Gilles. Tu te souviens ?
Le jet se tarit lentement. Les
oreilles de Gilles n’ont pas entendu ce qu’elles viennent
d’entendre. Impossible.
– Q… quoi ?
– À 4 h 11,
le 1er novembre. Il y a tout juste deux
ans. Tu n’as pas oublié, je le sais.
Le cœur de Gilles
frappe contre ses côtes. Il va finir par passer au travers. Il
secoue son membre d’un geste machinal et remonte son caleçon
à la hâte. Puis
il se retourne vers Laurent.
– Je…
– Tu étais
là, juste devant, quand c’est arrivé.
Gilles se passe la
main sur les yeux. Non…
– Laurent…
– Cette fois, il
y avait bien une caméra. Un témoin
muet. J’ai eu accès aux bandes vidéo.
Gilles blêmit. Le
fixe de ses prunelles écarquillées.
– Oui, je suis
flic, moi aussi. Je ne te l’avais pas dit, je crois. Désolé, j’ai
dû oublier…
Laurent renverse la tête et avale le
reste de sa bière d’un seul coup. Puis il laisse tomber la
bouteille dans l’humus et lance un crachat dans les braises.
– Je t’ai
cherché pendant un bon moment, Gilles. Pas facile, avec ce matériel
merdique, de reconnaître un visage en pleine nuit, il faut l’avouer.
Mais je suis du genre têtu. Heureusement que tu avais ton
porte-bonheur autour du cou. Comme signature, c’était juste ce
qu’il me fallait… Et de la patience. Je ne pouvais pas passer par
la voie officielle pour récupérer
ton nom. On aurait identifié ma recherche. J’ai
dû me débrouiller autrement. Ça m’a
pris plus de temps. On vit une époque pas facile, pas vrai ?
Gilles sent la
salive déserter son palais. Les images se ruent sur lui, lui
griffent le cerveau, éclatent en puissantes giclées écarlates.
– Elle venait
tout juste d’avoir dix-huit ans. Elle s’appelait Émilie…
En travers des genoux de Laurent,
l’acier brillant d’un revolver renvoie vers son visage les
mouvances des flammes.
– Et tu n’as pas levé le petit
doigt pour la protéger.
Gilles fait un pas
en arrière. Puis un deuxième. Du coin de l’œil, il aperçoit
sa tente. À l’intérieur, son pistolet est à une année-lumière
de son angoisse. Indifférent.
– Écoute,
Laurent, ça
n’est pas ce que tu…
– Trois balles.
Elle a pris trois balles, Gilles. Une dans le poumon droit, une dans
la rate et la troisième dans la nuque. Ma fille n’a pas eu la
moindre chance de survivre à ce massacre.
Gilles recule encore. Il sent les
feuilles du sous-bois lui chatouiller le dos. Encore deux pas et il
disparaît dans la nuit.
– Et pendant tout ce temps-là, tu
n’as rien fait. Rien.
La voix de Laurent
est monocorde, lancinante. Elle énonce les faits, froidement, comme
un magistrat résume une affaire sordide à un jury. Gilles prend
mentalement son élan. Il doit donner le change. Faire oublier à
Laurent le mouvement de panique qu’il sent arriver dans ses jambes
avec l’intensité d’une décharge
électrique.
– Je l’ai
tué, ce salopard !
Je l’ai tué,
putain !
– Tu l’as
tué parce qu’il te menaçait,
toi. Tu ne
vaux pas mieux que ces ordures, Gilles. Tu es de la même
espèce, de celle qu’on écrase
d’un coup de talon.
Laurent relève
soudain le revolver. Le trou du canon devient immense, face à son
cœur. Immense et empli de ténèbres.
Plus moyen de sauter dans le bois.
Gilles repense tout à coup aux deux inconnus. Il se met à hurler.
Ils vont sortir de leur tente, ils vont l’aider…
– Help !
Help !
Laurent lève son autre main. La lame
de son couteau de chasse est luisante, comme si elle était souillée
de boue.
– Ne crie pas,
ça ne sert à
rien. Les Turcs ne peuvent plus t’entendre, là où
je les ai envoyés. Ce voyage, je l’ai
payé en liquide, par mandat international. Nom bidon. Pas de traces,
pas de témoins. Je ne m’appelle pas non plus Laurent, évidemment.
Même si tu as parlé
de moi à quelqu’un avant de venir ici, je n’existe pas. Tu vois,
je te l’ai dit ce soir. C’est une question de volonté, c’est
tout.
Gilles se jette en
arrière. Mais
a-t-il vraiment sauté ? Alors
d’où lui vient cette angoisse, cette terrible incertitude ?
Il ne parvient pas à le savoir. Ses jambes sont lourdes, elles
plient et se fanent, comme sa tête qui penche vers son torse, vers
ses mains rouges, si rouges, qui se pressent sur sa poitrine. Il y a
une ombre qui tourne lentement autour de lui. Qui déploie ses ailes
pour s’emparer de lui.
Un objet cylindrique se pose sur sa
nuque.
Il est déjà brûlant.
Plus tard, le son
d’une capsule de bière rompt le silence. Au loin, la montée de
l’aurore colore le lac d’un
voile rose tendre.
La couleur préférée d’Émilie.
Laurent
lui tourne le dos.
Et puis il
crache dans la braise.
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