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Et
puis, finalement, je l’ai rencontrée.
Près
de nulle part.
Elle affichait quelque chose comme seize ans, le teint clair et des yeux quelconques.
Elle affichait quelque chose comme seize ans, le teint clair et des yeux quelconques.
Tout
m’a paru si évident.
C’était
quelque chose comme dix-huit heures, fin juin, et le rond-point du
périphérique libérait son troupeau de prolétaires soudés à
leurs sièges auto par la sueur, la médiocrité et la peur. La
maladie coulait dans mes veines. J’avais la bouche sèche, et le
ressac fiévreux hallucinait mes perspectives.
Elle
est apparue dans mon rétroviseur. Elle descendait les files de
voitures. Seule. Efflanquée. Espadrille, caleçon d’homme et
débardeur Nike.
Elle
a continué jusqu’à ma voiture et s’est arrêtée à la fenêtre.
Elle sentait la pisse et la transpiration. J’attendis, voir si elle
parlait français. Elle faisait des mouvements brusques avec son
gobelet, et son regard était mauvais. Je déposai dans son verre
tout ce que le vide-poche contenait de pièces, et ce qu’il restait
de cigarettes dans mon paquet. Trois. Elle eut surtout l’air
contente pour les cigarettes.
J’ignorai
la bifurcation vers Toulouse et me garai quelques centaines de
mètres plus loin, sur le parking triste d’un hôtel Ibis. J’avais
le cœur qui battait, et un peu moins froid.
***
La
chambre que je louais donnait sur le rond-point. Je passai la semaine
suivante à dormir et guetter la fille.
Je
me présentais sur le rond-point aux horaires de bureau et lui
donnais de l’argent et des cigarettes. Parfois le matin, parfois le
soir, souvent pas du tout. J’étais son petit prince, elle, mon
renard, et mon espoir, absurde.
La
journée j’étais obligé de rester dehors. La dame qui tenait le
comptoir de l’hôtel me souriait à chaque fois et sa pitié me
suicidait. Je prenais les médicaments, évitais les miroirs, et
comme avait dit le gentil docteur, « prenais soin » de
moi.
Les
résultats furent rapides. Ma voiture n’était plus une voiture
parmi tant d’autres et elle m’attendait. Le lundi suivant, en
plus d’un billet de cinq et de quelques cigarettes, je lui glissai
un joint. Elle ne comprit pas ; je lui fis un clin d’œil et
me dépêchai de remonter la vitre. L’héroïne ne se consomme pas
en cigarettes paraît-il. N’empêche : le lendemain elle vint
à ma voiture plus vite que d’habitude.
Je
changeai d’hôtel la semaine suivante, et continuai ma petite
histoire. Son odeur, quand elle était là, s’incrustait dans ma
peau, et sur ma rétine, la persistance de ses petits seins.
J’augmentais progressivement les doses en veillant bien à
conserver les jours de diète.
À
force de la voir, je commençais à recouvrer un peu de force.
J’arrivais à tenir la journée, et il m’arrivait même parfois
de passer quelques minutes sans penser, et sans ressentir sur mon
front et dans mon ventre l’acidité morbide du dégoût.
Je
décidai de passer à l’action le soir du quatrième vendredi. Cela
faisait trois semaines qu’elle était sous « médication »,
et chaque jour, elle m’attendait bien après que la dernière des
voitures ne soit passée sur le rond-point.
Elle
quitta les lieux à la nuit tombée. Son itinéraire serpentait le
long du périphérique. Tandis que je boitais dans l’obscurité des
murs, je surveillais de loin la tache noire de son ombre dans les
flaques de lumière. Je me sentis soudain à bout de force. Combien
de montagnes encore me faudrait-il soulever, pour prétendre être un
peu heureux ?
Je
la rattrapai au niveau d’une passerelle métallique. Un simple
salut de la tête et je poursuivis mon chemin. J’avais des sueurs
froides et une boule de plomb dans le ventre de la taille d’un
melon. Elle poussa un petit cri et vint, trépignante, se coller à
mon bras. Je fis mine de ne pas comprendre et de me dégager, mais
son corps réclamait de la came, et elle n’abandonna pas.
Elle
me suivit jusqu’à la voiture. L’injection la fit sombrer
instantanément.
***
Nous
fûmes à Toulouse à l’aube. J’habitais une usine désaffectée,
un peu plus loin sur le canal latéral. Je la portai le long des
piscines en béton, jusqu’à l’étage des bureaux et ce qui
serait sa chambre. J’avais choisi une grande pièce qui avait été
jadis le bureau du contremaître, et qui surplombait les zones de
chargement.
Elle
grogna légèrement quand je lui attachai une main au montant du lit.
La redescente de la came. Elle avait besoin de dormir et moi aussi.
Pour la première fois depuis des semaines, l’anxiété avait
disparu, je me sentais positivement épuisé.
Je
me mis au travail le matin du sept juillet 2017. Elle s’était
réveillée de bonne heure, son poignet était entaillé sur
plusieurs centimètres par le câble avec lequel je l’avais
attachée. Je fumai une cigarette et l’observai cracher, m’insulter
et se débattre.
Je
m’approchai d’elle, et lentement, en exagérant mes mouvements,
montai la main, et claquai des doigts. Elle ne comprit pas. J’écrasai
mon poing sur son visage. Elle s’effondra sur le lit, paralysée
par la surprise et la douleur. Je m’assis sur le rebord du matelas,
et doucement, du coin de la couverture, épongeai le sang qui lui
coulait du menton. Puis je claquai à nouveau des doigts. Et comme
évidemment elle ne comprenait pas, je recommençai à la frapper.
Quand
elle s’évanouit, je la déshabillai entièrement, et changeai
l’entrave au poignet par un collier métallique et une chaîne.
Puis je sortis me promener.
Le
soir elle était malade. Son corps affaibli s’était répandu au
pied du lit et elle gisait sur le matelas, recroquevillée en
position fœtale.
Je
caressai un moment son front, puis insérai entre ses lèvres une
petite boulette d’opium. Elle avait le nez cassé, et le blanc de
son œil était moucheté de sang. J’attendis qu’elle s’endorme,
et nettoyai son visage, ainsi que la plaie qu’elle avait au
poignet. En bas, dans l’usine, tout était calme. Je me promenai
entre les réservoirs de béton, fumai une cigarette, et arrêtai mes
pas devant la porte noire. Elle n’était pas verrouillée, aucun
cadenas n’aurait été assez solide. Derrière les feuilles de
tôle, dans la fraîcheur et l’obscurité du béton, attendait une
paire d’yeux caves. Éternellement ouverts. Guettant sous la porte
l’ombre de mes pas.
***
Au
matin, je profitai qu’elle soit évanouie pour m’installer sur sa
poitrine. Je ne comptai pas quelques minutes que déjà son corps,
inerte, faisait sur le matelas une auréole de sueur. Les
gouttelettes s’accumulaient dans le creux de son cou, mes impacts
faisaient aller et venir les pointes de ses seins, et les afflux de
sang provoqués par les saignements gonflaient ses lèvres. J’aurais
juré qu’elle haletait.
Je
retenais mes coups. Briser mais ne pas fendre, décoller mais ne pas
déchirer. Je suais de plus en plus. Mes gestes étaient encore
précis mais les effluves des bains chimiques, mélangés aux odeurs
de sang, d’urine et de merde, empourpraient mes coups et
décuplaient mes forces. J’essayai d’ignorer, dans mon dos, le
parfum de son sexe. La honte s’écrasait en vagues brûlantes sur
mon front. Images de ma queue, inutile et puante. Plus je frappais,
plus le corps grandissait, gigantesque, et je frappais encore, sans
logique, poupon immonde hurlant de tristesse.
J’avais
perdu le contrôle. Le sang giclait sur nos torses. Je n’entendais
plus le bruit de mes coups, plus aucun bruit. Seulement, derrière la
porte noire, les hurlements des rires de mon double monstrueux.
J’étais
en train de déconner à plein pot, mais à ce stade-là j’aurais
abandonné mes projets, mes plans, bousillé cette tête d’ange et
chaque centimètre de ces os, transformé cette charpente palpitante
en une bouillie de sang, de peau et de cartilages et alors peut-être
cette chaleur ce picotement me remplirait entièrement me ferait
imploser et je n’aurais plus ce corps plus cette âme et ces
pensées horribles et je partirais en orbite comme une boule
d’énergie enfin enlevée à tout ce malheur cette tristesse cette
pourriture de vie injuste…
Je
réussis à m’arracher du lit et courrai dans les escaliers,
courrai entre les piscines chimiques, courrai sur la zone de
chargement, les chemins pétés et grillés par le soleil, ma jambe,
mes poumons, et tous mes muscles dissous dans l’acide lactique.
Jusqu’à
ce sol brûlé. Griffant ma pauvre carcasse. Et moi de haleter. De
geindre, de pleurer. Loin après que le soleil, lassé de ma misère,
s’en soit allé derrière la terre.
***
Je
ne l’avais pas tuée, mais je mis deux jours entiers à guérir la
culpabilité qu’avait causé mon laisser-aller. Quand je trouvai le
courage de retourner dans le bureau, les plaies s’étaient
infectées, et le tissu de l’oreiller formait, avec le sang et la
chair, un ignoble papier mâché.
Elle
me regardait, yeux vides sous masque de carnaval, attendant son dû.
Je lui glissai entre les lèvres les deux boulettes, et elle tomba
dans un sommeil profond.
J’avais
ruiné son oreille gauche bien au-delà du réparable.
Dans
d’autres conditions, il m’aurait suffi de passer un coup de
blanc, de frapper la touche retour. Mais voilà, ma poésie ne
supporte pas de corrections, les feuillets qu’elle encre sont
déchirés, raturés et troués de cigarettes.
Je
pris, ce matin, pleinement conscience de ce que j’étais en train
de m’infliger : la flamme qui me poussait, à l’aube, à
prendre les outils, n’avait rien à voir avec l’enthousiasme,
l’envie ou une putain de libido. Non. Mon carburant était le
pétrole noir et gluant des échecs de la veille, ma mèche, les
quelques centimètres de queue inutile dépassant de mes jambes.
J’eus
aimé que sortit, au moins une fois, quelque chose de puissant, de
remarquable, du cercueil de chair et de malheur dans lequel j’étais
enfermé. Mais chaque geste que je faisais, chacun des résultats
auxquels j’arrivais péniblement me hurlait le contraire : que
ma présence sur cette planète n’était qu’un triste détail,
une erreur insignifiante ; que si le monstrueux et l’abject
sont les pendants du sublime, la laideur fade que j’incarnais et
celle sans éclat que je produisais, n’étaient et ne seraient
jamais qu’un mauvais fait divers.
J’observais
la fille qui gisait, épouvantail désarticulé, jusqu’aux coutures
crevées de sang.
***
Je
réussis au prix d’un effort terrible à me remettre au travail.
J’augmentai
les doses jusqu’à lui griller le cerveau. Son oreille fut recousue
et son corps caché sous un drap que j’attachai aux quatre coins du
lit. Dorénavant je procèderais en découpant le drap autour des
zones en chantier.
Je
me levai tôt le matin et attaquai à jeun. Les séances étaient
volontairement limitées à quarante-cinq minutes que je
chronométrais à l’aide d’un petit radio réveil. Je me douchais
ensuite.
Le
reste de la matinée était réservé à la lecture. Je fichais des
manuels et notais mes observations dans des cahiers à spirale :
chirurgie esthétique, des paupières, orale, traumatologie et
sutures, reconstruction dentaire.
L’après-midi,
après un déjeuner léger, je l’alimentais, la soignais, puis je
partais me promener. Je marchais longuement dans Toulouse. L’été
indien embrasait les rues et je déambulais seul entre les gens,
conscient que cette paix était ce que l’existence avait prévu de
mieux pour un type comme moi.
Le
soir venu, je me déshabillais, et poussais la porte noire. Derrière,
quelques mètres carrés de béton et de briques, spectateurs muets
de ma tragédie personnelle. Je pénétrais, grelottant, dans le
centre glacé de mon univers. Au milieu, posé sur un autel de bois
et encadré d’acajou : un miroir.
Je
m’installais devant moi-même.
Pas
un de ceux qui m’avaient fait si misérable n’auraient pu rester,
même une seconde, devant un tel spectacle. Mon visage était couvert
d’un linceul de peau lâche et épais, jeté à la va-vite sur une
tectonique d’os et de cartilages à la dérive. Le front, bombé
comme une panse, ombrait deux orbites caves au fond desquelles se
terraient des pupilles effrayées.
Je
regardais le monstre, et lui me regardait. Une profonde cicatrice lui
faisait un pli, de la base des narines jusqu’aux gencives, fendant
sa lèvre d’un hideux triangle rouge vif. Il était d’une laideur
arriérée, fragile, sa constitution irrégulière et
disproportionnée, son ventre gonflé comme de famine, ses épaules
rachitiques et repliées sur sa cage thoracique.
Nous
grimacions tandis que je prenais le bloc de papier et les crayons. Et
je les dessinais : lui qu’on nous avait dit d’être, moi qui
ne l’étais pas, et cette fille qui nous rendait si malheureux. Sur
la feuille, nos visages se mélangeaient, et toute l’horreur de son
être s’adoucissait comme les traits de fusain sous le frottement
de mes doigts.
***
Je
commis l’erreur au début de l’année suivante. J’avais célébré
Noël avec une bouteille de Boizel et un bloc de foie gras de chez
Xavier. J’étais content de moi.
Le
crâne était terminé, je commençais les os. Je les cassais à
l’aide d’un système de planches et de serre-joints, et leur
donnais des formes nouvelles grâce à des plâtres que je moulais
sur mes propres membres. Ce fut une période très joyeuse, nous
pataugions dans le ciment et je me trouvais, avec ma salopette et ma
truelle, un air de maçon de contes de fées.
Quand
je pus la décortiquer de son écorce de bandages, et que je lui eus
rasé la tête, je fus saisi. C’était splendide. C’était moi
sans l’être, c’était étrange, baroque, bizarre bien au-delà
de mes espérances. Pour la première fois de mon existence, je
m’apprêtais à réussir quelque chose, je baignais dans une
sensation de félicité exquise et je suis sûr, oui sûr,
qu’elle-même, derrière ses plaies, se réjouissait de mon succès.
Dans
l’euphorie de l’instant, je crus bon d’attaquer la phase finale
en avance sur le planning.
Je
stérilisai entièrement un des réduits attenant à sa chambre, et y
installai une salle d’opération sommaire. J’y accrochai les
dessins que j’avais faits au cours de mes séances nocturnes. On y
voyait son visage, et, ornant sa bouche, mon triangle de chair rouge
vif.
Elle
était encore faible tandis que j’incisais sa lèvre. J’étirai
les deux bords de la plaie à l’aide d’un écarteur, et les
bloquai dans cette position. L’opération n’avait pas duré plus
de dix minutes.
Ce
soir-là je peinai à m’endormir, l’excitation était retombée
et une petite voix me murmurait que je m’étais emporté. Je me
calmai en rangeant tous mes outils. Cette opération était la
dernière. J’en avais fini.
Dès
le lendemain, elle commençait à monter en température. Les
blessures ouvertes entraînent de la fièvre, aussi ne m’inquiétai-je
pas outre mesure. De plus une belle croûte s’était formée. Je
lui administrai des antibiotiques, encore plus d’opium, et partis
me promener.
Je
la trouvai en rentrant, trempant dans une mare de sueur. La fièvre
était encore montée et la cicatrice avait pris une couleur
violette. J’augmentai encore les antibiotiques, et l’installai
sous perfusion d’aspirine ; la fièvre montait encore.
Rapidement elle se mit à trembler et à convulser. Je la douchai
d’eau glacée et lui injectai plus de morphine, en vain. Ses
claquements de dents étaient en train de décaler l’écarteur et
la cicatrice déchirait lentement un chemin à travers la narine.
Désespéré, je l’implorai, je lui hurlai de cesser de trembler,
mais elle n’écoutait rien.
Je
passai deux jours à son chevet, deux jours blancs à recoudre, en
même temps qu’elle les détruisait, ces six mois de labeur. Je
subissais des montées d’angoisse qui me vidaient les veines, et
donnaient à la pièce et à ce que j’étais en train de faire des
proportions cauchemardesques. J’entendais très nettement, au
rez-de-chaussée, les bruits des assauts contre le miroir d’acajou.
Je me retournais brusquement, en nage, certain d’avoir entendu dans
l’escalier le bruit boiteux de ses pas. J’attendais, pétrifié,
l’apparition de la silhouette monstrueuse sur le pas de la porte.
Au
matin du troisième jour, la fièvre était tombée.
Elle
respirait paisiblement, sa poitrine abaissait et soulevait avec
régularité le drap blanc qui la recouvrait. Ses joues avaient
repris des couleurs.
J’étais
exsangue. Malgré tous mes efforts, la cicatrice s’était avancée
à l’intérieur de son nez, jusque sur sa narine. L’infection qui
avait contaminé les bords de plaie s’était étendue à son front
et à ses pommettes, et son visage avait pris une coloration violette
que je savais irrécupérable.
J’étais
vidé. J’emballai quelques affaires, verrouillai les portes du
hangar, et montai dans la voiture.
***
Dans
le mois qui suivit, je roulai beaucoup, m’arrêtant rarement
quelques minutes d’un sommeil brûlant et agité. J’avalais
beaucoup de pilules. Je n’avais plus la force de penser. Les noms
des villes défilaient, tous également hostiles, et je m’enfonçais
chaque jour plus dans l’étourdissement que me procurait la route.
Dans
les pires moments, il était assis à côté de moi. Il passait sur
mon front sa main glacée, et il riait. Il disait que j’avais été
bien naïf. De croire que je méritais mieux que lui, de m’imaginer
que j’étais capable de quoi que ce soit. Il disait que ce que je
faisais était encore plus raté que ce que j’étais, puis il riait
encore. Il me montrait les ponts, et en bas de ces ponts l’écume
blanche des rivières. Il me disait que cela ferait un linceul tout à
fait honorable. Que personne ne remarquerait mon absence.
Les
médicaments mirent quatre semaines à agir. Quand je fus un peu
stabilisé, je rentrai à Toulouse. Faire le ménage fut épuisant.
Avant de s’éteindre, elle avait traîné sa mort dans toute
l’usine, laissant dans son sillon selles, sang et lambeaux de
chair.
Je
fis tout disparaître dans une des piscines. Le corps, en se
dissolvant, émit une odeur qui me fit presque vomir. Je passai
l’usine à la javel.
Je
repartis sur les routes. Les semaines passaient, il neigea, j’étais
hébété, incapable de dormir, incapable de me décider. Je fis
plusieurs fois le tour de la France. C’est la qualité de ses dons
qui sert à mesurer l’homme, disait Steinbeck. Il parlait d’art.
Je me savais inapte à exister, je venais de prouver que j’étais
inapte à créer. Je m’amusais à laisser glisser le volant dans
les virages, mais quand les choses devenaient sérieuses, je le
rattrapais. Vint le printemps. Puis l’été. Je n’arrivais pas à
me tuer. Je n’arriverais jamais à le faire. Derrière toute cette
haine, tout ce dégoût, subsistait comme la sensation d’une
vérité : je n’étais pas responsable et, moi aussi, j’avais
le droit d’exister.
Et puis, finalement, je l’ai rencontrée.
Près
de nulle part.
Elle
affichait quelque chose comme seize ans, le teint clair et des yeux
quelconques.
Tout
m’a paru si évident.