dimanche 28 octobre 2018

Nouvelle N°5 - Beauté épinglée


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L’homme contemplait le corps pâle et immobile. Elle n’avait pas encore seize ans, et pourtant, l’on pressentait la beauté qu’elle pourrait devenir. L’on devinait de fines veines bleutées courant sur la peau si blanche qu’elle en paraissait presque translucide. Le visage de l’adolescente, nu de tout artifice hormis un anneau fin perçant l’arcade sourcilière, semblait sorti tout droit d’un tableau peint par l’un de ces maîtres italiens des temps anciens. Une beauté pure et épurée.
Un semblant de rictus, à peine esquissé, paraissait étirer ses lèvres pleines en un salut moqueur et fuyant. L’homme imagina l’adolescente ouvrant les yeux en grand, entre stupeur et révolte, et son cœur se serra. Elle ne pourrait plus jamais s’enfuir. Elle était à sa merci. Il avança la main comme pour caresser les cheveux courts et soyeux, aussi noirs qu’une nuit sans lune, mais suspendit son geste, brusquement gêné. Il n’avait pas l’habitude de se sentir aussi démuni et impuissant…
Quels pouvoirs détenait-il ici-bas ? Que pouvait-il changer au cours du temps, quelles marques laisserait-il quand il serait parti ?
— Nous sommes si peu de choses, murmura-t-il, brusquement las. Nous sommes réduits à si peu… À rien, en fait. Nous ne sommes rien. Et toi, jeune fille : quels sont tes rêves, tes espoirs, tes…


***


Espèce de gros dégueulasse ! C’est ça, vas-y, mate-moi autant que tu le veux, et va crever en enfer ! C’est pas parce que je ne peux pas bouger qu’il faut que tu te sentes si fort. Mate-moi tant que tu le peux, car je te garantis que ça ne va pas durer. Attends que je puisse me défendre et t’exploser ta sale gueule de pervers !
Toute ma vie, j’ai dû en affronter, des gros lards comme toi, des frustrés du slip et des soumis à leur bonne femme. T’es pas le premier, mon gros, mais je jure que tu seras le dernier, et tu le sentiras passer !
Mais quelle journée de merde ! Ça aurait pourtant dû être ma journée, celle où je ne me serais enfin occupée de moi, et de moi seule. À partir de quel moment ça a foiré ? Justine devait m’attendre devant le pub avec les autres, et on allait s’en payer une bonne tranche.
Il faut juste… que… je puisse… me souvenir de…


***


L’homme soupira et remit son masque en place. La jeune fille pâle et immobile accaparait toute son attention.
Dans un coin de la pièce, son assistant attendait la fin du rituel pour intervenir auprès du légiste. Il savait que le médecin avait besoin de ce moment de communion avant de poursuivre le lent travail de déshumanisation entamé par la mort brutale. Cherchait-il à conjurer le triste sort ? À faire revivre, même pour un éphémère instant, ce qui n’était plus, tel un démiurge en bout de course ?
Sarah, quinze ans, tuée par son père pour un simple piercing au sourcil. Il l’aurait poussée dans un accès de rage, la gamine tombant comme une masse, sa tête heurtant le coin d’un meuble en bois massif. Le crâne enfoncé près de la tempe témoignait de la violence du choc. Le père avait avoué, en larmes et le visage plein de morve, avant de se rétracter et d’accuser sa fille de l’avoir provoqué.
L’assistant haussa les épaules, désabusé. Il était temps de se mettre au travail et de faire parler le corps.


mercredi 24 octobre 2018

L'interview de la semaine : Ahmed Tiab


Cette année, ce sont les auteurs eux-mêmes qui ont concocté les questions de l’interview, celles qui leur trottent dans la tête, celles qu’on ne leur pose jamais, ou tout simplement celles qu’ils aimeraient poser aux autres auteurs.




Aujourd’hui l’interview de Ahmed Tiab





1. Certains auteurs du noir et du Polar ont parfois des comportements borderline en salon. Faites-vous partie de ceux qui endossent le rôle de leurs héros ou protagonistes pendant l'écriture, histoire d'être le plus réaliste possible ?
Bande de psychopathes !
Non ! Il est parfois agaçant de voir certaines “attitudes” dans les salons.
2. Douglas Adams est promoteur de 42 comme réponse à la vie, l’univers et le reste. Et vous quelle est votre réponse définitive ?
Gné??!!!
3. Y a-t-il un personnage que vous avez découvert au cours de votre vie de lecteur et avec lequel vous auriez aimé passer une soirée ?
Heu...Gérard Depardieu (ça compte?)
4. Si tu devais avoir un super pouvoir ce serait lequel et pourquoi?
Penser comme une femme. Juste pour voir.
5. Est-ce que tu continuerais à écrire si tu n'avais plus aucun lecteur ? (même pas ta mère)
Oui.
6. Quel a été l'élément déclencheur de ton désir d'écrire ? Est-ce un lieu, une personne, un événement ou autre ?
L’ennui.
7. Est-ce que le carmin du sang de ses propres cicatrices déteint toujours un peu dans l'encre bleue de l'écriture ?
Doit-on vérifier si on n’a pas les doigts qui puent avant de se mettre à écrire?
8. Penses tu qu'autant de livres seraient publiés si la signature était interdite ? Et toi, si comme pour le trophée Anonym'us, il fallait publier des livres sous couvert d'anonymat, en écrirais-tu ?
Plus. Oui.
9. Pourquoi avoir choisi le noir dans un monde déjà pas rose ?
J’ai pas choisi. Choisir c’est réfléchir.
10. Quelles sont pour toi les conditions optimales pour écrire ?
Un bon cafard.
11. si vous deviez être ami avec un personnage de roman, lequel serait-ce?
Un personnage de Milo Manara.
12. Quel est ton taux de déchet (nombre de mots finalement gardés / nombre de mots écrits au total ) ? Si tu pouvais avoir accès aux brouillons/travaux préparatoires d’une œuvre, laquelle serait-ce ?
N’ayant pas une âme de collectionneur, j’en sais fichtre rien.

dimanche 21 octobre 2018

Nouvelle N°4 - Le spectre de la vérité




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Retour de noces
Quatre heures du matin, par cette nuit noire, la lune n’arrivait pas à percer à travers ce ciel hyper chargé. Alexandre revenait de Picardie, où il avait assisté au mariage de sa cousine, et rentrait difficilement dans le Pas-de-Calais. Même s’il n’avait pas abusé, la journée fut longue… très longue. Et les verres s’étaient enchaînés... Malgré ses yeux embrumés, ses paupières qui battaient la chamade, il tentait de se concentrer pour combattre la fatigue. Il n’avait aucune envie de détériorer la vieille 205 de sa mère sur cette route sinueuse. À l’approche de la côte de Doullens, connaissant bien le secteur, il bifurqua, tiraillé par une envie pressante. Dans un virage, après un bosquet, un spectre lumineux à l’allure humaine apparut soudain au beau milieu de la chaussée. Par réflexe, il donna un coup de volant et là, dans les faisceaux de ses phares, apparut un homme sur le bas-côté. Trop tard. Le temps de réagir et de freiner, il l’avait déjà percuté de plein fouet. Il sentit ses roues lui passer sur le corps.
Le premier
Alex, désemparé, descendit de son véhicule en quatrième vitesse, et découvrit juste en dessous de son pare-chocs arrière, la silhouette ensanglantée qui gisait sur le sol. Il se retourna pour observer les environs. Aucune présence. Sans doute une hallucination due à l’absorption d’alcool. Il s’approcha de la victime, un jeune homme de son âge. Deux doigts dans le sillon de son cou lui confirmèrent qu’il avait succombé à l’impact dévastateur. Mais que faisait-il là, en pleine cambrousse ? Personne dans les parages, ni phares de voiture. Il s’est sans doute égaré… et je viens de le tuer. Un frisson glacial lui parcourut l’échine dorsale. Tout s’embrouilla dans sa tête à la vitesse grand « V ». S’il avait le malheur d’appeler les gendarmes, nul doute qu’ils le placeraient en cellule de dégrisement avant de lui notifier sa garde-à-vue… Il commençait à réfléchir aux alternatives qui s’offraient à lui quand il réalisa que l’urgence était de retirer le corps inerte. Il traîna la dépouille par les pieds, l’attrapa sous les aisselles et la hissa dans le coffre. Il dut s’y reprendre en trois fois et le recroqueviller en chien de fusil pour réussir à fermer le hayon. Dix minutes plus tard, à la lumière de son portable, Alex scrutait le sol à la recherche d’éventuels débris, quand une Mini Austin à la vitesse excessive déboula et vint s’encastrer dans l’arrière de la 205.
Le second
À voir descendre et tituber le conducteur, au visage rubicond, Alexandre comprit de suite à qui il avait affaire. Un mec bourré, c’est bien ma veine ! Malgré son taux d’alcool excessif, l’indésirable avait encore les yeux en face des trous, au point de remarquer, en constatant les dégâts occasionnés, que quatre doigts sortaient de l’interstice du hayon vrillé.
— C’est quoi, ça ? l’interrogea-t-il en vacillant.
— Laissez tomber, c’est un pote qui roupille… Pour tout vous dire, on revient d’un mariage et il a abusé de la Vodka, rétorqua Alex sans s’étaler.
— Pour un type qui a picolé, je le trouve bien froid, insista-t-il en touchant la main du cadavre.
À force de tirer sur le coffre, il finit par l’ouvrir et hurla à la vue du corps couvert de sang. Alex l’attrapa par les épaules pour l’éloigner de la 205 mais ce dernier revint à la charge en s’agitant. Si énervé qu’il le griffa avec sa montre au niveau de la joue. Excédé et se sentant acculé, Alexandre s’empara de la manivelle à portée de main. Son bras se leva instinctivement et lui assena un coup sur la tempe.
Tu vas fermer ta grande gueule ! Tu vas la fermer ! réitéra Alex en frappant une nouvelle fois. Affaissé, un genou à terre, l’individu avait baissé d’intensité mais gémissait encore. Un dernier coup d’estocade eut raison du biturin qui s’effondra sur l’asphalte. Il venait de tuer un deuxième homme en à peine vingt minutes.
Maquillage
Le tout était de savoir ce qu’il allait faire de ces corps ?
Impossible de les mettre dans mon coffre cette fois, analysa-t-il en essuyant le sang sur l’extrémité de la manivelle.
Accro aux séries policières et fan de la première heure des « Experts », il se mit à échafauder un plan. Le genre de truc improbable mais qui pouvait s’avérer payant quand on connaissait comme lui le secteur, réputé dangereux. Inutile de gamberger plus longtemps, je vais maquiller cette sordide affaire en une simple sortie de route. Tout le monde n’y verra que du feu.
Alex tracta tout d’abord l’alcoolique et le positionna au volant de son propre véhicule, en n’oubliant pas de lui fracasser plusieurs fois la tête contre le montant du parebrise, histoire de laisser du résiné et un peu de matière visqueuse. Il sortit ensuite sa première victime et l’installa côté passager, en se débarrassant des deux sacs en cuir noir qui s’y trouvaient. Un coup de chiffon sur les portières, le tableau de bord, et toutes parties susceptibles d’avoir été touchées, puis il observa la scène quelques instants en repassant le film dans sa tête. Il manœuvra ensuite la 205 en la positionnant à l’arrière de la Mini Austin. Pour finaliser son plan machiavélique, il libéra le levier de vitesse, et la poussa pare-chocs contre pare-chocs dans le vide.
Il descendit la pente sur environ dix mètres de dénivelé et put constater les dégâts occasionnés. La tôle froissée sur l’avant du véhicule en charpie, agrémentée du parebrise entièrement éclaté, masqueraient incontestablement toutes preuves de leur accrochage.
Remonté dans le virage, il contrôla la zone de manière à ne rien laisser de son passage. À la lumière de son portable, il recouvrit les traces de sang en saupoudrant le bitume de terre. L’occasion de retrouver les deux sacs oubliés sur le bas-côté. Tant pis, je les balancerai dans une poubelle, pensa-t-il, la trouille au ventre. Ses doigts commençaient à trembler et il chancelait au moment de regagner la 205. Le contrecoup sans doute. Il est grand temps de te casser d’ici. Magne-toi ! se persuadait-il en accélérant pied au plancher. Un dernier regard à la volée dans son rétroviseur et il crut apercevoir la silhouette humaine éclairée tel un fantôme qui déambulait sur la chaussée, comme pour lui dire adieu…
L’affaire
Alertés par un agriculteur, les gendarmes procédèrent aux premières constatations. À l’odeur d’alcool persistante dans l’habitacle, l’hypothèse d’une sortie de route fut retenue. L’adjudant-chef manipulait le passager quand soudain son visage se figea. Les lividités cadavériques ne correspondaient pas avec la position du passager, buste penché sur l’avant et tête sur le tableau de bord. Le sang aurait dû se fixer sur les tissus du torse et plus particulièrement sur l’abdomen et le devant des jambes.
— Cet homme n’est donc pas mort dans cette voiture !
Le procureur de la République avisé des faits, ouvrit une information judiciaire et confia l’affaire au SDPJ d’Amiens. Les enquêteurs sollicitèrent les renforts de la gendarmerie pour ratisser la zone délimitée aux abords du virage en épingle.
Au vu du nombre d’indices probants, le capitaine Leroy du SDPJ étaya une théorie.
— Imaginons le conducteur ivre, qui quitte la Nationale pour satisfaire un besoin urgent. Arrivé ici, dans le noir le plus abyssal, il percute le second individu en train de faire du stop sur le bas-côté… Le choc est si brutal que le chauffeur le blesse sérieusement, si on en croit la flaque de sang qu’il a essayé de dissimuler avec de la terre. Le conducteur perd les pédales, sans doute à cause de son taux d’alcool, ce qui le réfrène à appeler les secours. Tiraillé par sa conscience, il décide tout de même de conduire sa victime à l’hôpital alors qu’elle est décédée entre-temps. Désemparé, il démarre en trombes, fait une fausse manœuvre et rate le virage. Fatal…
La théorie du capitaine semblait corroborer avec l’ensemble des indices recueillis. Affaire bouclée et investigations terminées. L’identité judiciaire s’activait à ranger son matériel quand un gendarme hurla si fort qu’il faillit en perdre ses cordes vocales.
— Venez voir, ici ! Il y a un autre corps… une jeune fille…
Les deux victimes
En fin de matinée, une fois le réveil effectif, la bouche pâteuse et un troupeau de bisons qui lui fracassait la tête, Alexandre se rua dans la grange pour évaluer les dégâts sur la 205. Sa mère handicapée ne risquait pas de s’aventurer jusque-là avec ses béquilles. Une fois l’expertise faite de la voiture, il put s’estimer heureux. Quelques pièces à récupérer dans différentes casses automobiles pour brouiller les pistes et rien ne pourra m’arriver. Rassuré, il se dirigeait vers la sortie de la grange quand il aperçut les deux sacs en cuir noir sur la banquette arrière.
Ils m’étaient sortis de la tête ceux-là ! frissonna-t-il en réalisant qu’ils constituaient l’unique lien avec la tragédie de la veille.
Avant de s’en débarrasser, sa curiosité l’incita à les ouvrir. Leur contenu le laissa pantois… En dessous de plusieurs combinaisons noires, de cagoules et d’armes air soft, se trouvaient une quantité astronomique de billets en petites coupures.
Je comprends mieux son état… Cet abruti venait d’arroser son braquage ! analysa amèrement le jeune homme. Les médias ont certainement dû en parler, en déduisit-il en rejoignant le domicile. Il se jeta sur le journal en évidence sur la table de salon. L’affaire y faisait les gros titres.
Un vol à main armée d’une rare violence
Hier soir, aux alentours de 23h30, dans la rue Mangin à Amiens, deux convoyeurs de fonds qui devaient ravitailler un distributeur à billets ont été retrouvés égorgés dans le sas bancaire de la Société Générale. Selon les enquêteurs du SDPJ d’Amiens et après le visionnage des vidéosurveillances, il s’agirait d’un braquage commis par trois individus cagoulés. La police judiciaire ne comprend pas pourquoi les malfrats ont assassiné aussi sauvagement les deux employés de la Bricks alors qu’ils n’opposaient aucune résistance...
Le fait de repenser aux évènements de la nuit dernière l’obligea à se remémorer les circonstances de son accident. L’apparition de « cette forme humaine »… Et ce type qui sortait de nulle part… Son attitude l’avait intrigué… Il ferma les yeux en essayant de revoir la scène. Le bref moment où il l’avait aperçu dans le faisceau furtif de ses phares... Ça y est, je me rappelle ! Il regardait ses mains ! Il les observait avec le visage blafard et le regard empli d’effroi… Ses bras tendus, ses paumes tournées face à lui, ouvertes, bien en évidence… Je me souviens maintenant pour quelles raisons il semblait terrorisé. Elles étaient couvertes de sang !
L’inconnue
Le capitaine se dirigea vers le talus surplombant le virage en épingle, suivi de près par le légiste et quelques collègues. Arrivés en toute hâte, ils stoppèrent leur progression à la vue cauchemardesque qui s’offrait à eux. Une jeune fille âgée d’une vingtaine d’années gisait dans un trou, semi-enterrée. Les bras en croix, son visage était défiguré et ses yeux tuméfiés. Son corps meurtri, couvert d’hématomes, attestait que le ou les assassins s’étaient acharnés sur elle avant de lui trancher la gorge. L’absence d’affaires personnelles et de portable sur la scène de crime retarderait l’identification de la victime.
La scène de crime
Depuis ce drame, ses nuits étaient peuplées de cauchemars. Alexandre, en nage, se réveillait en sursaut, terrifié par les cadavres et ce spectre vêtu d’un drap blanc qui déambulaient dans sa chambre. Mais qu’attendait-il de lui ? Pourquoi le harceler ainsi ? Ce matin-là, épuisé, il se mit à déjeuner tout en consultant le journal espérant obtenir des réponses. L’article l’acheva pour de bon.
Découverte sanglante aux abords d’un accident mortel de la route.
Alors que les policiers du SDPJ d’Amiens enquêtaient sur la mort suspecte de deux occupants d’un véhicule, ils découvraient en amont, derrière un talus, le corps d’une jeune fille assassinée. Selon les autorités, elle aurait été égorgée après avoir subi des violences…
Alex interrompit sa lecture. Il essayait de voir si l’article mentionnait une photo, sans succès.
J’y suis ! Si ça se trouve, la forme humaine qui a traversé la chaussée devant moi a un rapport direct avec ce meurtre ! Et pourquoi pas l’âme de cette victime ? …
Décidé à comprendre ce qui lui arrivait, Alex prit le taureau par les cornes. En revenant d’une casse automobile, il fit un crochet avec son cyclomoteur. Il retrouva sans difficulté le virage en épingle, qui, il fallait reconnaître, n’avait rien de comparable avec le paysage sinistre de l’autre nuit. Il retira son casque et s’approcha du ravin. Le véhicule en contrebas ne s’y trouvait plus. La chaussée avait été nettoyée par la voirie et rien ne semblait avoir eu lieu dans le secteur. De cette nuit cauchemardesque, ne restaient que ses souvenirs tourmentés. Une nausée l’envahit. Il parcourut une vingtaine de mètres et stoppa net devant la rubalise jaune délimitant la zone.
Quand je pense que j’ai certainement tué l’assassin de cette fille. Ce que voulait le spectre en m’obligeant à donner un coup de volant… Et dire qu’elle se trouvait à proximité. Peut-être encore en vie. Si j’avais su… j’aurais pu lui venir en aide, regretta-t-il en se laissant submerger par l’émotion. Son estomac ne résista pas cette fois à la violence du reflux gastrique et il se vida en vomissant dans le talus.
— Ça fait froid dans le dos et ça vous remue les tripes, hein ?
Alexandre tressaillit. Il se retourna tout en s’essuyant la bouche d’un revers de manche. La voix grave poursuivit.
— Police nationale ! Capitaine Leroy, du SDPJ d’Amiens. On peut savoir ce que vous faites dans les parages ?
— Je me promenais… et j’ai voulu voir… balbutia le jeune homme.
— Le goût du sang… L’envie de respirer la scène de crime et pouvoir s’imaginer les faits… La noirceur de l’âme humaine. C’est en chacun de nous, vous savez…
— Vous avez arrêté l’assassin j’espère ? rétorqua Alex en préférant changer de sujet.
— Il s’agirait d’un accident, répondit froidement l’enquêteur.
— Ah ? J’avais cru comprendre qu’une jeune fille avait été égorgée ?
— Pour l’attester, il faudrait que nous retrouvions l’arme du crime. Or, à ce jour, les indices et les traces sur son corps nous inciteraient à penser à un choc si terrible et violent que son cou aurait été sectionné par une tôle froissée ou un pare-chocs endommagé…
L’annonce du policier eut l’effet d’un électrochoc sur Alexandre. Ses jambes l’abandonnèrent une fraction de seconde au point de vaciller. Il préféra s’asseoir sur le rocher dans le virage, le temps de recouvrer ses esprits.
— J’imagine que vous faites allusion au véhicule ayant fait une sortie de route ? percuta Alex.
— Oh, mais je vois que vous suivez cette affaire avec grand intérêt ! s’étonna l’OPJ.
Mais quel con je fais ! Déguerpis avant que ce flic ne te grille, réagit-il en se forçant à rester impassible. Il tenta une dernière parade avant de s’esquiver.
— Pour tout vous dire, je connais très bien le secteur. Autrefois, je venais chasser avec mon père. Nous sommes taxidermistes dans la famille… et il y avait de nombreux accidents dans ce satané virage. Je vous laisse et je vous souhaite bon courage pour votre enquête !




L’arme du crime
Sur le chemin du retour, à se traîner sur le bitume à 50 km/h, Alexandre eut largement le temps de repenser à l’affaire.
Comment la police avait pu commettre une telle erreur ? Ou alors le flic s’est joué de ma crédulité en prêchant le faux pour recueillir le vrai, une technique très usitée dans les rangs de la police… Pourvu que je n’aie rien laissé transpirer !
L’idée de s’être jeté dans la gueule du loup lui glaça le sang.
De retour à la longère familiale, il dévala les escaliers pour atteindre son bureau. Quelques clics sur un moteur de recherche et il put s’imprégner des études réalisées sur les entités, les spectres à forme humaine. Certains spécialistes évoquaient des âmes perdues incapables de quitter le monde des vivants, à cause d’un lien qui les retenait à ce bas monde. Ces fantômes du passé attendaient qu’on les libère en leur apportant ce qu’ils réclamaient. Soit des réparations, des notions de justice ou de pardon. À la fin de sa lecture très instructive, Alex fut persuadé que le spectre ne le lâcherait pas tant qu’il n’aura pas accompli un acte probant. Mais pourquoi moi ? Sans doute parce que j’étais sur place juste après le meurtre… Ce spectre me pousse dans mes retranchements pour que j’œuvre à la résolution de l’affaire, en retrouvant l’arme du crime. Vu sa déconvenue d’aujourd’hui, il décida cette fois d’y retourner de nuit, à bord de la 205, restaurée.
Sur place, muni d’une lampe torche puissante, il arpenta l’ensemble de la zone avec minutie sans rien déceler. Il avait beau tourner en rond, en scrutant le sol et en ratissant large, au bout de trois quarts d’heure, bredouille et découragé, il rebroussa chemin. Moment que choisit l’entité pour réapparaitre. La femme tout de blanc vêtue virevoltait devant lui, en lévitation à quelques centimètres au-dessus de l’asphalte. Elle semblait vouloir le guider dans ses recherches. Il la suivit et traversa la chaussée. Une fois sur l’autre terre-plein, il entrevit de suite le reflet de son faisceau lumineux au milieu de la végétation. Une lame… un couteau ? Non, un scalpel, couramment utilisé en milieu hospitalier. La question était de savoir ce qu’il devait en faire ? Il ne pouvait se permettre de la transmettre aux services de police en leur annonçant sa découverte par le plus grand des hasards.
Je l’enverrai par courrier et je signerai « maintenant la vérité sera faite sur ce crime abominable. »


L’arrestation
— Mme Grambert ? Capitaine Leroy du SDPJ d’Amiens. Votre fils est là ?
— Il est dans son bureau au sous-sol, répondit la mère.
Le policier s’engouffra dans la cage d’escalier, l’arme à la main, suivi de près par deux collègues. Le manque de lumière les obligea à utiliser leur lampe individuelle. En croisant les mains, ils progressèrent en éclairant par intermittence les lieux. La tension palpable, les mains crispées sur les crosses et la sueur perlée sur les fronts, ils s’attendaient à ce que le criminel surgisse à tout moment. Les porte-bouteilles vides et rouillés franchis, ils traversèrent les diverses piles de matériels entassés quand soudain, une ombre tapie dans le noir s’élança sur eux, une arme luisante dans la main droite. Une ; deux ; puis trois détonations et l’individu s’écroula lourdement sur le sol. Un des policiers s’approcha, lui retira le scalpel d’entre les doigts et vérifia ses signes vitaux.
— Il ne nuira plus à personne, annonça-t-il.
Le capitaine remonta au rez-de-chaussée et informa la mère éplorée.
— Désolé madame, nous avons dû faire usage de nos armes… Votre fils s’est jeté sur nous en tentant d’égorger un de mes collègues. Sa marque de fabrique !
Devant son incrédulité, Leroy poursuivit.
— Votre fils Alexandre est un tueur. Il a commis cinq meurtres…


Une nuit d’horreur
— Cela s’est produit le 14 février, le soir de la Saint Valentin, l’informa le capitaine.
— Impossible, il assistait au mariage de sa cousine en Picardie, rétorqua Mme Grambert.
— Cette cérémonie lui a servi d’alibi et s’est déroulée en trois temps. En premier lieu, il a retrouvé ses deux cousins, dans la même situation précaire, au chômage, avec un besoin récurrent d’argent. Ils se sont montrés à la mairie puis à l’église, avant de faire acte de présence au vin d’honneur. Vers les 23h00, ils se sont éclipsés pour braquer deux convoyeurs de fonds devant le distributeur à billets sur Amiens. Là, les caméras de la banque nous démontrent que l’un d’eux s’est acharné sur ses victimes en les tailladant et en les égorgeant au scalpel. Le trio regagne la soirée du mariage qui bat son plein, où ils se mêlent aux invités en passant inaperçus. Là, tout bascule. Désinhibés par l’alcool, les esprits s’échauffent et sans raison particulière, Alexandre quitte brusquement la fête à bord de sa 205 en séquestrant dans le coffre la nouvelle compagne de son cousin.
— Comment s’appelait-elle ? s’enquit la mère en séchant ses larmes.
— Lola Riverie…
— C’est l’ancienne amoureuse de mon fils. Elle venait de le quitter. Il ne lui aurait jamais fait de mal, il en était fou…
— Laissez-moi poursuivre, reprit le policier. Le nouveau copain de Lola a cru qu’elle s’était enfuie avec Alexandre et l’argent du braquage. Fous de rage, avec son frère, ils tentent de les rattraper avec leur Mini Austin. S’engage alors une véritable course-poursuite. À tel point que votre fils prend peur et sort de la Nationale juste avant la côte de Doullens. Il connait le secteur et pense pouvoir les semer à travers les routes sinueuses. Les deux frères le percutent plusieurs fois à l’arrière au point de détériorer le hayon et de libérer la jeune fille inconsciente. Suite aux chocs répétés, elle finit par basculer hors du véhicule et se fait écraser par les poursuivants. Les deux voitures stoppent dans le virage. Les trois braqueurs s’empoignent et une bagarre terrible éclate, jusqu’à la mort des deux frères à coups de manivelle. On imagine que la jeune fille agonisait et hurlait à la mort, au point d’inciter Alexandre à abréger ses souffrances en l’égorgeant. Après avoir balancé le scalpel au-dessus de la chaussée, il a tracté le corps de Lola pour l’ensevelir derrière un talus. Pris de panique, il a maquillé les crimes de ses cousins en accident de la route avant d’effacer toutes traces de son passage.
— Mais comment mon petit garçon, si adorable, a-t-il pu vivre après avoir commis de telles atrocités ? se désola la mère.
— Simplement en se racontant des histoires et en échafaudant un scénario à l’opposé des faits. Un déni total. Un psychiatre vous répondrait qu’il a agi ainsi pour refouler ses actes et esquiver sa culpabilité.
— Et comment en êtes-vous arrivé à le suspecter ? demanda-t-elle, effondrée.
— Alexandre s’était tellement convaincu de son innocence qu’il s’est permis de revenir sur la scène de crime. Confirmant une fois de plus l’adage si connu de tous…

mercredi 17 octobre 2018

L'interview de la semaine : Sandrine Destombes




Cette année, ce sont les auteurs eux-mêmes qui ont concocté les questions de l’interview, celles qui leur trottent dans la tête, celles qu’on ne leur pose jamais, ou tout simplement celles qu’ils aimeraient poser aux autres auteurs.




Aujourd’hui l’interview de 
Sandrine Destombes




1. Certains auteurs du noir et du Polar ont parfois des comportements borderline en salon. Faites-vous partie de ceux qui endossent le rôle de leurs héros ou protagonistes pendant l'écriture, histoire d'être le plus réaliste possible ?
Bande de psychopathes !
Absolument pas ! Je suis sage comme une image. En revanche, j’observe mes petits camarades et je prends des notes. On ne sait jamais. Avoir des dossiers sur ses confrères, ça peut toujours servir...
2. Douglas Adams est promoteur de 42 comme réponse à la vie, l’univers et le reste. Et vous quelle est votre réponse définitive ?
Life is a bitch, then you die !
3. Y a-t-il un personnage que vous avez découvert au cours de votre vie de lecteur et avec lequel vous auriez aimé passer une soirée ?
Ilya Kalinine, des Camut & Hug, à la condition qu’il se fasse teindre les cheveux en brun.
4. Si tu devais avoir un super pouvoir ce serait lequel et pourquoi?
Métamorphe comme Mystic. Ça ouvre le champs des possibles !
5. Est-ce que tu continuerais à écrire si tu n'avais plus aucun lecteur ? (même pas ta mère)
Je passerais peut-être à l’enregistrement vocal. Sérieux, quitte à pas être lu(e), pas la peine de perdre du temps à taper tous les mots.

6. Quel a été l'élément déclencheur de ton désir d'écrire ? Est-ce un lieu, une personne, un événement ou autre ?
Un trop plein de temps. Sensation nouvelle et étrange pour moi qu’il m’a fallu combler.
7. Est-ce que le carmin du sang de ses propres cicatrices déteint toujours un peu dans l'encre bleue de l'écriture ?
Forcément. Détourné, ou déguisé, mais forcément !
8. Penses tu qu'autant de livres seraient publiés si la signature était interdite ? Et toi, si comme pour le trophée Anonym'us, il fallait publier des livres sous couvert d'anonymat, en écrirais-tu ?
Autant, peut-être pas, mais cela donnerait une chance à tout le monde. Quant à écrire sous l’anonymat, je pense que j’y prendrais un certain plaisir !
9. Pourquoi avoir choisi le noir dans un monde déjà pas rose ?
Une forme de catharsis, j’imagine…
10. Quelles sont pour toi les conditions optimales pour écrire ?
Le soleil, l’espace et le calme (bref, les vacances !)
11. si vous deviez être ami avec un personnage de roman, lequel serait-ce?
Rocco Schiavone, le personnage récurrent d’Antonio Manzini. J’aime tout chez lui !
12. Quel est ton taux de déchet (nombre de mots finalement gardés / nombre de mots écrits au total ) ? Si tu pouvais avoir accès aux brouillons/travaux préparatoires d’une œuvre, laquelle serait-ce ?
Pas beaucoup de déchets. Je fais déjà dans le minimalisme. Si je retirais des mots, la phrase deviendrait bancale.
Je n’aimerais pas avoir accès aux brouillons des autres. Où serait la magie si on connaît les ficelles.


dimanche 14 octobre 2018

Nouvelle N°3 - Dans la bouche









Yann se met immédiatement au travail. Il est rapide et précis, n’aime pas perdre de temps ; d’autant que ce soir c’est la fête de la Musique, et il a des amis de lycée qui jouent dans un autre quartier, à l’autre bout de Paris, vers Pyrénées. Leur concert pop rock commence à 20 heures. Yann ne prend donc pas la peine de discuter. Ça tombe bien parce que j’ai trop faim. Et quand j’ai faim, je suis de très mauvaise humeur. En plus, il fait hyper chaud aujourd’hui, aussi bien à l’extérieur que dans les souterrains sombres de Paris. C’est le premier jour de l’été. Aux odeurs poussiéreuses se mêlent les effluves de transpiration de mon collègue. J’aide Yann à en finir le plus rapidement possible. Nous sommes des professionnels, cinq ans qu’on travaille ensemble. Nous formons un tandem efficace.

C’est bon, on dégage !

Ça, personne ne l’a dit ; il nous a suffi d’un regard accompagné d’un imperceptible hochement de tête pour nous comprendre.

On rebrousse chemin.
Au fait, tu viens ce soir ou pas ?

Yann a risqué une question. À mon expression renfrognée, il comprend que ce n’est pas le moment d’en parler. Alors il se tait. Et il fait bien. Je n’aurais pas supporté un énième topo sur la musique de ses potes dont il s’est proclamé manager. Yann tourne en boucle depuis des mois. Le concert de ce soir, il s’y prépare et il en rêve depuis un bout de temps. Il ne peut pas le rater. Il serait prêt à suivre son groupe à l’autre bout du monde en acceptant pour cela toutes les concessions : dormir dans la boue, se serrer plus que la ceinture… En attendant, il travaille pour cette société de téléphonie, accepte volontiers les heures supplémentaires, rêvant d’avoir un jour suffisamment d’argent de côté pour pouvoir se mettre à son compte dans la musique. Il voudrait être indépendant, passer sa vie à des concerts, des festivals, descendre des bières, se baigner dans la foule.

Mais pour l’instant, faut qu’on remonte. On arrive au pied de l’échelle quand Yann saisit mon bras ; une poigne de mec qui ne rigole pas.

Karim, dis-moi franchement si tu viens ou pas ?

Je sais bien que pour lui et ses potes, c’est le concert de l’année. D’ailleurs y a un autre groupe qui joue déjà, au-dessus, sur la place. Un groupe au son saturé avec un chanteur qui gueule à la volée. Jouer, c’est un grand mot. Ils font leur balance. Yann insiste, il ne lâche pas le morceau.
On est potes ou pas ?

Je ne peux pas lui dire, non collègue, mon vieux, on est juste des collègues, on s’entend bien niveau boulot, mais j’ai pas spécialement envie de te voir en dehors. J’aurais pas grand-chose à te dire, moi j’aime le silence… La bonne vieille guitare électrique est de retour. Avec le batteur increvable. Mais je ne suis plus un ado. Je ne vois pas ce que ma présence pourrait leur apporter de positif, faudrait faire semblant d’apprécier, remuer la jambe en rythme. Yann veut que je sois là, uniquement pour faire poteau, qu’il y ait un max de monde. Et il reste persuadé qu’on ne peut pas ne pas aimer sa musique.

Je lui réponds non de la tête. Yann serre les poings.
Pousse-toi, bâtard ! Faut que je sorte vite fait.
Ses larges épaules d’ancien videur de bar se frayent facilement un passage.

Yann monte rapidement les marches de l’échelle dans la pénombre. Ses semelles claquent. Je ne me sens absolument pas obligé d’aller à son concert. Je ne lui dois rien. Je voudrais prendre un air dégagé, celui de l’homme souriant à la vie, mais la sensation de faim tiraille mon estomac. Plus on monte, plus il fait noir, plus la musique est forte. Bizarre qu’il fasse si sombre. Je jette un coup d’œil à ma montre : 19h02.
C’est quoi ce bordel ! T’as rabaissé la plaque ?

Tout en haut de l’échelle, Yann frappe de ses poings contre le rectangle de béton clos. Il se tourne vers moi en postillonnant :

Putain ! C’est pas vrai ! On est coincés !

J’essaye à mon tour de soulever la plaque de toutes mes forces. La sueur dégouline dans mon cou. Je sens mes veines gonfler et l’effroi m’envahir.

T’as raison. Quelqu’un a dû rabaisser la plaque de l’extérieur et on est faits comme des rats !

Comment c’est possible ? Ne me dis pas que…
Si, j’ai merdé !
Quoi ? T’as pas mis la barre de sécurité ?
Bah non, j’ai complètement zappé !

Je me revois encore, debout, près de la bouche d’égout, me disant, tiens faut que je pense à mettre la barre, celle qui empêche la fermeture depuis l’extérieur, et puis j’ai pensé à tout à fait autre chose.

Mais qu’est-ce que t’as dans le crâne ? Tu veux me faire rater le concert, c’est ça, hein ? T’en as après moi aujourd’hui !

N’importe quoi !
T’as oublié que ce soir c’est la fête de la Musique…
Justement !

Et que n’importe quel pèlerin passant par là pourrait s’amuser à fermer la trappe ! Un simple coup de pied, et hop !

Yann consulte son téléphone portable.
Merde ! Pas de réseau.

J’essaye aussitôt avec le mien même si je sais d’avance que les portables ne captent pas dans les sous-sols. On est bloqués sous terre. Sans pouvoir téléphoner. Je crie à mon tour, je tambourine. En vain. De toute façon, la musique couvre nos voix. Yann lève ses mains vers ma gorge.

Tu vois, là, je crois que je serais capable de…

*

On aura beau crier, personne ne nous entendra avec ce maudit concert punk. C’est comme si on était muets. Mais Yann ne se décourage pas pour autant, il repasse au-dessus de moi et tape sur la plaque en hurlant à tue-tête : « On est là ! Houhou ! Y a quelqu’un ? » J’ai l’impression qu’il va se briser les os de la main et du coude. Le voilà qui bascule à l’envers, sur l’échelle, se retrouvant la tête en bas afin de pouvoir frapper avec ses pieds. Mais toutes ses positions acrobatiques ne servent à rien. Ça ressemble plutôt à l’énergie du désespoir.

Des frissons envahissent mon corps. Yann me lance un regard clair :
Qu’est-ce qu’on va faire ?

Il sait aussi bien que moi qu’il est impossible d’ouvrir la trappe par en dessous. Et nous n’avons en notre possession aucun outil permettant de percer le béton. Pas un seul explosif ou assimilé pour faire sauter le couvercle. Cette galerie souterraine dans laquelle nous sommes bloqués ne mène nulle part, aucune issue possible.

D’un seul coup, j’ai comme un flash. Quel con ! L’évidence est souvent ce que l’on voit en dernier. Je lui indique la petite trouée face à lui, dans le mur.

Si on ne nous entend pas, quelqu’un pourra peut-être au moins nous
voir ?

En effet, cette ouverture donne sur une petite grille rectangulaire juste au-dessus, jouxtant la plaque du regard de chaussée communément appelée "bouche d’égout".

Bonne idée ! s’exclame Yann en passant aussitôt à l’action.

Il passe son bras par le trou et agite sa main en criant de plus belle : « Vous nous voyez ? Aidez-nous ! On veut sortir ! » Dommage qu’on ne puisse pas y passer le corps. Yann continue longtemps, entièrement concentré dans sa tâche qui s’avère inutile.

Il me laisse sa place sans rechigner. À mon tour, je passe mon bras dans le trou et fais des signes de la main. On ne sait jamais ! Peut-être que quelqu’un apercevra ce mouvement humain sous la grille ? Plus le temps passe et moins j’y crois. Mais je ne vois pas d’autre solution que de me raccrocher à cette lueur d’espoir.

La musique bat toujours son plein. Le rythme saccadé et l’énergie qui s’en dégage ne font que renforcer notre sentiment d’impuissance. Je continue d’agiter ma main tandis que Yann grommelle. C’est un véritable obsessionnel. Il râle dans sa barbe : j’espère qu’on va pas y passer la nuit…

Reste plus qu’à attendre que quelqu’un s’inquiète de notre absence et prévienne notre société. Ça pourrait prendre un jour ou deux, peut-être même toute la semaine. Yann ne pourra pas compter sur ses potes ce soir, ils seront tous absorbés par leur concert. Et moi ?

Ah, moi, c’est compliqué.
Je suis un solitaire.

Je n’ai même pas eu le temps de déjeuner. J’ai le ventre creux, l’estomac qui gargouille ; la mauvaise humeur me ravage… Et nous voici, Yann et moi en gilet bleu marine dans le sous-sol de Paris, sous la place Constantin Pecqueur précisément.

Nous devions effectuer les deux derniers raccordements téléphoniques de la journée. Pour cela, on avait ouvert le regard de chaussée, puis nous sommes descendus dans l’étroit conduit vertical à l’aide de l’échelle métallique, après avoir pris soin de rabaisser le grillage de sécurité.

Une fois en bas, on a emprunté un autre tunnel, perpendiculaire, horizontal celui-là, et beaucoup plus large, qui s’arrête dix mètres plus loin. Un cul-de-sac de béton. À six mètres sous terre se trouve notre bureau, sans ascenseur ni secrétariat.

Qui est l’abruti qui a baissé la plaque ?! Bordel, ouvrez-nous ! On est enfermés là-dessous !

Yann se met à chialer. Ses larmes pleuviotent sur moi, coupable et sans voix.

Yann refuse obstinément de redescendre ; il veut rester tout en haut de l’échelle, au plus près de la surface, au cas où…

Vivement qu’on sorte de là ! C’est mal parti. Nous sommes invisibles.
Nous n’existons plus à la surface de la Terre. Nous sommes dans un autre monde.
Au milieu des eaux usées et de la saleté.

Je surveille mon collègue en coin : il est résistant physiquement, un vrai bloc de muscles. Mes yeux se sont habitués à la pénombre et je vois son visage se décomposer. Il bouillonne intérieurement. Rater son concert était inenvisageable, et pourtant.

Un moment d’inattention et j’ai oublié la barre. Il se passe des choses bizarres sous les trottoirs... Qui pourra le croire ?

*
La musique est une passion indicible.
Où va-t-il chercher tout ça. Yann délire.
Combien de nuits nous faudrait-il pour mourir dans cette caverne ?
Combien de jours pourra-t-on tenir sans eau ni nourriture ?

Mais je ne pense pas qu’on va crever ; on va juste finir par s’entretuer. S’accuser de tous les maux, chercher la petite bête… Yann me jette un regard blessé :

Si par miracle, je dis bien par miracle, on sortait à temps, je ne veux pas te voir à mon concert. C’est pas des paroles en l’air ! Pour moi, tu n’existes plus. Tiens, je vais commencer par t’effacer de mon portable…

Ses enfantillages me lassent. Alors qu’il y a urgence : trouver une solution pour nous sortir de là, pour que la vie reprenne son cours, que l’horizon s’ouvre et que des chemins se tracent.

J’ai chaud à la tête, froid dans le cou, ça dégouline sous mes aisselles, et j’ai des fourmillements dans les doigts à force de me raccrocher à cette échelle. C’est la première fois qu’on se retrouve enfermés, et fallait que ça tombe le soir de la fête de la Musique ! On n’a vraiment pas de bol. Le groupe se donne à fond sur la place tandis qu’on se ronge les sangs sous terre. Il doit être dans les 19h30.

Une quinte de toux me plie en deux ; je vois des étoiles noires.

Nous sommes piégés dans ce trou à rats.

Faut relativiser, Yann, y a pire comme situation. Imagine-toi séquestré et torturé dans une cellule, ou enterré vivant…

Arrête, tu m’angoisses ! En plus, c’est exactement ça : c’est comme si on
était enterrés vivants !

Voilà que j’ai envie de vomir. Pourtant je n’ai rien mangé de la journée. Je me racle la gorge avant de cracher de la bile. Yann en a plein ses chaussures.

Au lieu de s’emporter, il se met à rire aux éclats. Comme un dément aux yeux révulsés. Je le regarde, interloqué, entre deux jets acides. Et je me mets à rire moi aussi. Nos rires sonnent faux, mais ça fait du bien. Je m’aperçois que les lèvres de Yann ne bougent plus alors que son rire continue de fuser.

*

Je m’imaginais moisir dans ce trou quand j’ai entendu des voix humaines. Des gens se sont arrêtés au-dessus de nous. Les miracles existent ! Serait-ce bientôt la fin du cauchemar ? Yann agite sa main comme une furie. Je crie aussi, pour qu’ils nous entendent là-haut. On perçoit enfin la voix d’une femme :

Ne vous inquiétez pas, vous allez sortir !
Ils nous ont vus ! s’écrie Yann avec jubilation.

Deuxième montée d’adrénaline ; après l’enfermement, la délivrance. Une intervention inespérée. Je ne ressens plus aucune douleur, juste de l’excitation. Même si on ne sort pas tout de suite, on finira par être libres puisqu’on a réussi à attirer l’attention sur nous. D’autres êtres humains savent. Ils auraient pu passer leur chemin, mais ils se sont arrêtés. Nous existons de nouveau, nous ne sommes plus deux rats d’égout mortifiés. La voix éraillée du chanteur ne m’agace plus. Au contraire, elle ne fait qu’accentuer mon euphorie.


*


Groupe punk place Pecqueur. Les bières sont décapsulées. Un concert gratuit, ce n’est pas tous les jours. Les haut-parleurs crachent leur musique furieuse. Deux guitaristes sont entrés en scène, les gosses sont fascinés. Le chanteur se remet à brailler des « oh » et des « hé ho !». Comme des restes d’adolescence rebelle.

Le groupe fait une pause. Sabine s’éloigne en longeant le square. Elle s’arrête au bord du trottoir, se penche au-dessus d’une bouche d’égout ouverte. Un passage vertical qui descend assez bas avec une échelle métallique sur le côté. Un trou de plusieurs mètres de profondeur.

Pierre s’arrête à sa hauteur. Il s’inquiète de cette ouverture dans le sol.

C’est dangereux pour les enfants ! s’exclame-t-il en se penchant au-dessus du trou protégé par un fin grillage quadrillé. Qui a oublié de refermer ?

Rapide regard circulaire : personne en vue. Dans le conduit souterrain non plus. Juste un fond d’eau scintillant.

Les ouvriers auraient dû finir proprement leur travail !

Pierre fait pivoter la plaque en béton d’un geste décidé. Il a refermé la bouche d’égout sans hésiter une seule seconde.

En plus, il y a une école juste à côté !

Un petit sourire satisfait et ils repartent parmi les bruissements de feuilles, en direction de la place Dalida, mais pas d’autre concert à l’horizon.

Une salve d’applaudissements les fait sursauter. La pause est finie. Sabine et Pierre sont de retour sur la place Constantin Pecqueur, avec un peu plus de monde que tout à l’heure.

Sabine est fatiguée. Vidée par toutes ces nuits d’insomnie. Des nuits aussi blanches que son teint. Son regard rebondit sur la bouche d’égout pour se planter dans les yeux de Pierre qui aimerait que rien ne change, jamais.

Insupportable, cette musique ! Viens, on rentre.

Sabine n’en a pas envie. Pas envie de se retrouver seule avec lui dans leur bel appartement du 18e. Sabine essaye de danser, mais ça ne vient pas.

Lorsque Pierre l’embrasse furtivement sur la bouche, un point de douleur surgit dans la poitrine de la jeune femme.

Elle se résout à suivre Pierre quand un mouvement la fait stopper net.

Une main bouge sous l’étroite grille rectangulaire, près de la bouche d’égout que Pierre avait refermée.

Sabine la voit, elle bouge encore. Une main sous le trottoir. Sabine comprend aussitôt.

Attends ! Y a quelqu’un de coincé sous terre ! Puis, à l’attention de l’inconnu :

Ne vous inquiétez pas, nous allons vous sortir de là !

Sabine distingue des voix, ils semblent être plusieurs là-dessous, mais on n’entend pas bien avec la musique toujours aussi forte

Sabine en a froid dans le dos. Se retrouver enfermé dans ce conduit souterrain ? Quelle horreur ! Jamais elle n’aurait osé toucher elle-même à cette plaque !

Sur la place bondée, Sabine n’entend plus le groupe punk, juste les battements de son cœur plus forts que ceux de la batterie. Certaines plaques font penser aux sillons d’un disque vinyle. Des boucliers luisants et patinés par le temps qui passe. Ils regardent vers le ciel, tournés vers la lumière, tout en cachant un monde profond et obscur dans lequel il est facile de se faire oublier. La plaque de la place Constantin Pecqueur est vierge de tout motif ou écriture.

La musique l’extirpe de sa rêverie. Le concert bat toujours son plein.
Pierre s’est éloigné.
Sabine court et le rattrape, j’ai vu une main.
Impossible, dit Pierre.
Pourtant la main, je l’ai bien vue. C’est une main d’homme.
Pierre hausse les épaules avec mépris.
Je ne suis pas folle.
Et il se barre.

Sabine fait demi-tour, jusqu’au groupe punk, demande à certains membres du staff de venir l’aider. Des personnes sont coincées sous terre. Deux d’entre eux la regardent d’un air mou ; ils n’abandonneront pas leur bière. Sabine comprend alors que le groupe n’arrêtera de jouer pour rien au monde.

19h55. Elle appelle les pompiers. Au moment de parler, son portable s’éteint, faute de batterie. Elle pourrait encore revenir sur ses pas, mais elle a besoin de marcher, sans s’arrêter, dans la direction opposée. Loin de Pierre et de l’appart. Sabine ravale sa salive pour chasser cet arrière-goût amer dans la bouche.
*
Impossible d’ouvrir la trappe à mains nues. Il faut une clé spéciale.

Sous la grille, la main disparait un instant, puis c’est le bras entier qui ressort du trou, avec une clé au bout. Il faudrait maintenant soulever la grille pour récupérer l’outil. La main tient fermement la clé ; un faux mouvement et elle tombe dans le vide. Il suffirait de récupérer cette clé conçue spécialement pour l’introduire dans le petit carré au centre de la plaque d’égout, tourner pour ouvrir…

Mais personne ne voit cette main brandissant la clé.

*

Yann rate une marche et s’écroule par terre. Dans sa chute de plusieurs mètres, il laisse échapper la clé qu’il tenait pourtant fermement en main. Il tente de se relever, une douleur intense raidit son genou. L’épouvante monte, des pieds à la tête, en lui serrant la gorge. Il tremble. Son œil bat sous la paupière. Yann ne sent plus ses jambes ni ses mains, juste un peu de chaleur au niveau des yeux. Il rugit de douleur et de peine.

Sonné, Karim est recroquevillé au pied de l’escalier. Du sang fuit depuis le sommet de son front fendu. La clé ensanglantée qui lui est tombée dessus git à ses pieds.

*

21h58. Dehors, la vie continue. L’ambiance est à la fête. Les gens se promènent. La pénombre envahit progressivement le décor. Seul un enfant croira entendre des rugissements, ceux d’un puma. Terrifié, l’enfant passera vite fait son chemin.

*

Du sang autour de moi, partout. Une marée rouge qui encercle mon corps.
On est juste des collègues, mon vieux… Il ne faut pas avoir peur.

J’ai perdu contact avec mes parents depuis longtemps. Ils doivent toujours vivre au Maroc…

Ma mort parait soudain parfaitement égale.

Personne ne s’inquiétera.
Je vais partir en musique. Un bourreau indicible.