Yann
se met immédiatement au travail. Il est rapide et précis, n’aime
pas perdre de temps ; d’autant que ce soir c’est la fête de la
Musique, et il a des amis de lycée qui jouent dans un autre
quartier, à l’autre bout de Paris, vers Pyrénées. Leur concert
pop rock commence à 20 heures. Yann ne prend donc pas la peine de
discuter. Ça tombe bien parce que j’ai trop faim. Et quand j’ai
faim, je suis de très mauvaise humeur. En plus, il fait hyper chaud
aujourd’hui, aussi bien à l’extérieur que dans les souterrains
sombres de Paris. C’est le premier jour de l’été. Aux odeurs
poussiéreuses se mêlent les effluves de transpiration de mon
collègue. J’aide Yann à en finir le plus rapidement possible.
Nous sommes des professionnels, cinq ans qu’on travaille ensemble.
Nous formons un tandem efficace.
– C’est
bon, on dégage !
Ça,
personne ne l’a dit ; il nous a suffi d’un regard accompagné
d’un imperceptible hochement de tête pour nous comprendre.
On
rebrousse chemin.
– Au
fait, tu viens ce soir ou pas ?
Yann
a risqué une question. À mon expression renfrognée, il comprend
que ce n’est pas le moment d’en parler. Alors il se tait. Et il
fait bien. Je n’aurais pas supporté un énième topo sur la
musique de ses potes dont il s’est proclamé manager.
Yann tourne en boucle depuis des mois. Le concert de ce soir, il
s’y
prépare
et il en rêve depuis un bout de temps. Il ne peut pas le rater. Il
serait prêt à suivre son groupe à l’autre bout du monde en
acceptant pour cela toutes les concessions : dormir dans la boue, se
serrer plus que la ceinture… En attendant, il travaille pour cette
société de téléphonie, accepte volontiers les heures
supplémentaires, rêvant d’avoir un jour suffisamment d’argent
de côté pour pouvoir se mettre à son compte dans la musique. Il
voudrait être indépendant, passer sa vie à des concerts, des
festivals, descendre des bières, se baigner dans la foule.
Mais
pour l’instant, faut qu’on remonte. On arrive au pied de
l’échelle quand Yann saisit mon bras ; une poigne de mec qui ne
rigole pas.
– Karim,
dis-moi franchement si tu viens ou pas ?
Je
sais bien que pour lui et ses potes, c’est le concert de l’année.
D’ailleurs y a un autre groupe qui joue déjà, au-dessus, sur la
place. Un groupe au son saturé avec un chanteur qui gueule à la
volée. Jouer, c’est un grand mot. Ils font leur balance. Yann
insiste, il ne lâche pas le morceau.
– On
est potes ou pas ?
Je
ne peux pas lui dire, non collègue, mon vieux, on est juste des
collègues, on s’entend bien niveau boulot, mais j’ai pas
spécialement envie de te voir en dehors. J’aurais pas grand-chose
à te dire, moi j’aime le silence… La bonne vieille guitare
électrique est de retour. Avec le batteur increvable. Mais je ne
suis plus un ado. Je ne vois pas ce que ma présence pourrait leur
apporter de positif, faudrait faire semblant d’apprécier, remuer
la jambe en rythme. Yann veut que je sois là, uniquement pour faire
poteau, qu’il y ait un max de monde. Et il reste persuadé qu’on
ne peut pas ne pas aimer sa
musique.
Je
lui réponds non de la tête. Yann serre les poings.
– Pousse-toi,
bâtard ! Faut que je sorte vite fait.
Ses
larges épaules d’ancien videur de bar se frayent facilement un
passage.
Yann
monte rapidement les marches de l’échelle dans la pénombre. Ses
semelles claquent. Je ne me sens absolument pas obligé d’aller à
son concert. Je ne lui dois rien. Je voudrais prendre un air dégagé,
celui de l’homme souriant à la vie, mais la sensation de faim
tiraille mon estomac. Plus on monte, plus il fait noir, plus la
musique est forte. Bizarre qu’il fasse si sombre. Je jette un coup
d’œil à ma montre : 19h02.
– C’est
quoi ce bordel ! T’as rabaissé la plaque ?
Tout
en haut de l’échelle, Yann frappe de ses poings contre le
rectangle de béton clos. Il se tourne vers moi en postillonnant :
– Putain
! C’est pas vrai ! On est coincés !
J’essaye
à mon tour de soulever la plaque de toutes mes forces. La sueur
dégouline dans mon cou. Je sens mes veines gonfler et l’effroi
m’envahir.
– T’as
raison. Quelqu’un a dû rabaisser la plaque de l’extérieur et on
est faits comme des rats !
– Comment
c’est possible ? Ne me dis pas que…
– Si,
j’ai merdé !
– Quoi
? T’as pas mis la barre de sécurité ?
– Bah
non, j’ai complètement zappé !
Je
me revois encore, debout, près de la bouche d’égout, me disant,
tiens faut que je pense à mettre la barre, celle qui empêche la
fermeture depuis l’extérieur, et puis j’ai pensé à tout à
fait autre chose.
– Mais
qu’est-ce que t’as dans le crâne ? Tu veux me faire rater le
concert, c’est ça, hein ? T’en as après moi aujourd’hui !
– N’importe
quoi !
– T’as
oublié que ce soir c’est la fête de la Musique…
– Justement
!
– Et
que n’importe quel pèlerin passant par là pourrait s’amuser à
fermer la trappe ! Un simple coup de pied, et hop !
Yann
consulte son téléphone portable.
– Merde
! Pas de réseau.
J’essaye
aussitôt avec le mien même si je sais d’avance que les portables
ne captent pas dans les sous-sols. On est bloqués sous terre. Sans
pouvoir téléphoner. Je crie à mon tour, je tambourine. En vain. De
toute façon, la musique couvre nos voix. Yann lève ses mains vers
ma gorge.
– Tu
vois, là, je crois que je serais capable de…
*
On
aura beau crier, personne ne nous entendra avec ce maudit concert
punk. C’est comme si on était muets. Mais Yann ne se décourage
pas pour autant, il repasse au-dessus de moi et tape sur la plaque en
hurlant à tue-tête : « On est là ! Houhou ! Y a quelqu’un ? »
J’ai l’impression qu’il va se briser les os de la main et du
coude. Le voilà qui bascule à l’envers, sur l’échelle, se
retrouvant la tête en bas afin de pouvoir frapper avec ses pieds.
Mais toutes ses positions acrobatiques ne servent à rien. Ça
ressemble plutôt à l’énergie du désespoir.
Des
frissons envahissent mon corps. Yann me lance un regard clair :
– Qu’est-ce
qu’on va faire ?
Il
sait aussi bien que moi qu’il est impossible d’ouvrir la trappe
par en dessous. Et nous n’avons en notre possession aucun outil
permettant de percer le béton. Pas un seul explosif ou assimilé
pour faire sauter le couvercle. Cette galerie souterraine dans
laquelle nous sommes bloqués ne mène nulle part, aucune issue
possible.
D’un
seul coup, j’ai comme un flash. Quel con ! L’évidence est
souvent ce que l’on voit en dernier. Je lui indique la petite
trouée face à lui, dans le mur.
– Si
on ne nous entend pas, quelqu’un pourra peut-être au moins nous
voir
?
En
effet, cette ouverture donne sur une petite grille rectangulaire
juste au-dessus, jouxtant la plaque du regard de chaussée
communément appelée "bouche d’égout".
– Bonne
idée ! s’exclame Yann en passant aussitôt à l’action.
Il
passe son bras par le trou et agite sa main en criant de plus belle :
« Vous nous voyez ? Aidez-nous ! On veut sortir ! » Dommage qu’on
ne puisse pas y passer le corps. Yann continue longtemps, entièrement
concentré dans sa tâche qui s’avère inutile.
Il
me laisse sa place sans rechigner. À mon tour, je passe mon bras
dans le trou et fais des signes de la main. On ne sait jamais !
Peut-être que quelqu’un apercevra ce mouvement humain sous la
grille ? Plus le temps passe et moins j’y crois. Mais je ne vois
pas d’autre solution que de me raccrocher à cette lueur d’espoir.
La
musique bat toujours son plein. Le rythme saccadé et l’énergie
qui s’en dégage ne font que renforcer notre sentiment
d’impuissance. Je continue d’agiter ma main tandis que Yann
grommelle. C’est un véritable obsessionnel. Il râle dans sa barbe
: j’espère qu’on va pas y passer la nuit…
Reste
plus qu’à attendre que quelqu’un s’inquiète de notre absence
et prévienne notre société. Ça pourrait prendre un jour ou deux,
peut-être même toute la semaine. Yann ne pourra pas compter sur ses
potes ce soir, ils seront tous absorbés par leur concert. Et moi ?
Ah,
moi, c’est compliqué.
Je
suis un solitaire.
Je
n’ai même pas eu le temps de déjeuner. J’ai le ventre creux,
l’estomac qui gargouille ; la mauvaise humeur me ravage… Et nous
voici, Yann et moi en gilet bleu marine dans le sous-sol de Paris,
sous la place Constantin Pecqueur précisément.
Nous
devions effectuer les deux derniers raccordements téléphoniques de
la journée. Pour cela, on avait ouvert le regard de chaussée, puis
nous sommes descendus dans l’étroit conduit vertical à l’aide
de l’échelle métallique, après avoir pris soin de rabaisser le
grillage de sécurité.
Une
fois en bas, on a emprunté un autre tunnel, perpendiculaire,
horizontal celui-là, et beaucoup plus large, qui s’arrête dix
mètres plus loin. Un cul-de-sac de béton. À six mètres sous terre
se trouve notre bureau, sans ascenseur ni secrétariat.
– Qui
est l’abruti qui a baissé la plaque ?! Bordel, ouvrez-nous ! On
est enfermés là-dessous !
Yann
se met à chialer. Ses larmes pleuviotent sur moi, coupable et sans
voix.
Yann
refuse obstinément de redescendre ; il veut rester tout en haut de
l’échelle, au plus près de la surface, au cas où…
Vivement
qu’on sorte de là ! C’est mal parti. Nous sommes invisibles.
Nous
n’existons plus à la surface de la Terre. Nous sommes dans un
autre monde.
Au
milieu des eaux usées et de la saleté.
Je
surveille mon collègue en coin : il est résistant physiquement, un
vrai bloc de muscles. Mes yeux se sont habitués à la pénombre et
je vois son visage se décomposer. Il bouillonne intérieurement.
Rater son concert était inenvisageable, et pourtant.
Un
moment d’inattention et j’ai oublié la barre. Il se passe des
choses bizarres sous les trottoirs... Qui pourra le croire ?
*
La
musique est une passion indicible.
Où
va-t-il chercher tout ça. Yann délire.
Combien
de nuits nous faudrait-il pour mourir dans cette caverne ?
Combien
de jours pourra-t-on tenir sans eau ni nourriture ?
Mais
je ne pense pas qu’on va crever ; on va juste finir par
s’entretuer. S’accuser de tous les maux, chercher la petite bête…
Yann me jette un regard blessé :
– Si
par miracle, je dis bien par miracle, on sortait à temps, je ne veux
pas te voir à mon concert. C’est pas des paroles en l’air ! Pour
moi, tu n’existes plus. Tiens, je vais commencer par t’effacer de
mon portable…
Ses
enfantillages me lassent. Alors qu’il y a urgence : trouver une
solution pour nous sortir de là, pour que la vie reprenne son cours,
que l’horizon s’ouvre et que des chemins se tracent.
J’ai
chaud à la tête, froid dans le cou, ça dégouline sous mes
aisselles, et j’ai des fourmillements dans les doigts à force de
me raccrocher à cette échelle. C’est la première fois qu’on se
retrouve enfermés, et fallait que ça tombe le soir de la fête de
la Musique ! On n’a vraiment pas de bol. Le groupe se donne à fond
sur la place tandis qu’on se ronge les sangs sous terre. Il doit
être dans les 19h30.
Une
quinte de toux me plie en deux ; je vois des étoiles noires.
– Nous
sommes piégés dans ce trou à rats.
– Faut
relativiser, Yann, y a pire comme situation. Imagine-toi séquestré
et torturé dans une cellule, ou enterré vivant…
– Arrête,
tu m’angoisses ! En plus, c’est exactement ça : c’est comme si
on
était
enterrés vivants !
Voilà
que j’ai envie de vomir. Pourtant je n’ai rien mangé de la
journée. Je me racle la gorge avant de cracher de la bile. Yann en a
plein ses chaussures.
Au
lieu de s’emporter, il se met à rire aux éclats. Comme un dément
aux yeux révulsés. Je le regarde, interloqué, entre deux jets
acides. Et je me mets à rire moi aussi. Nos rires sonnent faux, mais
ça fait du bien. Je m’aperçois que les lèvres de Yann ne bougent
plus alors que son rire continue de fuser.
*
Je
m’imaginais moisir dans ce trou quand j’ai entendu des voix
humaines. Des gens se sont arrêtés au-dessus de nous. Les miracles
existent ! Serait-ce bientôt la fin du cauchemar ? Yann agite sa
main comme une furie. Je crie aussi, pour qu’ils nous entendent
là-haut. On perçoit enfin la voix d’une femme :
– Ne
vous inquiétez pas, vous allez sortir !
– Ils
nous ont vus ! s’écrie Yann avec jubilation.
Deuxième
montée d’adrénaline ; après l’enfermement, la délivrance. Une
intervention inespérée. Je ne ressens plus aucune douleur, juste de
l’excitation. Même si on ne sort pas tout de suite, on finira par
être libres puisqu’on a réussi à attirer l’attention sur nous.
D’autres êtres humains savent.
Ils auraient pu passer leur chemin, mais ils se sont arrêtés. Nous
existons de nouveau, nous ne sommes plus deux rats d’égout
mortifiés. La voix éraillée du chanteur ne m’agace plus. Au
contraire, elle ne fait qu’accentuer mon euphorie.
*
Groupe
punk place Pecqueur. Les bières sont décapsulées. Un concert
gratuit, ce n’est pas tous les jours. Les haut-parleurs crachent
leur musique furieuse. Deux guitaristes sont entrés en scène, les
gosses sont fascinés. Le chanteur se remet à brailler des « oh »
et des « hé ho !». Comme des restes d’adolescence rebelle.
Le
groupe fait une pause. Sabine s’éloigne en longeant le square.
Elle s’arrête au bord du trottoir, se penche au-dessus d’une
bouche d’égout ouverte. Un passage vertical qui descend assez bas
avec une échelle métallique sur le côté. Un trou de plusieurs
mètres de profondeur.
Pierre
s’arrête à sa hauteur. Il s’inquiète de cette ouverture dans
le sol.
– C’est
dangereux pour les enfants ! s’exclame-t-il en se penchant
au-dessus du trou protégé par un fin grillage quadrillé. Qui a
oublié de refermer ?
Rapide
regard circulaire : personne en vue. Dans le conduit souterrain non
plus. Juste un fond d’eau scintillant.
– Les
ouvriers auraient dû finir proprement leur travail !
Pierre
fait pivoter la plaque en béton d’un geste décidé. Il a refermé
la bouche d’égout sans hésiter une seule seconde.
– En
plus, il y a une école juste à côté !
Un
petit sourire satisfait et ils repartent parmi les bruissements de
feuilles, en direction de la place Dalida, mais pas d’autre concert
à l’horizon.
Une
salve d’applaudissements les fait sursauter. La pause est finie.
Sabine et Pierre sont de retour sur la place Constantin Pecqueur,
avec un peu plus de monde que tout à l’heure.
Sabine
est fatiguée. Vidée par toutes ces nuits d’insomnie. Des nuits
aussi blanches que son teint. Son regard rebondit sur la bouche
d’égout pour se planter dans les yeux de Pierre qui aimerait que
rien ne change, jamais.
– Insupportable,
cette musique ! Viens, on rentre.
Sabine
n’en a pas envie. Pas envie de se retrouver seule avec lui dans
leur bel appartement du 18e. Sabine essaye de danser, mais ça ne
vient pas.
Lorsque
Pierre l’embrasse furtivement sur la bouche, un point de douleur
surgit dans la poitrine de la jeune femme.
Elle
se résout à suivre Pierre quand un mouvement la fait stopper net.
Une
main bouge sous l’étroite grille rectangulaire, près de la bouche
d’égout que Pierre avait refermée.
Sabine
la voit, elle bouge encore. Une main sous le trottoir. Sabine
comprend aussitôt.
– Attends
! Y a quelqu’un de coincé sous terre ! Puis, à l’attention de
l’inconnu :
– Ne
vous inquiétez pas, nous allons vous sortir de là !
Sabine
distingue des voix, ils semblent être plusieurs là-dessous, mais on
n’entend pas bien avec la musique toujours aussi forte
Sabine
en a froid dans le dos. Se retrouver enfermé dans ce conduit
souterrain ? Quelle horreur ! Jamais elle n’aurait osé toucher
elle-même à cette plaque !
Sur
la place bondée, Sabine n’entend plus le groupe punk, juste les
battements de son cœur plus forts que ceux de la batterie. Certaines
plaques font penser aux sillons d’un disque vinyle. Des boucliers
luisants et patinés par le temps qui passe. Ils regardent vers le
ciel, tournés vers la lumière, tout en cachant un monde profond et
obscur dans lequel il est facile de se faire oublier. La plaque de la
place Constantin Pecqueur est vierge de tout motif ou écriture.
La
musique l’extirpe de sa rêverie. Le concert bat toujours son
plein.
Pierre
s’est éloigné.
Sabine
court et le rattrape, j’ai vu une main.
Impossible,
dit Pierre.
Pourtant
la main, je l’ai bien vue. C’est une main d’homme.
Pierre
hausse les épaules avec mépris.
Je
ne suis pas folle.
Et
il se barre.
Sabine
fait demi-tour, jusqu’au groupe punk, demande à certains membres
du staff de venir l’aider. Des personnes sont coincées sous terre.
Deux d’entre eux la regardent d’un air mou ; ils n’abandonneront
pas leur bière. Sabine comprend alors que le groupe n’arrêtera de
jouer pour rien au monde.
19h55.
Elle appelle les pompiers. Au moment de parler, son portable
s’éteint, faute de batterie. Elle pourrait encore revenir sur ses
pas, mais elle a besoin de marcher, sans s’arrêter, dans la
direction opposée. Loin de Pierre et de l’appart. Sabine ravale sa
salive pour chasser cet arrière-goût amer dans la bouche.
*
Impossible
d’ouvrir la trappe à mains nues. Il faut une clé spéciale.
Sous
la grille, la main disparait un instant, puis c’est le bras entier
qui ressort du trou, avec une clé au bout. Il faudrait maintenant
soulever la grille pour récupérer l’outil. La main tient
fermement la clé ; un faux mouvement et elle tombe dans le vide. Il
suffirait de récupérer cette clé conçue spécialement pour
l’introduire dans le petit carré au centre de la plaque d’égout,
tourner pour ouvrir…
Mais
personne ne voit cette main brandissant la clé.
*
Yann
rate une marche et s’écroule par terre. Dans sa chute de plusieurs
mètres, il laisse échapper la clé qu’il tenait pourtant
fermement en main. Il tente de se relever, une douleur intense raidit
son genou. L’épouvante monte, des pieds à la tête, en lui
serrant la gorge. Il tremble. Son œil bat sous la paupière. Yann ne
sent plus ses jambes ni ses mains, juste un peu de chaleur au niveau
des yeux. Il rugit de douleur et de peine.
Sonné,
Karim est recroquevillé au pied de l’escalier. Du sang fuit depuis
le sommet de son front fendu. La clé ensanglantée qui lui est
tombée dessus git à ses pieds.
*
21h58.
Dehors, la vie continue. L’ambiance est à la fête. Les gens se
promènent. La pénombre envahit progressivement le décor. Seul un
enfant croira entendre des rugissements, ceux d’un puma. Terrifié,
l’enfant passera vite fait son chemin.
*
Du
sang autour de moi, partout. Une marée rouge qui encercle mon corps.
On
est juste des collègues, mon vieux… Il ne faut pas avoir peur.
J’ai
perdu contact avec mes parents depuis longtemps. Ils doivent toujours
vivre au Maroc…
Ma
mort parait soudain parfaitement égale.
Personne
ne s’inquiétera.
Je
vais partir en musique. Un bourreau indicible.