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Cette
après-midi du mois d’août se distendait à l’infini. Encore
deux heures avant l’arrivée du train de Mathieu. Marie-Martine
détacha les yeux de l’écran de son MacBook. Par la fenêtre
panoramique, la terrasse (ici on utilisait le terme plus glamour de
roof
top) était
recouverte d’une épaisse couche de neige. De gros flocons
tourbillonnaient dans un ciel laiteux qu’elle ne connaissait que
des sports d’hiver, par temps de brume. « Tiens », se
dit Marie-Martine sans s’émouvoir davantage. Dans le café art
déco du co-working, la lumière avait terni. Elle augmenta la
luminosité de son écran.
Bien
sûr, on n’a pas tous les jours de la neige en été, se dit-elle
avec malice. Et après ? Ce phénomène n’était en définitive
qu’une confirmation. Cet hiver inattendu, d’une certaine manière,
ne faisait que lui donner raison. Marie-Martine avait à ce sujet de
solides convictions. Elle se revendiquait volontiers adepte de la
décroissance, devant un verre de Chardonnay. Elle consommait
responsable. Elle achetait notamment du courant « propre »
et ne se déplaçait (au quotidien en tout cas) qu’en vélo à
assistance électrique. Cette prise de conscience ne datait pas
d’hier et la remplissait de satisfaction. Ce n’était
malheureusement pas le cas de tout le monde, loin de là. Au fond,
les gens se foutaient pas mal du climat. À commencer par Trump, qui
s’était fendu d’un tweet débile à l’occasion d’un épisode
similaire à New York.
Le
déni, en général, n’allait pas aussi loin. Mais chacun, lui
semblait-il, s’en remettait à la fatalité.
Pourtant
l’évidence crevait les yeux. La catastrophe n’était plus à
venir. Elle était bel et bien enclenchée. Lors de son vol aller,
Mathieu avait dû survoler un des pires cyclones qu’ait connu la
Floride. Marie-Martine avait passé la nuit à suivre son vol à la
trace sur une carte du monde réactualisée en temps réel. La
trajectoire du Boeing lui était apparue comme une flèche décochée
droit dans l’œil de l’ouragan. Elle n’avait été capable de
trouver le sommeil qu’une fois reçu le SMS de son mari. À quatre
heures du matin. « Bien arrivé » l’avait-il sobrement
rassurée. Évidemment, les longs courriers survolaient très haut
les zones de dépression. Une fois de plus elle s’était tordu les
nerfs pour rien.
Elle
commença à taper une nouvelle phrase quand le grand carillon sonna
l’ode à la joie. Seize heures. Marie-Martine blêmit. Elle voulut
ramener son attention sur son clavier, mais le charme était rompu.
Elle butait déjà sur le premier mot.
Le
temps n’y était pour rien. De la neige, des ouragans. Oui le temps
était détraqué, mais ce n’était pas ce qui tracassait
Marie-Martine. Le monde courait à sa perte, c’était acquis depuis
longtemps. Mathieu revenait après toute une semaine d’absence et
Marie-Martine se sentait ravagée par l’angoisse.
Ce
qui la déstabilisait, au fond, c’était le carillon, bien qu’elle
n’ait rien contre Beethoven à titre personnel. Dans son casque
Bluetooth à réduction active de bruit, les mazurkas de Frédéric
Chopin s’étaient tues. Le bruit blanc avait cessé et ne restait
plus dans ses oreilles que la sensation de s’être perforé les
tympans. Son casque devait être à court de batterie.
Elle
le retira d’un geste vif, et entendit alors la conversation des
deux hipsters de l’autre côté de la salle. Elle ne les avait pas
vus entrer, tout absorbée qu’elle était par son travail. Elle se
troubla. C’était dimanche et elle avait espéré être seule. Ils
étaient tous les deux engoncés dans des grands manteaux de laine
boutonnés jusqu’en haut, et avaient chacun noué autour de leur
cou une douce écharpe de mohair bleue. Ils n’avaient pas l’air
troublés le moins du monde par la neige au-dehors. Les personnes de
ce genre, l’espèce la plus fréquente au co-working, que ce soit
pour les initiatives ou pour la mode, donnaient toujours l’impression
d’avoir deux coups d’avance. En les regardant plus attentivement,
Marie-Martine constata que l’un des deux possédait un manteau de
facture très largement inférieure à celle de son interlocuteur
(ses boutons avaient le reflet du plastique). Ce dernier devait
occuper le poste de Chief
Executive Officer
dans la start-up qu’il avait créée, évidemment dans le domaine
de la mode masculine. Cette entrevue devait certainement correspondre
à l’un de ces incessants entretiens d’embauche auxquels elle
assistait bien malgré elle depuis qu’elle venait écrire ici.
Boutons de plastique avait l’air en difficulté. L’autre avait
posé une chaussure de cuir brun sur la table et s’en servait comme
d’un support à sa démonstration.
— J’avoue,
j’ai un faible pour la Richelieu. Vois-tu, elle a le laçage
directement sur l’empeigne. La derby, elle, comporte deux pièces
rapportées, cousues dessus, et ce sont ces parties qui comportent
les lacets. Bien sûr, toutes deux taillent bas, mais l’esprit de
la derby en fait une chaussure de confort, bien peu de style. Tu n’es
pas d’accord ?
— Si,
c’est trop la honte, la Derby. C’est un peu la même chose pour
la Chelsea, de toute façon. Par contre, je me suis toujours demandé,
comment appelles-tu un mocassin à gland ?
L’autre
se releva brusquement et tritura machinalement le bout de sa barbe.
— Eh
bien on dit un mocassin à gland. Enfin, à pampilles. Mais, attends,
ça n’a rien à voir ! Ne mélange pas tout. Qu’est-ce que
tu m’embrouilles ?
Boutons
en plastique devint cramoisi et se leva de table, en tremblant
légèrement. Il quitta la pièce à reculons, les yeux perdus dans
le prolongement de son menton velu. L’entretien d’embauche était
manifestement clos.
L’autre
demeura quelques instants immobile, à sa table, fixant le
percolateur derrière le comptoir en chêne. Il avait un sourire
crispé, non dénué de dédain, qui dessinait un rapporteur de
collège à la base de sa barbe rectangulaire. Il n’avait toujours
pas trouvé son Chief
Marketing Officer.
Il remit sa chaussure, la laça consciencieusement, puis à son tour
se leva, avant de disparaître de l’univers.
Marie-Martine
soupira. Il était temps de rendre les armes. Malgré tous ses
efforts et la réanimation intensive qu’elle avait exercés sur lui
depuis le début de l’après-midi, sa nouvelle demeurait
désespérante à tous les égards. Ses deux personnages se
regardaient comme des crétins et semblaient incapables de faire
avancer l’action de quelque façon que ce soit. Jason était une
petite frappe, un garçon du quartier (dont elle n’avait pas une
seconde envisagé un plan d’ensemble) qui s’occupait de tondre la
pelouse au black, quant à Jessica, en grande partie inspirée
d’elle-même, Marie-Martine ne lui trouvait pas beaucoup de
circonstances atténuantes. À tous points de vue c’était une
grosse frustrée. C’était l’été là-bas aussi, mais le monde
n’était pas détraqué et il faisait chaud. On avait éprouvé le
besoin de se dénuder. La surprise de découvrir Jessica en topless
dans la cabane à outil avait coupé tous ses moyens, pourtant
prodigieux, au pauvre Jason. Pourquoi avait-elle, Bon Dieu, tourné
les choses ainsi ?
En
quatre-vingt-dix jours, Marie-Martine n’avait pas produit
grand-chose, hormis quelques débuts de nouvelles pornographiques qui
ne l’excitaient pas elle-même. Impossible de se concentrer plus de
trois minutes sur le moindre paragraphe. Au point qu’elle avait dû,
en catastrophe, faire l’acquisition de son casque audio. L’appareil
avait fait illusion quelques jours, avant qu’elle trouve une autre
source à son manque de rendement.
Cependant,
pour la nouvelle qui l’occupait à ce moment, la solution
paraissait relativement simple. Il lui suffisait de trancher la gorge
à Jason, et peut-être bien la bite aussi, si elle se sentait
d’humeur, et de faire flotter le gros corps flasque de Jessica à
la surface de sa piscine. Dans une demi-heure ça pouvait être plié.
Mais
avant cela, Marie-Martine avait vraiment besoin d’une pause. Les
deux cafetières collectives étaient vides. C’était dimanche.
Personne n’avait préparé de café. Par la fenêtre, la neige n’en
finissait pas de tourbillonner. Marie-Martine, imprévoyante, n’avait
aux pieds que ses petites sandales rouges, celles que Mathieu
trouvait tellement sexy. Qu’importe, elle n’était pas frileuse.
L’occasion était trop belle. Un dimanche, elle pouvait espérer
que personne ne vendrait la faire chier si elle grillait une
cigarette sur le roof
top.
Pas de doute, le terme faisait quand même plus classe.
Ici,
on n’avait pas de temps à perdre. On optimisait. On produisait du
concept. De la monnaie d’échange et du service. De la blockchain
en veux-tu en voilà. Des maillons robustes et fonctionnels. Voilà
comment se rêvaient les co-workers. Mais bien souvent, quand elle se
rendait aux toilettes en traversant les couloirs, des types zappaient
leur partie de solitaire ou de Candy Crush dès qu’ils repéraient
une présence dans leur champ de vision. Aussitôt, ils reprenaient
la lecture de contenus web en mimant une concentration extrême. Elle
ne se moquait pas d’eux. Marie-Martine n’avait pas poussé
l’audace assez loin pour renseigner « écrivain » sur
sa fiche d’inscription, elle avait préféré parler de rédactrice,
ce qui lui épargnait de fastidieuses explications. Au moins, grâce
à Mathieu, elle ne manquait pas d’argent et c’était bien ainsi.
À
l’extérieur, des bourrasques de vent finlandais la firent vaciller
alors qu’elle empruntait la passerelle. Dix mètres en dessous, des
climatiseurs gros comme des camions rugissaient en permanence. Ils ne
firent pour autant pas voleter les pans de la petite jupe orange
qu’elle avait passée le matin. Mais quelle importance ?
Mathieu revenait. Marie-Martine se sentit de nouveau optimiste.
Mathieu était cardiologue. Mathieu avait peu de défauts. Mathieu
ressemblait un peu trop à George Clooney, cependant. Et il partait
un peu trop souvent en congrès à son goût.
Elle
s’arrêta devant la balustrade en verre blindé. Elle s’y accouda
quelques instants.
De
là où elle se tenait, Marie Martine pouvait contempler le beffroi,
avec ses multiples clochetons qui crevaient le ciel bas. De l’autre
côté, la ville se déployait. L’enfilade des toits était
saupoudrée de neige sur un kilomètre et demi. Tout ceci lui
évoquait un effondrement de banquise. La fin d’un monde, en somme,
sans le moindre indice du commencement d’un autre. Étrange, cette
lézarde dans ce qu’elle avait pris pour de la sérénité.
Marie-Martine
sortit son paquet de Marlboro Lights en pestant contre le gland de
cuir de son sac à main Nat
& Nin
à 395 €. On devait certainement dire une pampille plutôt
qu’un gland, comme elle l’avait appris quelques instants plus
tôt. Marie-Martine aurait bien sûr pu faire preuve d’un minimum
d’audace, ou de sens pratique, en sectionnant purement et
simplement la minuscule lanière. Il lui paraissait pourtant plus
logique de remédier à ce désagrément en cédant aux sirènes d’un
nouvel achat compulsif. Il lui fallait un nouveau sac. Coûte que
coûte. Elle ne pouvait demeurer une seconde de plus avec celui-ci.
Hélas,
un dimanche, seul Amazon aurait éventuellement pu lui rendre la
raison mais avec ce temps polaire, elle ne serait jamais livrée
avant le lendemain. Inutile d’enjamber le parapet pour autant.
Marie-Martine regardait la petite cour pavée d’un immeuble, trente
mètres en contrebas. Elle balança son mégot encore incandescent
par-dessus bord. Le point rougeoyant suivit une trajectoire quasi
rectiligne avant de s’éteindre d’un coup au terme de sa chute.
Son crâne à elle n’était pas très solide, en comparaison du
pavé, même capitonné d’un centimètre de neige. Elle se mordit
les lèvres, déjà bleuies par l’hiver soudain. Marie-Martine
tripota son alliance sans savoir vraiment quelle portée donner à ce
geste.
Elle
refit le chemin en sens inverse, et lorsqu’elle poussa la porte du
bar, elle se sentit enveloppée d’une chaleur bienveillante. Il n’y
avait plus personne. Elle serait tranquille. Décidée à se remettre
au travail, elle ne put s’empêcher de consulter les info-trafic en
temps réel. Après il serait toujours temps d’émasculer ce petit
con de Jason.
Ainsi
qu’elle l’avait redouté, le train de Mathieu accusait un retard
de cinquante-cinq minutes. Marie-Martine ressentit une colère sourde
lui tordre les entrailles. Elle ne savait même pas à qui elle était
destinée au juste. À la neige ? À Trump ? À Mathieu ?
Jessica
était une grosse frustrée, donc, une jalouse. Ce n’était pas une
salope ni une pute. Juste une épouse malheureuse qui n’en pouvait
plus de savoir son mari, neurochirurgien réputé, partir sans cesse
à l’autre bout du monde. Matthew était bel homme. On pouvait
difficilement imaginer meilleur mari en terme de statut social.
Riche, les traits affirmés, les larges épaules et une culture
générale époustouflante, Matthew nageait le cent mètres en
cinquante-deux secondes. Jessica, quant à elle, suivait avec
désespoir l’évolution de sa courbe de poids sur la balance.
Jessica déprimait. Matthew avait des maîtresses, elle en était
certaine. Elle ignorait leurs noms, elle ignorait leurs visages ou
leurs âges mais ces détails n’avaient pas grande importance, aux
yeux de Jessica. Il continuait à partir à l’autre bout du monde,
sans même avoir le courage de jouer franc-jeu. Matthew n’avait
même pas la décence de lui expliquer pourquoi il ne voulait plus la
baiser. C’était, à bien y réfléchir, le seul défaut qu’elle
lui trouvait.
Tout
ceci, songea Marie-Martine, n’était pas très engageant. Jamais
Mathieu ne pourrait lire ça sans éclater de rire ou se mettre dans
une colère noire. C’était à cause de la neige. C’était la
neige qui n’était pas prévue.
Des
pensées malsaines assaillaient Marie-Martine. En retard. En retard
pourquoi ? Et surtout pourquoi n’avait-il pas pris le temps de
l’en informer ? Lui devait être au courant. Bordel, elle ne
comptait vraiment pas alors. Pour lui, son emploi du temps à elle
n’avait donc aucune espèce d’importance ? Avec qui il
était ? Elle avait bien essayé de savoir, tous les soirs, au
téléphone, quand ils se parlaient. Bien embêtée Marie Martine,
avec le décalage horaire. Quand il était minuit pour elle (elle
attendait plutôt une heure du matin pour repousser l’échéance)
pour lui il n’était que dix-huit ou dix-neuf heures. Ce qui
signifiait qu’il avait encore toute la soirée, toute la nuit aussi
devant lui et elle, pendant ce temps là, elle essayait de dormir en
trompant son angoisse. Elle avait pris des cachets, Marie-Martine.
Des Xanax et des Stilnox, n’importe, ça se finissait toujours en
X.
Elle
ferma son écran. Elle ouvrit de nouveau son écran. Cette grosse
vache de Jessica poussait des soupirs idiots devant la porte de la
cabine de douche. Jason était tétanisé, le teint verdâtre. On
l’aurait cru sur le point de défaillir.
— Qu’est-ce
que tu as ? roucoula Jessica.
Bordel,
c’était de la merde ! Trois mois comme une putain de chienne
dans un jeu de quilles. Incapable. Elle était bien comme les autres,
au fond, Marie-Martine. À la place du cœur, une machine à compter
les likes. Oh Bon Dieu, elle avait tant besoin d’amour. Et Mathieu,
qu’est-ce qu’il pouvait lui manquer. Plus qu’une heure,
tenta-t-elle de se rassurer. Rien qu’une petite heure. C’est
cette putain de neige qui n’était pas prévue. Tant pis pour ses
résolutions, elle avait besoin d’une autre clope. Marie-Martine
ressortit sur le roof
top.
À
l’extérieur, le sol n’était plus qu’un passage cotonneux. À
perte de vue la neige unifiait la ville. Marie-Martine avança,
prudemment, vers la balustrade. Bien qu’on soit au mois d’août
aux environs de seize heures trente, elle sentait que bientôt
tomberait la nuit. Elle eut soudain une image nette de Jessica. Une
vision précise de ce qui se tramait dans son esprit pendant que
Jason était sur le bord du malaise. Mais qu’est-ce qu’il avait,
ce gamin ? Lui non plus, elle était incapable de le faire
bander ? Pendant qu’elle s’escrimait à exciter ce petit
crétin, Matthew, lui, il faisait quoi dans son putain de congrès à
Hong Kong ? Pas difficile de le savoir. Il existait, loin
d’elle. Il ne la désirait plus. Voilà pourquoi elle rabattait ses
fantasmes sur ces petits cons dix ans de moins qu’elle. Matthew
rentrait aujourd’hui. Son avion atterrissait à dix-huit heures à
Miami. On annonçait un cyclone mais elle savait qu’il serait là.
Il n’arrivait jamais rien de fâcheux à… Non, elle était folle.
Il ne pouvait pas être là. Matthew ne reviendrait pas. Jessica
était une cinglée. Marie-Martine inspira longuement. Il fallait
garder la tête froide. C’était plus facile avec cet hiver
soudain. Savoir faire la part des choses. Elle n’était pas
Jessica. Mathieu n’était pas Matthew. Quant à Jason, ce n’était
carrément personne.
Marie-Martine
ouvrit une seconde fois son abominable sac à main. Il fallait le
voir se nouer, le ventre de Marie-Martine, et sentir le feu qui lui
ravageait les entrailles, depuis sept jours, sept jours et sept
nuits, sans discontinuer. Au téléphone, le soir (enfin, la fin
d’après-midi pour lui), elle avait Mathieu. Elle parvenait à
donner le change durant les quelques minutes, pas davantage
regrettait-elle, que durait leur conversation. S’il avait pu voir,
seulement, comment ses ongles se plantaient dans la paume de ses
petites mains, à Marie Martine, des petites mains dont la peau se
creusait de petites plaies rectilignes, et qui saignaient. Il aurait
dû entendre toutes ces suppliques interminables qu’elle avait pour
lui. Elle termina sa deuxième cigarette. La neige ne tombait plus.
Le ciel était figé. Une troisième cigarette trouva naturellement
le chemin de ses lèvres. Elle l’alluma en tremblant. Comment se
comporterait-elle ? Comment serait-il, lui, quand il
l’apercevrait au bout du quai ? Avec qui serait-il ?
Pauvre
de moi. Et s’il m’embrassait sur la joue, simplement, tout à
l’heure, à la gare ? Elle expédia sa cigarette. Elle
s’obligea à penser à Jessica. Cette grosse connasse de Jessica
qui était tout ce qu’on voulait, mais pas une image d’elle-même.
Jessica et Matthew. La veille de son départ pour Hong Kong. Lui :
nu, dans leur lit à moustiquaire, incapable de bander comme cet
abruti de Jason. Elle, prostrée, vaguement colérique les bras
ramenés par honte devant sa poitrine un peu tombante. Et ces yeux
fixes qu’elle aurait alors, car incapable de faire face à cette
nouvelle réalité : elle ne faisait plus bander son mari ;
il n’éprouvait pour elle qu’une tendresse infinie,
insupportable. La tendresse qu’on a pour les vieux chiens. Et
pendant ce temps-là, cet idiot de Jason qui paraissait sur le point
de tourner de l’œil. Mais bon sang, pensait Jessica, mon corps
est-il repoussant à ce point ?
Marie-Martine
eut une sombre vision.
Dans
la brume. Au bout du quai. Une silhouette aux contours indistincts.
C’est si bon de te revoir. Des yeux. Des yeux qu’on devine
rougeoyants. Et des bras qui s’ouvrent. Un mégot qui s’éteint
en s’écrasant dans la neige.
Elle
savait comment se terminerait sa nouvelle. Le tabac et la neige lui
avaient remis les idées en place. Elle savait ce qu’avait trouvé
Jason en faisant du rangement dans la cabane à outils. Et cette
tarée de Jessica ne paraissait même pas y penser alors que ça
aurait dû lui crever les yeux et qu’elle aurait dû foutre le camp
pour les Bahamas ou n’importe où. S’enfuir au lieu de rester
plantée là.
Marie-Martine
se sentit un peu mieux. Elle rentra à l’intérieur.
Quand
elle revint dans le bar, l’ode à la joie sonna au carillon.
Dix-sept heures. Elle n’était plus seule. Le type était assis à
l’autre bout de la salle. Dos à la fenêtre. Elle reconnut le CEO
prétentieux
de tout à l’heure. Il avait rasé sa barbe et troqué son manteau
de laine contre une chemise hawaïenne et un bermuda vert. Le regard
était aussi vide.
Il
paraissait avoir la fièvre. Il se tenait derrière un ordinateur à
la pomme, semblable à celui de Marie-Martine sauf que lui possédait
un quinze pouces, le salopard. Il tapait très vite sur son clavier,
sans la regarder, sans faire mine de l’avoir remarquée.
Marie-Martine
se sentit nue. Complètement nue.
Marie-Martine
referma son MacBook pro 13 pouces. Elle rassembla ses affaires les
fourra dans son sac. Sans saluer le type, elle se précipita dans le
couloir, fonça vers l’escalier dont l’accès était barré par
une porte verrouillée par une badgeuse. Marie-Martine batailla avec
son putain de sac à gland et en extirpa sa carte magnétique
personnelle.
La
porte refusa de s’ouvrir. Il n’y avait rien qu’un objet
technologique buté et une porte de verre blindé qui lui coupait la
sortie. Une carte désactivée.
Bon
sang, son abonnement était à jour, elle en était certaine. C’était
dimanche, il n’y aurait personne à l’accueil. Marie-Martine
fouilla dix fois le bordel dans son sac, en repoussant chaque fois la
pampille. Son téléphone portable avait disparu.
Le
carillon. La la sib do do sib la sol fa fa sol la la sol sol.
Dix-huit heures. Putain de porte.
Marie-Martine
se rua dans le bar. Le hipster s’escrimait sur les touches de son
MacBook et elle se planta devant lui.
— Vous
pouvez me prêter votre carte ?
Le
hipster s’interrompit un instant, juste une seconde, et la
considéra avec curiosité. Il sourit et se remit à taper. Elle se
pencha à l’aplomb du coûteux écran retina.
— S’il
vous plaît.
Cette
fois, il ne releva même pas la tête. Le cliquetis de son clavier
devenait dément. Qu’écrivait-il ? La scène où Jason était
tombé sur le corps en décomposition de Matthew ?.. Non, loin de la
rassurer, cette idée faillit la faire vomir. Marie-Martine
trépignait. Elle n’osait même pas le toucher. Marie-Martine
s’avança vers les portes extérieures en sortant son paquet de
cigarettes. Et Mathieu, Mathieu qui est en train d’arriver, se
lamentait-elle. La neige s’était remise à tomber de plus belle.
Elle avait froid. C’était le mois d’août, un dimanche, et comme
de coutume la climatisation tournait à plein régime. Par-delà le
roof-top, elle distinguait encore la ville s’étendre au loin, à
perte de vue, et les maisons en feu. Leurs fumées noires s’élevaient
vers le ciel laiteux et l’espace d’un instant, elle songea à un
poème de Paul Celan qu’elle avait oublié et elle se sentit bête.
Elle voulut pousser les portes mais elles ne s’ouvrirent pas. Sur
ses joues, elle sentit son maquillage couler en rivières sombres.
Elle se tourna vers le CEO. Elle gémissait.
— Je
peux plus sortir.
Le
hipster écarta son ordinateur, tourna la tête vers elle, comme s’il
allait lui dire quelque chose, mais il se ravisa. Il n’y avait plus
de café. Il se leva pour en préparer.
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