55.
Des
chiffres blancs sur fond bleu. Une plaque bon marché, gravée de
simples lignes effacées par le temps. Malgré son apparente
banalité, Claire ne peut en détacher son regard. Elle connaît ce
numéro, elle en est persuadée. Dans de lointains souvenirs, elle le
voit se fondre dans un décor flou.
Ses
paupières se ferment, à la recherche de son passé.
—
Putain, mais qu’est-ce qu’il fout, ce con ? J’ai pas payé
deux cents balles pour poireauter au milieu d’une rue déserte !
Claire
ouvre les yeux dans un sursaut. D’un geste réflexe, sa main se
porte devant son œil cerné d’un bleu violacé. La douleur
revient, fulgurante, et s’étend jusqu’à son crâne. Retour dans
la réalité. Face à cette voix qu’elle ne supporte plus. Thomas.
Elle le voit trépigner sur place, serrer ses poings. Comme hier
soir.
—
J’ai horreur de la médiocrité ! Tu le sais bien, non ?
Cela
commence toujours par un premier reproche, presque banal. Avant la
fureur. Le brouillard, dense, masque les alentours. L’entoure d’un
gris cotonneux jusqu’à l’enfermer avec lui. Au milieu du
silence, des bruits de pas lui parviennent. Une ombre émerge de la
brume. Frêle et hésitante.
—
Bonjour, comment allez-vous ? Vraiment désolé pour ce retard,
j’ai eu un léger contretemps.
Derrière
elle, un soupir. Un souffle de mépris qu’elle ne connaît que trop
bien.
—
Vous attendez depuis longtemps ? insiste l’homme, le regard
tourné vers la jeune femme.
—
Une dizaine de minutes à peine, ment-elle à demi-mot.
—
Bon… je vous sens sceptique, je me trompe ?
—
Vous… vous aviez mentionné une expérience « hors du
commun ». Pour l’instant, oui… enfin… on est loin d’être
convaincu, murmure Claire.
Sa
voix n’est plus qu’un filet inaudible, étouffée par la présence
dans son dos. Thomas s’approche. Elle sent son ombre la traquer. Il
la surveille. Comme à son habitude, il attend qu’elle parle pour
la juger, la dénigrer.
—
Je comprends, poursuit l’inconnu. Ce n’est pas votre premier
Escape Game1,
n’est-ce pas ?
La
phrase de trop. La main de Thomas se pose sur son épaule. Il
l’écarte de son chemin comme une petite chose insignifiante. Un
geste cruel, lourd de sens. Elle n’est que cela : un obstacle,
un objet qu’il peut bouger à sa guise.
—
Non, ce n’est pas notre premier, loin de là ! Mais ma copine
a voulu, alors qu’on est en vacances, voir ce que valaient les
Escape Games de province ! Encore une idée à la con !
Pour mon anniversaire en plus ! J’espère que la surprise sera
à la hauteur. Crois-moi, je ne me gênerai pas pour faire parler de
toi !
Claire
le dévisage. Elle se surprend à le haïr, mais ce sentiment
s’efface au détriment de sa peur. Obsédante. Dans un écho
lointain, leur interlocuteur choisit d’ignorer les menaces de
Thomas.
—
Vous allez rentrer dans un pavillon qui va vous paraître banal, au
premier abord. Votre mission sera d’en sortir. Mais, attention !
Ici, pas de chronomètre, pas de micro ni de caméra. Vous êtes
seuls.
Thomas
jubila soudainement d’une excitation d’adolescent.
—
Ah ! Là, ça commence à me plaire !
—
Tant mieux. Je vais vous bander les yeux. Dès que la porte se
refermera, le jeu commencera.
Devant
elle, Thomas attend, le dos tourné. Au-delà, une épaisse porte
bleue se dessine. Elle semble l’appeler. Ce bleu. Elle revoit sa
main se poser sur la poignée. Des images, lointaines et éphémères,
surgissent dans son esprit.
L’homme
masque les yeux de Thomas, puis contourne Claire avec un sourire
complice. Le tissu froid couvre ses paupières. Immédiatement, ses
autres sens prennent le relais. Le vent caresse sa peau, tombe en un
voile humide sur ses mains. Contre son tympan, un objet qu’on
insère. Délicatement. Sans bruit.
Une
oreillette.
Cette
perspective la rassure. Elle ne sera pas seule.
Un
grincement. Les gonds pivotent. Dans son dos, une main ferme la
pousse en avant. Claire avance, à l’aveugle.
—
Attention à la marche.
Le
vent s’éteint brusquement. L’atmosphère se fait lourde,
pesante. Une odeur de renfermé l’enveloppe.
Contre
sa nuque, un souffle. La voix de l’homme s’insinue en elle.
—
Bienvenue à la maison, Claire.
La
porte claque et les enferme. Seuls.
*
Devant
les marches trempées, le capitaine Hartmann inspire de longues
bouffées de nicotine. Malgré son épais manteau en cuir, il ne
parvient pas à se défaire des frissons qui courent le long de son
échine.
Il
se souvient.
Quatre
ans se sont écoulés. Les corps enterrés dans le jardin. Une épouse
dévouée, des enfants innocents. L’impact de balle au milieu de
leurs fronts. Leur peau souillée de terre et de sang. Une bourrasque
le ramène au présent.
—
Qu’est-ce qu’on a, Bastien ?
—
Thomas Chassiron, trente ans. Ses parents ont signalé sa disparition
hier, après une semaine sans nouvelle. Le dernier appel passé
depuis son portable date de mardi dernier, au moment de son départ
en vacances avec une copine.
—
La copine, elle est où ?
—
Introuvable. Les Chassiron ne savent pas grand-chose sur elle. Leur
fils était très discret sur ses relations. On est en train de
contacter les amis proches. À priori, ils ne semblent pas au courant
non plus.
—
Merde. Du côté des empreintes, on a quelque chose ?
—
Rien. Pas la moindre.
—
C’est pas possible. La terre est meuble en bas, si quelqu’un est
descendu avec lui, il a forcément laissé des traces, même minimes.
—
Je sais, capitaine. On a passé les lieux au peigne fin.
—
Continue, on est forcément passés à côté de quelque chose.
—
Capitaine Hartmann !
À
l’extérieur, un jeune officier l’interpelle. Un bleu. À ses
côtés attend un adolescent, le visage blême.
—
Qu’est-ce qu’il y a ?
—
Il a tout filmé, capitaine. Tout. Avec son téléphone.
Son
cœur tambourine dans sa poitrine. Chris se rue hors du pavillon,
loin de cette atmosphère étouffante. Le jeune homme pose sur lui un
regard effrayé et tente de bafouiller des explications.
—
J’étais à l’arrêt de bus en face et j’ai vu ce mec qui…
—
Tu me raconteras ça plus tard, gamin. Enclenche la vidéo.
Les
doigts boudinés frôlent l’appareil. Les images prennent forme,
vacillantes.
Terrifiantes.
*
—
Tu parles d’une difficulté ! Sa clé planquée sous le
guéridon, c’était d’un ridicule !
Les
bandeaux gisent au sol. Baigné par la pénombre, le couloir s’étire
à l’infini. Ses murs sont marqués par des traces de cadres
désormais absents. Un endroit abandonné par la vie. En retrait,
Claire observe Thomas. Elle surveille ses gestes, son attitude, sa
respiration.
Une
respiration lente qui emplit désormais ses tympans. Hypnotique.
Régulière. Elle imagine son souffle puant de nicotine frôler ses
lèvres. Son thorax imberbe se soulever. Ses narines se dilater.
Quelque
chose ne colle pas. Ce décalage la dérange.
Claire
comprend. Cette respiration à ses oreilles n’est pas celle de
Thomas.
—
Qu’est-ce que t’as ? Tu flippes ? lui demande-t-il.
Claire
baisse la tête, honteuse, devant ce ton moqueur. Cette façon de la
rabaisser constamment. De lui faire savoir qu’elle lui est
inférieure.
—
T’es vraiment ridicule ! On dirait l’appartement de ma
grand-mère. Hors du commun, mon cul !
Les
mots s’insinuent au plus profond de son être. Face à Thomas, elle
n’est rien : perdue, inutile, incapable.
Claire…
Écoute-moi...
Elle
retient un hoquet de surprise.
Ne
dis rien Claire, fais comme si tu ne m’entendais pas.
La
voix est rassurante et chaleureuse, comme celle d’un confident.
Pourquoi
te laisses-tu traiter de la sorte alors que tu vaux bien mieux
que lui ? Pourquoi, Claire ?
Chaque
mot la touche en plein cœur. Les mois passés ressurgissent. Elle
revoit les humiliations et les insultes. Les coups. Ce poing maintes
et maintes fois abattu contre sa tempe.
Dis-moi,
Claire, à quel moment as-tu abandonné ? Depuis combien de
temps le laisses-tu faire ? Ouvre les yeux ! Regarde la
vérité ! Cet homme ne te mérite pas !
Un
sentiment trop longtemps oublié s’éveille en elle : une
colère sourde, tel le réveil d’un volcan. Elle le hait.
Son
brushing impeccable, sa tenue de bobo, ses baskets hors de prix, son
parfum qui lui file la gerbe. Ce ton précieux, à la limite de la
condescendance. Cette manière qu’il a de donner son avis sur tout
et n’importe quoi. Sans oublier son sourire. Trop parfait. Trop
blanc. Trop faux.
Claire vomit chaque parcelle de ce connard.
La
porte au bout du couloir. Donne un léger coup de pied sur le bas
pour la débloquer.
La
démarche de Claire est assurée, ses gestes précis. Et pourtant,
son corps ne lui appartient plus, tout comme son cœur, qui
tambourine aux ordres de cette voix envoûtante. Elle rejoint le fond
de la pièce et pose ses doigts sur la poignée en métal.
—
Qu’est-ce que tu fais ?
Réponds-lui,
Claire. Tu ne dois plus avoir peur.
—
J’essaie d’ouvrir cette porte. Ça te pose un problème ?
Une
énergie nouvelle gonfle ses veines. Avec elle, les réminiscences de
son ancienne vie. De ce qu’elle était avant lui.
—
Je vais faire comme si je n’avais rien entendu, mais fais
attention, Claire. Ma patience a des limites !
Ignorant
les menaces, Claire tape de son pied le bas de la porte. Un déclic
résonne.
—
Comment t’as fait ça ?
C’est
très bien, Claire. Libère-toi !
—
Tu peux chercher si ça t’amuse, moi j’avance.
Claire
sourit fièrement. Puis, elle pénètre dans la pièce attenante, une
cuisine parsemée de poussière.
—
Ne me parle plus comme ça ! lui ordonne Thomas
Cette
voix qu’il veut autoritaire n’est plus qu’un murmure pour
Claire. Tout juste le caprice d’un enfant gâté.
—
Tu m’as compris, Claire ? Je ne veux plus que tu me parles
comme ça, ou tu vas t’en souvenir !
Il
croit avoir gagné. Il te voit comme une femme soumise, obéissante.
Il croit qu’il peut te rabaisser et te frapper quand il en a envie.
Laisse-le croire…
Elle
se retourne et le fixe droit dans les yeux. Son dernier repas remonte
le long de son œsophage. La nausée, brusque et soudaine, lui
déclenche un haut-le-cœur. Au milieu de son front s’éveille une
douleur. Profonde. Aiguë.
Ton
heure est arrivée, Claire. Sous la table, il y a une trappe.
Arrange-toi pour que Thomas la trouve. Tu m’entends Claire ?
Prends le pouvoir !
Le
manipuler. La jeune femme respire un grand coup et prend sa voix la
plus naïve.
—
Thomas… Tu peux m’aider, s’il te plaît ? Je crois qu’il
y a quelque chose sous la table, au niveau du plancher. Tu y
arriveras bien mieux que moi.
Dans
un soupir de lassitude, Thomas se baisse. Ses mains parcourent le sol
jusqu’à s’arrêter sur une latte du plancher.
Tu
as envie qu’il paye, je le sais. Je le sens. Tu as envie qu’il
souffre. Autant que tu as souffert.
Dans
un grincement, un carré sombre apparaît sur le sol. Thomas actionne
l’interrupteur d’un clic et une lumière jaunâtre se laisse
entrevoir.
Pour
descendre, il y a une échelle. Le troisième barreau ne tient pas.
Il ne doit pas savoir.
—
On dirait une vieille cave. Je vais descendre en premier, annonce
Thomas.
Laisse-le
y aller. Il va souffrir, avoir ce qu’il mérite depuis longtemps.
Claire
sent les battements de son cœur s’accélérer. Ce n’est plus la
terreur qui la guide, mais une inextinguible haine. Le souvenir de
chaque coup reçu l’irrigue désormais, alimente le feu qui brûle
en elle. Jamais elle n’a ressenti cela. Une soif de vengeance que
rien ni personne ne pourra éteindre.
Premier
barreau.
—
Ça pue le rat crevé ! C’est une horreur !
Deuxième
barreau.
Rien.
À part la mort.
Troisième.
Le
bois craque.
—
Putain… !
Son visage se transforme. La surprise tend chaque muscle, avant de
laisser place à la peur. Sa bouche s’ouvre, mais reste muette. Ses
mains essaient de s’agripper au rebord, en vain. Son corps entier
cède à la gravité. Avant de basculer dans le vide.
Quelques
secondes de chute. Avant un bruit sourd. Un hurlement de douleur
emplit la cave. Long, interminable. Tellement jouissif.
Ressens
cette satisfaction, Claire. Ne boude pas ton plaisir. Tu as remporté
une bataille.
*
Malgré
la qualité du zoom, le capitaine Hartmann peut reconnaître sur
l’écran Thomas Chassiron. Seul, visiblement sur les nerfs. Ses
lèvres articulent des mots inaudibles.
—
Il parle à qui, là ?
Le
jeune homme semble emporté dans un monologue intérieur. Sa voix
s’élève brusquement. Les mots s’extirpent des haut-parleurs du
smartphone.
—… Crois-moi, je ne me gênerai pas pour faire parler de toi !
Le
regard figé sur cette scène surréaliste, Hartmann reste bouche
bée. Les gestes de Thomas sont si précis qu’il peut presque voir
ses interlocuteurs imaginaires. Un spectacle digne d’une
représentation de mime. Le jeune homme croise ses bras derrière
dans son dos et avance vers l’entrée de la maison. Menotté par
des liens invisibles. Sans quitter la vidéo du regard, le capitaine
interpelle l’officier à ses côtés.
—
Appelle-moi Patrick. Qu’il se démerde pour me trouver le dossier
médical de Chassiron. Ce mec-là avait…
Un
frisson glacé le tétanise.
—
Putain de merde…
*
Au
fond du trou, Thomas pleure de tout son corps meurtri.
—
Claire, putain ! Aide-moi !
Lentement,
Claire s’approche et le surplombe. Comme une guerrière contemple
un vaincu. En contrebas, sur un sol de terre, il gît. Blessé et
impuissant.
—
Descends et viens m’aider, bordel ! Tout de suite !
Le
buffet rouge, à ta droite. Premier tiroir.
—
Qu’est-ce que tu fous, merde ! Bouge ton gros cul ! Je te
promets que tu vas me le payer !
Sourde
à l’appel, elle se dirige vers le meuble. Sous son crâne, le mal
se diffuse, plus violent de minute en minute. Ses doigts massent son
front dans une tentative désespérée pour calmer cette douleur. Le
tiroir coulisse et laisse apparaître, au milieu de couverts oxydés,
un large couteau blanc protégé par un étui transparent.
Prends-le,
Claire. Ne résiste pas.
Affûté,
l’acier la nargue de ses possibilités.
Cette
nuit est tienne. Accomplis-toi.
—
Claire ! Ramène-toi ici !
Sa
main glisse l’arme à l’arrière de son pantalon. L’étui se
colle contre sa cuisse, comme un prolongement d’elle-même.
Lentement, elle pose ses pieds sur les barreaux vermoulus encore
intacts. Une odeur putride remonte des entrailles de la maison.
Chaque pas la rapproche d’un huis clos confiné qu’elle attend,
impatiente.
En
bas, une terre humide recouvre le sol. Une ampoule soutenue par un
simple fil électrique poussiéreux éclaire une table jonchée de
journaux. Dans les recoins, les bruits se font légion. Grincements,
crissements, grattements.
—
Viens me relever ! Je vais t’en coller une pour m’avoir fait
attendre aussi longtemps ! Je te jure que tu vas t’en
souvenir ! Tu l’auras pas volée !
Avant
même qu’elle n’ait pu réagir, la main de Thomas s’agrippe à
son pantalon. Tirée vers le bas, la lame manque de se libérer. Dans
un grognement, il s’appuie sur elle et se relève. Son corps lourd
l’accable de sa sueur. Elle manque de se laisser aller, de tomber
sous son fardeau, mais parvient à s’écarter juste à temps et
laisse Thomas basculer en avant.
—
Putain, qu’est-ce que tu…
In-extremis,
il se rattrape au rebord de la table. Le bois crie et laisse échapper
les coupures de presse qui volent dans l’air moite.
Jamais
plus il ne te fera souffrir. Ton heure est arrivée, la sienne aussi.
Dans
son dos, la lame attend patiemment sa libération.
Il
ment, encore et toujours. Regarde sa poche droite, tu y verras une
bosse. C’est une clé. La clé de cet endroit.
Prostré
sur les papiers jaunis, Thomas reste immobile. Claire ne tient plus,
elle doit se libérer de ce fardeau. Dans sa tête, la douleur
devient insoutenable.
—
Merde… T’as vu ces articles ? Ils sont tous datés du même
jour, c’est un truc de fou ! Et… La vache ! Tu te
souviens de ce mec qui a buté sa femme et ses enfants avant de
disparaître ? Je crois qu’on est dans sa baraque. On est là
où il les a tous butés, putain !
Sa
poche, Claire. C’est lui qui a fait en sorte que vous soyez
enfermés ici, lui qui vous empêche de sortir. Tu es sa prisonnière.
Son jouet.
Claire
porte son regard vers le jean de Thomas. Elle doit en avoir le cœur
net.
—
Ça va mieux ta cheville, on dirait.
Provoqué,
Thomas se retourne. Dans la pénombre, Claire peut voir sa poche
droite gonflée d’un objet enfoui. D’abord floue puis de plus en
plus distincte, la forme semble danser devant ses pupilles.
—
Viens ici. Tout de suite, Claire ! Viens là, connasse !
La
colère pousse Thomas à quitter ses journaux pour s’avancer vers
elle. Dans sa poche, l’objet épouse ses mouvements.
Maintenant,
Claire. Tu m’entends ? MAINTENANT !
Dans
sa main, le couteau s’est déjà libéré de son étui. Elle
attend, sereine. Puissante. Le bras de Thomas se lève. Avant qu’il
ne s’abatte sur sa cible, Claire plante la lame de toutes ses
forces au cœur de son abdomen. Le métal traverse la chair. Les
muscles se déchirent. Thomas hurle à pleins poumons. Sa voix n’est
que douleur.
Rappelle-toi
chacun de ses coups. Rappelle-toi son sourire alors que tu le
suppliais d’arrêter. Rappelle-toi tes pleurs quand il te baisait
en te frappant. Rappelle-toi.
Le
poignet de Claire tord l’arme, la remonte, l’enfonce. Jusqu’à
ce que ses doigts entiers soient immergés dans la plaie. D’un coup
sec, elle retire la lame. Le sang gicle de la plaie béante. Des
gouttes chaudes éclaboussent son visage. Elle n’entend plus les
hurlements, elle ne voit plus son visage déformé.
Seule
compte cette envie obsédante de recommencer. Encore et encore. De le
transpercer. Pour ressentir sa souffrance. Se sentir libre. Vivre.
Regarde-le.
—
Claire… qu’est-ce que…
Thomas
s’écroule. Sa peau devint blafarde. Son corps se secoue de
spasmes. Le spectacle est d’une jouissance telle que Claire sourit.
Sa main plonge à l’intérieur de la poche cabossée.
La
clé se love entre ses doigts.
Admire
ton pouvoir. Celui de donner la mort.
Dans
le regard de Thomas, une lueur qu’elle ne lui connaît pas. Il la
supplie de ses yeux de chien battu. Prêt à déverser un nouveau
flot de mensonges.
De
toutes ses forces, Claire plante la lame au fond de sa bouche. Son
tranchant déchire les commissures, la pointe acérée transperce
tout sur son passage. Un flot de sang jaillit de ce trou immonde. Il
suffoque, hoquette, avant de lâcher un dernier souffle. Debout,
Claire inspire profondément.
Il
est temps de partir.
Tel
un robot, elle se détourne du cadavre ensanglanté de Thomas. À
chacun de ses pas, elle peut sentir l’ancienne Claire remonter à
la surface. Remords, culpabilité, tristesse, peur, l’assaillent.
Qu’a-t-elle fait ? Comment a-t-elle pu… ?
Ne
t’écoute pas, Claire.
Le
mal de tête l’affaiblit. Elle sent ses forces la quitter. Au
milieu du couloir plongé dans l’obscurité, des sentiments
contradictoires se percutent en elle. Des souvenirs se précisent.
Ce
couloir. Ses frères, bruyants. Sa mère, aimante. Son père.
N’écoute
que ma voix, Claire. Elle te guide. Je serai toujours là. Comme je
l’ai toujours été.
—
Assez !
Ses
doigts fouillent son tympan, à la recherche de l’oreillette
coupable. Rien. Elle a beau insister, sonder chaque parcelle de peau.
Toujours rien. Autour, les murs semblent se rapprocher, l’enserrer
dans cette prison.
Tu
te souviens de moi, n’est-ce pas ? Rappelle-toi.
Sortir
d’ici, vite. La clé.
Ses
doigts tremblants se desserrent. Sa paume est vide.
Ses
jambes chancellent. Sa main se pose sur la poignée. De tout son
poids, elle la pousse vers le bas. Au travers de l’interstice, le
vent s’engouffre.
Tu
reviendras, Claire. Comme toujours. Pour être avec moi, avec nous
tous.
Claire
franchit le seuil et disparaît dans la pénombre.
*
Sur
l’écran, une image. Le capitaine Hartmann ne bouge plus. Pétrifié.
La
vidéo a déjà effacé Thomas Chassiron, avalé par le sombre
couloir. Devant son ombre évanescente, un visage apparaît dans
l’encadrement de l’épaisse porte.
Une
femme à la longue chevelure blonde. Éclairée par la lueur des
lampadaires, elle semble sourire alors que ses doigts s’apprêtent
à refermer la porte sur Thomas.
Le
capitaine lâche le téléphone qui tombe au sol dans un fracas
métallique. Sur l’écran fissuré, les yeux bleus semblent le
regarder, lui.
Ce
visage. Celui de Claire. Une jeune adolescente innocente. Tuée par
son père, comme le reste de sa famille, il y a maintenant quatre
ans.
Ici.
Dans cette maison.
À
l’intérieur.
____________
1
Jeu d’évasion qui consiste à parvenir à s’échapper
d’une pièce dans une durée limitée (une heure la plupart du
temps) et se pratique généralement en groupe de plusieurs
personnes.
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