Ma
mère est folle.
Je
le sais sans l’avoir jamais vue... Juste après ma naissance, en
effet, on m’a laissé sur le pas d’une porte. Sur le quai d’une
gare, ou tout comme. Le perron du centre d’action sociale, en
réalité. Un bâtiment délabré à l’architecture caractéristique
et aux fenêtres cernées de briques rouges. Des centaines de trains,
à l’heure ou à la bourre, se sont certainement arrêtés là,
jadis... Moi, je n’ai jamais pris le bon wagon. Abandonné, au
seuil de l’état civil : Doe, Smith, Snow, Dupont, peu
importe. Aujourd’hui, je m’appelle Thomas. Enfin, je crois.
D’ailleurs je crois même ce que je ne vois pas... J’ai d’abord
été un genre de poids mort pour la société. Pourtant je suis bien
vivant. Disons que je me suis accroché. J’ai pris les bons
aiguillages. Puis de l’avance. Je suis « allé au charbon »,
en somme. Bachelier avant mes dix-sept ans. Polytechnique en vue.
« L’X » est mon destin. L’institution séculaire
existe toujours aujourd’hui, sous une nouvelle forme. On me promet
un grand avenir. À moi qui n’ai aucun passé. Je suis
exceptionnel. On me le répète souvent. Ça n’a pas toujours été
le cas. « Précoce », « autiste »,
« bizarre », « asocial »,
« schizophrène » ? Rien de tout cela,
probablement. Mais je sais à présent que je suis « à
risque ». Je ne l’ai pas compris tout de suite...
Jusqu’à
la première « vision ».
***
« Tu
ne sauras jamais quelle bête de foire rôde non loin,
Ces personnes étranges, là, tout à côté...
Tu te diras “Comment ai-je atterri ici, assis près de lui ?”
Après tout, je t’avais prévenu.
S’il te plaît, n’oublie pas... Méfie-toi !
Tous mes amis sont des barbares,
Ces personnes étranges, là, tout à côté...
Tu te diras “Comment ai-je atterri ici, assis près de lui ?”
Après tout, je t’avais prévenu.
S’il te plaît, n’oublie pas... Méfie-toi !
Tous mes amis sont des barbares,
Vas-y
en douceur.
Attends
qu’ils te demandent qui sont tes proches.
Et ne fais pas de geste brusque.
Tu ne connais pas la moitié de ceux dont ils ont abusé...
Pourquoi es-tu venu ?
Et ne fais pas de geste brusque.
Tu ne connais pas la moitié de ceux dont ils ont abusé...
Pourquoi es-tu venu ?
Tu
savais que tu devais te tenir à l’écart.
(C’est du blasphème !)
J’ai essayé de te mettre en garde.
Maintenant, les voilà dehors, prêts à exploser.
En y réfléchissant, tu pourrais bien devenir l’un des nôtres... » (1)
(C’est du blasphème !)
J’ai essayé de te mettre en garde.
Maintenant, les voilà dehors, prêts à exploser.
En y réfléchissant, tu pourrais bien devenir l’un des nôtres... » (1)
Heure
indifférente. Je me réveille dans un état second.
Lové
dans un matelas cotonneux. Les tempes enserrées dans un étau
réfrigéré. Une aura de chaleur se concentre dans mon occiput,
pulsatile et douloureux. J’ai la nausée. Mes jambes ne me
soutiennent pas. La conscience de mon environnement est altérée.
Par miracle, mes doigts ont opéré seuls le geste salvateur :
la machine à café vrombit déjà. Un modèle vintage. Heureusement,
la domotique m’assiste dans mon errance entre ces quatre murs. J’ai
ouvert un œil. Le flux hertzien à reconnaissance irienne s’est
instantanément associé à mon humeur. Le silence est rompu. Et se
diffusent alors les tempos inquiétants d’un vieux tube de
l’année 2015 ou 2016. Étonnant. Je n’étais même pas
né... J’en ai tout à coup la certitude : Maman adorait ce
morceau. Mais comment puis-je le savoir ? Je me fais des idées.
Encore. La musique et la caféine : remèdes de toujours. Nuit
sans repos. Journée sans but. Je peine à me souvenir du temps qui
passe en ce moment, au cœur de l’été. De ce temps oisif et
« morne ». J’aime bien ce mot, coincé entre la
« mort » et la « norme »... Je suis triste et
inquiet. « Tous mes amis sont des
barbares... » Je
doute de tout et de tous. Je m’isole. Je ne sais
pas quoi penser de ce qui est en train de se produire. Finalement,
appelez-moi Aisling, le songeur mélomane. Ce manque de sommeil aura
ma peau, un jour. Mais pas tout de suite. D’abord, je dois
comprendre... J’ai rêvé d’elle, figurez-vous. Plus exactement,
elle est venue me hanter. Et je ne souhaite pas à mon pire ennemi de
vivre une telle expérience.
Car
cette nuit, j’ai été témoin de ma propre création.
***
La
chambre est crasseuse, le coup de reins acharné, le gémissement
contraint.
Cette
femme est ma mère. Le sera bientôt, du moins. Lui n’est qu’un
salaud de passage. Une érection opportuniste. Maculée conception...
Plus tôt dans la journée, elle a évité un accident en hésitant à
brûler un feu rouge. Pour une raison qui m’échappe, elle le
regrette amèrement. Je vois un animal au plumage chiffonné, dans
une boîte en carton au sol, près du siège passager. Une colombe.
Il y a un embouteillage. Des sons de klaxons. Puis les flashes se
succèdent à grande vitesse, rythmés par les grincements du sommier
et les sanglots de ma génitrice étendue là. Abusée, désabusée...
Je vois des chaussures montantes, en cuir rose fluo, jetées sur les
lattes du parquet. Je vois une tapisserie aux motifs floraux
défraîchis. Je remonte à nouveau le temps. La chronologie
s’embrouille. Des voitures à l’arrêt, un souffle court, une
portière qui s’ouvre, un pistolet. Car jacking. Effraction.
Émotion. Alcoolisation. Bar. Flirt. Hôtel. La semence s’écoule
déjà...
Tout
est allé si vite. Elle était consentante. Ou bien l’ivresse le
fut pour elle.
Lui
s’est endormi sur le champ. Cheveux en bataille. « Lourd
comme un cheval mort ». Un couteau pliant dépasse de son
pantalon, là, tout près. La partie métallique brille dans le rai
de lune. Elle enrage. Elle a mal aux tripes. Elle le sent encore en
elle. Cette femme, ma mère, saisit le manche... à plus d’un
titre. L’idée, instantanée, a déjà fait son chemin. Comme le
galop des harpies contre l’ignoble Maigrat : émasculation.
Trophée vengeur exhibé dans tout le coron... Mais on ne se trouve
pas dans un roman ; c’est « réel ». Elle
aussi s’apprête à abattre la lame sur la chair rabougrie.
Soudain, il grogne, se réveille, se défend. Hurle finalement. Le
couteau a pénétré cependant, à plusieurs reprises. Il a lacéré
plus qu’il n’a découpé. Il a violé et giclé à son tour. Puis
les laissera tous deux, à leur manière, en charpie.
Draps
souillés. Le mal est fait.
***
J’ai
cessé de compter à la huit ou neuvième...
Les
visions s’imposent désormais même en éveil. Je dois alors
m’isoler, faire un arrêt sur image, tout délaisser. C’est
dangereux, c’est vertigineux. Même pour un habitué de la réalité
augmentée. Mais j’en veux encore. J’en saisis le sens par
bribes. Parfois je ne comprends rien. C’est confus, c’est
inaudible, entremêlé la plupart du temps, souvent très bref. C’est
« malade » surtout. Si c’est un cerveau que je visite,
dont j’aurais forcé la porte, ou bien un esprit où l’on
m’aurait invité malgré moi ; alors oui, il est profondément
tourmenté. Mais il parle de moi. De mes racines, piétinées,
arrachées, de ces rhizomes increvables qui auraient finalement
ressurgi à l’autre bout du champ. Une terre familière, malgré
tout... J’ai décidé de m’appeler Gaspard aujourd’hui. Je suis
celui qui voit, le curieux en chemin.
Mais
la route est semée d’embûches, ravinée par les pleurs, dévoyée
par la médication...
Plaies
superficielles. Aucun organe vital touché. Le bougre décédera bien
plus tard.
Elle,
en revanche, est comme morte ce jour-là, dans cet hôtel. Tentative
d’homicide, certes. Mais il ne portera plainte. Il se savait en
tort. Tirant profit d’une proie fragile. Pas de procès. Par
contre, une longue hospitalisation, près de six mois, dont trois à
l’isolement. Décompensation. Maniaco-dépression sévère. Coup de
folie. Folle à lier. Lier la sauce. Os à ronger. Ronger les sangs.
Sans limites. Mythologie. Gîte et couvert. Verre de trop. Trop
plein. Full !... Foulée au pied. Pied dans la porte. Porte
d’accès. Désaxée. Des excès... Des jours ! Entre
sidération et pensées incontrôlables. Rigolardes et angoissantes.
Un flot sans fin. Un torrent d’idées, continu et tumultueux,
trouble et chaotique, charriant des morceaux de constructions
précaires, des pans de murs vacillants, balayés par un orage.
Château de cartes mental. Édifice fragile. Baise facile... La pire
des rechutes d’une bipolaire toujours sur le fil, mais qui se
croyait à l’abri d’une humeur à ressaut. Régulée depuis des
années par les sels de lithium. Les mêmes dont on fait les piles et
les batteries. Qui garantissent l’autonomie et l’écologie aux
bagnoles. Ceux-là, quotidiennement –
un gramme par jour –,
la protégeaient en principe de la dépendance hospitalière et de la
pollution du cours de sa pensée. L’instabilité en projet de vie.
De « carrière », moquaient certaines
infirmières... Pourtant depuis un moment déjà, avant l’agression,
certains signes ne trompaient pas. On aurait dû la mettre à l’abri.
« On », le système. Qui ne pouvait pas la garder
sous cloche à vie, non plus. L’insomnie
sans fatigue, l’exubérance sans retenue, les projets grandioses
sans fondements, les mises en danger sans crainte...
Le
frémissement puis l’ébullition.
***
J’ai
quitté ma mère les yeux ouverts, ce matin.
Je
ne dormais déjà plus, c’est certain. D’ailleurs mon encodeur
transcrânien est formel : pas d’enregistrement. Je prends des
pilules pour cela : éteindre la machine à fantasmes. Tout le
monde le fait, de nos jours. Optimisation du sommeil. Réduction du
temps minimal de récupération hypnique, pour une productivité
accrue sur vingt-quatre heures. Bref, il ne s’agit donc pas de
« rêves »... Des convictions ? Non, dans
« convaincre », il y a trop de combats. Il y a vaincre.
J’en suis « persuadé » plutôt. Ce savoir me traverse,
me séduit, me manipule. J’ai tellement envie d’y croire...
Aujourd’hui, je doute plus que jamais de moi ; de qui je suis.
Je serai Farouk alors. Celui qui distingue le vrai du faux. Le
clairvoyant, celui qui sait...
Ma
mère, elle, s’appelle Maryline.
J’ai
vécu sa réalité, vu son parcours, perçu ses douleurs. J’ai
embrassé toute sa vie en un coup d’œil. En couches superposées,
à la manière d’un livre illustré dont on feuillette rapidement
les pages pour en saisir l’histoire générale, tout en s’arrêtant
au hasard sur de l’anecdotique. Tant d’épisodes malheureux. Tant
de pertes de contrôle. Délires érotomaniaques. Jeux de mots
éperdus. Voici qu’elle chante la Marseillaise : « Allons
enfants de la folie ! »
Personnels aux aguets. Effondrements dépressifs, velléités
suicidaires... La rambarde du sixième, face au cabinet du psychiatre
injoignable. La rallonge électrique nouée au lustre rococo. Pied au
plancher, le semi-remorque en approche, la désintégration
envisagée. J’ai tout vu, tout compris. Les hospitalisations, le
temps cumulé dans l’entre-deux de la déraison. Et cette
infirmière attentive, au regard intense, toujours la même, présente
lors de chaque internement... Il y eut de belles choses aussi. Et les
stases mentales. L’émoussement. L’anesthésie des affects. La
nostalgie coupable alors, de tous les moments exaltés. Parcours en
dents de scie, mordante trajectoire, épingles à cheveux. Une
litanie sans logique rythmant avec le temps la partition d’une
pauvresse virtuose parmi tant d’autres...
Jusqu’à
cette gestation involontaire.
Et
le déni de grossesse dont je serai tout de même l’aboutissement,
à terme. Car d’abord, son esprit –
accaparé par plus urgent –
me remit à plus tard. Et
quand l’esprit dit, le corps obéit. Elle n’enflera de moi que
tardivement. À six mois de grossesse, justement, l’hospitalisation
s’achève. Sortie à domicile avec des consultations qu’elle
n’honorera pas toujours. Personne n’a encore rien vu, à ce
stade. Aucun suivi gynécologique, aucune échographie, poursuite des
traitements lourds : j’aurais pu morfler. Il n’en a rien
été... C’est seulement à partir de là que ma mère prend
conscience de ce qui s’est mis à germer dans son ventre. Elle
dissimulera par la suite les rondeurs sous des vêtements amples et
des alibis faciles. Certes, une dizaine de kilos a alourdi sa
silhouette depuis janvier, mais on en imputera la faute aux
psychotropes. Elle est plus stable à cette période. Cela fait même
des semaines. Éteinte. Et c’est bien là l’essentiel face aux
volcans effusifs, n’est-ce pas ? Quelque chose a donc étouffé
le brasier...
Les
hormones ? L’instinct ? Moi ?
***
Je
suis seul dans cet appartement.
Bientôt
un an que je m’assume. La majorité est en effet fixée à seize
ans désormais, après analyse de votre « potentiel d’aptitude
génétique ». Réforme phare du nouveau gouvernement
continental. Ainsi, la société sélectionne à présent ses
meilleurs éléments, pousse les bien dotés, mais accable puis ne
lâchera plus jamais la bride à ceux qu’elle considère comme des
inaptes, des insuffisants, des lests accrochés au cul d’un monde
en mouvement. « Au moins, on leur permet d’exister ! »
Ils sont de plus en plus nombreux à banaliser cette hiérarchisation
des citoyens. Bientôt l’eugénisme ?... Tout ça a commencé
il y a longtemps. L’avènement des pragmatiques. Séducteurs
fantômes dénués d’émotions militantes. La fin des clivages
idéologiques en faveur de « concepts opérants et
rationnels ». Une belle connerie... Je suis seul donc,
perdu dans ces huit mètres carrés. Mon prénom est Solal. Je me
fraie un chemin. Une pluie chaude et acide tombe du ciel. Cela se
produit plusieurs fois chaque année. Pour quelques jours, parfois
plus, le confinement est décrété dans les grandes villes. Les
transports ne se font plus qu’en sous-sol. Et nous devenons pareils
aux rats, galopant dans nos ratés... Les dents toujours plus
longues, affamés de croissance. Nuisibles en vérité.
Moi,
je reste cloîtré.
Je
n’ai nulle part où aller, où fuir ce qui m’arrive. Et pas
d’obligations. Sinon celles que je remets à plus tard. Du plus
grand impératif, à la plus banale des nécessités. Je ne me suis
pas rasé depuis trois semaines, par exemple. Est-ce que je perds
pied ? Je ne prends plus soin de moi. Ces visions me détournent
du chemin. Elles me possèdent. Scellent mon sort :
« m’en-sor-cellent ». Selle de cheval. Cheval de
Troie... Je reproduis un schéma. Je le fais mien. Je me trompe. Je
me mets en concurrence avec les troubles de ma mère. Je m’appelle
Émile. Le rival, l’imitateur... La folie n’est pas contagieuse.
Ni héréditaire. C’est plus subtil que cela. Je ne peux pas
l’induire non plus. Me rendre fou. Pas tout seul. Pas ici. Il
existe des milieux, des circonstances et des substances pathogènes,
c’est vrai. Mais ce que je vis en ce moment est spontané.
Dissonance cognitive. Je peux la critiquer en partie. Prendre encore
un minimum de distance. Est-ce un délire ?
D’ailleurs,
la question se poserait-elle en ces termes, si tel était le cas ?
***
Trois
jours sans visite, sans qu’elle vienne sonner aux portes de mon
psychisme.
Je
crois que ça s’est arrêté. Elle ne viendra plus. Je l’admets,
cela me désespère. J’ai maigri. La rentrée approche. Je dois
vraiment me reprendre. Au fond, je me sens plus « riche ».
Mais le dernier flash a été éprouvant. Il m’a montré
l’essentiel... La baignoire. Le sang coagulé. Les cris muets plus
assourdissants encore que s’ils avaient été poussés à bout
portant. Des déflagrations. J’en suis presque mort. J’ai cru
mourir. Attaque de panique. Reviviscences. Je ne dors plus depuis
lors. Je suis choqué, traumatisé. Ça va se tasser... Je me suis vu
naître. Un carnage. Je suis vivant. « Respire.
Rassure-moi !... Non ! Toi, rassure-moi ! »
Je parle tout seul... Je suis né dans une boue visqueuse.
Mi-viscères, mi-aqueuse. Comme à l’aube des temps. Dans une
grotte carrelée de blanc. Des mains peintes partout, en motifs
rupestres, à l’encre placentaire. Elle aurait pu me congeler. Me
noyer. Me jeter aux poubelles. Elle aurait pu en crever aussi. Mais
elle m’a donné le principal. La vie. Elle n’avait rien d’autre
en stock. Elle a fait de moi un don, en fait, extrait de ses
entrailles. Je le conçois.
Je
ne lui en veux plus...
« À
saisir en l’état. » Bébé d’occasion. Elle m’a
déposé ainsi, quelques jours après le plus terrible déchirement
qu’elle ne vivrait jamais. Pourtant, elle était experte en la
matière : en pièces, en lambeaux, Maryline ! Increvable,
ceci dit... Je sais qu’elle est encore en vie aujourd’hui. Je
sais que je ne sentirai jamais son odeur, que je ne la toucherai
jamais. Impossible d’approcher davantage, au-delà de cette
intimité mentale qu’elle m’a offerte en pensée, ces dernières
semaines. Je la connais maintenant. Et je me connais. Mon nom est
Personne. Je ne crains rien ni moi-même. Je poursuis mon chemin,
d’île en île, parmi les Hommes et les monstres ; je porte ma
croix. C’est mon emblème. Qui pointe sur mon front un trésor.
Signe pour moi mon identité.
Car
sous « X », je suis né.
***
Le
médecin replia lentement les feuillets.
L’écriture
griffonnée, urgente, vomie parfois au fil d’associations d’idées
douteuses avait néanmoins capté toute son attention. L’un face à
l’autre, ils étaient silencieux depuis vingt minutes. Elle, de
toute façon, ne parlait plus depuis plusieurs séances déjà. Le
docteur Kaïs retira ses lunettes aux fines montures. Il soupira
longuement. Sans agacement. On aurait dit qu’il retenait ses larmes
plutôt. Il en avait vu d’autres, tout au long de sa carrière. Et
il en fallait pour l’émouvoir. Encore plus pour qu’il fasse
montre d’un quelconque trouble devant un patient... Il l’avait
crue opposante, déprimée, délirante sans doute, contenant par son
mutisme ce que ses lèvres auraient si volontiers lâché en pâture
aux étudiants et aux thérapeutes faisant alors les mêmes yeux
ronds. Cette patiente n’était plus à une énormité près.
L’expression du délire, chez elle, relevait parfois de
l’excrétion, notamment en phase maniaque. L’impudeur le
disputait à la provocation, aux oreilles chastes des
prescripteurs... Lui se pensait bienveillant. Mais il ne valait pas
mieux que les autres. Il venait en tout cas de comprendre ce qu’elle
craignait de formuler oralement depuis tellement de jours. Ce qui
occupait toutes ses ruminations, ce qui faisait le lit de cette
humeur sombre et de ce surprenant état de soulagement à la fois...
Kaïs se leva pour rompre la gêne. Il hésita une seconde, pris dans
un élan spontané. Il voulut faire le tour du bureau pour serrer
cette femme dans ses bras, et l’assurer d’un peu de chaleur
humaine. De cette compréhension profonde entre deux personnes qui
appartenaient fondamentalement à la même espèce. Il souhaita lui
dire : « C’est ce que j’ai lu de plus fort de toute
ma vie. Je te soigne, mais désormais, en plus, je te comprends. Et
au-delà de la peine, comme toi, je souhaite le meilleur à cet
enfant. » Mais il se ravisa.
Fier,
il reconstruisit ses défenses émotionnelles en un instant, et
conclut ainsi le rendez-vous :
--- Ça
va faire un an, Maryline. On est en 2018. Octobre 2018 ! Pas
dans le futur ! S’il était en vie, on le saurait... Vous
vous torturez pour rien. On ne prédit pas l’avenir. On ne réécrit
pas le passé... Par contre, on va monter un peu les doses, là,
dans votre intérêt.
La
porte du cabinet émit un grincement.
Sourde
et aveugle, Maryline sentit son cœur s’emballer. Le courant d’air
l’invitait clairement à quitter la pièce. Exclusion.
Incompréhension. Rébellion. Elle leva les yeux timidement. Le
psychiatre s’était refermé. Sourire de façade. Rôle à jouer.
Distances à préserver. Orgueilleux docteur Kaïs... La patiente
franchit le pas. Marqua un temps d’arrêt. Lui allait ouvrir la
bouche, assurément, poser une question polie et de circonstance, un
encouragement peut-être... À côté de la plaque. Hors de propos.
Inhumain ! Il n’y avait plus rien à sauver. Rien à craindre.
Tout était dit.
Elle
lui sauta à la gorge.
1
Twenty One Pilots — « Heathens » — Atlantic Records
— 2016 (traduction libre)
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