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— MOI
—
« La
vie est une chienne ».
Combien
de fois dans ma vie j’ai entendu cette phrase ? Toujours dite par
des mecs qui ont le cul posé dans leur canapé acheté en soldes,
emmitouflés dans leurs fringues de marques et qui te regardent comme
si tu étais une tâche sur leurs chaussures cirées du matin.
Qu’est-ce qu’ils en savent que la vie est une chienne, eux ?
Chaque jour, ils se lèvent pour aller bosser et gagner leur croûte
qu’ils dépenseront dans le dernier smartphone à la mode parce
qu’il faut faire croire qu’on a plus de tunes que le voisin. Ils
rentrent le soir, boivent une bière devant le match de foot pendant
que leur femme torchent le cul de leur gosse qui les empêchera de
dormir la nuit. Parce que ouais, un môme, ça braille. C’est comme
ça, même si ce n’était pas écrit sur la notice. Et ils te
disent que « la vie est une chienne. »
Ça
me fait marrer. Je vis dans la rue depuis si longtemps que j’en ai
lâché le compte. Si ça se trouve, je suis né dans un caniveau et
je ne m’en rappelle même pas.
J’ai
la gueule d’un vieux, des rides noires de crasse qui me courent sur
la gueule comme un réseau routier sur une carte IGN.
Pourtant,
j’ai pas vingt piges.
Moi
aussi je devrais avoir le cul assis sur un simili cuir devant un
écran acheté à crédit, une bière chaude et sans bulle dans les
mains. Mais c’est sur du bitume que je suis assis. Parfois sur un
banc, quand les mères de famille m’oublient un peu et arrêtent de
hurler que je fais peur à leurs gosses. Si elles se voyaient quand
elles gueulent, le visage rouge et les yeux exorbités, les veines du
cou prêtes à exploser, c’est d’elles qu’elles auraient peur.
En tout cas, moi, elles me fichent une trouille de tous les diables.
« La
vie est une chienne ».
Tous
ces bien-pensants qui parlent de toi quand ça les arrange, mais qui
t’oublient dès qu’ils ont mis les pieds dans leurs confortables
pantoufles, me font vomir. Je
les regarde marcher devant moi, la tête haute, le pli du pantalon
impeccable. Je les regarde, mais je ne les vois plus.
Je
marche en regardant le sol pour ne pas croiser leurs regards, je me
pose à l’écart pour ne pas les déranger et j’essaie d’être
sourd à ce qu’ils disent quand ils passent devant moi.
Je
suis un déchet, il paraît. Un parasite qui ne sert à rien dans
cette société, si ce n’est à leur ponctionner encore du fric sur
les impôts qu’ils paient en râlant.
Que
je sois un môme tout juste sorti de l’adolescence ne leur fait ni
chaud ni froid.
La
seule chose qu’ils voient, c’est un pauvre type qui dort dehors
parce qu’il n’a pas été capable de se tenir droit dans un
entretien d’embauche. Trop fainéant pour trouver du boulot.
Ça
aussi, ça me fait marrer.
Quand
il y en a qui s’arrête pour me parler, c’est toujours sur ton
condescendant. Comme
si j’étais du bétail qui va tout droit à l’abattoir et qui ne
le sait pas encore. On me dorlote, on me donne une affection feinte.
Mais une fois qu’ils ont le dos tourné, c’est la même chose :
ils t’oublient aussi sec, l’esprit tranquille d’avoir fait un
geste envers un laisser pour compte.
Et
toujours cette phrase : « la vie est une chienne ».
Je
vais leur montrer ce que c’est qu’une vie de chienne.
— ELLE
—
Le
Campus est noir de monde en cette journée d’examen et elle, au
milieu de tout ça, elle sourit. C’est une belle journée
ensoleillée et chaude. Elle en a profité pour étrenner sa nouvelle
robe, celle qui lui découvre ses longues jambes fuselées et qui a
l’air d’affoler les garçons sur son passage.
« La
vie est belle ».
Elle
se répète chaque jour qu’elle a une chance formidable. La nature
l’a gâtée, tant sur son physique que ses capacités
intellectuelles. Elle est d’ailleurs la première de sa promo.
Future médecin.
Demain,
c’est les vacances. Elle partira certainement avec son amie Alex
dans la résidence secondaire de son père, en bord de Méditerranée.
Là-bas, elle pourra se reposer de cette année universitaire qui lui
a mis les nerfs à rude épreuve, se baigner dans la piscine privée
avant d’aller exhiber ses jolies formes sur la place. Peut-être
qu’elle rencontrera un garçon.
Cette
année, elle n’a pas eu une seconde pour flirter. Trop occupée à
étudier, elle n’a pas passé un week-end ailleurs que le nez dans
ses livres.
Mais
ce n’est pas grave. Ça valait le coup.
«
La vie est belle ».
Elle
marche vite dans le parc du campus. Sans vraiment savoir où elle va.
Les épreuves sont finies, elle est seule au milieu de la foule à
attendre ses amis qui ne tarderont pas à sortir eux aussi.
Elle
décide de s’asseoir sur un banc et allume une cigarette. Un groupe
de jeunes qu’elle ne connait pas s’installe à côté d’elle et
ils engagent la conversation. Il y en a même un qui lui fait un clin
d’oeil. Elle rougit. Et elle sourit aussi.
Dix
minutes plus tard, ils ont convenu de se retrouver le soir même dans
un bar. Ce sera plus sympa qu’un banc au milieu de la fac.
Dès
qu’il a le dos tourné, elle sort son smartphone et envoie un
message à son amie.
« La
vie est belle ».
Elle
active la fonction miroir de son téléphone et s’observe. Tout
juste vingt ans, elle a encore la peau lisse et sans défaut d’une
adolescente. Elle serait pleinement satisfaite de ce qu’elle voit
si des petites cernes n’avaient pas décidé de gâcher le tableau.
Il
va falloir qu’elle dorme un peu plus, pense-t-elle. Et qu’elle
demande à ses parents de changer la literie. Son matelas commence à
être fatigué et elle a envie d’un lit plus grand. Où elle pourra
se mettre dans tous les sens sans avoir les jambes dans le vide. Elle
a suffisamment de place dans sa chambre pour l’installer et avoir
encore de quoi se retourner.
Et
puis de toute façon, elle ne va pas tarder à déménager. Elle aura
enfin son intimité, son chez-elle.
Au
loin, elle voit son amie arriver.
« La
vie est belle ».
— ELLE
ET LUI—
Il
marche droit devant lui, sans regarder personne. Il sait ce qu'il a à
faire et réprime un sourire. Il ne faudrait pas que les gens croient
qu'il est fou. Parce qu'il sait très bien que lorsqu'il sourit, ça
lui donne une tête de psychopathe. Et il ne veut pas qu'on le voit.
Qu'on le repère. Ni qu'on se souvienne de lui. Sa gueule de vieux et
ses rides noires sont bien assez visibles comme cela, il ne veut pas
en rajouter.
Il
n'est qu'un fantôme et tient à le rester. La leçon sera encore
plus grande.
Il
avance à grands pas, se mêle à la foule des étudiants, mains dans
les poches.
Il
ne la voit pas venir face à lui et la percute de plein fouet.
La
pochette qu'elle tient au creux des bras s'envole et laisse échapper
les papiers qu'elle contient.
Il
regarde la scène sans vraiment la voir, absent. "On dirait de
gros flocons de neige", pense-t-il.
"C'est
le bon moment".
Sa
main sort de sa poche. Son regard accroche celui de la fille qu'il
vient de bousculer.
Des
yeux couleurs lavande. Il n'a jamais vu ça. Et malgré lui, il
sourit. L'étudiante aussi.
"Finalement,
la vie est belle".
C'est
elle qui prend la première balle. Juste au milieu de ses deux yeux
exceptionnels.
Elle
bascule avec toujours ce sourire gêné aux lèvres.Sa jolie robe
dévoile encore un peu plus ses longues jambes fuselées.
Lui
qui n’avait jamais vu la cuisse d’une femme en dehors du papier
glacé de magazines trouvés dans les poubelles, le voilà servi.
Elle
tombe au ralenti, comme les feuilles de papier un peu plus tôt. Elle
a tout juste le temps de penser qu'elle ne partira pas en vacances et
que son rencard l'attendra ce soir. Mais qu'elle ne viendra pas.
"La
vie est une chienne".
Il
ferme les yeux, veut garder ce regard lavande dans un coin de sa tête
et tire dans la foule. Il n'entend pas les cris, il y est habitué.
Il tire et c'est tout. Sans rien voir d'autres que ces deux yeux
magnifiques.
Il
a compté les balles. Elle a pris la première. Il la rejoindra dans
19…18…17…
"La
vie a été belle".
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