Franz appuya sur le bouton. Les portes de la cabine se refermèrent.
Il agrippa les deux poignées réglementaires et le voyant au-dessus
des chiffres bascula du rouge au vert. L’accélération le surprit,
comme toujours. Vingt-six secondes plus tard, il était au deux cent
quarante-troisième étage.
Il parcourut les longs couloirs lumineux d’un pas vif. Le puissant
logiciel de reconnaissance faciale, couplé à un A2C –
Analyseur d’ADN sans Contact – ouvrait les doubles battants
devant lui dans un subtil chuintement pneumatique. Quand il arriva
devant le bon bureau, la secrétaire holographique se matérialisa.
Grâce, ou à cause du DIOC – le Détecteur et Interpréteur
d’Ondes Cérébrales – elle était comme Franz le souhaitait :
brune, pas très grande, yeux noisette, petite poitrine.
– Bonjour Monsieur G. Vous êtes attendu.
D’un petit geste de sa main virtuelle, elle invita Franz à entrer.
Il pénétra dans une pièce spacieuse dont le mur du fond,
entièrement vitré, offrait une vue époustouflante sur Bruxelles.
Au loin, Franz repéra la tour Jean Monnet au sommet de laquelle
convergeaient les énormes faisceaux laser bleus émis depuis les
autres capitales européennes. Monsieur C. était assis derrière son
bureau, un bloc massif de bakélite aux reflets moirés.
– Ah ! Bonjour Franz ! Comment allez-vous ?
– Bien merci.
– Je vous en prie, asseyez-vous ! Whisky ? Vodka ?
Huss ? Autre chose ?
– Rien. Merci.
Franz s’assit. Les microcapteurs du dossier confirmèrent quasi
instantanément à Monsieur C. que son interlocuteur était bien un
être biologique (vérification devenue obligatoire depuis qu’un
androïde avait réussi à pénétrer dans le building).
– Combien ?
– Comme d’habitude.
– Pour ?
– Le vingt-cinq.
– De ce mois ?
Monsieur C. esquissa un petit sourire.
– Je sais que vous êtes efficace Franz mais quand même… Non, le
mois prochain.
Franz attrapa l’enveloppe qui sortit d’une fente découpée dans
l’accoudoir droit de son fauteuil. L’ouvrit. Quatre clichés.
Tandis qu’il les détaillait, Monsieur C. se chargea des
commentaires :
– Un industriel qui a évoqué la possibilité de revenir aux
cultures OGM… Un élu de la Haute Chambre auteur d’un essai sur
les vertus méconnues du cumul des mandats… Une sprinteuse qui
continue de soutenir qu’elle ne s’est pas dopée aux championnats
du monde sous bulle à pression constante…
Franz découvrit le dernier portrait. Un homme dégarni qu’il
reconnut aussitôt comme étant le ministre allemand de la Santé.
– Mon préféré, commenta Monsieur C. Lors d’un dîner mondain,
il a rappelé sans rire à tous les convives que l’épidémie du
SIDA, cette maladie du siècle dernier, avait été une bénédiction
en faisant prendre conscience aux homosexuels qu’ils étaient sur
le mauvais chemin. Il s’est même exclamé qu’une souche mutante
de ce virus résistante au vaccin serait la bienvenue aujourd’hui
pour leur faire une petite piqûre de rappel.
Franz retourna le cliché. Lut l’adresse. Munich. C’était la
cible la plus proche. Il commencerait par celle-là. Il se leva.
– Pour le règlement, un quart maintenant, un huitième à chaque
élimination, le dernier quart quand nous nous reverrons. Je vais
d’ailleurs vous payer ce que je vous dois pour votre dernier
travail. S’il vous plaît…
Monsieur C. présenta à Franz une petite boite noire percée d’un
trou. Franz y inséra son index. Tout d’abord le froid intense,
anesthésiant, pour ne pas sentir l’aiguille qui vint prélever le
demi-millimètre cube de sang nécessaire au déclenchement du
virement bancaire. Au loin, et comme le building tournait sur
lui-même, faisant une rotation complète en deux heures, Franz
pouvait maintenant voir les méandres artificiels de la Senne qui
coulait, telle de l’or liquide à la lumière du soleil couchant.
– C’est bon ! annonça Monsieur C. Vous pouvez retirer votre
doigt.
Franz ne se fit pas prier. Demi-tour, direction sortie. Dans son dos,
Monsieur C. :
– Bonjour à votre femme !
*
Les guerres n’existaient plus : les plages syriennes et
libyennes faisaient la joie des vacanciers ; la bande de Gaza
accueillait chaque été le plus grand festival de rock du monde
organisé par une firme israélienne ; la Birmanie, le Darfour
et l’Afghanistan étaient visités par des millions de touristes ;
la Corée fêterait cette année le quatre-vingtième anniversaire de
sa réunification… Pas le moindre conflit sur la planète Terre
pourtant on fabriquait encore des armes de plus en plus
sophistiquées.
Franz avait toujours préféré son vieux fusil à verrou dont il
fabriquait les munitions lui-même, dans la cuisine de son petit
appartement. Il faisait fondre l’alliage de cuivre et de zinc, le
coulait dans les moules. Projectile en plomb chemisé de cupronickel.
Grains de poudre de fabrication maison. Un travail d’orfèvre qui
lui prenait un temps fou mais, et Monsieur C. le savait bien, il
était célibataire : du temps, il en avait.
Franz vint placer le nez du ministre au centre du réticule de son
viseur optique. Il bloqua sa respiration et pressa la queue de
détente. La tête ministérielle explosa comme une tomate blette
qu’on jette contre un mur. « Un con de moins ». Sans se
presser, il démonta son fusil, le rangea dans son étui. Disparut
sans bruit, telle une pierre qui coule au fond d’un lac.
*
Quand et où cette organisation était née, personne ne le savait.
Toutes les rumeurs couraient : en Suisse sous l’impulsion des
francs-maçons, aux USA à l’initiative de Bill Gates, en France
peu après le troisième mandat de Louis Sarkozy… Cela n’avait
aucune importance. Franz en faisait partie car son père en faisait
partie. Voilà tout. Il lui avait appris le métier, lui avait
enseigné toutes les ficelles pour éliminer les cons. Car voilà de
quoi retournait cette nébuleuse mondiale dont Monsieur C. n’était
qu’un rouage et Franz un des centaines de milliers d’employés :
une vaste entreprise à supprimer les cons.
Franz venait, à raison d’une dizaine de fois par an, chercher une
liste de cons à éliminer. Et il les éliminait. Comment avaient-ils
été choisis ? Chaque con à rayer de la surface de la Terre
avait été validé par une des centaines de commissions dans le
monde. Aux quatre coins de la planète, des groupes secrets de sept
experts se réunissaient toutes les semaines pour établir trois
listes de vingt noms. Chaque liste était coupée en cinq et
attribuée à l’un des tueurs de l’organisation.
À l’aube du vingt-deuxième siècle, ce consortium devenu
rapidement mondial, avait fait des merveilles au prix d’une
nouvelle forme d’eugénisme discutable. Les premiers effets ne
tardèrent pas. En France, dix ans après les premiers meurtres, BFM
télé dut rendre l’antenne, faute d’audimat. TF1 lui emboîta le
pas puis, suite à l’assassinat de son animateur vedette Cyril H.,
ce fut le tour de Direct 8. Le nombre d’ouvrages publiés à
l’occasion de la rentrée littéraire fut divisé par vingt. Les
stades de foot ne se vidèrent pas aussi vite que certains l’avaient
annoncé mais l’ambiance fut de nouveau respirable, les femmes
furent plus nombreuses à assister aux matchs, le football redevint
ce qu’il aurait dû toujours être : un sport (dont les
principaux acteurs, les joueurs, ne furent plus jamais interviewés
après la rencontre). Facebook tenta de survivre en proposant des
appareils électroménagers à acheter mais la chute des statuts
débiles qui l’alimentaient à flux constant depuis quelques années
se tarit et le géant d’Internet disparut aussi vite qu’il était
apparu. Évidemment, le terrorisme fut éradiqué de la surface du
globe en moins d’une décennie. Le nationalisme qui s’en
nourrissait ne résista pas mieux.
Bien sûr, cette purge ne se fit pas sans casse. Tout le monde perdit
un proche, un parent, une connaissance. Franz vit partir Michel, le
gros con du café au bout de la rue qui affirmait que « le
lobby juif contrôle la finance internationale. » Il pleura –
pas longtemps – sa tante pour qui « les attentats du 11
septembre 2001 n’ont été qu’une énorme mise en scène et n’ont
jamais eu lieu. »
La population mondiale diminua de moitié après cinquante ans, de
trois quarts un petit siècle après le premier meurtre. La forêt
amazonienne retrouva sa superficie du dix-huitième siècle, la
couche d’ozone se referma, les glaciers se reformèrent. Le taux de
dioxyde de carbone dans l’atmosphère chuta de façon drastique
pour revenir à la normale (le GIEC fut dissous). Les exploitations
pétrolières mirent la clé sous la porte les unes derrière les
autres cédant la place aux champs d’éoliennes et de panneaux
solaires. Le dernier gros con à rouler en ville dans un énorme 4x4
consommant vingt-quatre litres au cent kilomètres, un Californien
nommé Harvey Grant, fut éliminé le 12 janvier 2056.
La Police, rapidement débordée par la multiplication de ces
assassinats, n’abandonna pas pour autant. Elle concentra ses
effectifs sur les cons les plus célèbres et/ou enquêta avec
sérieux sur toutes les disparitions dont le mobile n’était pas
limpide. Mais personne n’était dupe et certains tabloïds (de ceux
qui avaient réussi à survivre en étoffant leur ligne éditoriale
avec des articles sur la physique quantique ou l’analyse sartrienne
du non-être) titraient même à chaque nouvelle disparition :
« UN CON EN MOINS A LA SURFACE DE LA TERRE. »
C’était un monde différent. Sans cesse sur la sellette car,
contrairement à ce qu’on aurait pu croire, il semblait impossible
d’éliminer tous les cons, il en naissait chaque jour. Deux métiers
avaient le vent en poupe : l’un légal, fossoyeur, l’autre
un peu moins, tueur à gages. Et Franz avait choisi le second car son
père lui avait transmis son savoir-faire.
*
Il avait atterri ce matin de Tokyo où il avait bataillé pour
localiser puis éliminer le quatrième et dernier nom de sa liste. Il
appuya sur le bouton deux cent quarante-trois. Vingt-six secondes.
Portes automatiques. Secrétaire holographique. Monsieur C.
– Ah ! Franz ! Comment allez-vous ?
– Bien.
– Je ne vous attendais pas si tôt. Vous avez fait un excellent
travail. Je vous en prie, asseyez-vous ! Whisky ? Vodka ?
Huss ? Autre chose ?
– Rien. Merci.
Franz se laissa tomber dans le fauteuil. L’enveloppe sortit de
l’accoudoir droit. Trois photos seulement.
– Producteur qui a succombé aux sirènes de l’audimat et proposé
de remettre au goût du jour un vieux concept d’émission de
télé-réalité ; universitaire ayant participé activement à
l’élaboration du nouveau programme des classes de collèges et
pour finir, Jacques Marantz… Le discours qu’il a tenu la semaine
dernière sur la gestion des déchets nucléaires laissés par les
générations précédentes est plutôt mal passé.
Franz se figea. Il observa attentivement la dernière photographie.
L’homme qui se tenait droit devant le Parlement, costume gris,
cravate rouille, large sourire, avait reçu trois fois le prix Nobel
du Maintien de la Paix et deux fois celui de Littérature. Ingénieur
de formation, il avait dans sa jeunesse, participé au programme
spatial Moon 2070, qui avait vu l’implantation de la première
centrale à fusion atomique sur la lune pour alimenter la Terre en
électricité.
– Je…
– Je sais ! Il a parlé un peu vite et est revenu sur ses
déclarations. Nous allons perdre un grand homme, c’est sûr !
C’est une décision à la con, que voulez-vous !
Franz releva la tête et fixa Monsieur C.
– Vous faites partie de la commission ? lança-t-il.
– Euh… Oui…, confirma Monsieur C.
– À ce titre, les décisions qu’elle prend sont aussi les
vôtres ?
– Oui… Évidemment.
Monsieur C. percuta soudain. La panique déforma son visage quand il
vit Franz dégainer son petit Walter PK en polymère qui ne le
quittait jamais – car invisible aux détecteurs quels qu’ils
fussent. Les trois projectiles en polyoxométhylène irradiés se
fichèrent dans sa poitrine avant que Monsieur C. n’eût pu
prononcer le moindre mot pour sa défense. Le sang qui coula sur la
moquette déclencha le système d’entretien automatique. Une petite
trappe s’ouvrit dans un coin de la pièce et libéra le robot
aspirateur. Franz vint se placer au-dessus du cadavre de Monsieur C.
Il avait agi selon ses prérogatives : les cons sur la liste
devaient être éliminés. Ainsi que tous les cons sur sa route. Son
père le lui avait appris. « Un bon con est un con mort »
telle était la devise de sa caste. Franz tiqua. La situation lui
apparut clairement : les caméras avaient tout capté et
l’ordinateur central avait déjà envoyé les images au poste de
Police, non sans avoir transformé la bande-son pour que la
conversation ne trahît pas les desseins de l’organisation. L’ADN
de Franz était partout. La fuite impossible. Il avait réagi par
réflexe. Trop vite.
– Mais quel con je fais ! s’exclama-t-il.
Sa phrase résonna dans le grand bureau. Au loin, il devina
l’Atomium 2, maille hexagonale de néphéline agrandie cinq
cents milliards de fois. Le petit drone surarmé surgit devant la
baie vitrée et lança sa première sommation.
Franz posa le canon sur sa tempe.
Tous les cons sur sa route… Sans exception.
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