Il avait fallu du
temps à Edna pour réaliser qu’elle haïssait ses proches. Cela
s’était fait par étapes, par révélations successives. De plus
en plus rapprochées, car chaque bouffée de haine banalisait la
précédente, et rendait plus facile la prise de conscience qui
suivait.
Elle avait d’abord
haï sa belle-fille, Séline Avec-un-S. C’était presque trop
simple : une belle-mère est censée le faire. C’est
folklorique. La haine de la belle-fille est un garant de l’amour du
fils. Passé l’accueil cordial et les politesses d’usage, elle
avait donc lâché la bride à son aversion. Cette fille était
sotte, vulgaire, superficielle, obsédée par l’argent et la
gloriole. Elle portait de la vraie fourrure, si mal taillée qu’elle
en avait l’air fausse ; en guise de maquillage, un emplâtre
qui aurait pu couvrir les comptes de campagne d’un élu des
Hauts-de-Seine. Elle était tout ce qui consternait Edna, une
caricature de l’avenir. Une version humaine des zones périurbaines
interchangeables, qui gangrenaient le paysage de leurs néons
clinquants. De surcroît, en mangeant, elle produisait régulièrement
d’ignobles grincements, comme si elle aiguisait ses dents sur la
fourchette ! Ce bruit vrillait le tympan d’Edna comme aucun
autre. Au bord du malaise, il lui semblait qu’elle sentait saigner
ses gencives, et s’incarner ses ongles !
Comment son fils
Johan avait-il pu tomber si bas ? Durant quatre ans, elle voulut
croire que cette grue ne le méritait pas. Elle espéra qu’il
ouvrirait les yeux et la quitterait. Quand le couple dînait chez
eux, un dimanche sur deux, elle meublait le temps passé seule dans
la cuisine à imaginer des circonstances qui mettraient en lumière
la bassesse morale de la donzelle. Lorsqu’il fut question de
fiançailles, puis de mariage, lorsqu’elle vit les mâchoires du
piège se refermer sur le fiston, elle se prit à souhaiter le décès
(avec un d) de Séline Avec-un-S, puis à fantasmer son assassinat.
Lorsque la victime putative mâchonnait sa fourchette, l’image
prenait de la couleur.
Or, il advint qu’un
de ces dimanches fut un dimanche électoral. Tous guettaient donc les
résultats, à l’exception du cadet, Pierrick, monté se cloîtrer
dans sa chambre, parce que la politique ça pue. Et à sa
décharge, admettait Edna à contrecœur, la politique ne sentait pas
bien bon : tout laissait prévoir que l’extrême-droite serait
au second tour. Edna était à la cuisine, mettant la dernière
touche au plateau de fromages, lorsque tomba le verdict. Elle fut
alertée par des éclats de voix : son fils et sa belle-fille
semblaient en désaccord sur l’analyse. Que Séline Avec-un-S, qui
cultivait son look d’Aryenne à grand renfort de décolorations,
puisse être une garce de la Marine, n’était pas surprenant !
Il y avait là un espoir que les deux époux se trouvent séparés
par la vie, au moins en cas de guerre civile. Mais Edna dut
déchanter, sitôt regagné le séjour : il s’avéra que son
horrible bru, au contraire, reprochait à Johan de devenir un gros
facho. Non seulement il se réjouissait des résultats, se
vantant d’y avoir contribué, ce qui était déjà dur à entendre,
mais il y avait pire ! Séline Avec-un-S vidait son sac, ravie
de voir qu’elle avait, pour une fois, su capter l’attention de sa
fuyante belle-mère. Elle disait le racisme brutal et assumé de
Johan, ses amitiés douteuses et ses lectures puantes, ses envies de
ratonnade. Elle racontait comment, devenu DRH de sa boîte, il
filtrait les candidats au nom de la préférence nationale. Il
laissait dire, un sourire provocant aux lèvres. Edna et le fromage,
tremblants, firent demi-tour. Quelques larmes de rage arrosèrent le
maroilles. Elle haïssait son propre fils.
Cette haine-là
était bien plus lourde à porter. Edna ressentit le besoin de
partager son fardeau. Elle avait mis, ce fameux soir, le silence de
son conjoint sur le compte de la sidération : Christian, bien
que considérablement ramolli par l’alcool et la graisse, avait un
passé de militant. Elle l’avait connu syndicaliste, défilant sous
l’étendard de Lutte Ouvrière. Si égocentrique qu’il soit
objectivement devenu, il ne pouvait se satisfaire d’avoir couvé un
nazillon. C’était du moins ce qu’elle espérait, avant d’oser
aborder le sujet avec lui... Christian éructa son indifférence,
ricana son renoncement. Leur fils avait bien raison, ce monde était
pourri. Lui, au moins, partait pour réussir sa vie ! Pas comme
Christian lui-même, qui s’était bien fait couillonner. Johan, à
vingt-cinq ans à peine, conduisait une plus grosse bagnole, et
tirait une plus belle gonzesse. Nul n’avait de leçon à lui
donner. À la fin de sa
tirade, la plus longue qu’il ait adressée à sa femme depuis bien
des années, Christian se retourna vers son ami l’écran, et
agrippa le décapsuleur avec ce qui lui restait de poigne. Et Edna
haït son mari.
Un mari, en soi,
est moins dur à haïr qu’un fils. Surtout quand on ne l’aime
plus depuis belle lurette ; quand, peut-être, on ne l’a
jamais aimé. Edna pouvait, enfin, s’avouer qu’elle avait épousé
Christian par dépit, après que son premier amour, un guitariste de
talent pourvu d’un sourire lumineux, très généreux au lit, l’ait
abandonnée sans un mot d’explication. Christian semblait solide ;
il n’était pas trop laid. Il l’avait poursuivie de ses
assiduités durant plusieurs années, et cette constance, agaçante
la veille encore, prenait de la valeur dans le contexte. Aussi Edna
s’était-elle laissée consoler par Christian.
Ne travaillant qu’à
mi-temps depuis la naissance de ses fils, elle dépendait de lui
financièrement, ce qu’il ne cessait de lui rappeler : le peu
qu’elle gagnait passait dans la maison de retraite de son père,
que Christian refusait de prendre à la maison, malgré l’insistance
du vieil homme. Sur ce point, elle ne lui avait pas donné tort, car
le vieux Gaspard n’était pas simple à vivre. Caractériel et
volontiers violent, il passait ses nerfs à coup de canne sur le
mobilier de la résidence, ce qui augmentait l’addition. Il
insultait le personnel, et se voyait régulièrement menacer
d’expulsion. Edna devait alors brandir le prospectus d’une autre
institution, moins cossue, pour le ramener à la raison.
Lorsqu’Edna haït
son époux, il lui sembla naturel de s’appuyer sur son père pour
lui nuire : elle convaincrait Gaspard de se rendre odieux, au
point d’être fichu dehors. Edna prétendrait qu’aucune maison de
retraite ne voulait de lui (elle saurait dissuader celles qui se
proposeraient), et ne l’installerait chez elle à la barbe de
Christian.
Elle jubilait en
entrant dans la chambre du vieil homme, mais, à nouveau, la
déception fut rude : lui qui n’avait cessé, à chaque visite
d’Edna, de lui reprocher son ingratitude, se lamentant des heures
entières sur le peu d’esprit de famille des jeunes générations,
qui lui valait de s’éteindre à petit feu dans une bauge,
se déballonna immédiatement lorsque sa fille lui révéla son plan.
Après quelques atermoiements, il finit par cracher entre ses fausses
dents qu’il était mieux où il était, que la conversation de son
imbécile de gendre et de ses petits-fils tarés ne lui manquait pas,
et qu’il n’avait pas envie de subir la cuisine d’Edna, présumée
aussi dégueulasse que celle de feu sa femme.
Lorsqu’elle tenta de le
faire taire, le suppliant de ne pas salir la mémoire de sa mère, il
eut
une moue presque tendre ; il
concéda qu’il était mal placé pour lui reprocher son mauvais
goût, ayant lui-même épousé une idiote. Elle apprit à cette
occasion que son amour de jeunesse, le
guitariste, n’avait pas
quitté la ville de son plein gré, mais menacé de mort par Gaspard,
qui lui avait brisé trois doigts à coups de talon pour marquer
le coup. L’autre n’était pas
moins con, mais il avait un vrai métier,
conclut le vieillard, fataliste.
Sous
cette nouvelle lumière, Edna repassa en accéléré le film de ses
souvenirs d’enfance. Elle revit sa mère accablée, éreintée sans
cesse par d’innombrables
piques, rudesses et mesquineries. Elle se souvint du son des sanglots
et des coups, mal étouffés par la porte de sa
chambre. Edna haït son père, souhaita sa mort, et ce fut comme un
soulagement.
Désirant
tant de morts, il devenait
inévitable qu’elle songe à passer à l’acte. D’autant qu’elle
était, depuis toujours, une lectrice passionnée, et que le polar
avait pris une place croissante dans
ses choix,
éclipsant les autres genres. À la télévision aussi, lorsque
Christian sombrait enfin, et qu’elle avait accès à la
télécommande, elle recherchait les séries policières : au
suspens prévu par l’intrigue s’ajoutait pour elle l’incertitude
de voir la fin de l’épisode, car certains bruitages (notamment les
coups de feu) risquaient de réveiller l’époux, qui zapperait
aussitôt sur Bein Sport.
Son imagination féconde,
nourrie de la sorte, lui fournissait chaque jour un
nouveau stratagème
pour se débarrasser des
quatre nuisibles. Quatre
boulets qui l’entravaient, souillant son univers, son paysage
intérieur !
Mais
elle se sentait le devoir de refréner ces envies de meurtre, au
moins tant que Pierrick serait à la maison. Bien que majeur depuis
peu, l’adolescent était loin d’être autonome. Il avait encore
besoin d’elle, et peut-être même des quatre autres, encore
qu’ils ne
l’aient guère aidé !
Johan rabaissait constamment son petit frère, qu’il n’appelait
que
Pirlouit, et traitait
volontiers de nain. Christian, au lieu de le
défendre, prenait le parti
du plus fort : son fils aîné, bon élève et beau gosse, dont
il voulait croire en dépit du bon sens qu’il lui ressemblait. Il
prenait soin, en revanche, de
ne pas croiser le regard du terne Pierrick,
pour ne pas risquer de s’y
reconnaître.
Il
semblait donc à Edna qu’elle devait tenir bon pour lui. Certes, il
n’était pas plus aimable que les quatre
autres ! Bien au
contraire, sa contribution quotidienne à la vie de famille n’était
qu’onomatopées injurieuses, papiers gras et portes claquantes.
Mais il était adolescent, et son acné constituait à elle seule un
alibi. Il était infect, mais sans le faire exprès. Tout était de
la faute des hormones. Edna s’accrocha quelques
jours à cette idée.
Le
dimanche, en
compagnie de Johan et de
sa femme,
alors qu’on attaquait les frites (Edna détestait les frites, mais
elles étaient la condition
pour que Pierrick accepte
de manger à leur
table), tandis qu’elle
fomentait, souriante, un traquenard imparable dans lequel trois de
ses cibles tombaient d’un coup et crevaient lentement, le
fameux grincement dents-fourchette
résonna plus fort que
jamais. Au point que tous
réagirent : Christian grimaça, et Johan se tourna vers sa
femme d’un air de reproche. Celle-ci s’indigna :
mais c'est pas moi ! C’est ton frère, qui fait ça
tout le temps ! Le regard
d’Edna bifurqua vers Pierrick, à temps pour y saisir l’étincelle
de méchanceté pure qui lui était personnellement destinée. Nan,
c’est Séline, elle bouffe comme une
truie. Mais là, elle le faisait pas,
alors j’ai pris le relais. J’aime
trop la tronche que fait Maman à chaque fois.
Ainsi parla Pierrick, avant
de regagner sa chambre sous les huées du joli jeune couple,
emportant dans chaque poche de sa polaire crasseuse une poignée de
frites. Et Edna se sentit
enfin les coudées franches.
Pas
plus tard que le lendemain, elle résolut de faire un massacre. Il
fallait garder la tête froide : il était impossible de réunir
les cinq dans la même pièce, et
donc indispensable de ne pas se faire pincer tout de suite. Et dans
l’absolu, bien que sa propre vie n’ait pas grande valeur à ses
yeux, il pouvait être amusant de la préserver. Parmi la quantité
de scénarios qu’elle avait conçus, il était temps d’élire le
meilleur. Elle
se releva
en pleine nuit
pour jeter ses idées sur le papier. Elle noircit un nombre de
feuillets considérable, biffa, déchiqueta, réécrit. Elle se prêta
à ce jeu plusieurs nuits durant. Quand elle eut arrêté son
plan de campagne, qui prévoyait
dans le plus grand détail chacun des meurtres, elle se
dirigea vers la chambre conjugale pour régler le sort de Christian.
Hélas, au pied du mur, une nouvelle déconvenue l’attendait :
Edna, pour le dire en un mot, était incapable de tuer un homme !
Cette évidence la frappa de plein fouet, lui donna le tournis :
elle n’était bonne qu’à commettre des meurtres de papier.
Elle
médita longtemps cette déconvenue. Sa vengeance inassouvie la
hantait, le vaste piège qu’était sa vie mordait son âme à
belles dents. Continuer comme avant ? Impossible. La chaîne des
cinq boulets
cisaillait ses chevilles, ses poignets et
son cou. Elle devint
agressive, ce qui ne fit
qu’empirer les choses. Elle
était dans l’impasse.
L’écriture
lui parut la seule issue possible.
Une
nuit, elle exhuma
ses notes.
En les relisant, elle y vit la matrice d’un honnête recueil de
nouvelles noires. Elle ajouta un bref portrait de chaque victime –
juste
de quoi permettre au lecteur d’apprécier
sa démarche – et
travailla cette matière
brute jusqu’à obtenir cinq récits, sobres et minutieux.
Cinq morts imparables, adaptées, soignées. Rien de très original,
mais un verbe élégant, et une cruauté qui forçait le respect.
Lorsqu’elle fut
satisfaite, elle alla déposer le manuscrit chez plusieurs éditeurs
sous le pseudonyme de N.M. Hézis. Les plus grands déclinèrent
– les nouvelles, ça ne se vend pas. Une lettre se voulait pourtant
encourageante : si monsieur ou madame Hézis écrivait un roman
du même cru, il ou elle serait lu (e) attentivement. Edna sourit ;
elle ne comptait rien écrire d’autre, mais c’était gentil tout
de même. Elle contacta alors de plus petites maisons, et fut reçue
par un monsieur charmant, ancien instituteur, qui s’était juré de
vouer sa retraite à la traque de nouveaux talents. Il était très
impressionné. Elle insista sur l’anonymat nécessaire tant
qu’elle vivrait : il
accepta. Elle signa ; il publia.
À
la sortie du livre, Edna vint l’admirer, mais n’en voulut qu’un
exemplaire. Elle palpa la couverture, la flaira. Elle caressa l’idée
de laisser trôner l’ouvrage dans son salon, mais non : chaque
chose en son temps. Elle feuilleta, serra le livre contre son
cœur, puis le glissa au hasard dans une boîte aux lettres.
Quelques semaines
passèrent : l’éditeur l’appela, enthousiaste. L’accueil
du livre était encourageant ! La presse locale avait prévu un
papier. Tout espoir était permis.
Et le matin
suivant, la brume se lève sur un monde sans Edna. Christian se
gratte les testicules et allume le téléviseur : il est
toujours vivant, du moins autant qu’hier. À
la maison de retraite, Gaspard engueule une aide-soignante, il
est en pleine forme. Séline-avec-un-S, exsangue, bouche bée et
langue tordue, vernit ses ongles de pieds en mauve dans une position
scabreuse. Elle dit qu’elle va mouriiiiiir parce qu’elle a
loupé le pouce et que le flacon de dissolvant est presque vide, mais
on peut supposer qu’elle survivra. Johan ronfle toujours, malgré
ces cris de perruche ; il s’est couché à l’aube, un œil
poché. À ce détail
près, on peut dire qu’il va bien. Pierrick a lancé sur Youporn
une recherche insolite, à partir des mots-clef anus + rongeur +
LSD, un copain lui ayant raconté un truc de dingue sur les
frasques d’un type célèbre. Il a un peu de mal à bander, mais sa
santé n’est pas en cause.
Tandis qu’Edna
est morte. Bien qu’elle ne soit pas là pour les appeler vingt
fois, bien qu’ils ne puissent plus faire semblant de ne pas
l’entendre, ils finissent par avoir la dalle, tout de même !
Christian braille une fois, deux fois, sans autre écho qu’un
lapidaire Vos gueules, je dors ! émanant de l’ami
des bêtes. Il passe alors le bout de son nez dans la cuisine, puis
le reste du nez, puis toute sa face rougeaude et son cou flasque. Il
avise un post-it fluorescent, qui détonne sur la toile cirée à
motif « calèches ». Edna l’écrivaine s’est offert
un haïku pour épitaphe, car sa mort n’a rien d’un roman. Elle
la veut dense, poétique, fulgurante.
Du
haut du pont
Un
bond
Dans
la rivière.
Pour être honnête,
elle n’a pas vraiment bondi. Trop le vertige. En haut du
vieux pont à demi effondré, elle a d’abord gobé huit comprimés,
puis elle s’est allongée au bord du vide sur la pierre encore
chaude, cherchant du regard la Voie lactée. Elle a guetté
l’engourdissement, qui est venu très vite ; elle s’est
laissée gagner presque entièrement, jusqu’aux paupières. Ce
n’est que quand le noir s’est fait, se sentant partir, qu’elle
a rassemblé ses dernières forces pour basculer.
Le résultat est le
même : ils l’ont bien trouvée sous le pont.
Cette mort a créé
un drôle de vide. Le haïku d’adieu laissait place à toutes les
interprétations. Aucun des proches d’Edna n’ayant la moindre
envie de se sentir responsable, après un temps d’ahurissement,
tous ont commencé à se tirer dans les pattes, se reprochant la
perte de celle qu’ils aimaient
tant, en fin de compte. Ils se sont jeté à la face, dans le
désordre, tout ce qu’Edna ne leur avait jamais dit. Ce fut
sanglant.
Ils se déchiraient
à belles dents depuis des mois, quand le monsieur timide est venu
frapper à la porte, gêné comme tout. C’est que le livre avait
fait son chemin ! C’est qu’il avait été lu, qu’il avait
plu, qu’il marchait bien ! Plusieurs blogs en avaient salué
la mécanique précise et bien huilée, et un chroniqueur de renom
avait vanté une aigre plume trempée de bile, qui donnait du
relief au vide. Ce qui ne voulait pas dire grand-chose, mais
faisait apparemment vendre. Les lecteurs intrigués auraient aimé
savoir qui en était l’auteur, plusieurs libraires le réclamaient ;
on contactait son éditeur pour proposer, ici ou là, une signature.
Au point qu’il aurait insisté pour la faire sortir de l’anonymat,
si elle n’avait pas été morte !
Le monsieur timide
était bien embêté, le moment venu de régler les droits d’auteur.
La dame n’étant plus là, c’est à ses ayants droit qu’il lui
fallait donner les sous. On ne parlait que d’une petite somme, bien
sûr, mais une somme tout de même. Que lui, l’intègre instituteur
en retraite, n’aurait pas pu empocher sans rien dire, oh non !
Il se serait plutôt étouffé avec ses palmes académiques.
À la vérité,
tout intègre qu’il fût, il y avait bien pensé ; c’est
même pourquoi il ne s’était pas présenté tout de suite. Le
dilemme était conséquent : c’était l’occasion où jamais
d’habiller de vertu une petite escroquerie, car le contenu du livre
étant ce qu’il était, le cacher à cette famille endeuillée
serait faire acte de charité, en somme...
D’un autre côté,
l’éditeur se disait qu’en apprenant le suicide follement
romantique de l’auteure, le monde du polar pourrait bien
s’enflammer comme un baril de poudre, propulsant Les boulets
au firmament des meilleures ventes, hardiment chevauché par le
monsieur timide. C’était tentant ; il fut tenté. Il vêtit
donc son cynisme tout neuf des habits de l’honnêteté, et frappa à
la porte.
Et cette famille
qui ne lisait pas se mit à lire. Et chacun se reconnut, et prit en
pleine figure le coup qui lui était destiné. Leur morte chérie les
assassina un à un, mot à mot. Troublant, d’être les cibles d’une
morte ! De réaliser, à si peu d’intervalles, à quel point
elle vous était nécessaire, à quel point vous la dégoûtiez !
Le livre connut un
peu de la réussite qu’escomptait le monsieur, qui devint moins
timide. Un beau succès d’estime, plusieurs prix, des ventes hors
du commun pour une si petite maison – pas de quoi rendre riche,
mais de quoi rendre fier. Ou au contraire se consumer de honte, selon
qu’on était l’éditeur, ou l’un des personnages. Nombre de
critiques déplorèrent qu’Edna soit la femme d’un seul livre,
mais le vieux monsieur n’avait pas de regret : elle n’aurait
rien pu écrire d’autre. C’était l’œuvre d’une vie, un one
shot, comme on dit. One shot pour cinq victimes, c’est
un beau score ! Elle avait bien visé.
Pourtant, ils sont
vivants. Les cinq boulets qui entraînèrent au fond de l’eau le
corps d’Edna sont bien vivants. Mais ils morflent.
Ils sont partis
pour souffrir très longtemps. Ce sera une famille hantée,
maintenant.
Ainsi rumine Edna,
en versant l’huile dans la friteuse. Elle aime ce scénario :
il a de la classe. Pas évident à mettre en œuvre, mais qui sait ?
Elle aimait écrire, au lycée.
Mais travailler la
nuit semble bien difficile – elle est si fatiguée… Il faut y
réfléchir encore. D’une manière ou d’une autre, ils vont
payer.
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