Axel
n’écoute pas.
On
lui a bien appris pourtant, à ne pas mettre ses coudes sur la table
mais ce sont ses bras tout entiers qu’il y pose et sa tête avec.
Un œil est fermé par sa joue écrasée, l’autre suit les motifs
du papier peint : des oursons coupés en plein milieu par les
huisseries dont on a retiré les portes. Axel regarde au-delà des
ouvertures béantes, dans ce couloir où les gens avancent sans
s’arrêter. Ceux qui le regardent ne le voient même pas et dans
quelques secondes ils l’auront probablement déjà oublié.
Axel
se tortille sur sa chaise, son ventre le tiraille déjà mais cela
n’a rien à voir avec la faim.
Maman
ne tardera plus.
Axel
se rend au parloir tous les mercredis.
Même
s’il connait le chemin par cœur, Michel lui tient inévitablement
la main pour le guider jusqu’à la petite pièce aux oursons bleus.
Le même homme, qui chaque semaine lui demande son nom. Axel porte
celui de son père, VANDAELE, et Michel l’écorche invariablement,
comme s’il le faisait exprès.
Le
père d’Axel est parti de la maison depuis presque deux ans. Il y a
eu cette millième dispute dans le salon, et puis il est entré dans
sa chambre et a embrassé son fils sur le front. L’enfant n’a pas
grimacé en sentant la barbe dure piquer sa peau, il n’a rien dit
et a continué à faire semblant de dormir. Quand la porte a claqué,
seulement, il a fondu en larmes.
C’est
de la faute de son petit frère, tout ça. Tout ce qui est arrivé,
c’était à cause de Barnabé.
Une
créature chétive flanquée d’un prénom ridicule, qui avait à
peine soupiré en venant au monde ; un garçon maigre et jaune
qui semblait laper l’air à grandes goulées dès qu’on
l’abandonnait à l’intérieur de son couffin.
Axel
avait dès lors considéré son frère comme un fardeau fragile, un
boulet de verre encombrant qu’il devrait traîner avec soin jusqu’à
ce que la chose soit capable enfin de se débrouiller seule. Il
n’avait rapidement plus pu supporter le souffle rauque et
embarrassant qui émanait de Barnabé. Cet écho caverneux qui
s’extirpait avec peine de ses bronches pleines de poix.
Étrangement,
la vieille chatte grise de la maison s’était immédiatement prise
d’affection pour le bébé. Dès la première seconde, elle l’avait
couvé des yeux et avait roucoulé près du berceau sans relâche.
Elle avait léché son front humide, s’était roulée en boule près
de lui et n’avait jamais cessé de ronronner au rythme des marées
asthmatiques du bébé.
Lorsque
Maman fermait la chambre afin de laisser dormir Barnabé, l’animal
griffait le bois avec force, ne laissant jamais l’enfant trouver le
sommeil. Il se mettait à geindre rapidement et les pleurs
incommodaient la chatte qui ne supportait pas qu’on le laisse
couiner de la sorte. Elle miaulait, hurlait comme lui, attendait que
la porte s’ouvre pour courir le réconforter, l’embrasser, le
goûter. Elle ne le quittait jamais, il était chaud, il ronflait
comme elle.
Axel
observait le cirque depuis sa chambre, cette attention vouée à une
petite créature qui n’en valait pas la peine. Quand Axel pleurait
on lui tendait juste un mouchoir, lorsqu’il demandait des baisers,
on le repoussait. Il était grand maintenant, il n’avait plus
besoin de tout cela, pourquoi est-ce qu’il les embêtait ?
Et
puis un soir, comme un sort idiot, la voix du père avait fait taire
la toux dégoutante du petit frère. Il avait simplement conté une
histoire, pour s’occuper peut-être ou bien juste pour couvrir les
hoquets monstrueux... et voilà que le second fils s’était endormi
immédiatement, sans le moindre ronflement. Le père, ravi, s’était
mis à réciter tous les livres de la maison, jusqu’aux notices des
appareils ménagers hors d’usage. Et ne trouvant bientôt plus de
pages à tourner, il avait commencé à inventer : de nouvelles
histoires, de nouvelles sonorités, des musiques jamais entendues,
jamais lues. Barnabé s’était nourri jusqu’à l’os de cette
voix grave, le père avait raclé ces cordes vocales jusqu’à les
rendre plus vibrantes encore, plus tonitruantes. Des nuits durant,
l’homme avait laissé courir son imagination et ses mots,
déblatérant idioties et chuchotant histoires graves. Il avait parlé
et parlé encore, créé princes et pirates, monstres et joyaux,
maîtresses et amants, jusqu’à épuisement.
Axel
lui, n’avait plus rien obtenu. Juste le droit d’écouter les
miettes, depuis son lit. Alors il plissait ses yeux de toutes ses
forces pour en avoir autant que possible. Il saisissait des phrases,
ou parfois juste le son sourd et monocorde de la voix de son père.
Il s’endormait de fatigue, lorsque sa concentration n’en voulait
plus.
Et,
quand même Barnabé avait cessé d’écouter, le père avait
continué. Pour le souffle calme de l’enfant, pour les roulements
félins sous sa main, pour ses propres oreilles qui en redemandaient.
La
chatte, l’homme et le bébé demeuraient là jusqu’à ce que la
nuit soit bien noire et que les oiseaux cessent de chanter derrière
les fenêtres. Le père parlait sans s’arrêter, parfois jusqu’à
ce que la lumière reparaisse, produisait le même bruit que le vent
durant les nuits de tempête, ces vagues rassurantes qui berçaient
la chambre. Sa voix réchauffait, ses mains caressaient. Barnabé
respirait calmement ; la chatte l’entendait, l’écoutait, et
s’endormait alors contre le couffin, lourde comme la pierre.
Sous
les yeux d’Axel qui s’accroupissait parfois derrière la porte,
le père aussi flanchait, assis sur une chaise grinçante, sa tête
basculait en avant, trop lourde, pleine de vide. Il ronronnait lui
aussi, se joignant aux deux autres dans un chant étrange de souffles
mélangés. Alors les corps bougeaient, secoués de spasmes assoupis.
Ils rêvaient en chœur, cauchemardaient de temps en temps pour
s’éveiller du même sursaut. Et le cycle recommençait, la voix,
les grognements de part et d’autre de la chambre, le calme. Ainsi
de suite. Des nuits entières et parfois des journées. Axel sentait
la tristesse prendre toute la place dans son estomac. Mais il ne
savait pas la hurler. Il avait supplié qu’on s’occupe de lui,
mais nul n’avait réagi.
Maman
avait laissé faire, elle n’avait jamais pris le temps de
s’attendrir sur l’un ou l’autre des enfants. Elle s’affairait
aux autres tâches de la maison. Les lessives, les repas, les
courses, le ménage. Elle quittait souvent le foyer dans ses
vêtements de la veille pour aller acheter du pain, fumer ou prendre
l’air, elle prenait souvent son temps. Elle aimait être seule.
Ce
matin-là, lorsqu’elle était rentrée du marché, elle avait
claqué la porte pour réveiller les fantômes, mais rien n’avait
bougé. Axel ne s’était pas fait entendre, alors qu’il était
toujours le premier debout.
Arrivée
dans la cuisine, une bouteille en verre s’était échappée de l’un
des sacs et s’était brisée, du lait s’était répandu sous le
réfrigérateur. Par terre, il y avait des boites de conserve et
quelques fruits amochés. Des tomates, surtout. Des tomates éclatées,
et des pépins qu’il faudrait ramasser un à un.
Maman
avait soudain perçu quelque chose. Elle n’aurait pas su
l’expliquer, mais le silence était plus fort que jamais. Elle
avait fermé les yeux et soupiré. Elle n’avait pas pressé le pas.
Elle n’avait même pas jeté un œil dans la chambre d’Axel et
s’était dirigée droit vers la chambre du bébé. La porte n’était
pas verrouillée, et pourtant, elle avait eu bien du mal à l’ouvrir.
Elle n’osait pas. Tétanisée. Derrière, elle avait entendu des
chuchotements. Le père ne chuchotait jamais, le père parlait fort,
il racontait, il débitait. Il ne murmurait pas.
Elle
avait poussé la porte, d’abord regardé son mari endormi sur la
chaise les mains jointes sur son ventre. Puis elle avait vu Axel
bondir loin du couffin et avait lu dans ses yeux.
Du
berceau, elle avait perçu le souffle léger qui s’échappait à
intervalles réguliers. Alors, elle s’était demandé pourquoi Axel
semblait si inquiet.
Maman
avait donc regardé. Le couffin n’avait pas bougé, peut-être
oscillé un peu. À l’intérieur, elle avait distingué le crâne
et la chevelure éparse et blonde de Barnabé. Puis elle avait vu ce
qui n’était pas Barnabé. Les oreilles d’abord, douces et
arrondies, puis les pattes aux griffes dissimulées, appuyées contre
les parois moelleuses. Elle avait regardé la toison grise et le
ventre blanc se gonfler et se vider, affalé sur le visage du bébé.
Elle
avait eu envie de vomir d’abord.
De
courir aussi, mais elle n’avait pas eu la moindre idée d’où
elle aurait pu s’enfuir.
Mais
elle était restée là, hébétée, devant cette chatte qui
ronronnait sur le bébé, sur Barnabé qui ne respirait plus. Cet
enfant chétif et jaunâtre qui avait suffoqué parce qu’on avait
pris soin de lui.
Maman
avait contemplé le berceau sans jamais chasser le félin. Elle avait
imaginé des tas d’issues et laissé filer secondes et minutes.
Elle avait attendu que le bébé pâle bouge et pleure, mais il était
resté inerte sous la fourrure chaude. Le père avait ouvert les yeux
et s’était mis à hurler d’un coup, un long cri sourd et sans
fin. On eut dit un animal. Maman avait sursauté. C’est à ce
moment qu’elle s’était ruée pour composer le numéro des
urgences. Comme si cela en valait encore la peine.
Axel
s’était glissé dans le lit de ses parents cette nuit-là, il
avait essayé de s’enrouler dans les bras de sa mère, mais elle
n’avait pas réagi. Elle l’avait regardé comme un étranger.
Pire qu’avant.
Après
le départ des ambulances et de la Police, Maman avait tué la
vieille chatte grise. Il faisait déjà jour, et le félin ronronnait
encore. Elle l’avait saisie délicatement par la peau du cou,
l’avait serrée, juste assez pour la soulever sans la faire
miauler. Puis elle l’avait fourrée dans un sac de riz vide. La
chatte n’avait pas émis le moindre son, couchée au fond du sac,
manquant probablement déjà d’air et de place. Axel avait regardé
sa mère sortir et s’avancer d’un pas tranquille dans l’allée
brumeuse. Elle avait enjambé le parapet puis avait continué
jusqu’au fond de la cour, devant le mur qui séparait les deux
jardins voisins. Le couple qui habitait derrière était plutôt
aimable et discret. Ils n’auraient pas dérangé une fourmi sur un
brin d’herbe s’il avait fallu tondre la pelouse. Ils disaient
bonjour
et au
revoir
avec le même sourire bonhomme. Et c’est avec ce même sourire
qu’ils présenteraient sans nul doute leurs condoléances. Quel
terrible événement, nous vous avons préparé une tourte au
fromage.
Maman avait levé le sac au-dessus de sa tête. La chatte n’avait pas bougé, elle s’était laissée faire. Elle avait confiance en cette femme qui ne pouvait pas lui faire de mal, elle ne lui en avait jamais fait.
Le
sac n’avait tournoyé qu’une seconde, et s’était écrasé
contre le mur. Une fois, puis deux, puis dix, et à aucun moment on
n’avait entendu le moindre miaulement. La chatte s’était laissée
tuer docilement, sans protester.
Maman
avait jeté le sac dans le bac à ordures, puis elle était rentrée.
Elle s’était lavé les mains avec force, les avait essuyées dans
un torchon propre qu’elle avait jeté immédiatement à la
poubelle. Puis elle avait allumé la télévision et s’était
assise sur le canapé, épuisée. Axel n’avait rien dit. Son cœur
avait battu la chamade tout le temps, mais il s’était tu. Aucun
mot n’avait bien sonné à l’intérieur de son crâne, aucun
n’aurait changé quoi que ce fût.
Il
n’avait rien dit.
Mais
elle savait tout.
Elle
l’avait surpris près du berceau, sa main pas bien large encore
posée sur les ronronnements de la vieille chatte, qui caressait pour
féliciter. Maman avait vu Axel tuer son frère, et ce bruit presque
imperceptible qui s’était échappé de la chambre, elle l’aurait
reconnu entre mille, c’est Axel qu’elle avait entendu ricaner.
Mais
elle n’avait rien dit. Elle n’avait pas crié, ne l’avait pas
puni, ne l’avait pas rassuré non plus. Elle ne lui avait
simplement plus adressé le moindre mot.
À
l’enterrement de Barnabé, elle s’était tenue loin d’Axel,
elle avait toujours gardé deux ou trois personnes entre eux pour ne
pas croiser son regard. Axel l’avait cherchée pourtant, il avait
tenté de saisir sa main mais elle s’était mollement dérobée et
avait disparu dans les bras d’autres gens éplorés qui l’avaient
cajolée des heures durant.
Papa
était parti quelques semaines après cela. Les parents n’arrêtaient
pas de crier l’un contre l’autre, de toute façon. Des reproches
ridicules, un plat trop cuit, de l’eau trop froide, de la poussière
sous les lits : les disputes faisaient ventre de tout. Le père
a quitté la maison en déposant ce seul baiser sur le front d’Axel,
sans adieu. Et le silence avait de nouveau envahi la maison, pesant à
faire courber le dos de Maman et de son fils.
Elle
criait de temps en temps pour que le bruit remplisse les murs, elle
ouvrait les fenêtres aussi, mais rien n’y faisait, le silence
était toujours là. Parfois la nuit, Axel sentait son ombre, il
devinait les mains tremblantes au-dessus de sa tête et de son cou,
mais elle ne le touchait jamais.
Au
bout d’un mois, elle avait pris le téléphone et composé un
numéro à deux chiffres. Elle avait parlé longuement et Axel
n’avait pas tout entendu. Simplement que c’était elle,
qu’elle avait tué Barnabé, qu’il fallait l’emmener loin de
là, sinon elle recommencerait. La Police était arrivée
tranquillement, deux agents au crâne rasé qui avaient menotté sa
mère et dit à Axel de rester dans sa chambre et d’être un bon
garçon. Il était resté. Il avait regardé. Sa mère ne s’était
pas défendue et ne l’avait pas embrassé avant de quitter la
maison. C’étaient les services sociaux qui étaient venus le
chercher. Une grosse femme qui lui avait tendu une sucette. Mais Axel
se fichait des friandises, il voulait sa Maman. Juste sa Maman.
Axel
vient voir Maman toutes les semaines. Et quand elle entre enfin dans
la petite pièce aux oursons bleus et s’assoit face à lui, il se
met à sourire. Elle ne dit rien, ne le touche pas. Elle évite de le
regarder car tout en lui la révulse. Mais elle est là, il l’a
tout entière pour lui, une heure par semaine le mercredi.
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