Avec précision et délicatesse, Karim extirpe une feuille de salade
douteuse de son sandwich luisant de mayonnaise. Il tient son trophée
quelques secondes devant ses yeux avec une grimace de dégout, puis
ouvre sa vitre passager et jette la feuille aussi loin qu’il le
peut sur l’autoroute. Une bourrasque de pluie glacée profite de
l’ouverture pour s’engouffrer dans l’habitacle. Karim referme
en pestant contre la lenteur du mécanisme à bout de souffle qui
grince et s’enraye. Le conducteur ne peut s’empêcher de se
moquer de son jeune collègue malgré l’ambiance pesante qui règne
dans la voiture depuis leur départ du commissariat.
« T’as
raison, toute cette verdure dans ce bon gras saturé, ça risquerait
de repousser la date de ton AVC.
– La salade
cuite, ça me file mal au bide Frank, et on en gobe assez comme ça
au boulot des salades…
Frank se
renfrogne, il ne peut nier avoir encore sur l’estomac un sacré
saladier à digérer. Malgré ses vingt années de métier, il est
abasourdi par ce qu’ils sont en train de faire.
Pourtant, cette
putain d’affaire avait commencé comme dans un rêve de poulet.
Trois jours plus tôt, la nièce par alliance du neuvième fils du
prince Salmane ben Abdelaziz Al Saoud, Roi d’Arabie Saoudite,
s’était fait braquer au réveil dans sa chambre au Shangri-La par
deux types cagoulés. Deux plaques de brillants, fraichement achetés
Place Vendôme, se retrouvaient dans la nature. Les Al-Saoud sont à
l’abri du besoin, mais ça avait quand même sonné le branle-bas
de combat à la BRB : le tourisme à Paris, l’industrie du
luxe et tout le toutim. Les boss avaient des auréoles de sueur dans
le dos de leurs liquettes Saint-Laurent, ça sentait la trouille et
la vive préoccupation du ministère… et, au milieu de ce foutoir,
Frank se lissait les moustaches, serein, car, à peine la fumée
retombée, il savait déjà qui avait fait le coup. C’était
presque trop beau pour être vrai.
Sur la vidéo des
caméras de surveillance, on pouvait voir deux silhouettes : un
grand maigre surexcité aux gestes trahissant sans peine son anxiété,
et un père peinard, lent et précis, un habitué, un vieux de la
vieille, un usual suspect. Reconnaissable malgré sa cagoule,
Étienne Lembollé, un beau mec, un braqueur à l’ancienne, sorti
de taule depuis six mois et qui claironnait dans tous les bars à
putes de la capitale qu’il allait se refaire avec un gros coup.
Depuis des semaines, Frank écoutait en souriant cette rumeur lui
remonter. Plus personne ne craignait ce pauvre Étienne, alors tout
le monde bavait volontiers à un flic qui le connaissait depuis des
années. C’est la loi du mitan : si tu ne fiches pas les
frousses à tout le monde, il vaut mieux fermer ta gueule. Mais
Étienne était un peu largué, tout le monde le savait aussi. Il
avait beau avoir un CV long comme le bras et des faits d’armes
assez épatants à son actif, il n’était plus dans le coup.
Dépassé par la génération des Hackers et des go-fast. Plus
personne ne voulait monter sur un braquo avec un vieux pépé qui ne
savait pas allumer un ordinateur. Étienne était foutu, sans le sou,
sans avenir. Même sans avoir vu sa silhouette sur la vidéo, Frank
aurait su que c’était lui en plein baroud d’honneur. Là, il n’y
avait pas l’ombre d’un doute.
Alors, avec son
coéquipier, ils les avaient serrés à la fraiche, au sortir de la
piaule de la vieille pute qui les hébergeait dans un bouge du Nord
19e, lui et son complice, un tchadien camé jusqu’aux yeux, un pot
à crack, un cadavre en sursis, un autre désespéré…
Frank en avait
été presque triste de devoir passer les poucettes à Étienne. À
son âge, ce pauvre tocard n’avait plus rien à foutre en prison.
Les rats, les punaises, les cafards et les douches rouillées, à
soixante piges, ce n’était pas correct. En plus Étienne avait
toujours été un bon gars, enfin pour un truand, un mec réglo, pas
violent et respectueux des flics qui le serraient. Étienne savait
que c’était le jeu, que s’il ne voulait pas perdre, il ne
fallait pas prendre un ticket de tombola. Il avait même été le
cousin de Frank avant son dernier séjour en centrale. Il n’avait
déjà pas su résister au charme du « dernier gros coup avant
la quille » et s’était fait choper cinq ans auparavant.
Frank n’avait rien pu faire, et son cousin était tombé pour dix
piges, il n’en avait fait que cinq grâce à la mansuétude de
Marianne… et il finissait là, 24 h à peine après son
dernier exploit, à nouveau en route pour la taule. Il aurait dû
prendre cher, cette fois-ci, malgré son âge. Avec un casier comme
le sien, difficile de plaider l’erreur temporaire de jugement. Son
chemin était tout tracé, mais l’affaire avait pris une tournure
imprévisible et encore plus inquiétante. Pauvre vieil Étienne…
Frank soupire et se concentre sur sa conduite, il est trop vieux dans
le métier pour se laisser attendrir, et il a d’autres soucis.
Karim se retourne sur son fauteuil et interpelle leurs passagers.
« Vous
n’avez pas faim, les artistes ?
Karim secoue le
sac en plastique qui contient les trois autres sandwiches
triangulaires qu’ils ont achetés au distributeur du commissariat,
l’ordinaire des gardes à vue. Étienne se contente de grogner et
de montrer ses mains attachées.
« Oh ça va
Étienne, c’est pas comme si t’avais pas l’habitude des
menottes. D’après ta mère t’en avais déjà à la naissance ! »
Frank lui jette
un regard noir pour lui dire de se calmer, on ne mêle pas les mères
à ces histoires, Étienne ne mérite pas ça. Karim comprend et
s’adoucit.
« Bon,
dites-moi si vous changez d’avis, je vous les garde, la journée
risque d’être longue. »
Son adjoint
repose son sac plastique entre ses pieds, Frank met son clignotant et
s’engage sur la sortie desservant l’aérodrome du Bourget. Le
hangar où ils doivent se rendre se trouve au pied des pistes, à
quelques centaines de mètres. Ce qu’ils vont foutre là ? Il
n’en a aucune idée, il pédale dans le brouillard. Dans ces
conditions, le premier poteau sera pour son pif. Il a beau se l’être
déjà pété une dizaine de fois, la perspective ne l’enthousiasme
pas.
L’affaire avait tourné au vinaigre dès leur arrivée rue de
Lutèce. Frank s’apprêtait à placer Étienne et son zombi
tchadien en garde à vue, le temps de leur faire cracher le nom de
celui qui leur avait refilé le tuyau et l’emplacement de la
planque des cailloux, un jeu bien codifié avec un habitué comme
Étienne. Il n’avait pas eu le temps de commencer à les cuisiner
en mode pot-au-feu, ce qui convenait pour cette vieille carne.
Le boss du DRPJ
lui-même, le genre de gus qui ne connait la merde que par ouï-dire
et qu’on ne voit que rarement dans les salles de GAV, l’avait
intercepté dans un couloir mal éclairé et lui avait balancé ses
consignes. Frank ne se rappelait pas l’avoir vu une seule fois en
dehors de son bureau, et encore moins seul, sans l’aréopage de
thuriféraires en costumes sombres qui l’accompagnait à chaque
pas. Cette affaire venait de prendre son tournant vers le bizarre.
« Vous
embarquez Lembolé et Sabri dans une voiture banalisée et vous les
emmenez au 8, chemin des Postes au Bourget. Vous attendez là-bas,
dans l’entrepôt, jusqu’à ce qu’on vienne les chercher. Vous
éteignez vos mobiles et vous n’en parlez à personne.
– Je ne leur
notifie pas leur placement en garde à vue ? C’est limite au
niveau procédure…
– Vous ne
notifiez rien, vous n’écrivez rien, zéro procédure. Vous ne
prévenez pas le juge, vous ne les placez pas en garde à vue…
Officiellement, vous ne les avez jamais arrêtés. Vous éteignez vos
portables, vous n’appelez personne en route, ni sur place. Vous
n’en parlez à personne, jamais, sous aucun prétexte. En cas de
problème majeur, je dis bien majeur, précisa-t-il en agitant un
index menaçant, vous m’appelez à ce numéro et à aucun autre.
Du bout de ses
doigts manucurés, il glissa un papier dans la poche de la veste de
Frank.
« Là-bas,
on fait quoi ? Pourquoi les emmener au Bourget ?
– Vous attendez
qu’on vienne vous les prendre. Vos deux types n’étaient pas à
leur planque, ils n’ont donc jamais été arrêtés et vous ne
savez pas où ils se trouvent. Personne ne vous a vu avec eux, je ne
vous ai pas vus ici. Toute la procédure s’arrêtera là. Vous y
allez, maintenant, sans discuter. C’est clair ?
Frank était
resté bouche bée quelques secondes avant d’ânonner une autre
demande d’explications que le boss avait repoussée sèchement.
« Vous avez
fait un super boulot. Les choper aussi vite est prodigieux. On le
sait en très haut lieu, en très très haut lieu. On saura vous en
être reconnaissants, très reconnaissants. Ne gâchez pas tout en
vous posant des questions. Faites ce que je viens de vous dire et
oubliez tout ça. Ce serait dommage de tout compromettre. Obéissez
et passez à autre chose. C’est à la fois un ordre et un conseil
d’ami. Allez, dépêchez-vous.
Frank se retint
de sourire à l’évocation d’une possible amitié de la part de
ce crotale qui mangerait sa propre mère si cela pouvait plaire au
ministère. Ahuri, il récupéra son adjoint devant le distributeur
de nourriture, et ils embarquèrent Étienne et son complice dans la
Mégane grise du service.
Depuis leur départ, il cherchait en vain une explication à ce
micmac. Karim s’était contenté de hausser les sourcils avant de
faire de même avec ses épaules ce qui, en langage d’adjoint,
voulait dire « C’est chelou ce truc, mais si c’est le big
boss qui le demande, faut pas chercher à comprendre… ».
Frank aimerait bien pouvoir avoir un tel détachement, mais il sent
le piège, la sale histoire, pour lui et pour Étienne et il n’arrive
pas à se tranquilliser.
À l’adresse
indiquée, un seul bâtiment, un hangar, un grand cube de tôle à la
peinture bleu délavée sur lequel de grandes lettres noires
s’effacent peu à peu. La Megane patauge dans la boue avant de
s’arrêter devant ses portes métalliques. Frank ouvre sa portière,
ce qui fait décoller quelques mouettes pourtant indifférentes au
bruit assourdissant des réacteurs qui doivent calciner des centaines
de leurs congénères chaque semaine. Aussi loin de la mer, faut-il
que ces bestioles soient connes, maugrée Frank. Puis, il fait signe
à Karim de rester dans la bagnole avant de marcher quelques mètres
dans la boue, produisant un bruit de succion dégueulasse et de tirer
sur la barre qui fait coulisser la porte de l’entrepôt.
Devant lui, une
rangée de néons éclaire un sol en béton poussiéreux. Assis sur
une de la dizaine de caisses en bois brut qui jonchent la surface de
ce hangar, qui ne doit plus guère être utilisé, un homme semble
attendre. Massif, la quarantaine athlétique et le cheveu aile de
corbeau, il est en costume sombre, la cravate légèrement desserrée
et il joue à faire craquer les jointures de ses doigts épais comme
des courgettes.
Il fait un signe
de la tête à Frank qui s’avance et découvre un corps aux pieds
du type en costar. L’homme allongé est ligoté comme un sifflard
et sa tronche est sérieusement cabossée, comme si le quinze de
France l’avait utilisée comme ballon d’entrainement pendant une
bonne semaine. Frank comprend que le type en costar ne peut pas être
un flic, on ne tabasse plus ses clients comme ça… Il pose la main
sur la crosse de son Glock et interroge l’inconnu.
« Police,
capitaine Frank Bressand. C’est à vous que je dois remettre
Lembolé et Sabri ? »
Le mec grogne un
truc avec un accent serbe à couper au laser. Frank insiste et finit
par comprendre la réponse.
« Moi
attendre aussi, pas bouger. Ils arrivent. »
Après quelques
autres tentatives de dialogue, Frank rend les armes, le Serbe ne
comprend rien et il n’en tirera rien. Il s’agenouille auprès de
l’homme ligoté ; le Serbe se tend et le surveille comme un
rapace. Frank ne lâche pas la crosse de son Glock et pose son autre
main sur la gorge de l’homme au sol. Il sent son cœur battre et
son souffle est régulier. Rasséréné il se redresse et va chercher
Karim et ses passagers.
Karim l’interroge
du regard, il ne sait même pas quoi lui répondre. Alors voilà, ils
sont censés attendre en compagnie d’un mercenaire serbe et d’un
type fracassé dans un hangar aux pieds des pistes du Bourget que des
gens très proches du pouvoir viennent récupérer deux braqueurs
maladroits et un moribond. Qui ? Dans quel but et pour en faire
quoi ? Il n’en a aucune idée et c’est tout ce qu’il est
capable de dire à Karim.
Sous le regard
placide du Serbe qui ne bouge que pour cracher entre ses pieds où se
constitue une petite flaque de glaviots, ils font entrer Étienne et
le Tchadien pour les installer sur une caisse. Découvrant leur
destination, le Serbe et le type à ses pieds, Étienne rue dans les
brancards.
« Putain,
qu’est-ce qu’on fout là ? Vous allez nous passer à tabac,
c’est ça votre plan ? La torture comme au bon vieux temps du
SAC ? Frank, depuis le temps qu’on se connait, tu vas me
défoncer la gueule pour me faire parler ? On ne peut pas
s’entendre entre mecs civilisés ?
Puis voyant le
visage de l’homme à terre, Étienne se calme soudainement, blanc
comme un linge, et il s’assoit. Le Serbe qui n’a pas perdu une
miette de l’échange, ricane et soulève une pochette en soie posée
derrière lui. Le cliquetis des brillants se fait entendre et Frank
commence à comprendre.
« Le mec
par terre, c’est votre complice, Étienne ? »
Le braqueur garde
sa grosse tête baissée vers ses pompes, le pan de sa chemise sort
de sa braguette, une vraie caricature de perdant. Le tchadien regarde
autour de lui avec les yeux comme des billes de loto, ahuri et paumé.
C’est Karim qui rompt le silence.
« Ouais, je
le reconnais, même s’il a la tronche un peu gonflée. Il était
dans le trombinoscope de l’hôtel, c’est un larbin du Shangri-La.
C’est vraiment une équipe de cadors… »
Le mercenaire
serbe se désintéresse de la conversation et regarde ostensiblement
la Rolex rutilante qui orne son poignet. Frank s’emporte et se
plante devant lui.
« Il va
falloir arrêter de me faire le coup du sourd muet. Avec ce que je
vois là, je peux te foutre au trou pour coups et blessures et recel.
Je sais que tu en comprends plus que tu ne veux le faire croire,
alors sors-moi tes papiers et explique-moi comment tu as mis la main
sur ces cailloux ! »
Le Serbe regarde
Frank dans les yeux, impassible. Il reste quelques secondes immobile,
et Frank se sent comme François Hollande devant négocier l’arrêt
des bombardements en Syrie en tête à tête avec Poutine… Puis le
Serbe crache un énième mollard et répond avec son accent
épouvantable.
« Petit
flic arrêter de jouer au con, sinon petit flic avoir des ennuis.
Chef de petit flic a été très clair. Petit flic ferme sa gueule et
attend les Arabes avec moi… »
Frank se recule,
la brute a raison, et elle vient de laisser filer une information
importante… « les Arabes ». Il croise le regard
d’Étienne et il voit que le vieux braqueur a compris lui aussi. Il
fait signe à Karim, qui avait posé la main sur son flingue, de se
calmer. Étienne ricane, nerveusement, pour ne pas chialer sans doute
et les interpelle d’une voix chevrotante.
« Vous
pouvez aller me chercher un truc à boire. Un bon vin, ou un whisky ?
– T’es pas à
l’hôtel pépé, lui balance Karim en haussant les épaules.
– Oh merde les
mecs ! Un dernier verre pour un condamné, même la Gestapo ne
refusait pas ça à ses clients ! »
Frank se lève et
va parler à Karim en aparté. Il lui tend sa carte de crédit.
« Va nous
chercher quelques bouteilles à la station-service, s’il te plait.
– C’est quoi
ce bordel Frank ? Je crève d’envie d’arrêter l’enculé
des Balkans et de ramener tous ces connards au poste, et toi tu veux
leur payer à boire ?
– Fais-moi
confiance, ramène ce que je te demande et reste dans la bagnole. Il
ne vaut mieux pas que tu te mêles de tout ça. »
Frank regarde
partir son coéquipier, soulagé, il ne sait pas comment les choses
vont tourner, mais Karim est trop jeune, vient d’être père, et a
l’avenir devant lui. Cette histoire pue trop pour qu’il prenne le
risque de le laisser s’en mêler.
* * *
Une heure et plusieurs verres plus tard, Frank est assis à côté
d’Étienne sur sa caisse de matériel agricole, il commence à se
sentir grisé par le whisky bas de gamme qu’ils se partagent avec
le tchadien. Karim attend dans la Mégane, pour une fois respectueux
des consignes de son ainé. Par quelques allusions, Étienne a fait
comprendre à Frank qu’il savait ce qui l’attendait, le flic n’a
pas osé nier. Il n’a aucune certitude, mais le doute lui troue le
bide aussi fort que le malt de mauvaise qualité. Il a besoin de
comprendre.
« Étienne,
qu’est-ce que tu lui as fait à la gamine au Shangri-La ?
– Qu’est-ce
que tu racontes, je n’ai jamais mis les pieds là-bas.
– Putain
Étienne, arrête tes conneries ! Je suis ta seule chance dans
cette histoire, alors tu joues franc-jeu avec moi, maintenant, où tu
vas aller te faire foutre dans le désert ! OK ? »
Étienne secoue
sa bonne grosse tronche d’épagneul, boit une longue rasade de
tord-boyau et regarde enfin Frank dans les yeux.
« Rien, on
a été super corrects, limite trop polis. On lui a pris ses
cailloux, c’est tout.
– T’es sûr ?
Pas de gestes ou de paroles déplacées ?
– Pour qui tu
me prends, merde ! Elle avait l’âge d’être ma fille !
Je ne suis pas un putain de pointeur, et je n’ai jamais taloché
une gisquette. Je suis un mec propre, tu le sais bien !
– Oui, je sais.
Et ton pote, il a été clean ?
– Driss ?
Il s’en fout des minettes. Il avait bien trop peur et de toute
façon, il ne bande plus depuis qu’il a marché sur une mine en
Libye. Il ne lui a même pas parlé il ne jacte pas un mot d’anglais,
je ne vois pas comment il aurait pu l’insulter ta princesse. Et je
ne l’aurais pas laissé faire. On est restés à peine 10 min
dans sa piaule. Je lui ai juste dit de la fermer parce qu’elle
gueulait comme une truie.
– Pourquoi ce
merdier alors ?
– À toi de me
le dire Frank… »
Mais Frank n’a
rien à dire. Il se contente d’échanger un regard peu amène avec
le Serbe qui les dévisage en se marrant. Frank sait qu’il comprend
tout et qu’il se fout de leur gueule. Tout ce qu’il peut faire,
c’est mémoriser sa sale face de tueur et essayer de ne pas le
louper à la première occasion. La frustration le rend dingue. Le
moindre geste de travers du mercenaire pourrait faire dégénérer la
situation.
Avant qu’ils
n’aient le temps d’échanger des noms d’oiseaux, les portes du
hangar s’ouvrent sur un groupe d’hommes aux visages sombres.
Étienne se raidit et glisse à l’oreille de Frank que ses
croque-morts viennent d’arriver. Le premier visiteur entre, il est
âgé, bedonnant, et les yeux cachés derrière d’épaisses
lunettes. Il est accompagné d’une clique de Saoudiens, trois
molosses dont les muscles distendent les manches de leurs costars, et
un maigrichon maniéré, presque efféminé, au sourire malsain.
Le type gras
comme un sénateur se dirige vers Frank et lui tend la main, sa
grosse patte rose reste suspendue dans les airs, sans que le
capitaine s’en saisisse. L’alcool donne à Frank l‘inconscience
et le culot qu’il espérait pour recevoir cette délégation comme
il convient.
« Qui
t’es mon gros père ? »
L’arrivant se
racle la gorge, surpris et vexé, remise sa main dans une poche de
son pantalon et se drape avec toute sa morgue disponible.
« Je ne
suis pas votre gros père, capitaine Bressand. Vous puez l’alcool.
Ne m’obligez pas à signaler un comportement incorrect à votre
hiérarchie.
– T’inquiètes,
je vais être correct, mon gros père. C’est qui ta clique de
Bédouins ?
– Ça ne vous
regarde pas. Les consignes ont été claires, merci de détacher vos
prisonniers. Nous allons les prendre en charge, vous allez pouvoir
rentrer vous saouler à Paris.
– On se plait
bien ici, hein Étienne ? On n’est pas pressés. Faites donc
les présentations, ce sera plus convivial. »
L’attitude de
Frank déclenche un conciliabule dans le groupe d’arrivants. Les
gardes du corps ouvrent ostensiblement leurs costumes pour laisser
apparaitre leurs flingues. Le Serbe se lève de sa caisse et fait de
même. La menace pointe de toute part. Alcoolisé, Frank s’en
moque, son champ de vision s’est réduit, il ne voit plus que le
bout du nez et les lunettes pleines de buée de son volumineux
interlocuteur.
« Vous me
dites ce que vous allez faire d’Étienne et de ses complices, où
je vous embarque tous, bande de connards. »
Joignant le geste
à la parole, Frank sort son Glock et le pointe sous le menton du
gros. Toutes les autres armes jaillissent et se braquent vers lui. La
situation devient explosive, mais il ne recule pas d’un pouce.
« Où
est-ce que vous emmenez Étienne ? Hurle-t-il. »
Sous la menace de
l’arme, son interlocuteur perd de sa superbe, il fait signe à ses
compagnons de se calmer, conscient que la première dragée serait
pour sa trogne.
« À Riyad,
dans le jet privé du père de la princesse. Vous n’aviez pas
compris ?
– Je n’osais
pas y croire… Vous les vendez combien ?
– 100
hélicoptères Caracal, trois milliards d’euros, le contrat du
siècle. Nous sommes un pays en ruine capitaine. Tout est à vendre
même notre justice.
– Mais ils vont
les tuer ! Comment osez-vous ?
– Je ne sais
pas ce qu’ils vont en faire. Ils n’avaient qu’à pas humilier
la fille d’un des négociateurs du contrat. Ils ont réclamé leurs
têtes. On ne va pas foutre en l’air les emplois de milliers de
personnes pour ces trois voyous de merde… On les fout dans le jet
et on n’entendra plus jamais parler d’eux. Allez Capitaine, ne
faites pas le con. C’est la raison d’État, vous le savez
bien. »
Le gros a raison, on est un pays en liquidation, tout part au plus
offrant, même notre dignité. Pourtant, même engourdi par l’alcool,
Frank sait que le contrat des Caracal devait se négocier depuis des
années et qu’il n’allait pas sauter comme ça, par caprice. Ce
qui devait être vraiment en jeu dans cette histoire, c’étaient
les rétrocommissions qu’allaient palper les négociateurs et les
politiques. Une année d’élection, le sujet devenait explosif. La
raison d’État a bon dos, sa faillite était surtout morale.
Il se retourne
vers Étienne. Le vieux truand hausse les épaules, fataliste, prêt
à être sacrifié sur l’autel conjoint du réalisme économique,
et de la charria pour avoir manqué de respect à la fille du grand
argentier. Frank ne lui répond pas, il refuse de partager ce
fatalisme, il ne veut pas les laisser partir, il ne pourrait plus se
regarder dans la glace. Mais il est conscient du déséquilibre des
forces en présence.
Perdu dans ses pensées, il a desserré son étreinte sur le gros
bonhomme qu’il devine maintenant être un négociateur du contrat,
un de ces barbouzes qui font transiter les mallettes des commissions,
un type prêt à tous les coups tordus parce qu’il baigne dedans
depuis des années. Le gros en a profité pour faire deux pas en
arrière. Quand Frank s’en rend compte, il est déjà trop tard.
Il entend un
claquement sourd qui résonne dans le hangar comme les cloches de
Saint-Pierre. Son bras lui brûle soudainement, une douleur atroce
qui remonte dans son cou et lui fait lâcher son flingue. Le Serbe
vient de lui tirer une bastos dans le bras.
Frank tombe à
genoux sur le béton, le gros shoote dans son flingue et l’envoie
valdinguer à l’autre bout de l’entrepôt. Il a quatre canons
braqués sur lui, ça sent la fin de partie. Le petit saoudien
s’approche de lui en sortant un couteau à la lame longue et
effilée de sa poche, un sourire mauvais au coin des lèvres. Le gros
le retient.
« Non, non,
il va falloir arranger ça proprement, on ne peut pas faire ce qu’on
veut. Je vais devoir passer quelques coups de fil.
– Nous avons un
accord, siffle le Saoudien.
– Et nous
allons le respecter. Vous allez partir avec les trois truands, comme
convenu. Par contre, le flic vous n’y touchez pas. Il va falloir
qu’on trouve une explication. Une interpellation qui a mal tourné
ou quelque chose comme ça. Ne vous inquiétez pas, je m’en
occupe. »
Joignant le geste
à la parole, le gros prend son téléphone et se met à marcher en
long et en large dans le hangar au fil d’une conversation émaillée
d’éclats de voix. Frank reste au sol, il serre son bras blessé
comme il le peut, avec sa main indemne, mais il sent le sang couler
entre ses doigts et imbiber sa manche. Il commence à voir trouble et
à perdre ses forces quand le gros revient vers lui en gueulant.
« Putain,
mais il a un coéquipier dehors, dépêchez-vous d’aller le
chercher avant qu’il n’ait rameuté tous les flics de la
région ! »
Comme un seul
homme, les gorilles se précipitent vers les portes du hangar, mais
avant qu’ils n’y parviennent, Karim sort de derrière une caisse.
Tranquille et souriant, il tient juste son téléphone portable dans
la main, l’écran tourné vers les gorilles.
« Courrez
pas, les gars, je suis là. Je ne voulais pas rater ça. »
Les gros bras
l’entourent et se mettent à le fouiller sans ménagement. Karim se
lasse faire, il n’a pas son arme sur lui ; il se contente de
tendre son téléphone au négociateur.
« Jetez
donc un œil là-dessus avant de faire une nouvelle connerie. Ça ne
vous fera pas de mal de réfléchir un peu. »
Le négociateur
prend le téléphone et regarde l’écran. Il laisse échapper un
juron. Karim s’en amuse et commente avec l’air narquois.
« Oui, oui,
c’est bien en ligne sur YouTube. Et la vidéo est de très bonne
qualité. On vous reconnait tous très bien et on vous entend
parfaitement expliquer que les trois truands vont partir pour Riyad
dans le jet privé du père de la princesse, que la France est un
pays en ruine où tout peut s’acheter… Oui, je ne vous cache pas
que cette vidéo risque de devenir un peu embarrassante, surtout que
je l’ai déjà fait suivre avec quelques explications à un ami
journaliste du Nouvel Obs… »
Karim
s’agenouille à côté de Frank et l’aide à panser son bras. La
blessure n’est pas trop moche, la balle n’a fait qu’entailler
le biceps sur quelques centimètres. Frank en sera quitte pour une
jolie cicatrice. Une fois son collègue soigné et allongé, Karim va
s’assoir à côté d’Étienne, il lui tend un sandwich et lui
tape dans le dos pour le réconforter.
« T’inquiètes,
tu vas l’avoir ton séjour au Club Med de Fleury Mérogis. »
À quelques
mètres d’eux, les discussions vont bon train. Le Serbe obtient de
se faire payer immédiatement, et les Saoudiens doivent entendre
raison. Ils ne partiront qu’avec les cailloux, impossible de
respecter les termes de l’échange dans ces conditions. La
confidentialité était indispensable. Des appels se succèdent, le
ton monte un peu, Karim craint un instant que les malabars saoudiens
la jouent en force et tentent de partir avec les trois truands, mais
le négociateur tient bon, et affirme qu’ils ne laisseront jamais
partir le jet. Les voyant désemparés, Karim se relève.
« Bon, si ça ne vous dérange pas, on va s’en aller. On a un
peu de paperasse à remplir qui nous attend au poste, nous. »
Sous les regards
noirs des Saoudiens et du négociateur, Frank et Karim embarquent les
truands, et leur équipe boiteuse se dirige vers les portes du
hangar. Ils ont le temps d’entendre le négociateur leur annoncer
la fin de leurs carrières et des emmerdes en cascade. Ils ne lui
jettent même plus un regard.
Karim ouvre la
portière de la Mégane et aide le complice du Shangri-La à
s’assoir. Il a repris connaissance, mais il est encore très
faible. Ils vont devoir faire un détour aux urgences avant de
rentrer rue de Lutèce. Frank se sent un peu mieux, même si son bras
lui fait un mal de chien. Il remercie son binôme avec un peu
d’admiration.
« Putain,
gamin, sur ce coup-là tu m’épates. T’as géré ça comme un
chef.
– On s’est
bien mis dans la merde, oui. Mais bon, un jour ou l’autre, il faut
arrêter de manger des salades. »
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