– Tu
crois qu’elle dort ?
– Ch’
ai pas. T’as qu’à la pincer pour voir
– T’es
pas fou ? Pour qu’elle m’en retourne une…
– Elle
a l’air plus grande, vue comme ça.
– Oui,
mais pas moins moche.
– Parle
moins fort, elle pourrait nous entendre.
– Ça
m’étonnerait, elle a une chenille dans l’oreille
– Regarde,
elle a du givre sur les cils.
– Ça
doit faire un moment qu’elle est là.
– Elle
en a aussi dans les cheveux, mais, bon sang, c’est pas ses
cheveux ! T’avais déjà remarqué qu’elle portait une
perruque ?
– Non,
je croyais juste qu’elle avait un gros penchant pour la laque.
– T’as
rien entendu ?
– Si,
j’entends siffler l’Ave Maria
– C’est
le curé qui se radine à vélo, viens, on se tire !
Quand
il était petit, Gérald passait le plus clair de son temps à rêver.
Sa santé fragile le dispensait de la plupart des activités
physiques et il fuyait la compagnie des autres enfants, trop enclins
à se moquer des anglaises que sa grand-mère, coiffeuse, entretenait
avec amour.
Il
avait échappé à Géraldine grâce à la vigilance de l’officier
d’état civil, mais deux gros nœuds de satin bleu rassemblaient
ses boucles au moment du coucher.
Personne
c’est-à-dire aucun des deux membres de sa famille n’avait eu
d’objection à sa commande de poupée pour Noël.
Le
soir il dévorait les contes de fées. Les princesses étaient ses
idoles, parfois, il se déguisait pour danser devant sa glace en
écoutant Vivaldi sur son mange-disque.
Les
choses commencèrent à se gâter lorsqu’il fut envoyé chez un
cousin éloigné, après le décès de ses grands-parents. Malgré
ses larmes, les boucles d’or succombèrent au fil du rasoir et les
rubans de satin rejoignirent dans la poubelle les albums de contes et
les disques de Vivaldi.
Pendant
quelques années, il souffrit en silence. Son calvaire prit fin le
jour où, découvert dans les bras de Dominique, camarade aux cheveux
longs, mais à la barbe naissante, il dut entrer au séminaire.
Puisqu’il n’aimait pas les filles, il deviendrait curé,
finalement, ça arrangeait tout le monde.
Ce
matin, la belle au bois dormant avait largement dépassé le jubilé,
ses cheveux artificiels, encore impeccablement brushés et laqués
formaient une faluche étrange sur le haut de son crâne dégarni.
Gisèle gisait entre les ceps alignés. Un escargot, tranquille,
arpentait sa face livide. Elle qui avait toujours rêvé d’avoir
recours à la chirurgie. Il paraît que la bave de petit-gris fait
des merveilles sur les ridules, même profondes.
Sans
y penser, il saisit le bas de la jupe en tweed qui était remontée
jusqu’à laisser deviner les bordures d’une gaine couleur chair
surmontant une cuisse plutôt poilue. Il fit redescendre le tissu sur
les élastiques des chaussettes en voile que Gisèle arborait en
toute saison, elle détestait les collants.
Soudain,
il réalisa les conséquences que son geste pourrait avoir,
conjuguées au fait que, lors de l’autopsie, tout le monde allait
savoir… à moins qu’elle ne soit morte parce que quelqu’un
savait déjà.
Affolé,
il lui attrapa les poignets pour essayer de la traîner un peu plus
loin, mais s’aperçut rapidement que ses absences aux cours de gym
avaient laissé des séquelles irréversibles. L’abondance de
racines et la mollesse de la terre gorgée d’eau rendaient la tâche
encore plus difficile. Il se dit qu’une brouette serait le moyen de
transport le plus adéquat et le plus facile à trouver dans les
environs immédiats.
Au
moment où il se relevait, un peu étourdi et ruisselant de sueur,
les cloches de l’église retentirent pour annoncer la messe du
dimanche. Il réalisa que son absence pourrait paraître plus que
suspecte et enfourcha sa bicyclette en priant la Vierge Marie
qu’aucun mécréant ne découvre le corps avant son retour.
Il
n’y avait plus personne à l’extérieur lorsqu’il longea le mur
de l’édifice. Il put se glisser dans sa chasuble et rassembler ses
esprits, juste avant de faire son entrée par la porte de la
sacristie. Les deux enfants de chœur allumaient les cierges autour
de l’autel en prenant tout leur temps et les grenouilles
échangeaient au premier rang les potins de la semaine.
Pendant
le Notre Père, il remarqua les traînées bleues sur les baskets
blanches de l’un des enfants de chœur et le « délivre-nous
du mal » passa aux oubliettes. Il froissa dans sa poche le
mouchoir qui lui avait servi à nettoyer les siennes.
Dédé
le vigneron avait l’habitude de réaliser ses mélanges pour la
bouillie bordelaise au pied des ceps. Des traînées poudreuses
d’oxyde de cuivre coloraient la terre à cet endroit. Lorsqu’il
avait la bonne idée de le mélanger à de la résine pour qu’il
résiste mieux aux intempéries, il devenait presque impossible de
s’en détacher.
Il
lui semblait bien que les regards de ses assistants, d’ordinaire
très attentifs, se perdaient un peu dans les volutes d’encens ce
matin. Son homélie fut brève et il prétexta une affaire urgente
pour s’éclipser dès la fin de l’office.
Lorsqu’il
voulut récupérer son vélo, celui-ci n’était plus contre le mur,
mais à l’intérieur du coffre ouvert d’une Renault espace vert
bouteille. Sa propriétaire, Solange Montgenoult Declerc, épouse du
notaire, l’attendait au garde-à-vous, flanquée de ses enfants,
adolescents rougeauds engoncés dans leurs duffle-coats bleu marine.
Le
serre-tête en velours bien enfoncé derrière les oreilles, elle
balaya d’un doigt, bagué de ses armoiries, une mèche blond cendré
avant de lui exposer l’objet de sa visite. Tout en parlant, elle
penchait la tête dans un léger mouvement de balancier qui faisait
osciller les perles de belle maman sur la crête de son carré
Hermès.
– Bonjour,
monsieur le curé, je vous prie de pardonner mon audace, mais j’ai
pris la liberté d’embarquer votre bicyclette, car vous déjeunez
avec nous, bien sûr !
Nous
devons discuter de la prochaine intégration de Charles dans votre
équipe d’enfants de chœur, je pense que cette expérience
pourrait lui mettre un peu de plomb dans la cervelle. Quant à
Eugénie, cette petite dévergondée, j’aimerais que vous
m’indiquiez un pensionnat de jeunes filles digne de ce nom, je
trouve le sien un peu trop laxiste, maintenant, ils autorisent le
port du jeans le vendredi, à quand les mini-jupes tant qu’on y
est !
Charles
jetait un regard suppliant à Gérald, tandis que sa sœur lui
envoyait une œillade complice. Son visage rougissant jurait un peu
avec le roux de ses cheveux nattés.
– Allons,
ne vous faites pas prier, Bernadette nous a fait des paupiettes, je
sais que vous adorez ça.
Dominant
son envie de fuir à toutes jambes dans la direction opposée, le
prêtre vint sagement s’asseoir à la place du mort. Solange posa
doucement, mais fermement sa main sur son avant-bras pour lui
conseiller d’attacher sa ceinture.
Bernadette
était dans un mauvais jour, elle avait laissé brûler les
paupiettes, à moins que son passage dans le bureau de monsieur ne se
soit un peu trop prolongé.
Celui-ci
prit sa défense et proposa d’entamer le pâté de biche préparé
pour la communion de Charles ce qui contraria son épouse, mais elle
n’en laissa rien paraître.
– Au
fait, comment va Gisèle ? Elle aurait pu se joindre à nous.
– C’est
très gentil, mais elle se repose. Elle est allée aux escargots très
tôt ce matin et s’est plainte d’un fort mal de tête à son
retour. Je pense qu’elle doit dormir, mais je lui dirai que vous
avez demandé de ses nouvelles.
– Bernadette
lui mettra une tranche de pâté dans un Tupperware, vous n’oublierez
pas de le prendre avant de partir.
Gérald
regardait les aiguilles avancer lentement dans le cadre de la grosse
horloge comtoise et priait saint Antoine pour qu’il abrège ses
souffrances quand, sans le vouloir, le mari vint à son secours en
s’opposant avec virulence à la séquestration de sa fille chérie
dans un couvent de bénédictines situé à cinq cents kilomètres de
là.
C’en
était trop pour Solange, elle se leva de table en chancelant et
prétexta une migraine foudroyante pour se retirer dans sa chambre.
Gérald en profita pour rappeler qu’il devait absolument se rendre
au chevet d’une paroissienne malade, récupéra son vélo et pédala
le plus vite possible en direction du domaine viticole.
La
brouette devait se trouver près du tas de foin, derrière la grange.
Un dimanche à l’heure du dessert, les risques de se faire
remarquer étaient minimes. Elle était bien là. Il cacha sa
bicyclette derrière la haie et s’approcha prudemment en scrutant
le périmètre.
Quelque
chose craqua dans les buissons, il se retourna en sursautant.
La
petite figure ronde toute tachée de rousseur de Benjamin, le plus
jeune des enfants de chœur apparut entre les feuilles, immédiatement
suivie de celle de Jules, son acolyte.
Pétrifié,
il jeta des regards affolés dans toutes les directions avant de leur
faire signe d’approcher.
– Qu’est-ce
que vous faites là ?
– On
vous a suivi m’sieur le curé, mais c’est pour vous aider.
– M’aider
à quoi ?
– À
transporter qui vous savez
– Mais
de quoi parlez-vous ?
– Vous
fatiguez pas, on sait, mais on ne dira rien, parole de scout.
– Mais
vous n’êtes pas scouts
– Non,
mais on est enfants de chœur, ça vaut plus !
Leur
conversation fût interrompue par une sorte de grognement, près du
tas de foin qui les fit tourner la tête de concert.
Ils
réalisèrent alors que deux jambes dépassaient de la brouette,
ainsi qu’une touffe de cheveux blancs hirsutes.
Dédé,
que l’on surnommait « la racaille » à cause de ses
activités de braconnage, cuvait son vin dans la brouette. Sa petite
taille, à peine supérieure à celle des enfants, lui permettait de
dépasser à peine de sa couche de fortune. Jules se risqua à lui
piquer la main avec un brin de paille, mais cela ne déclencha aucune
réaction de la part du bonhomme dont se dégageait un fumet prononcé
d’eau de vie artisanale, mélangé au tabac brun de ses gitanes
maïs.
Chacun
des garçons s’empara d’une jambe et Gérald le saisit sous les
épaules. Au moment où son corps allait toucher le sol, il ouvrit
les yeux, Benjamin poussa un cri. Laissant tomber son fardeau, Gérald
empoigna le manche d’une casserole cabossée abandonnée à terre
et lui en assena un grand coup sur le crâne. Dédé s’effondra
sous une pluie de grain pour les poules qui restait au fond du
récipient.
Une
fois le vigneron recouvert d’un peu de foin, les trois compères
retournèrent au chevet de Gisèle sans se faire repérer.
Son
visage, de plus en plus blême, portait maintenant un maquillage
étrange, créé par les traces bleutées que les escargots y
laissaient en le sillonnant. Il était plus que temps de lui épargner
un nouvel outrage. Mais la gaillarde était bien plus robuste que
Dédé et ils ne parvinrent à la soulever que de quelques
centimètres avant de la laisser retomber lourdement dans la boue,
dans un craquement de coquilles. Au moment où ils pensaient devoir
renoncer, ils aperçurent au bout de la rangée un épouvantail
agiter les bras en s’approchant vers eux.
Dédé,
les cheveux pleins de paille et la mine rougeaude, venait leur
proposer son aide, il disait connaître une bonne cachette.
D’abord
surpris que l’homme ne se formalise pas plus du sort de la bonne du
curé, Gérald se dit que son taux d’alcool dans le sang additionné
au coup qu’il avait reçu sur la tête en était la cause.
À
eux quatre, ils parvinrent à la hisser dans la brouette et à lui
faire parcourir les quelques centaines de mètres qui les séparaient
des chais. Après s’être assuré que la voie était libre, le
vigneron les fit stopper devant un grand tonneau.
Juché
sur un petit escabeau, il en souleva le couvercle et se pencha à
l’intérieur pour en vérifier le contenu. Comme il l’espérait,
seul un quart du récipient contenait du vin blanc.
Après
quelques nouveaux efforts conjugués, la perruque échevelée
disparut sous le disque de chêne. Assis par terre pour reprendre
leur souffle, les quatre compères se dévisagèrent en silence
pendant quelques instants. Le curé fut le premier à réagir et se
tourna vers Dédé.
– Vous
me la livrerez ce soir au presbytère, à l’heure où vous apportez
d’habitude le vin de messe. Les garçons, rentrez chez vous. Vous
passerez me voir mercredi matin avant le catéchisme pour vous
confesser.
Un
peu déçus, mais tout de même soulagés de retrouver leur liberté,
les deux amis
s’éloignèrent
en courant.
La
nuit était tombée depuis une heure lorsque Dédé gara sa
camionnette devant le presbytère. Gérald l’aidait à faire rouler
le tonneau sur une planche au moment où Joséphine, sa voisine, les
rejoignit.
Elle
encouragea leurs efforts de la voix et du regard avant de les suivre
à l’intérieur.
– Mais
que faites-vous dehors à une heure pareille Joséphine ?
– Je
suis venue voir Gisèle. D’habitude, elle passe me voir à l’heure
du goûter le dimanche. Aujourd’hui, je ne l’ai pas vue.
– C’est
normal, elle se repose. Au lever du jour, dès que la pluie s’est
arrêtée, elle est allée aux escargots et je crois qu’elle a dû
prendre froid. Je lui dirai que vous êtes passée.
– Pardonnez-moi
d’insister, mais j’aimerais vraiment la voir, j’ai quelque
chose à lui rendre. Figurez — vous que j’en ai profité pour me
promener dans les vignes en fin d’après-midi et qu’à ma grande
surprise, j’ai trouvé l’un de ses sabots de jardin retourné
dans la boue, abandonné au pied d’un cep.
Elle
sortit l’objet de son sac.
– Vous
devez vous tromper, c’est un modèle très courant.
– Impossible,
c’est bien l’un de ceux que je lui ai offerts à Noël. J’avais
inscrit ses initiales au feutre argenté à l’intérieur pour les
personnaliser, regardez.
Gérald
blêmit, mais se reprit aussitôt :
– Bien,
dans ce cas, je vais aller voir si elle veut bien descendre, entrez
dans le salon, Dédé va vous servir un petit porto en attendant et
vous tenir compagnie.
Le
vigneron la poussa dans la pièce pendant que le prêtre se rendait à
l’étage. Tout en montant, il se souvint que Gisèle avait racheté
des somnifères quelques jours auparavant.
Lorsqu’il
les rejoignit dans le salon, Dédé lui fit remarquer que sa carafe
de porto était vide, il s’empressa de l’emporter dans la cuisine
pour la remplir et annonça à Joséphine que son amie ne tarderait
pas à descendre.
Le
lendemain de bonne heure, Gérald appela le médecin.
Gonzague
de Montalenvert était médecin légiste de formation. Rappelé en
Charente à la mort de son père, il avait dû partager son temps
entre la gestion du domaine viticole et l’exercice de sa
discipline. On l’appelait surtout pour constater les décès, les
malades étaient méfiants et préféraient s’adresser aux
praticiens de la ville voisine.
Depuis
que son fils unique, Grégoire, avait été porté disparu lors d’un
voyage d’étude anthropologique au Brésil, il ne quittait plus ses
terres et refusait la plupart des visites. Pourtant, il n’hésita
pas à enfiler sa gabardine et à sauter au volant de son Range Rover
quelques minutes après le coup de fil du prêtre. Il se dit qu’il
avait peut-être tort de ne plus croire en Dieu et croisa les doigts
pour que le macchabée qu’il devait certifier soit bien celui
auquel il pensait.
En
effet, dépouillée de sa perruque, de ses faux cils et de son fond
de teint, la ressemblance était frappante.
Les
deux hommes se dévisagèrent pendant quelques secondes au-dessus du
cadavre, puis Gérald prit la parole :
– Elle
voulait tout vous dire.
– Je
n’ai pas supporté, mon poing est parti sans que je puisse le
contrôler. Il est tombé à la renverse, je n’ai pas vu la grosse
pierre dans la pénombre. J’étais parti chercher de quoi le
transporter lorsque les enfants sont arrivés, alors je me suis
caché.
Il
souhaita qu’on enterre Gisèle, puisque Grégoire était mort
depuis longtemps.
Quelques
jours plus tard, on retrouva le corps de Joséphine. Gonzague
constata le décès et conclut à un suicide.
Désespérée
par la disparition de son amie Gisèle, elle avait absorbé une
bouteille de porto pour faire passer le tube de somnifères. Puis
elle avait marché jusqu’à l’étang derrière le presbytère et,
une fois chaussées les semelles de plomb de son défunt mari,
scaphandrier, s’était enfoncée dans la vase avant de sombrer dans
l’eau noire.
Personne
ne fut autorisé à la voir, les carpes élevées par monsieur le
curé l’avaient rendue méconnaissable.
Lorsque
monsieur de Montalenvert s’éteignit à son tour, Gérald hérita
du domaine. Il y installa une confrérie de moines qui continuèrent
à cultiver la vigne et montèrent un élevage d’escargots.
La
bouillie bordelaise ne fut plus jamais employée sur ces terres.
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