Francis
regarde droit devant lui, sans cligner des yeux. Le soir tombe autour
de son pick-up qui roule vite sur la route cabossée. Sur le volant,
ses articulations blanchissent par intermittence, en même temps que
ses dents se serrent. On devine la crispation de ses doigts, même
sous les phalanges déchiquetées, comme après une bagarre. Il
roule. Point. Il ne surveille pas le rétroviseur, il ne change pas
de vitesse. La quatrième lui permet de conserver une allure
constante, un compromis entre l’urgence et l’envie d’éviter
l’accident. En quelques minutes, c’est la nuit noire. Elle tombe
comme une vérité qu’on aimerait ne pas entendre. Lourde et dense.
Aucune voiture ne croise le pick-up sale qui file comme une boule
affamée. L’autoradio ne fonctionne pas, seul le bruit du moteur
rythme la conduite.
Francis
allume une cigarette par une succession de gestes mécaniques,
réflexes encodés à force d’habitude. Sortir la clope du paquet
posé sur le tableau de bord, d’une main, la porter à ses lèvres.
De l’autre, saisir le briquet à côté du paquet sans marque et
allumer la clope. Francis ne quitte pas la route des yeux. Toujours
pas le moindre clignement des paupières. À
peine s’il avale sa salive.
À
l’arrière, sur la banquette, deux filles. Ni vraiment assises, ni
vraiment allongées. Elles ballottent dans les virages, avec une
mollesse passive qui signe leur inconscience. Elles ont l’air
jeune. À peine sorties de la primeur adolescente. Il y a une blonde
et une brune. Quand on fait attention, on remarque qu’elles ne sont
pas seulement assoupies, comme on aurait pu le croire au premier
regard. Elles sont effondrées sur les sièges. Leurs poignets sont
liés par des cordes. Leurs chevilles également. Des bâillons de
tissus leur entourent la bouche. Sous leurs cheveux qui pendent
devant leurs yeux, on peut voir des traces de coups. Des bleus. Des
gonflements. Sur leurs corps, leurs vêtements sont déchirés,
défaits. Aucun doute : elles ont été sauvagement frappées,
rouées de coups avec une rage ravageuse. On devine, malgré
l’obscurité, quelques traces de sang sur leurs vêtements et leur
visage.
Francis
conserve sa vitesse constante. Il fume avec régularité, écrasant
les mégots dans le cendrier qui déborde.
Sans
cesser de fixer la route, il pense à sa fille. La petite blonde,
comme disent les copains. Quand elle manque de se noyer, à cinq ans,
en glissant dans le lac pendant un feu d’artifice du 14 juillet,
récupérée de justesse par le père de sa meilleure amie depuis la
maternelle. Quand, à sept ans, elle trouve un chaton blessé devant
la boulangerie et pleure pendant trois jours sans discontinuer quand
il meurt subitement. Quand, à quatorze ans, elle essaie de faire
passer sa première cuite pour une indigestion aux merguez de la fête
du village. La petite blonde. Sa petite blonde.
Derrière,
une des deux filles semble revenir à elle. Un gémissement sourd
emplit l’habitacle du pick-up. La brune bouge difficilement à
cause des liens qu’elle semble découvrir avec désolation. Francis
la surveille dans le rétroviseur. Il attend l’instant où elle va
se redresser, sans prise puisqu’elle est attachée. Il observe.
Quand c’est le bon moment, quand sa tête est juste derrière
l’appuie-tête, il freine brutalement. Un coup sec, comme si un
animal venait juste de traverser la route. La fille se cogne le
front, déjà tuméfié. Le choc réveille la douleur des hématomes
et la renvoie à son étourdissement. L’autre, la blonde, n’a pas
esquissé le moindre geste, le moindre son. Impossible de savoir si
elle est prostrée ou réellement inconsciente.
Francis
reprend sa vitesse. Pas une expression n’a traversé ses traits
quand il a freiné et vu la fille s’assommer. Seul le mouvement de
ses yeux entre la route et le rétroviseur indiquait une quelconque
communication cérébrale. Quelque part, il n’a pas l’air plus
vivant que les deux jeunes filles sur la banquette arrière. Le
pick-up suit l’asphalte comme un sinistre météore, et pourtant,
il pourrait être immobile, suspendu entre deux espaces-temps.
Qui
sait, là, ce qui se passe en rase campagne ? Qui pourrait
deviner ce qui se joue dans l’obscurité à quelques kilomètres
d’un village ? Qui imagine les drames silencieux qui déchirent
la nuit ?
Francis
est rentré plus tôt ce soir. Il devait revenir des champs autour de
vingt-deux heures. Il avait travaillé plus vite que prévu, beaucoup
plus même puisqu’il était au bar avec les potes à dix-neuf
heures. Après une bière ou deux, ils s’étaient mis à enchaîner
les whiskys. On était vendredi, après tout, on pouvait bien se
lâcher un peu, en cette saison. Les bonnes femmes étaient au dîner
du club de sport, c’était la fête jusqu’à minuit.
Et
puis vers vingt heures trente, quand Francis commençait à se dire
qu’il était bien fait, et qu’il faudrait rentrer manger un bout,
un gars a raconté qu’il avait vu deux nénettes se baigner à
poils dans la rivière, après la vieille scierie abandonnée. Là où
les jeunes vont fumer en cachette et se rouler des pelles pendant les
vacances. Il revenait d’une virée chez un collègue et il avait
pris un détour pour dessaouler un peu avant d’arriver chez lui et
de se faire hurler dessus par sa femme. Il en jurerait pas, mais
elles ressemblaient à la petite de Francis et à sa copine depuis la
maternelle. Mais bon, il aurait pas pu reconnaître sa mère s’il
l’avait croisée sur ce chemin, alors deux gamines à vingt-trois
heures sous la lune, les coquines…
Francis
s’est levé sans rien dire. Il n’a pas dit au revoir ni même
fini son verre. Il a mis sa veste et il est parti. Il a allumé une
cigarette et il a démarré son pick-up. Il est rentré chez lui. Il
s’est garé un peu plus bas, et il a fait le reste du chemin à
pied. Il ne voulait pas faire de bruit. Il savait que sa fille était
à la maison, à réviser avec sa copine. À
réviser. Avec sa copine. Sa copine. Sa fille disait sortir avec le
fils de l’élagueur, celui qui apprenait le métier avec son père,
mais finissait quand même le lycée. Ils allaient au cinéma
ensemble et sortaient en boîte le samedi soir.
Francis
arrive par le jardin, il entend les voix sur la terrasse. Les voix de
sa fille et de sa copine qui parlent en pouffant. Des petites
exclamations simultanées. Elles ne l’ont pas entendu. Elles sont
assises côte à côte sur les marches, une bouteille de bière entre
elles et des cigarettes consumées dans le cendrier. Elles se
tiennent la main. Elles se caressent les genoux. Elles se regardent
dans les yeux. Un instant, le temps semble s’interrompre, elles ne
parlent plus, elles ne rient plus, elles se regardent. Elles se
regardent, et d’un mouvement vif, elles se rapprochent l’une de
l’autre pour s’embrasser. Puis elles se prennent le visage entre
les mains comme pour s’assurer que ni l’une ni l’autre ne peut
s’échapper.
Sa
copine.
Sa
copine.
Sa
copine.
Francis
enjambe le massif de jonquilles soigneusement entretenu par sa femme
et fond sur les deux filles.
Un
bond, trois pas de course.
Elles
sursautent.
Il
faudrait passer la scène au ralenti pour saisir les nuances
d’expressions qui se peignent sur les visages. La surprise
embarrassée, coupable, des filles quand elles comprennent qu’on
les a vues. L’angoisse devant cette silhouette massive dont la
fureur déforme les traits. La peur quand elles comprennent qu’il
n’y aura pas de cris, pas de demande d’explications, pas de
confrontation larmoyante ou colérique.
Il
n’y aura pas d’insultes, pas de menaces, pas d’exclusion. Rien
pour former un témoignage, rien qui leur demandera de rassembler
leur courage et d’affronter l’opprobre familial. Pas de
déshonneur ni de rejet, pas de crise de larmes ni de paroles
regrettables. Il n’y aura rien qu’elles pourront raconter des
années après avec la gorge serrée et des frissons sous la peau.
Francis
frappe la brune en premier. Un direct sec qui lui casse l’arête du
nez et lui fend les lèvres. Sa fille pousse un cri effrayé, ses
yeux s’arrondissent devant la scène qu’elle capte juste avant
qu’une gifle donnée avec le tranchant de la main ne lui déboîte
la mâchoire. Elle se mord la langue en tombant sur la terrasse, le
gout du sang remplace celui des cigarettes dans sa bouche, et la
texture des lèvres de sa copine.
Pas
le temps de penser, pas le temps d’analyser. Aucun réflexe de
survie ne se déclenche, aucune vaine tentative de défense n’est
esquissée. Les forces surhumaines qui poussent l’être humain à
soulever des voitures, attaquer un ennemi, s’enfuir pour sa survie,
ça n’arrive que dans les films. En tout cas pas à deux
adolescentes en train de s’embrasser sur les marches d’une
véranda, au fin fond d’un village de campagne.
Un
coup de pied dans les côtes, un autre dans la tête, à l’une, à
l’autre. Valse endiablée qui fait craquer les os et jaillir le
sang. Des gifles, parfois. Les réactions se font plus molles, les
gémissements s’assourdissent. En quelques secondes, la scène
romantique s’est muée en tableau de guerre.
Une
guerre intime et sans témoin.
Pas
une parole, rien que le bruit sec des coups et les cris étouffés.
Pas le temps pour les hurlements ou les appels au secours.
Les
halètements rauques de Francis couvrent les râles plaintifs des
deux filles par terre. Il pourrait tomber d’un coup, ou faire
demi-tour pour aller se saouler à mort dans la grange, là où il
garde l’alcool qu’il fabrique avec son copain d’enfance,
agriculteur aisé, lui aussi. Même boulot, mêmes passions depuis
l’école. Mêmes cuites, mêmes équipes, mêmes gonzesses, au
lycée.
Au
lycée, quand ils avaient l’âge de sa fille. Sa fille qui voulait
être vétérinaire pour sauver les animaux, à quatre ans. Qui
partait à vélo pour ramasser des mûres, à six ans. Qui avait
toujours les meilleures notes en français et passait son temps dans
des bouquins, à treize ans. Qui embrassait une autre fille, à seize
ans.
Francis
les pousse du bout de sa botte en caoutchouc. Elles geignent, l’une
et l’autre, mais ne bougent pas vraiment. Francis fait demi-tour.
Il va à l’abri où il range ses outils et son matériel. Il prend
des chiffons, des tendeurs de vélo, la grosse ficelle qu’il
utilise pour sa barrière en bois, dans le potager, et une longue
boîte
en métal usé. Il revient vers les filles et leur noue les poignets
et les chevilles avec la ficelle. Il passe les tendeurs de vélos
autour de leurs bras, pour les obliger à les garder le long du
corps. Il leur met les chiffons dans la bouche par pure précaution,
au cas où elles reviendraient à elles le temps qu’il aille
chercher son pick-up. Il se gare dans l’allée, juste devant la
terrasse. Il ne regarde pas le skateboard de sa fille appuyé contre
le vélo de sa copine, ni les livres de cours posés au pied des
marches.
Il
se demande si la récolte sera bonne, s’il pourra faire les foins
dans les temps. Il a mis de l’engrais dans le potager, ce matin.
L’engrais naturel qu’il fabrique d’après la vieille recette
miracle de son grand-père. Il la lui avait apprise quand il avait
dix ans, et confié l’entretien d’un petit carré au milieu de
son grand potager. Un espace où il avait pu planter ce qu’il
voulait, à condition qu’il applique les conseils avisés du vieux.
Son grand-père avait le plus beau potager du village, une merveille
qui pouvait nourrir trois familles. Sa grand-mère faisait des
conserves à n’en plus finir, qu’elle donnait aux voisins.
Aujourd’hui, sa fille aurait pu leur conseiller de se faire
certifier bio, aux grands-parents, et de vendre dans des épiceries
pour touristes, par internet, aussi. Mais Francis est moins doué que
son grand-père, et sa fille se fout des conserves. Elle veut écrire
des livres et partir à Paris. Faire des études et prendre un
appart. Après le bac, elle veut entrer à la Sorbonne et ensuite
dans un master de création littéraire. Sa fille veut être une
artiste. Elle prendra une coloc avec sa copine, pour limiter les
frais, et trouvera un petit job. De la traduction, du baby-sitting,
des livraisons pour les restos.
Elle
veut se coucher tard et aller dans les bars, boire des verres et se
perdre dans la nuit, tomber amoureuse et se faire mal aux genoux,
croire à des « jamais » et des « toujours »,
pleurer au petit matin et rêver de séances de dédicaces. Elle veut
devenir grande.
Francis
l’installe à l’arrière du pick-up, sur la banquette, à côté
de l’autre fille. Il pose la boîte à côté d’une bouteille
d’eau entamée et d’un bidon d’essence pour la tondeuse qui
traînent là, aux pieds du siège passager et démarre.
Il
ne croise personne en traversant le village, tout le monde est
quelque part. Au bar, au restaurant, à table, sur sa terrasse, dans
son jardin. On est vendredi, il fait bon dehors.
Francis
roule encore. La nuit s’est installée, maintenant. On ne voit pas
à trois pas quand il emprunte le petit chemin de terre, dans la
forêt. Un chemin vers un parking de chasse. Il connaît bien cet
endroit, il s’y gare avec les autres, quand c’est la saison de
tirer le gibier.
Il
laisse les phares allumés.
Il
ouvre la porte passager, du côté de la brune qui ne bronche pas.
Elle respire vite, le bâillon doit l’étouffer un peu, encore plus
avec le nez cassé. Il la porte et la pose devant la voiture, puis il
va chercher sa fille. Elle a les yeux ouverts, mais garde le regard
baissé, comme pour éviter celui de son père. Elle aussi respire
vite, saccadé. Elle a du mal à rester consciente, sa tête ballotte
par brefs instants avant de se redresser dans un sursaut.
Francis
défait les tendeurs autour de leurs bras.
Sa
fille semble se réveiller pour de bon, elle essaie de frapper
Francis quand il enlève le tendeur, d’un coup de ses poings
attachés, direct dans ses dents. Comme alertée par un signal, sa
copine lance ses jambes, attachées elles aussi, dans les côtes de
Francis.
Il
perd l’équilibre, accroupi on est moins stable. Mais on reste plus
fort que deux adolescentes à moitié assommées, attachées et
diminuées par la douleur de multiples hématomes et fractures.
Francis essuie le sang qui coule de ses lèvres d’un revers de la
main. Une gifle à chaque fille suffit à calmer toute volonté de
rébellion.
Il
les traine une par une sur quelques mètres, jusqu’à un arbre
devant. Un bon chêne au tronc massif, mais dont deux tendeurs
peuvent faire le tour en serrant deux filles inertes.
Elles
semblent inconscientes, deux proies terrassées par un prédateur
inconnu, une punition divine surgie du plus profond des enfers.
Francis pourrait les laisser là, abandonnées au fond d’une forêt
où ne passent que de rares promeneurs, des gardes forestiers, des
braconniers. On pourrait les découvrir le lendemain comme dans une
semaine. Demain, il serait encore possible de les sauver. Dans une
semaine, les chances seraient plus qu’infimes. Elles seraient
mortes de soif, au bout de trois jours. Sans doute un peu moins à
cause de l’eau évacuée par la transpiration, le sang qui coule.
Non, dans une semaine, on trouverait deux cadavres dont la
décomposition aurait à peine commencé. Peut-être que des animaux
seraient venus commencer à grignoter les corps. Il ne faudrait sans
doute pas très longtemps, après, pour que les analyses ADN révèlent
qui est à l’origine de ce double assassinat. On remonterait vite
la piste jusqu’à lui, aucune chance d’échapper à la justice.
Il
n’y a plus rien à faire, plus aucune possibilité de demi-tour et
de retour à la routine quotidienne.
Le
réveil.
Le
café au lait.
Le
potager.
Les
copains.
La
pêche.
Le
club de rugby.
Les
apéros.
L’entreprise.
Les
économies.
On
ne peut plus revenir en arrière. Francis est coupable de coups et
blessures volontaires et de non-assistance à personnes en danger
voire de mise en danger de la vie d’autrui. Il est déjà condamné.
Alors,
quoi ?
Puisque
la sentence est déjà tombée, la loi ne peut plus opérer. En
perdant sa liberté, le condamné gagne tous les droits.
Francis
a déjà tué les deux jeunes filles. Il est déjà bon pour la
perpétuité. Il n’est plus un homme libre, il est un criminel.
Qu’il
les achève de ses propres mains ou qu’il les laisse attachées là,
il les a assassinées.
Il
pourrait encore appeler les secours, encore tenter de les sauver en
se dénonçant. Il plaiderait la crise de folie, ça marche bien, ça.
Il inventerait un traumatisme d’enfance pour justifier son passage
à l’acte. Son portable est dans sa poche, il le sent vibrer.
Sans
doute des appels et des messages de sa femme qui s’étonne de ne
pas le trouver à la maison, qui s’inquiète des traces de sang sur
la terrasse et du désordre au pied des marches. Elle va peut-être
appeler la police.
Il
a détruit tellement de vies en quelques heures. Il est devenu un
monstre qui brise des familles. Presque tout un village, puisque tout
le monde se connait un peu. Un drame familial touche par rebond des
dizaines de personnes. C’est fou, cette interdépendance.
Personne
n’est encore au courant de ce qui s’est passé et pourtant,
chaque individu est déjà atteint par le traumatisme, à des degrés
différents.
Et
Francis est le seul à savoir ça. À savoir qu’il vient de devenir
un reportage sur France 2, une enquête de Paris Match, une
vedette honteuse, mais une vedette quand même. On va parler de lui à
la télévision, dans les journaux, aux comptoirs des bistrots. Des
enquêteurs
vont émettre des hypothèses,
des journalistes vont essayer de tout découvrir sur lui, des
psychanalystes vont se pencher sur son cas.
Est-ce
qu’il buvait, est-ce qu’il se droguait, est-ce qu’il était
violent, est-ce qu’il avait une maîtresse, est-ce qu’il avait
été abusé par le curé ou par un oncle, est-ce qu’il payait ses
factures dans les temps, est-ce qu’il avait violé ses victimes.
Oui, parce que ça serait différent, bien sûr.
Est-ce
qu’on fait ça, quelque part, de violer une fille qu’on vient de
rouer de coups et d’attacher à un arbre en pleine forêt, de
violer sa propre fille à qui on a fait subir le même sort ?
Sans doute ce genre de pratique que seul l’être humain est capable
d’inventer est-elle en vigueur quelque part.
Mais
Francis n’est pas comme ça. Francis retourne à la voiture et
revient avec le bidon et la boîte
en métal, qu’il pose avant d’aller asperger les filles
d’essence. Il allume une cigarette en ouvrant la boîte. Il pose le
mégot sur un chiffon imbibé d’essence pour pouvoir charger des
cartouches dans le canon du fusil de chasse qu’il tient entre ses
mains, et armer le chien.
Le
mégot ne suffit pas à enflammer le chiffon. Francis le tend
au-dessus de son briquet pour l’aider. Quand la flamme prend, il
jette le chiffon entre les deux filles. Il ne faut pas très
longtemps pour que le feu gagne l’essence. Les filles se débattent
quand elles comprennent ce qui les attend. Des sons aigus s’échappent
de leur gorge, autour du bâillon. Leurs corps tressautent.
Elles
ne peuvent pas s’échapper et elles le savent. Mais elles essaient
quand même.
Francis
les regarde, immobile. L’odeur de cheveux carbonisés
commence à monter à ses narines, mêlée à celle du tissu brûlé.
C’est
au moment où celle de la graisse grillée commence à se dégager
dans l’air qu’il épaule son fusil, puis tire. Une fois, deux
fois. À cette distance, un chasseur chevronné ne rate pas sa cible.
Francis
verse le contenu de la bouteille d’eau autour de l’arbre pour ne
pas que le feu ne gagne trop les fougères autour. Avec l’humidité
dans l’air, il y a peu de risques.
Il
retourne au pick-up, fait marche arrière.
Sur
la route en sens inverse, il roule plus vite, très vite même.
Toujours personne dans cette nuit épaisse qui défile sous ses
phares.
Quand
il arrive chez lui, il voit de la lumière dans le salon. De
l’agitation. Il se gare dans l’allée, juste devant la véranda
et saute du pick-up. Il devine qu’on l’a entendu, ça remue dans
la maison.
Francis
est descendu de la voiture avec son fusil. Il reste une cartouche
dedans. Celle qu’il se tire dans la tête au moment où sa femme
ouvre la porte qui donne sur la terrasse où les bouteilles de bière
renversées sont toujours par terre dans la cendre des mégots
écrasés.
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