Pour
l’instant il dort. Sonné. Repu. Protégé par l’oubli.
Peut-être
même qu’il rêve.
Je
l’observe. Ça fait vingt minutes. Il n’a pas bougé.
Un
peu de bave a séché au coin de sa bouche, rosie par ce filet de
sang généreusement jailli de ses narines.
La
jeunesse est si facilement impressionnable. La peur a suffi.
Coagulation en alerte ! L’épistaxis était à prévoir.
D’accord,
le coup de pelle l’a bien achevé, pourtant, je n’ai plus la main
aussi lourde.
Les
mômes d’aujourd’hui sont trop friables. À peine plus denses
qu’une motte de terre sèche. Des copeaux de misère qu’un pet
d’oisillon suffit à envoyer valser.
Ceux
de la ville surtout.
Ils
arrivent par le train de 10 h 7, le cœur asphyxié de
goudron. Ils courent cent mètres, respirent une pleine goulée d’air
et aussitôt ils sont soûls.
Les
grands espaces leur tombent dessus comme un tsunami d’émotions.
Ils s’ébattent, se croient libres, jappent, sautent,
s’enhardissent et, d’un seul coup, ils flageolent.
L’air
d’ici leur arrache les poumons, force leurs petits alvéoles à se
décrasser et la fatigue les prend tels que, dans une respiration
têtue.
Ils
s’écroulent sur eux-mêmes, un peu étonnés, la tête dans le
ciel et là, c’est le coup de massue. Suffit que l’herbe soit
bien moelleuse, du duvet de nouveau-né, et c’est comme si le
ventre de la terre d’un coup les absorbait ou les rétrécissait.
Ils plantent leurs mirettes dans le grand plafond bleu et, hop,
ça finit de les emporter.
D’un
côté, ils sont comme sertis au sol, de l’autre, comme aspirés
par l’immensité.
Ils
ont beau avoir de grands parcs, là-bas à Paris, y a bien qu’ici
qu’ils connaîtront ça.
Et
pas que les mômes. J’en ai vu des bonshommes, des costauds, tout
aussi figés dans la béatitude qu’à leur première branlette.
Jusqu’à
maintenant je les observais. Silencieux. Curieux.
Je
connais par cœur leur terrain de jeux. C’était le mien, il y a
longtemps. Avant que la ligne de chemin de fer ne vienne le couper en
deux.
À
cette époque, je ne me rendais pas compte. C’était le paradis
mais je ne le savais pas.
Il
m’a fallu grandir. Voir mon père perdre le peu qu’il possédait.
Ma mère rapetisser. Leur couple se fendre à mesure que s’étiolaient
leurs rêves.
Ils
n’avaient connu que ce bout du monde. Cette plaine sans limites.
Ces herbes sauvages. Ce toit bleu qui parfois grondait et dégorgeait
son fiel mais qui toujours finissait par renaître.
Avant
la ligne de chemin de fer. Avant que l’on rase leur maison. Qu’ils
soient chassés. Acculés à rejoindre le bourg.
Avant.
Il y a longtemps.
Deux
générations sont passées depuis. Moi. Et mon fils.
Tout
le monde est parti.
La
gare est restée.
Une
fois par an, chaque été, elle déverse son quota de touristes.
Beaucoup
de familles et donc de gamins.
Ils
viennent pour le lac. Artificiel.
La
nature. Apprivoisée.
Le
grand air. Poissé de leurs rires criards.
Paraît
que ça leur fait du bien.
La
plupart n’ont jamais vu de vache ailleurs que sur un paquet de lait
ou une tablette de chocolat. Alors y a des navettes. Qui les
acheminent vers la seule ferme encore en activité. Laquelle garantit
ses produits frais. 100 % bio.
Celle
où travaillaient mon père, ma mère et les générations
précédentes.
Mais
pas moi. À l’âge où j’aurais pu et dû prendre la relève, mes
parents vivaient déjà à la ville.
J’ai
grandi un pied dans la bouse, l’autre dans le béton. Aujourd’hui
encore, je ne sais pas lequel des deux a fait de moi ce que je suis
devenu : un vieillard aigri.
Qui
revient chaque été.
Qui
attend.
J’ai
un cabanon dans la parcelle de bois au nord du lac. Une remise qui
sert au garde forestier onze mois sur douze. Ce qu’il reste de
l’atelier paternel. Personne ne sait que j’y vis quinze jours par
an. C’est une zone protégée. Interdit de pénétrer.
De
là, je surveille la débandade estivale.
Je
compte les gamins. Cette fois-ci, ils sont vingt-deux.
Comme
aujourd’hui, le 22 août.
Hasard
ou coïncidence ! C’est la première fois que ça arrive. Il
n’y en aura pas de seconde.
Brave
jeunesse qui pense tout connaître. Quand elle croit avoir tout à
gagner, elle ne sait pas encore que nous, nous n’avons plus rien à
perdre.
Nous,
les vieux. Moi, l’ancien.
Il
m’en aura fallu du temps. De longues années. Toutes de trop.
Ce
fut pourtant simple.
Attendre
qu’ils s’éparpillent, que l’un d’eux s’éloigne, à peine,
j’arrive tout tremblotant, en sueur, je demande de l’aide, l’œil
humide, d’une voix affaiblie.
Pas
difficile en fait.
À
croire qu’on ne leur apprend rien à ces petits gars des villes.
Même pas à se méfier !
Il
ne m’en fallait qu’un et je l’ai eu.
Je
l’observe et j’ai un doute.
Quarante
minutes à présent qu’il gît là, sur le plancher de la remise.
Étendu comme il est tombé, sa face d’ange contre bois, après que
je lui ai filé un coup de pelle alors qu’il allait crier en se
retrouvant face à face avec Léon.
Léon,
c’est une mygale. Une Aphonopelma
chalcodes
plus précisément. Pas des plus dangereuses, non, mais avec une
faculté de bombardement assez impressionnante.
Une
seule de ses projections de soies urticantes et vous êtes bons pour
vous plonger le crâne dans un gros baquet d’eau. Avec le souvenir
d’une glue vivace longtemps collée à la peau.
Six
mois que j’essaie de l’apprivoiser. En vain. Comme toutes ses
congénères depuis 33 ans. Depuis mon fils. À
chaque fois, elles se planquent, bien à l’abri dans leurs
terrariums. Ce sont des solitaires, comme moi, et je sais bien ce que
la solitude peut creuser dans le fond du ciboulot.
Moi
aussi, j’ai des envies de bombardement, des humeurs à soulager.
Le
gamin va devoir s’y faire. Parce que le plus dangereux des deux
n’est pas celui qu’on croit.
Dans
mon terrarium à moi, aucune vitre ne fait barrage.
Suis
ici chez moi.
Et
l’intrus, c’est lui. Eux. Ces gosses et leurs parents. Le train
et la ligne de chemin de fer. Le trou qu’ils ont fait dans la vie
de ma famille. L’absence. L’oubli.
La
mort.
Qui
ôte toutes les bonnes raisons de vivre et te force à admettre que
tu n’as plus rien à perdre.
Ce
gosse est un hasard. Je ne l’ai pas choisi. Il est venu tout seul.
Y
pourront dire ce qu’ils veulent. S’il est venu, c’est qu’au
fond de lui, il savait. On le sait toujours quand l’heure vient.
C’est fugace, on ne sait pas comment, on le ressent et nos pas nous
mènent là où nous devons être.
C’est
bien ce qu’ils ont essayé de me faire gober à moi.
Il
n’est pas bien gros, plutôt petit. Un poids léger qui arrange
bien mon affaire.
Voilà
qu’il émerge. Il est temps. Suis sûr que ça s’affole déjà à
l’extérieur.
Le
compte à rebours est lancé. Ils vont venir. Tout doit être prêt.
Le
18 h 43 est toujours à l’heure.
Il
me regarde avec des yeux affolés. Je lui ai saturé la bouche de
coton et l’ai scotchée avec du gros Chatterton trouvé sur une
étagère. Heureusement d’ailleurs car, dans ce que je m’apprête
à faire, rien n’a été prémédité. Sans cette aubaine, il
aurait déjà couiné comme un bébé phoque en train de glisser sur
sa banquise à la recherche de sa maman.
Je
ne sais pas ce que le phoque fait dans mon histoire. Sûrement sa
truffe noire de poussière et ses deux billes sombres qui battent des
cils à la cadence d’un marteau-piqueur.
C’est
fou ce que ce gamin est expressif.
Il
s’en faut de peu que je lui rallonge un coup de pelle. Est-ce que
je couine, moi ?
Qui
peut dire qu’il m’a entendu me plaindre une seule fois ?
Qui ?
Qu’est-ce
qu’il croit ? Que ses trombes d’eau qui lui sortent
maintenant de partout vont m’apitoyer ?
Je
le répète, je n’ai plus rien à perdre.
Tout
a commencé ici et doit finir ici.
J’y
suis né et j’y mourrai. Une partie du gamin avec moi.
Aucune
raison que ça se passe autrement. Pas aujourd’hui.
Des
années que je me plante là à ronger mon frein. À
les regarder s’ébattre sans vergogne sur ce que fut mon enfance. À
cause de cette foutue ligne de chemin de fer qui m’a emporté
ailleurs. Et, des années plus tard, ma descendance.
Mon
fils. Coupé en deux lui aussi. Ici même. Un 22 août.
Il
n’y a que le vélo qu’on a retrouvé intact. Le reste n’était
que bouillie. Deux cents tonnes, c’est du lourd quand on a 12 ans.
Il avait le même âge que moi quand l’exil nous a court-circuité
l’avenir.
Tout
ça pour quoi ? Qui ?
Une
bande de touristes inconscients. Sacrilèges. Blasphémateurs.
Il
est temps de leur passer l’envie.
Zone
sinistrée. À
jamais. Pour toujours. Pour tout le monde.
Le
gamin sera mon témoin.
Je
vais l’asseoir contre l’arbre. Celui-là même où on a retrouvé
la cervelle de mon fiston après qu’il fut décapité.
Trois
tours de corde afin qu’il ne bouge pas, et le train de 18 h 43
restera gravé dans sa mémoire. C’est peu cher payé, je trouve.
Je
vais m’allonger pour toujours, Léon à mes côtés.
Léon,
c’était aussi le nom de mon fils.
J’espère
qu’ils comprendront.
Le
garde forestier saura leur expliquer. Il sait lui. Il m’a connu.
Avant
que j’attrape la folie et que j’aie, comme ils disent, une
araignée dans le plafond.
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