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On s’était donné rendez-vous sur la terrasse du Grütli. Je l’ai trouvé voûté devant une bière, pâle et poché, penaud de mine, creusé de joue et l’œil vitreux. Plus aucune trace de la lueur d’espièglerie qui y flottait encore voici peu. Les traits amers et vieillis par la rancœur. Un crève-cœur. Le pantalon fatigué et la chemise fripée. Et lui flottant dedans tout amaigri. Lui si peu fait pour le travail maintenant dévasté par ces quelques mois de chômage. Après un instant d’hésitation, je lui ai tendu la joue et il m’a embrassée comme si de rien n’était.
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On s’était donné rendez-vous sur la terrasse du Grütli. Je l’ai trouvé voûté devant une bière, pâle et poché, penaud de mine, creusé de joue et l’œil vitreux. Plus aucune trace de la lueur d’espièglerie qui y flottait encore voici peu. Les traits amers et vieillis par la rancœur. Un crève-cœur. Le pantalon fatigué et la chemise fripée. Et lui flottant dedans tout amaigri. Lui si peu fait pour le travail maintenant dévasté par ces quelques mois de chômage. Après un instant d’hésitation, je lui ai tendu la joue et il m’a embrassée comme si de rien n’était.
–
Je te demande pardon, Denis. J’ai été au-dessous de tout.
–
T’y peux rien. On s’est laissé prendre dans un engrenage.
–
Je suis contente que notre amitié ait survécu.
Il
m’a jeté un regard de naufragé avant de diluer son émotion dans
une gorgée de bière. Sa main tremblait comme celle d’un ivrogne.
–
C’est tout ce qui me reste.
Une
grosse boule s’est formée dans ma gorge. Le serveur venait de nous
apporter la carte. J’ai senti que je ne pourrais rien avaler.
–
T’as envie de quoi ?
–
D’un plat qui se mange froid.
On
s’est longuement dévisagés. Comme deux vieux amis qui se
connaissent par cœur. Qui s’entendent à demi-mot. Et d’un
hochement de tête, on a scellé un pacte. Notre serment du Grütli.
***
Quelques
mois plus tôt, dans la festive dissonance de carnaval, on
s’empiffrait avec les autres membres du service, on trinquait à la
santé d’Hubert, chacun son tour prenait la parole pour relater une
anecdote représentative de la bonne entente au sein de l’équipe.
On noyait dans le champagne le regret de voir partir à la retraite
ce chef si populaire qui n’avait jamais eu à user de son autorité
pour nous motiver à donner le meilleur de nous-mêmes. Après plus
de vingt ans de collaboration et d’amitié, ce repas d’adieux
avait un goût de larmes. Prises par l’émotion, les voix
déraillaient autant que les guggenmusik. J’aurais dû y voir un
signe.
Hubert
était déjà un pilier de l’entreprise quand j’avais été
embauchée. C’était mon premier emploi, mon premier chef, quand
j’ignorais quelque chose, il mettait cette lacune sur le compte de
ma jeunesse. Il soulignait nos compétences, occultait nos erreurs,
entretenait l’esprit d’équipe en nous rassemblant chaque fois
que l’un de nous fêtait son anniversaire. Il savait mieux que
personne désamorcer les tensions et prêter une oreille patiente à
nos doléances. Plus qu’un chef, c’était un confident. La fois
où je me suis plainte du peu de productivité de Denis, Hubert a
trouvé les mots pour me réconforter :
–
Chacun à sa manière contribue à la bonne marche de l’entreprise.
L’un par son efficacité, l’autre par son entregent. Chacun son
talent. Le plus fort a besoin du plus faible pour exprimer son plein
potentiel. Comme les briques ont besoin du ciment.
Depuis
cette conversation, j’ai considéré Denis comme un défi
spirituel. Et l’amitié que mon sympathique collègue m’avait
d’emblée inspirée ne s’est plus encombrée d’aucun reproche.
Malgré
mes a priori négatifs et la conviction que personne ne saurait être
à la hauteur d’Hubert, il faut bien reconnaître que notre
nouvelle cheffe est plutôt sympa. Elle a déboulé début mars avec
le dynamisme de ses trente ans. L’intérêt qu’elle témoigne à
ses collaborateurs et à leurs activités extra-professionnelles la
rend immédiatement populaire. Très vite, nous nous retrouvons à
parler littérature.
–
Ainsi donc, j’ai le privilège de connaître une écrivaine !
Cette
vision des choses me flatte venant de quelqu’un de nettement plus
jeune et déjà plus haut placée que moi. Louisa adore lire, de même
qu’elle partage la passion du shiatsu avec la secrétaire de notre
service, discute volontiers football et échecs avec le comptable et
échange des astuces de jardinage avec la chargée de communication.
Elle s’intéresse même à l’étrange dada de Denis, passé
maître dans l’art de manier les automates munis d’une pince au
bout d’un bras articulé. Alors que la plupart des gens qui
introduisent une pièce dans la machine reviennent bredouilles, mon
collègue arrive systématiquement à capturer la peluche de son
choix. Un exploit d’autant plus saisissant que les lots en question
ne sont plus entassés dans un caisson, mais disposés sur un tapis
roulant. Denis passe ses pauses de midi à faire coïncider la
vitesse de chute de la pince et la vitesse de rotation des peluches.
Il revient au bureau les bras chargés de doudous acquis pour un
franc qu’il distribue à tous les étages de l’entreprise.
–
C’est donc votre amour des mots qui vous a conduite à la
traduction ?
Je
confirme mon attachement à la langue de Molière et comme il
m’importe que le texte ait l’air d’avoir été pensé en
français, mais aussi ma passion pour les particularités de chaque
langue, la manière dont l’une éclaire l’autre.
–
Ceux qui massacrent le français, je pourrais les tuer !
Elle
sourit de ma fougue et je sens une complicité se nouer. Quel
soulagement d’être si bien tombée, alors qu’on entend tant
d’horreurs au sujet des relations professionnelles !
À
mon niveau de notoriété, tout livre vendu est source de joie et
chaque personne qui se rend à l’une de mes séances de dédicaces
m’inspire une reconnaissance durable. Quand il s’agit en plus de
ma nouvelle cheffe, qu’elle m’achète directement trois
exemplaires et parle d’en placer un en évidence à la cafétéria,
j’en viens à me dire que je n’ai pas perdu au change par rapport
à l’ère Hubert. Tandis que j’essaie d’attirer d’autres
clients, elle s’immerge dans mon univers. À la fin du temps
imparti aux signatures, elle est toujours assise dans un coin de la
librairie, à tourner les pages.
–
Quelle imagination ! C’est passionnant.
Je
rougis, bafouille, la remercie de sa disponibilité.
–
T’as fini, je te ramène ? Oh pardon, ça ne te dérange pas
qu’on se tutoie ?
J’acquiesce,
débordante de contentement. Le printemps commence décidément sous
les meilleurs auspices. Louisa pilote une petite Renault alpine chic
et sport. Je la félicite de ce choix qui lui correspond si bien.
Elle semble apprécier le compliment, me relaie à son tour de tous
les éloges qu’elle a entendus au sujet du professionnalisme et de
l’efficacité du tandem de traducteurs. Je me rengorge, m’abstiens
de relever que Denis n’y est pas pour grand-chose.
J’accueille
mon collègue avec un regard accusateur, suivi d’un coup d’œil
appuyé sur l’horloge. Denis me salue comme si de rien n’était,
allume son ordinateur d’un geste nonchalant, vient aux nouvelles :
–
T’as eu du monde à ta séance de dédicaces ?
–
On en parlera à la pause, je lui rétorque.
–
Tiens, elle est pour toi, celle-là.
Il
me tend une de ces foutues peluches que je repousse avec irritation.
–
J’en ai déjà deux ; je ne vais pas les collectionner.
–
Elle m’a tout de suite fait penser à toi. Le même petit air
austère, un peu renfrogné. Je me suis dit : celle-là, il me
la faut. Pour Stéphanie.
Je
soupire. Le bruit d’un jeu vidéo exacerbe mon agacement.
–
Tu sais que ça fait presque deux heures que je bosse ?
–
Alors tu dois avoir besoin d’un café. Je t’accompagne ? Je
me demande ce qu’ils ont mis comme poisson d’avril dans le
journal.
Je
suis sur le point de lâcher une salve de reproches quand Louisa
déboule dans notre bureau.
–
Salut vous deux. Ça gaze ? Qui c’est qui s’est occupé de
la version française du mailing ?
Comme
d’habitude, c’est moi, je m’étonne qu’elle pose encore la
question.
–
Très bien dans l’ensemble, mais j’aimerais qu’on regarde deux
trois détails. Il me semble que le guide du langage épicène n’est
pas toujours respecté. C’est important de féminiser les noms. De
nos jours, on dit une agente, une autrice, une rapporteuse.
–
Ouh, la rapporteuse, plaisante Denis.
Louisa
lui adresse une moue de mépris. Malgré mon accablement à devoir
défendre une fois de plus mes convictions en la matière, le dernier
terme m’arrache un sourire.
–
Je ne pense pas qu’on fasse progresser l’égalité en rappelant
à chaque phrase que la protagoniste est une femme. On dit bien une
sentinelle, une personne, une recrue et aucun homme ne
s’en offusque.
–
L’égalité s’écrit. À l’heure actuelle, c’est un acquis.
On ne dit plus les traducteurs, mais les traductrices et
les traducteurs.
–
… compétentes et compétents sont allées et allés ?
ironise Denis.
–
Ce n’est pas avec la grammaire qu’on fera progresser les
salaires, ni reculer la brutalité envers les femmes, je
surenchéris.
Ma
cheffe se raidit :
–
Je ne suis pas venue lancer un débat idéologique. Je vous demande
juste de prendre acte. Il y a aussi par endroits un vocabulaire un
peu vieillot que j’aimerais qu’on adapte.
Habituée
aux compliments, j’accuse le coup avec surprise, jette un coup
d’œil sur les mots corrigés :
–
Mais pourquoi le terme de workshop ? On a l’équivalent
français !
–
Ces formations ne sont pas à proprement parler des ateliers.
–
Pas le fundraising, tout de même !, je gémis
–
Tout le monde appelle ça comme ça, de nos jours.
–
Et le desk, le secrétariat est maintenant un desk, je
m’étrangle d’indignation.
–
Bon, je te laisse prendre connaissance et tu me droppes le
texte définitif asap.
–
Pardon ?
–
Tu me le forwardes.
–
Forward fast, pouffe Denis en mimant les mouvements d’un
rameur.
Elle
le lapide du regard et se dirige vers la porte pour nous signifier
que la discussion est close. Dès que son pas disparaît dans le
couloir, nous nous tournons l’un vers l’autre : « Tu
me le droppes asap », répétons-nous d’une seule voix en
singeant son expression. Rien de tel qu’un accablement commun pour
se réconcilier.
Le
six avril, tout le service moins Louisa se dirige comme un seul
homme-et-femme vers le Grütli. Le pli de l’habitude. Il y a
longtemps que nous n’avons plus besoin de la secrétaire pour nous
rappeler quand l’un de nous fête son anniversaire. Notre comptable
en l’occurrence. Sauf qu’à notre étonnement dépité, aucune
table n’est réservée à notre nom. Pire : il n’y a pas de
place pour douze personnes. Nous restons un moment plantés à
l’entrée, décontenancés, gênant les allées et venues des
serveurs, avant de décider de nous rabattre sur la pizzeria la plus
proche. Soudain, mon ancien chef me manque férocement. Le repas
paraît bien morose sans son traditionnel discours et ses pointes
d’humour. Le moment de l’addition nous rappelle qu’Hubert
offrait toujours le vin. Nous trinquons à sa santé plus qu’à
celle du comptable.
–
Quelqu’un a pensé à avertir Louisa ? s’enquiert soudain le
journaliste.
–
Elle avait un dossier pending à terminer asap,
explique Denis. Pas question de le postponer.
Cette
fois, Louisa ne fait pas irruption dans notre bureau : elle me
convoque dans le sien. Je m’y rends à reculons, appréhendant les
nouvelles couleuvres au menu. Réponds à son salut cordial par un
bonjour un peu crispé. D’un geste, elle m’invite à m’asseoir.
–
Tu m’as habituée à de l’excellent travail, Stef, et je n’en
attends pas moins d’une écrivaine.
Ce
féminin m’agace plus que de coutume. Je l’ai toujours trouvé
affreux.
–
Mais depuis quelque temps, je te sens moins investie. Ça déteint
immédiatement sur la qualité des textes que tu nous rends. Le
dernier, franchement, est indigne de toi.
Elle
me tend une feuille toute veinée de corrections. Je m’y penche,
contrite. Encore un point de terminologie fashion que je n’ai
pas respecté. Un soupir m’échappe. Plus loin, une monstrueuse
faute d’accord. Je bondis :
–
Mais ce n’est pas moi. Jamais je n’aurais écrit « elle
s’est dite » !!! Et ce s manquant à un
participe passé, ce n’est pas possible qu’il m’ait échappé.
–
Tu étais moins concentrée ces derniers jours. J’espère que ce
n’est qu’une mauvaise passe.
–
Louisa, je vais tirer ça au clair. Je t’assure que je ne commets
pas ce genre d’erreurs.
Elle
prend le temps de me dévisager :
–
C’est grave, Stef, ce que tu insinues là. Pourrais-tu préciser
le fond de ta pensée ?
La
question me déstabilise. Je n’ai pas voulu porter d’accusation.
Juste me défendre contre une injustice.
–
Je voulais simplement dire que les accords de participe, c’est
quelque chose que je maîtrise parfaitement.
–
L’erreur est humaine, ma chère. Je propose que dorénavant, Denis
et toi, vous vous relisiez vos textes avant de les renvoyer. Rien de
tel qu’un regard extérieur pour minimiser le risque de coquilles.
J’aimerais
objecter que Denis, en parfait bilingue, a un français parfois
fédéral. Qu’il risque de détériorer mon travail plutôt que de
l’améliorer. Ne voyant pas comment formuler ça sans tomber dans
la délation, je me tais et encaisse la nouvelle consigne.
Neuf
heures, neuf heures trente, neuf heures quarante et toujours personne
d’autre que moi dans le bureau des traducteurs. Je fulmine. Contre
ma supérieure et ses règles débiles. Contre mon collègue et son
incorrigible indolence. Contre la dégradation de la langue avec ma
complicité forcée. Mon texte est prêt, je suis censée le rendre
pour dix heures, mais avec la bénédiction de Denis qui n’est pas
fichu d’arriver. De toute façon, je sais d’avance qu’il ne va
rien trouver à y redire, le lui soumettre est une pure formalité.
J’hésite à court-circuiter la consigne lorsqu’enfin, la porte
s’ouvre sur son pas désinvolte.
–
Putain, Denis, t’as vu l’heure ?
–
Cool, ma belle, faut pas te mettre dans des états pareils. Je
t’offre un café ?
–
Écoute, là ça commence à bien faire. Figure-toi qu’on doit
tout se relire mutuellement, désormais. Alors tu poses tes fesses et tu me
contrôles fissa ce communiqué de presse, il me reste un quart
d’heure chrono pour le rendre.
–
Tu vas pas vivre longtemps si tu te stresses comme ça. Ils ont mis
le quinze avril à dix heures parce qu’il faut bien indiquer un
délai. Mais personne ne va mailler si tu l’amènes à midi.
–
Denis, j’ai toujours eu de la peine avec ton attitude, mais là,
je ne supporte plus.
–
Moi, ton petit côté psychorigide, je trouve ça mignon.
Il
s’exécute mollement, souligne deux ou trois passages.
–
T’as oublié de féminiser un pluriel.
–
T’as raison. Qu’est-ce qu’elles me gonflent, ces nouvelles
règles !
–
Et là, pour l’accord, je ne suis pas sûr.
–
Si, si, c’est juste, aucun doute à ce sujet.
–
Mince alors, je crois qu’hier, j’ai dû t’ajouter une ou deux
fautes.
–
Parce que t’avais déjà touché à l’un de mes textes ?
–
Ben, c’est ce que veut Louisa, non ?
Une
nouvelle convocation me tombe dessus vers la mi-mai. Louisa
m’accueille le regard dur, les lèvres pincées, le front scindé
d’une ride de contrariété :
–
Ça ne peut pas continuer ainsi, Stef, je ne te reconnais plus. On
m’avait vanté ton efficacité et ta précision. Ces derniers
temps, tu accumules les bévues et les retards. J’espérais que tu
aurais une influence positive sur Denis et on dirait plutôt que
c’est lui qui déteint.
–
Notre tandem fonctionnait très bien avant….
Elle
m’interrompt juste à temps pour ne pas m’entendre contester son
« leadership ».
–
Tu ferais peut-être mieux de consacrer ton énergie à ton travail
plutôt qu’à tes romans.
Je
me demandais justement si elle avait terminé mon livre et s’il
était encore question de l’exposer à la cafétéria. La pointe de
mépris clairement décelable dans son intonation m’épargne la
peine de lui poser la question.
Depuis
deux semaines, la consigne réaménagée par mes soins est plus ou
moins gérable. Je corrige la forme et le fond, tandis que Denis se
contente de vérifier la bonne application des règles épicènes.
Rien d’autre, promis-juré. Quelle n’est pas ma stupéfaction
d’entendre, en arrivant dans le couloir, le cliquetis d’un
clavier en provenance de notre bureau. Un lundi matin à huit
heures ! Jamais en vingt-cinq ans, Denis n’a commencé avant
moi. Je n’ose imaginer le savon que Louisa a dû lui passer pour
modifier à ce point sa nature profonde. Un second choc m’attend
sitôt franchi le seuil : ce n’est pas Denis qui occupe le
siège en face du mien. J’en sursaute de surprise. L’intruse se
lève et me tend la main :
–
Bonjour, je suis Sylvie, votre nouvelle collègue.
Je
la dévisage abasourdie. Sa blouse bien boutonnée, son pantalon sans
faux pli, sa tenue convenue, la servilité de sa posture, son sourire
appliqué, tout en elle respire l’employée modèle et m’inspire
d’emblée une franche aversion. Je la devine studieuse, bûcheuse,
flatteuse et extensivement disponible. Le genre à compenser le
manque de talent par un excès de zèle. Son bureau bien rangé, sans
une feuille qui dépasse, et l’alignement rigide de ses
dictionnaires, contrastent violemment avec le joyeux foutoir de
Denis. Je note avec désolation qu’il ne reste plus la moindre
peluche.
Juin
commence au ralenti. Rien à traduire, pas une ligne, ma nouvelle
collègue engloutissant communiqués de presse et bulletins d’info
avec une voracité de rapace affamé.
–
Tu veux pas qu’on partage ?
–
La cheffe estime que je dois me mettre au courant.
Je
soupire devant tant de stakhanovisme. Le cliquetis de ses doigts
m’agace prodigieusement. Son air concentré, son souci de bien
faire, la peine qu’elle se donne pour chercher des renseignements
que je pourrais lui fournir de mémoire. Comme je regrette l’oisiveté
de Denis, ses attentions, ses plaisanteries, la bonne humeur qu’il
faisait régner ! Je me promets de l’appeler à la pause,
hésite, me repasse en boucle mes derniers entretiens avec Louisa,
les indices que je lui ai fournis au sujet de l’incompétence de
mon collègue, toutes ces bribes de délation qui m’ont échappé et qui ont peut-être conduit à ce désastreux remplacement.
Un
coup d’œil à l’horloge m’apprend qu’il ne s’est pas
écoulé plus de cinq minutes depuis la dernière fois que j’ai
regardé l’heure. J’éprouve enfin tout le poids de l’inactivité.
Cette intenable inertie. L’horreur des heures passées à ne rien
faire. Pauvre Denis ! J’aimerais lui dire combien je le
comprends. J’hésite à quémander une page à l’imposteuse,
renonce par amour-propre. Déjà mon imagination s’empare de cette
odieuse personne, crée un décor autour d’elle, une famille, une
situation qui va me servir d’exutoire. J’ouvre un nouveau fichier
et entame une histoire où Sylvie tient un rôle de premier plan.
Surprise
en flagrant délit, je me suis vu rappelée à l’ordre. Là où
Hubert se serait montré compréhensif, conscient que je sais aussi
m’investir à fond en cas d’avalanche, le nouveau management
à l’américaine ne plaisante pas : avertissement, menace,
sanction.
–
Je peux aussi bloquer ta progression salariale. Sylvie n’a de loin
pas ton expérience et elle abat déjà plus de travail que toi.
Devant
tant de mauvaise foi, j’ai senti un éclat de haine briller dans
mon regard. Louisa en a aussitôt remis une couche :
–
Tu sais Stef, à ta place, je me tiendrais à carreau. Personne n’est
irremplaçable et, à bientôt cinquante ans, on ne vaut plus
grand-chose sur le marché de l’emploi. À moins que tu n’espères
vivre de tes droits d’auteur, elle a ajouté avec une moue
moqueuse.
Depuis,
mon début de roman me brûle les doigts. Je m’encombre de toutes
ces idées que je n’ose déverser sur clavier. Risque tout au plus
une ou deux notes manuscrites pendant que l’autre pianote. Ma tête
déborde. Des pans entiers m’échappent et des tournures se
perdent. Le temps s’enlise et les heures m’abrutissent. Je me
laisse envahir par un immense sentiment d’inutilité, tel que Denis
a dû le connaître quand je traduisais avec ferveur à ses côtés.
***
Drôle d’ambiance ce matin au
travail. Les premiers arrivés passent le mot aux suivants : on
est tous et toutes convoqués à la salle de conférence à neuf
heures. Pour une communication du directeur. Les suppositions vont
bon train. Vague de licenciements, restructuration, déménagement,
délocalisation ? Moi, je suis déjà au courant. Il avait
raison, Hubert, chacun a un talent utile à la bonne marche de
l’entreprise.
« On
va lui régler son cas », a promis Denis quand on s’est revus avant-hier au Grütli. Le plan lui redonnait un peu de poil de la
bête. Je n’ai pas émis d’objection sur le fond. Juste corrigé
la forme : « De nos jours, on parle de case
management. » L’annonce du directeur plonge tout le
service dans un abîme de perplexité. Dire que la veille au soir,
notre cheffesse enchaînait encore les virages sur la route à
flanc de coteau qui mène chez elle. Au volant de sa Renault Alpine.
Pas plus grande qu’une peluche, vue d’en haut. Avant qu’une
pierre ne lui fonde dessus. Comme une serre de métal en plein
pare-brise.
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