La
nuit qui venait s’annonçait glaciale et pleine de brouillard. Le
pilonnage avait cessé en début de soirée, la terre ne tremblait
plus ; une accalmie sépulcrale régnait sur le no man’s land
qui débutait aux premières fermes de Chaudancourt. Tassés dans
leur tranchée, les guetteurs avaient les pieds dans la boue et le
regard tourné vers la ligne de feu adverse. Abrutis de fatigue, ils
tapaient du pied pour conjurer le froid. Personne ne prêtait
attention aux gaspards qui se faufilaient entre leurs jambes.
Certains étaient gros comme des chats.
Le
2e classe Gaston Lamotte était trempé, ses vêtements pesaient une
tonne et sa chemise avait la consistance d’un vieux cuir raidi par
la crasse. Il piquait du nez quand brusquement, quelqu’un gueula
dans son dos. C’était Louis Garrigue de la prévôté : un
butor colérique au crâne luisant comme un œuf. Ses épaules
portaient les insignes de sergent. Beaucoup le haïssaient, car à
chaque fois que les poilus montaient à l’assaut des lignes
ennemies, il s’arrangeait pour rester au chaud dans sa casemate,
occupé à ouvrir les courriers des soldats. Officiellement, c’était
pour des motifs de sécurité : il fallait censurer ceux qui,
volontairement ou non, signalaient la position du régiment. En fait,
seules les lettres d’amour l’intéressaient. Surtout celles
qu’écrivaient les demoiselles, avec du joli papier parfumé à la
violette. Certains affirmaient qu’il conservait les plus impudiques
dans une cantine, fermée par un lourd cadenas. La clef
pendouillerait à son cou, dissimulée sous un tricot.
Le
pandore remontait la tranchée en interpellant tous les gars qu’il
croisait.
Ses
yeux lançaient des éclairs et sa façon de rouler le « r »
donnait à ses propos un ton grand-guignolesque.
— Le
commandement recherche activement cet homme, disait-il en brandissant
la photo d’un visage patibulaire.
Beaucoup
de poilus le connaissaient déjà. C’était Léon Vachard, un
déserteur qui avait récemment pointé les deux gendarmes qui
s’apprêtaient à le renvoyer vers son unité. On annonçait une
belle récompense pour qui lui mettrait la main au collet.
« Un
pauvre type que les gaz ont rendu cinglé », songea Gaston.
Autour
de lui, des soldats sifflaient de contentement.
Louis
Garrigue ajouta :
— Si
vous le descendez, c’est bien. Si vous le ramenez vivant, c’est
mieux encore. De toute façon, la guillotine l’attend.
Il
s’éloigna en pataugeant dans la glaise.
Gaston
Lamotte avait d’autres préoccupations en tête.
***
Lors
du précédent engagement, le capitaine de Château Blanc était
tombé devant les boches. À lire le rapport rédigé par un
sous-officier, il avait reçu une balle dans le dos. Les règlements
de compte à la faveur d’un assaut n’étaient pas si rares, mais
généralement elles ne concernaient que les hommes du rang. Pour
l’heure, personne n’avait pu identifier le tireur. Ce n’était
guère surprenant, le militaire était haï par beaucoup : on
lui reprochait son lamentable esprit tactique ainsi que son
obstination aveugle. Il avait déjà envoyé à la boucherie un
nombre incalculable de Français. Son dernier fait d’armes
remontait à dix jours ; après une charge qui mobilisa deux
cents hommes, les bougres reçurent de Château Blanc l’ordre de
canarder une position ennemie avant de réaliser qu’il s’agissait
d’une tranchée occupée par des compatriotes. Cent dix poilus y
laissèrent la vie.
Gaston
n’était pas vraiment surpris du résultat ; une fois encore
c’était Garrigue qui avait procédé au tirage. Il soupçonnait à
chaque fois le gendarme de truquer l’opération. Ce dernier l’avait
pris en grippe dès le premier jour de son affectation ; il lui
reprochait d’être un instituteur arrogant, juste bon à faire de
belles phrases.
— T’es
pas dans ton salon, lui disait-il souvent, crois pas que tes fichus
bouquins te protégeront de la mitraille des Teutons. Tôt ou tard,
il y en a un qui t’embrochera comme un poulet. On verra si tu
prends encore tes grands airs, une baïonnette bien enfoncée dans
les boyasses !
Gaston
savait parfaitement à quoi s’en tenir.
Il
veut ta peau et il l’aura.
Tu
restes dans cette unité et tu es un homme mort !
***
Les
deux brancardiers attendirent que de gros nuages occultent la lune
pour se hisser en dehors de la tranchée. Des arbres déracinés et
les trous creusés par les bombes ralentissaient leur progression.
Gaston et son compagnon d’infortune guettaient la moindre aspérité
pour se protéger des tirs rasants.
Surtout
ne pas tousser, tu risquerais d’alerter une sentinelle ennemie !
La
nuit était pleine d’ombres et partout, l’odeur de charogne le
disputait à celle de la terre.
Ils
virent un amoncellement de corps près d’un chêne. Des
gémissements s’en échappaient ; la dépouille du capitaine
se tenait à proximité. Au moment où Gaston se redressa pour
empoigner son brancard, une violente quinte de toux le plia en deux.
Presque
aussitôt jaillit la clarté d’une fusée éclairante et
concomitamment, une grêle de mitraille les jetèrent dans la
première cavité venue.
Lamotte
se tassait sur lui-même, le temps que le marmitage cesse.
Quand
il releva la tête, celle de son équipier avait disparu, soufflée
par une volée de shrapnels. La panique le submergea et il se rua
droit devant. Au même moment, l’enfer se déchaînait. Il essayait
de se boucher les oreilles pour ne pas entendre le miaulement des
bombes qui retombaient en tourbillonnant. Un orage de feu, la nuit
illuminée par les flammes et les déflagrations. Un dépôt de
munitions explosa au contact d’un projectile et il lui sembla que
la terre entière se soulevait pour l’avaler.
Il
s’évanouit.
Quand
il reprit ses esprits, il vit qu’il se trouvait dans une ligne
allemande. Un pilonnage intensif avait soufflé les casemates encore
debout. De son côté, Gaston n’avait plus sa pétoire et la crosse
de son révolver était fendue.
Des
boyaux boueux partaient dans tous les sens, il ne savait où aller.
Au loin, on entendait sporadiquement la batterie des canons de
campagne.
Au
détour d’un fossé, il remarqua un entassement de caisses qui
formait un escalier. Il se hissa par — dessus et vit un bout de
champs cratérisé. De l’autre côté, une chapelle sans toit
signait l’orée d’un petit bois. Il aperçut la pancarte plantée
aux abords : « Achtung minen ! ».
Il
rampa une vingtaine de minutes pour rejoindre l’abri. À
l’intérieur, il s’adossa contre un mur lézardé. Il ne tarda
pas à s’assoupir.
Une
toux brûlante le tira de sa torpeur. Pendant qu’il crachait ses
poumons au pied d’un bénitier, il ne vit pas la silhouette qui
s’était rapprochée.
Quand
il releva la tête, elle se tenait devant lui.
La
bambine se nommait Alice, c’était la fille du cantonnier de
Chaudancourt. Ses cheveux roux étaient noués en grosses nattes.
On
racontait au sein de la troupe que l’homme servait
occasionnellement de passeur. Une dizaine de poilus avait déjà
rejoint l’arrière en empruntant des chemins à travers bois que ne
connaissaient ni la hiérarchie ni les boches.
Gaston
Lamotte flaira sa chance. Puisqu’on l’envoyait au casse-pipe
récupérer un salaud de macchab, qui soupçonnerait que sa
disparition n’était pas liée à une roquette ennemie ? Dans
le sud, où habitait sa sœur, il pourrait se cacher le temps que
cesse cette foutue guerre.
Alice
restait prudemment l’écart. Elle se contentait de l’observer,
avec un mélange de curiosité et de malice.
Gaston
lui jura qu’il n’était pas un détrousseur ou un de ces pauvres
gars, rendus cinglés par les gaz, qui rôdaillaient dans les
tranchées abandonnées.
Des
explications qui parurent convaincre la fillette.
Ils
marchèrent côte à côte une vingtaine de minutes.
La
bambine empruntait des sentiers à l’écart.
Le
marmitage avait épargné la maison du cantonnier. Gaston le vit dans
son potager, occupé à ramasser des courgettes ; la guerre
semblait déjà loin.
Durant
la soirée, Lamotte avala une soupe épaisse et discuta du prix de
son évasion. Ce n’était pas si cher ; il lui resterait de
quoi prendre le train pour Decazeville et retrouver sa sœur.
Après
avoir sorti les billets de dix francs de sa poche, Gaston monta se
coucher à l’étage. Il était abruti de fatigue. C’était une
petite chambre qu’occupait jadis l’aîné du cantonnier. Il était
tombé aux chemins des Dames et depuis, l’homme vivait seul avec sa
fille.
Abruti
de fatigue, le soldat sombra dans un sommeil agité. Pourtant, il
faisait encore noir quand une nouvelle quinte de toux le réveilla,
suivie d’un violent haut-le-cœur. Quelque chose dans la soupe ne
passait pas. Il mourrait de soif. Il y avait un seau d’eau dans la
pièce d’à côté. À tâtons dans l’obscurité, il se dirigea
vers la porte et l’ouvrit avant de constater son erreur. Ce n’était
pas le bon endroit.
Il
alluma une lampe à acétylène qui traînait là et tomba sur des
dizaines de bardas et tout autant de casques Adrien, entassés les
uns sur les autres. Une grande caisse débordait de cartouchières et
de fusils.
En
ressortant dans le couloir, il vit de la lumière qui filtrait d’en
bas. Le père et la fille chuchotaient. Les paroles étaient
inintelligibles, mais il lui sembla que quelque chose clochait.
Un pressentiment angoissé
lui serrait la poitrine.
Il
s’habilla avec hâte avant de se laisser tomber depuis l’étage
par la fenêtre de la chambre. Il se ramassa lourdement au sol et
boita vers une grange. Il s’y cacha, le temps de reprendre son
souffle.
Il
régnait une odeur bizarre à l’intérieur. Un rayon de lune
perçait la toiture malmenée avant d’éclairer une table sur
laquelle se trouvait le corps d’un homme mort. Une pelle était
posée non loin. On s’apprêtait à l’enterrer.
Le
soldat s’approcha. Il reconnut le visage de Léon Vachard.
Le
tueur de gendarmes...
***
Le
cadavre ne présentait aucune blessure apparente, mais une étrange
substance laiteuse sourdait de sa bouche.
On
l’a empoisonné !
Gaston
songea à la soupe qu’on lui avait fait boire ainsi et à tous ces
poilus qui s’étaient « sauvés » grâce au passeur.
Ils n’étaient pas allés bien loin...
Sans
demander son reste, il s’enfuit à travers champs.
Au
petit jour, le fantassin sentit qu’il ne ferait pas un pas de plus.
Putain
de cheville, j’ai dû me la fouler en bombant de la chambre. Et
cette douleur dans mes tripes. Ils ont dû mettre du raticide dans
leur saloperie de soupe !
Il
s’assit sur le bord d’une départementale et attendit sans
pouvoir se relever.
Une
heure passa puis un camion vint se garer sur le bas-côté. Gaston
n’eut que la force de demander après son casernement. Il se dit
qu’en plaidant la bonne foi, on le croirait peut-être. Il s’était
égaré, voilà tout. Il fallait surtout qu’il dorme.
Le
métayer, qui était un brave homme, le déposa à la brigade de
gendarmerie la plus proche. C’était là que le Louis Garrigue
coordonnait les recherches après Vachard. Il était seul derrière
son bureau. Quand il vit l’état sans lequel se trouvait Lamotte,
il remercia le chauffeur et conduisit le soldat dans sa voiture.
Le
2e
classe débita son histoire en prenant soin d’omettre sa
mésaventure à la ferme.
Garrigue
hocha la tête, la mine sombre.
Étrangement,
sa voix était plus douce qu’à l’ordinaire.
— Tu
es un miraculé, l’instit. La plupart de tes camarades n’ont pas
survécu à la dernière offensive des boches. J’ignore comment tu
t’en es sorti, mais ce soir, tu dormiras dans des draps frais à
l’hôpital militaire.
Sur
ces mots, le gendarme claqua la portière.
Le
cahotement de la bagnole berçait Louis qui sombra vite.
Quand
le gendarme le secoua, il rêvait d’un bout de lard et d’un bain
chaud.
En
descendant de l’automobile, il ne reconnut pas son campement.
C’était la cour d’une ferme à l’aspect familier.
Non
loin, Alice se tenait près de son père, armé d’un fusil.
Garrigue
prit son révolver d’ordonnance et fit sortir Gaston de la voiture.
— Tu
peux récupérer le corps de Vachard, lança le cantonnier à
l’attention du gendarme : on l’a chopé avant-hier, il est
raide comme un coup de trique.
L’autre
opina du chef avant d’ajouter :
— Pour
la récompense, c’est la moitié chacun, comme d’habitude.
— Et
le monsieur ? demanda la fille en désignant Gaston.
Le
gendarme haussa les épaules.
— Enterrez-le
dans un trou et faites-le péter comme les autres, ça passera pour
une bombe des boches.
À
ces mots Alice sautilla en battant des mains.
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