1
La femme se figea à l’entrée
du salon, les bras ballants, son sac à main échouant sur son
escarpin droit. Le spectacle était sinistre.
– Lucille !
appela-t-elle, surprise de n’entendre qu’un murmure émaner de sa
bouche.
Elle se redressa et inspira
profondément. Surtout ne pas flancher.
– Lucille !
répéta-t-elle, la voix plus assurée.
– Oui, maman.
Une frêle adolescente
débarqua dans l’immense pièce, nue sous un tee-shirt Motörhead
trois fois trop grand pour elle, une brosse à dents à la main. Ses
longs cheveux filasse teints en noir accentuaient la pâleur de ses
traits délicats. Elle s’arrêta à bonne distance de sa mère.
Elle l’avait entendu rentrer mais se sentait peu disposée à
l’affronter. La jeune fille savait qu’elle avait déconné. Et
même plus que ça.
– Lucille ! Non !
souffla la mère, dévisageant sa fille, entre dégoût et
abattement. Pas ça ! Pas encore !
Lucille baissa les yeux sur
ses pantoufles préférées devenues bien trop petites, à l’effigie
de la Reine des Neiges. La mère, suivant le regard de sa fille, fixa
à son tour les chaussons roses et trouva le détail incongru. Leur
présence jurait avec la scène apocalyptique qu’offrait le salon.
Ou bien était-ce sa fille qui jurait dans le décor de sa vie ?
Comme pour chasser cette idée gênante, la femme secoua ses jolies
boucles blondes entourant un visage encore beau malgré les premiers
ravages du dieu Botox.
– Lucille, c’est quoi ces
cadavres ? Tu m’avais promis !
Le mutisme de sa fille agaça
la femme qui s’écria :
– Mais regarde-moi ça !
Et mon tapis d’Orient ! Il est tout poisseux !
Lucille, habituée aux
préoccupations futiles de sa mère, trouva cependant saugrenu que la
femme se soucie de son tapis en un moment si dramatique. Elle la vit
contourner avec défiance un corps étendu sur le fameux tapis, et
s’affaler sur le canapé en cuir couvert d’un plaid en boule.
Mais à peine assise, la mère se redressa illico en poussant un
hurlement. La boule en question n’était pas exactement formée par
le plaid.
– Nom de Dieu ! Il y
en a encore un là-dessous ! C’est qui celui-là ?
s’écria-t-elle hystérique, découvrant soudain une touffe de
cheveux bruns dépassant de la couverture.
Plus écœurée qu’effrayée,
elle tâta du bout des doigts le corps qui resta inerte.
– Je sais pas, maman, on
s’en fout.
– Ah ! Mais non !
J’ai le droit de connaître l’identité de celui qui agonise sur
mon divan ! Et on ne s’en fout pas, comme tu dis ! Ce qui
s’est passé ici cette nuit est grave… C’est très grave !
Tu nous avais promis de ne plus jamais recommencer. Mais qu’est-ce
qu’on va faire de toi ?
– C’était la dernière
fois, maman, je te promets…
– C’est la fois de trop,
Lucille ! hoqueta sa mère, que le désespoir gagnait à
nouveau. Et je les connais tes promesses ! Tu te rends compte
qu’on a déménagé pour te mettre à l’abri, qu’on a tout
quitté afin de te protéger de ton penchant pour… ça !
ajouta la femme en balayant la scène d’un revers de la main.
– Mais c’est pas moi qui
ai cherché les complications, je te jure !
– Arrête ! N’oublie
pas ce qu’a dit le docteur De Winter : tu dois apprendre à
être responsable de tes actes ! Et je ne pense pas que tes
nouveaux amis, certainement issus de bonnes familles, soient venus à
ta boum pour finir… dans cet état !
– Mais c’est eux qui…
– Stop ! Tu es un vrai
danger, ma fille ! Pour les autres comme pour toi-même !
Comment ton père et moi avons pu croire que te changer de ville et
de lycée arrangerait les choses ? Des clous, oui ! J’en
conclus que tu ne prends plus le traitement que ton psychiatre t’a
prescrit ?
– Ça me rendait malade.
– Mais tu es malade,
Lucille ! Et ta conduite nous rend tous malades ! Quand
est-ce que tu te rendras compte que c’est grave ! C’est une
atteinte physique irréversible, tu comprends ça ?
– Irréversible, faut pas
exagérer, marmonna Lucille.
– Ah ! Mais c’est
pas vrai ! cria la mère, exaspérée. Tu es aveugle ou tu le
fais exprès ? Mais regarde-moi ce carnage ! Et je me
retrouve complice de tes… passages à l’acte ! Je te
rappelle que ton père, qui rentre ce soir, n’était pas au courant
de cette boum !
– On dit plus boum, maman.
– Tu as raison ! Ce
n’est pas une boum, c’est un cauchemar !
Puis sans préambule, elle
ajouta froidement :
– Il faut que je me
rafraîchisse le visage.
La mère quitta la pièce à
grandes enjambées et se dirigea vers la salle de bain. Lucille
tenta de la retenir :
– Non, maman, pas par là !
Trop tard. Elle entendit la
femme pousser un cri :
– Ah ! Mais
merde alors ! Y en a un aussi dans la baignoire !
C’était la première fois
que Lucille entendait sa mère prononcer le mot « merde ».
Elle était vraiment en pétard. Mais Lucille s’en fichait… sauf
qu’elle n’aimait pas se faire hurler dessus après un réveil
difficile.
– Mais vous étiez
combien ? Je t’avais dit trois ou quatre copains, pas plus !
Lucille l’avait rejointe
dans la pièce carrelée de marbre rose :
– Au moins ici, ce sera
plus facile à nettoyer.
– Non, mais tu es
inconsciente ou quoi ? Tu as vu l’état de ce pauvre garçon ?
Et je ne te parle même pas de la baignoire ! Maintenant,
réponds-moi ! Tu as invité combien de personnes à ta boum ?
– Juste quatre, maugréa
Lucille, sans préciser qu’ils devaient bien être une dizaine au
départ.
– Encore heureux ! Et
on peut savoir où est le quatrième ? Dans le frigo,
peut-être ? Pas dans le jardin, j’espère ! Oh !
Mon Dieu, les voisins ! s’exclama sa mère en se précipitant
dans la cuisine high-tech dont la grande baie vitrée donnait sur le
parc. Tu as pensé aux voisins ? répéta-t-elle. Je te rappelle
que dans notre ancien quartier, ils avaient de sérieux doutes à
ton sujet !
– On s’en fout des
voisins.
– Non, on ne s’en fout
pas justement ! Ton père est député, je te rappelle ! Il
n’a pas besoin qu’on sache que sa fille est une…
Sa mère se retint de
prononcer le mot qui condamnait sa fille.
– Une quoi ? De Winter
t’a bien expliqué que j’étais juste en dépression, non ?
– Une dépression !
Elle est bien bonne, celle-là ! Il faut dire qu’on l’a payé
assez cher pour qu’il établisse ce diagnostic ! Et pour qu’il
la boucle ! C’est qu’il en connaît des gens haut placés,
ce bon docteur !
Cette confrontation
commençait sérieusement à ennuyer Lucille.
– On n’a pas été au
jardin, on est resté au salon, assura-t-elle à sa mère.
Observant, anxieuse, son
immense carré de verdure impeccable, la femme soupira puis s’assit
sur une chaise en fer forgé noir, visiblement soulagée. Mais ses
petits sourcils épilés se froncèrent à nouveau et elle reprit
d’une voix chevrotante :
– Comment je vais expliquer
ça à ton père ? Et aux parents de ces jeunes ?
– Tu sais bien que tu
n’expliqueras rien du tout. Ce sera notre secret, comme d’habitude.
– C’est trop facile,
Lucille…
– Ah oui ? Pour qui ?
la coupa brutalement l’adolescente.
Silence. Lucille s’adoucit
et s’asseyant à son tour, prit la main de sa mère. Il lui fallait
l’amadouer ; elle avait besoin d’elle pour réparer les
dégâts. Elle ne souhaitait pas être internée à nouveau par son
gentil papa.
– On va tout effacer avant
ce soir, et ce sera notre secret, reprit Lucille avec aplomb.
Sa mère fondit en larmes.
– Je n’en peux plus.
C’est trop dur !
– Ça ne se reproduira
plus. Je le dirai au docteur De Winter et il me trouvera un autre
traitement. Et tout ira bien.
– Tout ira bien, répéta
la mère machinalement…
Puis recouvrant ses esprits :
–… Non, tout n’ira pas
bien ! Tu devais recommencer à zéro ici, te faire discrète,
de faire de nouveaux amis ! C’est comme ça que tu
t’intègres ? En transformant une gentille soirée en
véritable champ de bataille ?
– Mais y a pas de témoins,
maman.
– Et les intéressés ?
Tu en fais quoi ?
– Eux, ils ne diront rien,
répliqua Lucille sur un ton cynique. Par contre, il faut que je te
dise un truc.
– Quoi encore ?
– Il y a quelqu’un
là-haut. Et lui, il est bien réveillé… enfin, ça devrait pas
tarder.
– Quoi, là-haut ?
Dans… dans ta chambre ?
– Non, on n’est pas
arrivé jusque-là. On s’est arrêté dans la tienne.
– Quoi ?
– Mais j’ai rien
dégueulassé, je te jure ! Et y a pas de… cadavre
dans ta chambre, comme tu dis.
– C’est censé me
rassurer ? cria la mère, se levant et se dirigeant vers le
hall. Qu’est-ce que tu fichais dans ma chambre avec ce garçon ?
– À ton avis ? lança
Lucille, lui emboîtant le pas.
– Ah ! Je vois !
Tu ne perds pas le nord, toi ! Eh bien, on n’a plus qu’à
régler ça en vitesse !
2
Quentin ouvrit un œil qui
détailla une bande de papier peint aux arabesques noires, collé sur
un pan de mur immaculé. Ultra-chic. Comme toute la déco assortie de
cette chambre spacieuse variant les nuances de gris sur fond blanc.
Mais où se trouvait-il ? Il ouvrit le deuxième œil, action
qui déclencha automatiquement une migraine insupportable. Aïe. Ça
y est, il remettait le contexte. La teuf organisée par la nouvelle.
Il était dans la chambre de Lucille… Ou plutôt dans celle de ses
parents, supposa-t-il d’après la taille XXL du lit et le décor
propret. Sage. Tout le contraire de Lucille.
Cette fille, c’était de la
bombe. À tout point de vue. Canon, souvent taciturne, parfois
exubérante, et bonne ! Étrange aussi… mais bonne ! S’il
ne se souvenait pas de tout, il se rappelait du moins le pied qu’il
avait pris cette nuit. Un corps de rêve cachant un tempérament de
feu. Une sacrée garce ! Ce n’était clairement pas sa
première fois !
Des voix lui parvinrent du
rez-de-chaussée. Les copains avaient déjà émergé ? Non,
c’était des voix féminines… deux voix… Lucille n’avait
invité que des mecs à sa petite sauterie… Et ça gueulait
apparemment. C’est
quoi tous ces cadavres ? Merde !
C’était peut-être la mère qui avait débarqué plus tôt que
prévu… tout
poisseux ! Tu
m’avais promis ! D’après
Lucille, sa génitrice ne devait rentrer que dans l’après-midi.
Mais on y était peut-être déjà, pensa Quentin en cherchant son
portable dans la poche de son jean qui traînait par terre.
Effectivement, il était près de 15h. Un cri faillit lui faire
lâcher son téléphone. La vache ! Ça bardait en bas ! Il
tendit l’oreille… l’identité
de celui qui agonise sur mon divan !... C’est très grave !
Quelle emmerdeuse !
se dit Quentin, tout en s’interrogeant sur l’identité du gars en
question.
Il enfila ses fringues à la
hâte et recoiffa tant bien que mal ses cheveux blonds mi-longs
devant la coiffeuse patinée surplombée d’un miroir ovale. Il
avait une sale tronche. Une petite ligne aurait remis tout ça en
place, mais il avait laissé son matos en bas ; enfin, ce qu’il
en restait. Pour les présentations, il improviserait. Sa gueule
d’ange – malgré ses yeux de lapin injectés – plaisait
généralement aux vieux, ainsi que le vocabulaire châtié qu’il
maîtrisait quand l’occasion s’y prêtait : lors des stages
dans la boîte de papa, dans les rallyes mondains organisés par les
familles huppées du coin, ou avec les parents des bourgeoises qu’il
avait sautées. Il savait comment les prendre, tous ces cons, et
cachait bien le mauvais garçon qu’il était en réalité. Comme
Lucille. Ca servait d’avoir reçu de l’éducation.
Quentin sortit de la chambre
située au premier étage et perçut encore les mots vrais
danger… traitement… psychiatre… irréversible… Il
n’avait aucune idée de ce qui se déroulait en bas, mais une chose
était certaine : il était tombé chez des barges ! Sur
une barge ! Cette constatation ne le surprit pas outre mesure.
Dès le premier jour au lycée, il s’était douté que Lucille
n’était pas nette. Cette nana s’était pointée au bahut en
plein milieu de l’année scolaire, débarquant de Paris à ce qu’on
disait, avec un papa député qui n’avait rien à foutre dans leur
patelin. Un patelin friqué, certes, mais relativement isolé comparé
au 16e
arrondissement que la famille avait quitté à la hâte. Ça, c’est
Lucille qui le lui avait appris quand ils avaient sympathisé. Sur le
moment, Quentin avait pensé à une embrouille politique, mais aucune
info n’avait transpiré sur le Net. Le député était toujours en
poste et se tapait à présent cent cinquante bornes pour exercer ses
fonctions.
Alors quoi ? Alors, les
mots que Quentin venait de surprendre lui indiquaient une toute autre
piste : celle de la fille pas nette justement. Danger,
psy, traitement… Lucille
devait être atteinte d’une quelconque maladie mentale. Une
dépression, peut-être ? Mais on ne déménage pas parce qu’on
a une fille dépressive ; sans quoi, ce serait l’éternel
exode dans les quartiers chics ! se dit ironiquement Quentin qui
ne voyait jamais ses parents, trop occupés à gérer le patrimoine
et à paraître en société.
Regarde-moi ce carnage !
continuait la mère… Quand
je pense que je suis complice… Quentin,
qui venait d’atteindre le palier, s’immobilisa. Le parquet avait
craqué et la fin de la phrase lui avait échappé : de quoi la
mère était-elle complice, et à quel carnage faisait-elle
allusion ? Soit elle était de nature hystérique, soit il se
passait quelque chose d’anormal dans cette maison que Quentin
souhaitait quitter au plus vite, ne pensant déjà plus aux
présentations avec belle-maman.
Il descendit donc les
premières marches de l’escalier, le pas soudain précautionneux
sans qu’il eût su expliquer pourquoi, mais un cri le stoppa net,
suivi d’un : Y
en a un aussi dans la baignoire ! C’est pas vrai !
Mais de quoi elle parlait, la vieille ? Ils n’avaient pas
foutu tant le bazar que ça, la veille ; c’était même une
soirée plutôt cool… Remarque, Lucille et lui étaient
certainement montés bien avant la fin des festivités… Il ne se
souvenait plus. C’est le problème, avec la coke. Sur le coup, ça
rend alerte, mais mélangé à l’alcool, ça peut créer des
amnésies. Malgré son jeune âge, Quentin en connaissait un rayon !
Certains potes se trouaient la chevelure à coup de fumette et autres
trips ; lui se trouait la mémoire.
T’as vu l’état de ce
pauvre garçon ? Et je te parle même pas de la baignoire !
J’espère qu’y
en a pas au jardin ! Quentin
sentit l’inquiétude le gagner. De quoi souffrait Lucille au
juste ? Et de quoi était-elle capable ? Après leur baise
endiablée, il s’était endormi comme une loque et à son réveil,
la fille n’était plus là. Que s’était-il passé entre-temps ?
Lucille ne se droguait même pas ! Il en aurait bientôt le cœur
net, ne pouvant camper indéfiniment dans cette cage d’escalier. Sa
migraine empirait sous l’effet du stress grandissant et il lui
fallait une aspirine de toute urgence.
Il s’apprêtait à
descendre, déterminé, lorsqu’il entendit un claquement de talons
se rapprocher ainsi que la voix de la mère : T’as
pensé aux voisins ? Je te rappelle que dans notre ancien
quartier, ils avaient de sérieux doutes à ton sujet !
Et Lucille qui répondait : On
s’en fout des voisins… Et
l’autre rétorquant de plus belle : Non
on s’en fout pas ! Ton père est député, je te rappelle !
Il n’a pas besoin qu’on sache que sa fille est une…
La phrase resta en suspens.
Une quoi ?
se demanda Quentin, à nouveau figé sur sa marche. Une folle ?
Il devinait à présent que l’arrivée impromptue de cette famille
dans leurs beaux quartiers était liée au comportement de Lucille.
Les deux femmes devaient se
trouver dans la cuisine car leurs voix lui parvenaient plus
distinctement bien qu’il ne saisît pas tout. Il ne pouvait gagner
la sortie sans se faire remarquer, ni rester planté là. Et d’abord,
pourquoi se cacher ? Cette situation devenait ridicule ! se
dit le jeune homme, comme pour se donner du courage, tandis qu’un
poids lui compressait insidieusement la poitrine. Il devait se
calmer. Et écouter…
Visiblement, la mère
craquait, tandis que la fille réclamait le secret,
promettait de se faire soigner et rassurait sa mère : Mais
y a pas de témoins, maman.
De témoins de quoi, bon sang ! se demanda Quentin entre
exaspération et panique, tout en se dandinant sur sa marche, pris
d’une soudaine envie de pisser.
Et
les intéressés ? Tu en fais quoi ?
cracha la mère.
Eux, ils ne diront rien…
Quentin sentit ses jambes se
dérober. La réplique de Lucille et plus encore le ton employé lui
glacèrent les sangs. Un ton implacable où se mêlaient cynisme et
détachement. Alors Quentin réalisa que les
intéressés en
question, ses potes, auraient dû se réveiller depuis longtemps au
milieu de tous ces éclats de voix…
Sauf s’ils étaient déjà
partis, mais non, puisque la mère en avait trouvé un dans la
baignoire…
Alors peut-être qu’ils ne
se réveillaient pas parce qu’ils étaient…
Merde ! C’était pas
possible !
Il
y a quelqu’un là-haut. Et lui, il est bien réveillé… enfin, ça
ne devrait pas tarder. Il
fallait qu’il se barre de là en vitesse ! Je
te promets qu’il n’y a pas de… cadavre dans ta chambre… Les
deux dingues allaient monter ! Il entendait leurs pas se
rapprocher dangereusement ! Il était pris au piège. On
n’a plus qu’à régler ça en vitesse !
assena la mère, aussi barge que sa fille.
Quentin se retrancha dans la
chambre et s’enferma à clef. Il courut à la fenêtre dont il tira
les rideaux. La chambre parentale donnait sur le jardin. Il
tressaillit quand quelqu’un tourna la poignée de la porte. Il
entendit Lucille assurer à sa mère qu’elle n’avait pas fermé à
clef. Eh !
bien, je vais en chercher une autre ! s’exclama
la femme, tandis que Lucille criait :
– Quentin !
Ouvre-moi, putain !
L’adolescent ouvrit
fébrilement la fenêtre et regarda en bas : il ne devait pas y
avoir plus de quatre mètres. Il atterrirait directement dans l’herbe
tendre et pourrait s’enfuir, l’immense jardin qui tenait plus du
parc étant ouvert sur l’extérieur, comme souvent dans ces
lotissements sécurisés, avec enclos, barrière et gardien. Un zoo
de luxe.
Lucille tambourinait à la
porte, mais Quentin ne bougeait toujours pas. Le jeune homme peu
sportif appréhendait le saut autant que la chute. Et pour la
première fois de sa vie, il avait le vertige. Ce plan n’était
peut-être pas une bonne idée.
Il se retourna vers la porte.
Peut-être pourrait-il se précipiter sur celle-ci au moment où elle
s’ouvrirait, déstabilisant les assaillantes pour ensuite
dégringoler les escaliers et gagner la porte principale ? Il
avait vu ça dans un film, avec Amaury, son grand frère qui vivait
aux States aujourd’hui. Amaury avait bien fait de se tirer loin du
marasme familial. Amaury était quelqu’un de bien, pas comme lui.
Amaury avait tenté de le raisonner quand il avait appris que son
petit frère touchait aux substances illicites. Mais ensuite, il
était parti de la maison. Et Quentin s’était retrouvé seul. Avec
ses parents. Tout seul.
La porte s’ouvrit soudain,
et Quentin se retrouva face à Lucille et à sa mère qui lui lançait
un regard assassin.
Alors Quentin sauta. Sauf que
dans la panique, il se jeta, plus exactement. L’herbe se rapprocha
à vitesse grand V, puis il entendit un craquement.
Maxime qui, enfin délivré
des derniers effets de l’héro, émergeait de sa baignoire, vit son
copain Quentin passer devant la fenêtre de la salle de bain et
s’écraser sous ses yeux.
Le hurlement de terreur de
Maxime réveilla en sursaut Charles et Louis, respectivement affalés
sur le canapé et sur le tapis, au milieu d’innombrables cadavres
de bouteilles, d’un reste de poudre et même d’une seringue.
ÉPILOGUE
Madame Gontrand reçut
dignement la police sur le perron marbré de sa villa, ignorant les
regards suspicieux et les mines agacées des voisins postés à leurs
fenêtres, alertés par les sirènes de l’ambulance et des
pompiers.
Devant le spectacle
qu’offraient le salon en bataille et les yeux cernés des gosses
junkies, des « p’tits cons » selon certains, des
« pauvres mômes » selon d’autres, les policiers
déduisirent rapidement la cause du drame. À la question : Que
prenait votre copain ?
Il leur fut répondu cocaïne.
La drogue qui rend paranoïaque. C’est ce qu’expliqua l’un des
agents à madame Gontrand.
L’enquête s’arrêta là,
à peu de chose près. Quentin était mort sur le coup, la nuque
rompue, après une mauvaise chute dans l’herbe tendre et la drogue
dure.
Monsieur Gontrand, député,
régulièrement en déplacement, apprit donc que sa femme avait
laissé leur fille convalescente organiser une soirée festive en son
absence. En effet, madame Gontrand avait trouvé à son nouveau club
de tennis un jeune amant dont elle ne pouvait plus se passer.
Monsieur le savait, mais il soutint néanmoins madame dans la
terrible épreuve qui les attendait tous deux : les
nouveaux voisins savaient pour leur fille.
Lucille, alcoolique depuis
ses quinze ans, retourna en cure, au grand dam de ses parents qui lui
avaient pourtant payé le meilleur suivi psychiatrique quelques mois
auparavant. Ils avaient donc fait pour le mieux, en vain.
FIN
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