La
chambre est plongée dans l’obscurité depuis une demi-heure à
peine, mais je sais déjà que je vais être incapable de sombrer
dans le sommeil, malgré la fatigue qui envahit la moindre cellule de
mon corps. Lui dort sereinement, paisiblement, à côté de moi,
tourné vers l’extérieur du lit. Il m’offre son dos, qui va et
vient avec une régularité tranquille que je ne peux qu’envier,
jalouser.
La
colère s’insinue en moi, quand bien même je sais qu’elle ne
m’aidera pas à m’endormir, au contraire. C’est tellement
facile, pour lui.
Il lui suffit d’éteindre la lumière, de fermer les yeux, pour
aussitôt tomber dans les bras de Morphée. Pendant que je suis
condamnée à me retourner, à ressasser, encore et encore, jusqu’à
avoir envie de hurler et de jeter mon oreiller à travers la pièce.
Comment
tout a pu basculer en quelques années à peine ? Aurais-je pu
prévoir, anticiper le chemin que notre couple prendrait ?
Est-ce que si j’avais su, je me serais enfuie à toutes jambes le
soir où il m’a enfin embrassée, après des semaines de doutes et
d’impatience, ce fameux soir d’automne où il a posé ses lèvres
contre les miennes alors que je désespérais qu’il ose faire le
premier pas ? Ou aurais-je malgré tout sauté à pieds joints
dans toute cette histoire, notre
histoire, en espérant changer le cours des choses ?
Je
voudrais me lever mais je n’ose pas. Descendre au salon, m’abrutir
devant la télé, m’endormir peut-être dans le canapé, blottie
dans un plaid qui ne parviendra pas à me réchauffer. Mais je sais
ce qui se produira s’il se réveille au moment où je passe à côté
de lui. Ou pire, s’il s’aperçoit que mon côté de lit est vide.
Il me rejoindra, les yeux bouffis de sommeil, et, d’une voix
pâteuse, me demandera ce que je fais là, pourquoi je ne suis pas
dans la chambre. Je
n’arrivais pas à dormir, c’est tout.
Il soupirera, sourira d’un air mauvais. C’est
ma faute, c’est ça ?
Je sais exactement ce qui se passera. Le ton qui montera. Son
agacement qui se muera en autre
chose que je n’ai
pas le courage d’affronter.
Impuissante,
je me force à fermer les paupières, à compter lentement pour
éviter de laisser mes pensées vagabonder là où ça fait mal.
Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment j’ai
pu en arriver là, après avoir eu sous le nez toute mon enfance
l’exemple de ma mère ?
Certains
matins, alors qu’elle me versait d’une main tremblante du lait
chaud dans mon bol, elle tenait à peine debout. J’avais
l’impression qu’il m’aurait suffi de souffler un peu dans sa
direction pour qu’elle se retrouve plaquée contre le mur. Son air
absent, son sourire triste, vaincu. Ce
n’est rien, ma chérie. Ne t’inquiète pas, papa ne voulait
pas... Ce n’est pas sa faute… Maman va prendre un café, et tout
ira mieux après.
Tout
ira mieux après. Et à présent, c’est moi qui suis devenue la
frêle épouse. Comment ai-je pu reproduire le schéma que j’ai eu
sous les yeux depuis ma naissance alors que je n’avais qu’un seul
objectif ; m’en éloigner à tout prix ? Comment est-il
possible que désormais, ce soit moi qui peine à esquisser un
sourire chagrin à mes enfants quand je les contemple, attablés
devant leur petit-déjeuner ? Comment, à trente ans
d’intervalle, puis-je me retrouver à prononcer les mêmes phrases
absurdes que ma mère, en espérant naïvement qu’elles puissent
leur paraître réconfortantes ?
Je
regarde mon visage dans le miroir, le matin, et je n’y vois plus
que des ombres. Saillantes, grandissantes jour après jour. Bien sûr,
je les camoufle, je les dissimule du mieux que je peux sous le
maquillage couleur chair, et je me convaincs qu’elles passent
presque inaperçues. Que les autres n’y voient que du feu. Que de
toute façon, ce n’est pas si flagrant, que je ne suis sans doute
pas la seule à endurer ça, que le miroir se trompe et exagère la
réalité. Que rien ne vaut un peu d’anticernes et de blush rosé
pour avoir bonne mine, pour paraître vivante. Pour me fondre dans la
masse et surtout n’éveiller la curiosité de personne.
Les
minutes s’égrènent, implacables, sur l’écran de mon réveil.
Les chiffres lumineux me narguent, comme s’ils savaient que cette
nuit encore, c’est eux qui gagneront, qui m’écraseront lorsque
l’aube s’immiscera à travers les rideaux de la chambre. Plus ils
défilent, plus je sens la tristesse et la colère se frayer un
chemin jusqu’à mon cœur. Il dort et c’en est insupportable.
Injuste. Dégueulasse.
Combien
de femmes vivent la même chose que moi ? Combien subissent en
silence, se taisent ? Combien ferment les yeux, se bouchent les
oreilles dans l’espoir que ce sera suffisant, tolérable ?
Parce que bien sûr, il s’en veut. Il regrette, il se sent
coupable, après.
Il voudrait se rattraper, se faire pardonner ; il m’offre des
fleurs, des chocolats, des baisers. M’inonde de tendresse et de
cadeaux. Il promet, évidemment. De faire des efforts, de ne pas
recommencer, de se maîtriser.
Paroles
et paroles et paroles, comme dit la chanson.
Combien
comme moi ont envie d’y croire, à chaque fois ? Se dire que
leur couple ne se résume pas à ça,
qu’il y a autre chose, de plus beau, de plus fort. Que ce serait
ridicule de laisser ça les séparer. Que l’amour et l’affection
peuvent et doivent l’emporter. Qu’on ne peut pas envoyer valser
un mariage, une vie de famille pour si peu ; qu’un couple, ça
exige des efforts, des sacrifices, de l’abnégation, du courage.
Qu’on ne détale pas à toutes jambes au moindre vacillement, sous
peine de passer pour la traître, la harpie, la méchante.
Et
qui dit qu’il renoncerait aussi facilement à moi, de toute façon ?
Qui dit qu’il comprendrait que ma souffrance est telle que je songe
à le quitter, que je rêve d’être seule ? Qui dit qu’il ne
se jetterait pas à mes pieds pour me supplier de lui accorder une
nouvelle chance, pour me promettre de changer ?
De
plus en plus souvent, j’ai l’impression de me noyer. La nuit,
quand il est endormi à côté de moi. Quand je reste allongée, à
ruminer, à ressasser sans fin. Dans ces quelques heures obscures où
j’ai le sentiment que la terre entière a trouvé le sommeil et a
arrêté de tourner, la terre entière sauf moi, tout me paraît
brusquement si insoutenable que je dois parfois me mordre le poing
pour contenir mon envie de hurler de rage. Ma mâchoire se referme
sur la partie charnue de la paume de ma main et je serre jusqu’à
ce que la douleur me fasse oublier, quelques instants seulement, mon
désespoir. Alors mon souffle s’apaise peu à peu, et je me prends
à imaginer comment ce serait d’en
finir.
À
côté de la fenêtre, je contemple la grande vitrine en verre qu’il
a récupérée à la mort de ses parents. Quatre étages remplis de
presse-papiers de toutes les formes et de toutes les couleurs, la
précieuse collection de sa défunte mère dont il n’a jamais voulu
se débarrasser et qui trône désormais dans notre chambre. Je
m’imagine me lever, ouvrir sans un bruit la porte vitrée, choisir
le presse-papier idéal sur l’étage inférieur ; un gros cube
en verre transparent avec des fleurs séchées rose vif à
l’intérieur. Je suis incapable de me rappeler de quelles fleurs il
s’agit, j’ai le nom sur le bout des lèvres, mais impossible de
le retrouver. C’est le plus lourd de toute la collection ; je
le sais parce qu’une nuit, je les ai tous soupesés un à un. Il me
suffirait de prendre ce cube, de sentir mon bras lesté de ce poids,
de ces arêtes tranchantes. De m’approcher de lui. De lever le
presse-papier le plus haut possible, peut-être en l’agrippant à
deux mains, d’ailleurs. Et puis de le fracasser de toutes mes
forces sur ce crâne injustement empli de rêves. De m’y reprendre
à plusieurs fois, pour être sûre.
Jusqu’à ce que le bruit sourd devienne spongieux, jusqu’à ce
que des traînées rouge sombre viennent colorer ses cheveux
châtains, jusqu’à ce que je sois certaine de ne plus entendre une
autre respiration que la mienne.
Jusqu’à
ce que le silence se fasse, enfin.
Cette
scène, je me la suis représentée des dizaines de fois. D’abord
malgré moi, le cœur au bord des lèvres, effrayée d’oser penser
à de telles horreurs. Puis un peu plus sereinement, comme un enfant
qui visualiserait des moutons en train de sauter au-dessus d’une
barrière pour trouver le sommeil. Parce que je suis bien obligée de
me rendre à l’évidence : une fois que je m’imagine reposer
le cube ensanglanté sur la table de chevet puis reprendre mon
souffle en contemplant les draps imbibés, je me sens tellement plus
légère que je finis toujours par sombrer pour ne me réveiller
qu’au petit matin.
Les
pétales des trois fleurs fuchsia semblent osciller très légèrement,
même s’ils sont prisonniers de leur cercueil de verre. J’ai
retrouvé le nom, il surgit comme une ampoule qui s’éclairerait
tout à coup au-dessus de ma tête. Des immortelles. Trois
immortelles à jamais figées dans un cube. Comme c’est ironique.
Bien
sûr, j’ai cru que ça s’arrangerait au fil du temps. Que ce
n’était pas si important que ça. Parce qu’au début, c’était
accidentel. Exceptionnel. Involontaire, toujours. J’étais
indulgente. Il est
sous pression ; au boulot, c’est loin d’être évident, en
ce moment. À
l’époque, j’étais capable de relativiser. Il
traîne une crève depuis des semaines, ce n’est pas facile pour
lui non plus. Tout
est venu si insidieusement, si progressivement, si normalement,
dans un sens. Les périodes de répit, d’accalmie me donnaient le
sentiment que c’est moi qui exagérais, qui faisait tout un drame
de pas grand-chose. Parce que l’espoir s’insinuait en moi, prompt
à balayer tout le reste. Ça
n’arrivera plus, il va se contenir, on va s’en sortir.
Et
puis ces phases ont été de plus en plus courtes. Jusqu’à ce
qu’un jour, je réalise qu’elles n’existaient plus. Ou alors
lorsqu’il n’était pas là, bien sûr.
J’ai
comme un trou au creux des côtes, mon sang bat furieusement à mes
tempes. Je n’en peux plus de cette honte qui dégouline le long de
mes vertèbres en permanence. Cette image de petit couple parfait,
qui respire le bonheur et qu’on envie. Qui n’a rien à voir avec
la réalité, avec notre quotidien miné par sa faute. Tu
as une chance inouïe d’être tombée sur un homme comme lui !
Mes amies
minaudent, susurrent à son approche. Forcément, puisqu’elles
ignorent tout. Puisque je suis incapable de me confier tant j’ai
peur que leur façon de me voir change brutalement. Que
penseraient-elles, si elles savaient ? Elles auraient pitié.
Elles diraient que tout est ma faute, que c’est moi qui ai laissé
traîner les choses, moi qui ai laissé ça se produire au sein de
mon couple. Elles échangeraient des regards compatissants, gênés.
Elles éclateraient de rire en pensant que je plaisante.
Ou
pire, elles ne me croiraient
pas.
J’enfouis
ma tête dans mon oreiller en réprimant l’envie de le mordre de
rage. Le seul à qui j’avais osé en parler, un jour où j’étais
à bout de forces, c’était le médecin. Je revois encore sa façon
de secouer la tête, comme s’il regrettait que j’aie ouvert la
bouche, comme si j’avais proféré une terrible calomnie. Son air
soudain embarrassé, son regard fuyant. Il
n’y a rien à faire pour le soigner ?
Il avait émis un petit rire sans même desceller les lèvres, et le
son était resté coincé dans sa gorge, bien au chaud. Je
n’ai aucun miracle à vous proposer, vous vous en doutez… Il
m’avait fait comprendre qu’il n’était pas le mieux placé pour
que je m’épanche ainsi et j’avais baissé la tête, humiliée.
Vous ne croyez pas
que vous dramatisez un peu ? Après tout, votre mari ne fait
que... J’étais
sortie du cabinet sans le laisser finir sa phrase, atterrée.
Jamais
plus je n’en avais reparlé à qui que ce soit.
Cette
nuit, c’est intenable. Pourtant c’est la même nuit que toutes
les autres, ni meilleure, ni pire. Mais entendre sa respiration
lancinante me rend folle. Je voudrais le secouer pour que lui aussi
sache ce que c’est de ne pas pouvoir dormir, de ne pas pouvoir
récupérer.
Je voudrais l’attraper par l’épaule et le retourner sur le dos.
Le frapper, l’étrangler, serrer fort, encore et encore, jusqu’à
ce qu’enfin tout devienne silencieux. Voir son regard hébété,
incapable de comprendre ce qui lui arrive. L’étouffer avec ses
fleurs à la con et ses chocolats trop sucrés, lui enfoncer au fond
de la gorge jusqu’à ce que plus aucun son n’en sorte.
Cette
nuit, je crois que j’en serais capable. Je crois que j’en suis
capable. Mes mains tremblent de hargne, soudain, c’est comme si
tout mon corps était parcouru d’une rage électrique. Il est là,
paisible, sur le dos. Son torse se soulève avec la régularité d’un
métronome, sa bouche est entrouverte comme celle d’un bébé
insouciant. Je pourrais prendre mon oreiller et lui écraser sur la
tête, m’asseoir de tout mon poids sur lui et sentir ses bras qui
s’agitent en vain comme les pattes d’un vulgaire scarabée coincé
sur le dos. Malgré l’épuisement, malgré la peur, j’en aurais
la force.
J’en
ai
la force. Et puis, j’ai l’avantage de la surprise.
Avec
l’énergie du désespoir, je plaque l’oreiller en plumes contre
son visage. Au bout de quelques instants, ses mains tentent de
m’agripper, de me griffer, mais je ne cède pas, je lutte pour ma
propre survie, je suis lucide comme jamais. C’est ce soir qu’on
en finit, ce soir que tout s’achève enfin. Ce sera lui ou moi et
il est hors de question que je ne triomphe pas. Mes forces sont
décuplées, mon cerveau anesthésié. Au bout de ce qui me paraît
être une éternité, il commence à lâcher prise, je sens ses
gestes qui deviennent plus flous, plus mous, ses muscles qui se
relâchent, qui abandonnent.
Même
lorsqu’il ne bouge plus du tout, je demeure cramponnée à
l’oreiller, appuyée de tout mon poids, crispée sans oser y
croire. Je reste immobile, tendue comme un arc pendant longtemps,
angoissée à l’idée de me laisser tomber sur mon côté du lit et
de le voir se redresser aussitôt, comme un diable à ressort.
Quand
les premières lueurs du jour commencent à filtrer à travers le
volet de la chambre, je sors de ma léthargie et prends conscience du
silence qui règne dans la pièce.
Un
silence épais, cotonneux, lourd. Seulement troublé par les
battements apaisés de mon cœur.
Cette nuit, je n’aurais pas
eu à sortir, de guerre lasse, une paire de boules Quiès de ma table
de chevet pour les enfoncer rageusement dans mes oreilles. Je
n’aurais pas eu à supporter ces vrombissements assourdis, à prier
pour que mon mari s’étouffe et arrête de me tuer à petit feu.
Dans
quelques heures, il ne s’étirera pas en s’exclamant qu’il a
dormi comme un loir, il ne bâillera pas en me demandant si j’ai
passé une bonne nuit, il ne soupirera pas quand je lui rétorquerai
que comme d’habitude je n’ai pas pu fermer l’œil à cause de
lui, il n’aura pas à s’excuser d’un air contrit et agacé à
la fois. Il n’aura pas à protester, à s’expliquer, qu’est-ce
que tu veux que j’y fasse, ce n’est pas comme si je le faisais
exprès...
Les
ronflements ont cessé.
Enfin.
Vous
ne croyez pas que vous dramatisez un peu ? Après tout, votre
mari ne fait que ronfler, ce n’est pas comme s’il vous violentait
à longueur de journée,
m’avait assené le médecin en souriant comme on sourit à un
enfant trop turbulent.
Mon
mari ne fait que ronfler.
Ne
faisait que
ronfler.
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