LUNDI
La
routine grignote déjà le capital des fêtes de fin d’année.
Adieu
guirlandes et cotillons. Bonjour le stress.
L’hiver
s’épanche en flocons paresseux. La cohorte des passagers se
rue sur le quai de gare en une masse compacte. L’immuable rituel
matinal entraîne invectives et bousculades auxquelles Oriane ne
prête qu’une attention distraite. Détachée de la foule, elle
feuillette son carnet de notes comme on entame un long voyage. Les
idées jetées pêle-mêle mènent-elles quelque part ?
Une
bourrasque éparpille ses pensées confuses. Le train pointe le bout
de son museau métallique. Destination Paris, capitale de lumière.
Et de misère.
Oriane
laisse une dizaine de petits bonshommes emmitouflés s’engouffrer
dans le wagon. Attaché-case et parapluies se disputent l’espace
disponible. Elle force le passage. Comme chaque matin. Elle s’attarde
sur les mines attristées par des récits de voyage conjugués en
dépit de retours. La féérie de Noël s’éloigne déjà sous le
brouillard des jours sombres.
Oriane
observe les gens, tire ses fantasmes à la source du vivier humain.
Les imperfections façonnent la muse d’un auteur en devenir. Elle y
croit dur comme fer, à son rêve…
Le
train prend de l’allure, met en perpétuel mouvement le paysage
bétonné défilant derrière les lucarnes sales. Oriane dévisage
son reflet sur les vitres du rail. Elle se fond à la horde de
zombies en arrière-plan, avec la même absence dans le regard, les
mêmes gestes articulés par habitude, la même existence robotisée.
Et un but commun : atteindre son lieu de travail sans dommage ni
intérêt.
Elle
entrevoit mentalement la somme inscrite au bas de sa fiche de paie.
Maudit le salaire misérable qu’elle dilapidera au gré de ses
pérégrinations en librairie. S’évader par procuration, diluer un
morne quotidien à l’ivresse des mots, c’est tout ce qui lui
reste. Nourrir un plaisir indécent à côtoyer des journées
remplies de petits
riens.
Et soudain, voir briller une étincelle au bout du tunnel. Le fol
espoir de trouver l’inspiration sur des visages inconnus croisés
dans l’abondance d’effluves acides, se délecter des situations
sordides animant les passagers tels des pantins.
Alors
elle crayonne. Rature. Retranscrit…
Ses
ressentis, ses craintes, sa lassitude. Compose avec ce théâtre à
taille humaine revisité quotidiennement.
Le
temps n’a soudain plus de prise, lui qui s’accroche pourtant si
souvent à la monotonie.
Une
voix enregistrée annonce la prochaine station. La
sienne !
L’alarme hurle tandis qu’Oriane s’épuise à repousser les
retardataires qui la bousculent pour prendre sa place. Elle s’éjecte
entre deux portes, au risque d’y perdre un bras ; fait
volte-face, mâchoires serrées sur un flot d’injures.
Le
train redémarre dans un fracas assourdissant.
C’est
alors qu’elle l’entraperçoit…
MARDI
Le
train accuse vingt minutes de retard.
Colis
suspect en ligne de mire. Fausse alerte. On s’agglutine. On
soupire, exaspéré. On redémarre. On rumine déjà de plates
excuses adressées à un patron conservant en permanence le doigt
posé sur la touche eject.
Oriane
scrute l’entourage asocial, se fond dans l’agitation d’une
foule nerveuse pour entamer le chapitre de sa journée.
Un
homme plaque son corps massif contre le sien. Un courant électrique
lui transperce le dos. L’odeur entêtante d’un parfum bon marché
flotte sur ses épaules rentrées. Oriane déplie lentement son bras
et décoche un coup de coude au niveau du plexus de l’inconnu.
Réflexe défensif efficace. Autour d’elle, un nouvel espace se
crée. Un espace de créativité ouvert sur les abîmes inscrits en
filigrane de ses envies : l’intention d’explorer la noirceur
à travers l’écriture de romans policiers. Un rêve osé. Alors
elle ose.
Elle
scrute les visages, pour oublier le sien.
Décortique
leurs mimiques et leur invente une vie, pour oublier la sienne.
Détaille
mentalement les costumes de ces humains taillés en portemanteaux.
Face
à elle, un gamin en tenue de sport agite la tête au rythme des
vociférations émises à travers ses écouteurs. Bruits de
casseroles et de voix éraillées. Âge approximatif, quinze ans.
Trop jeune pour incarner un protagoniste sanguinaire. La sauce ne
prend pas. Oriane détourne le regard.
Rayé
de la liste.
Elle
s’intéresse à la femme sophistiquée, placée légèrement en
retrait. La chaleur dans le wagon dilue déjà son maquillage
outrancier. Le regard vague, elle vogue, loin, si loin que rien ne
semble l’émouvoir. Pas même l’enfant souillon recroquevillé
dans les bras d’une mère sans sourire. Un pur cliché.
Rayés
de la liste.
Oriane
désespère. Aucun déclencheur visuel dans le spectre restreint de
son imaginaire. Pas même une rixe pour la soustraire à l’ennui.
Une
main noueuse traverse l’horizon et agrippe la barre transversale.
Oriane s’écarte légèrement. Elle focalise son attention sur le
serpent tatoué qui s’enroule autour du poignet et remonte dans le
prolongement de l’avant-bras. Un rictus de dégoût déforme son
minois tandis qu’elle s’éloigne de la bête.
Oriane
pourchasse l’inspiration. Réitère, station après station.
C’est
alors qu’elle l’aperçoit… Seul, au milieu de ceux qui
l’ignorent.
Elle
voudrait tant le retenir !
Trop
tard. La machine infernale repart. En criant.
MERCREDI
Jour
des enfants.
Oriane
n’en veut pas. Les
marmots, ça braille tout le temps,
dixit maman.
Les
propos tenus par sa défunte mère témoignaient d’un amour forcé.
De quoi ravager l’esprit d’une gamine… et la rendre accro à
l’échappatoire dévastatrice des mots.
Cependant,
l’avantage du mercredi tient justement à ces génitrices qui
désertent les transports pour s’occuper de leur foyer. La
fréquentation est moins dense sans toutefois modifier l’air
irrespirable des souterrains.
Le
confinement l’asphyxie sous une profusion de fragrances contraires.
Cependant, Oriane s’offre le luxe de déambuler dans le wagon,
slalome entre les sièges occupés, étouffée par la détresse de la
page blanche.
C’est
alors qu’elle le voit.
Replié
sur lui-même. Ignorés de tous. Y compris par la femme enceinte à
qui personne ne daigne céder la place.
Oriane
s’approche de lui. L’effleure du bout des doigts, explore la
texture râpeuse du tissu mauve. À son contact, les idées affluent,
la submergent. Un orgasme de mots déclenché par la vision anodine
d’un strapontin vacant.
Étrangement,
personne ne s’attarde sur son utilité – soulager les membres
inférieurs d’une station debout prolongée –. Elle se met à
concevoir un improbable scénario autour de cet emplacement inanimé.
La trame d’une sombre histoire se dessine. Oriane frissonne. Un
octogénaire lorgne dans sa direction avant de se rétracter. Elle
soupire bruyamment, éveillant l’intérêt d’une fillette haute
comme trois pommes. Un sourire grimaçant suffit heureusement à
l’effrayer. La jolie tête blonde se niche sous les jupons de la
femme qui l’accompagne.
Dans
son délire, Oriane projette une intrigue imparable. Et
si
seuls
le séant d’un prince ou celui d’un ange trouvaient grâce à ses
yeux ?
Mais les princes n’empruntent pas les transports en commun et les
anges n’ont nul besoin de s’asseoir. Elle revoit donc sa copie,
insère un marginal d’envergure pour corser son récit. Un
mendiant ? Un désaxé ? Un psychopathe ! Oui !
L’option idéale pour repousser les limites de sa propre folie. De
quoi noircir des pages d’un carnage sanglant.
Oriane
manque louper son arrêt, se précipite hors du wagon.
Immobile
sur le quai, elle sourit béatement, les images d’un massacre
imprimées sur ses rétines.
Et
le strapontin mauve s’efface dans l’obscurité du tunnel.
JEUDI
Il
lui arrive de songer que le monde serait plus sain sans elle. Plus
lumineux aussi. Est-ce la raison qui l’incite à décimer ses
semblables au gré de ses écrits ?
Au
final, qui se soucie du pourquoi ?
Ce
qui importe, c’est comment…
Un
train bondé d’innocents. Un strapontin maudit. Un loup lâché
dans la bergerie. De quoi agrémenter une fiction morbide à souhait.
Pas au point de remporter un prix littéraire, mais suffisamment
prégnante pour susciter la curiosité d’un lecteur.
Et
son plus fidèle lectorat, c’est elle-même.
Aujourd’hui,
l’aube peine à se lever. Le monde, plongé dans l’humeur ouatée
d’une brume insistante, vaque à ses occupations routinières. Le
froid mordant cisaille ses pommettes exposées à l’air libre. La
morsure ravive la colère dirigée à l’encontre de son boss. Hier,
il n’a cessé de la houspiller ! À coup d’ordres
contradictoires et de remarques désobligeantes. Envie de tout
plaquer. Pas sans l’avoir préalablement dézingué.
Oriane
regrette parfois de n’être autorisée à tuer que par procuration.
Elle
ricane.
Le
strapontin mauve se chargera de lui rendre justice. Non, pas lui,
mais l’homme qui dépliera le battant… C’est écrit.
La
jeune femme se positionne sur le quai de manière à repérer
facilement la voiture concernée. Les rails vibrent. Le train
approche. Elle tremble. Et si soudain tout s’arrêtait ? Si
son fantasme au sujet du strapontin s’écroulait sous le poids
d’une ménagère ? Pire, d’un vieillard atteint
d’incontinence ? La magie cesserait d’opérer, assurément.
Reprendre
son souffle.
Espérer.
Et
savourer l’exaucement de son vœu.
Oriane
balaie la rame d’un regard dément.
Le
strapontin est là. Il l’attend. Libre. Malgré l’affluence. En
dépit d’une armée de scouts scandant des devises comme on sème
le bonheur sur un champ dévasté.
La
jeune femme se lance dans un pari fou. Pour tuer le temps. Pour tuer,
simplement. Décrire le visage du protagoniste de son histoire, sur
le seul critère de l’absence ! Un psychopathe ténébreux,
doté d’un regard vide et d’une mallette gonflée d’ustensiles
propices à torturer. C’est ainsi qu’Oriane imagine le prochain
locataire du strapontin mauve. Dans un bain d’encre, elle fait de
son carnet le témoin privilégié d’un bain se sang.
Son
exaltation intérieure échappe aux usagers du train.
Jusqu’à
demain…
VENDREDI
Le
vendredi rend heureux.
Les
visages irradient à l’approche du week-end. De larges sourires
s’étirent sur les faciès épris de projets insipides.
Grasse
matinée. Ménage. Courses. Série TV. Sieste. Balade digestive. Et
si on se faisait un ciné ? Débarquement de la belle-mère.
Dispute. Réconciliation sur l’oreiller.
Une
vie trépidante rythmée par l’horloge du temps. Celui qui passe.
Celui qu’on fuit. Celui qu’on aimerait rattraper.
Oriane
ne jouit pas du même cycle de vie.
La
perspective de la solitude lui renvoie le reflet accablant de sa
tristesse. Le vendredi annonce une trop longue trêve dans le
maelstrom de ses aspirations. Sucer l’essence d’autrui pour la
faire sienne implique de rester au contact de parfaits inconnus. Et
le vendredi sonne comme la veillée d’un deuil qui ne prendra fin
que le lundi suivant.
Oriane
parvient à se raisonner, jusqu’à ce qu’une ombre…
Non !
Un
jeune cadre dynamique – selon l’expression consacrée – appose
ses mains gantées sur son
strapontin
mauve. Il s’apprête à le rabattre ! Serait-ce lui, le tueur
de son récit ?
Pas
maintenant ! Par pitié, laissez-moi encore rêver !
Soudain,
une voix féminine retentit à l’autre bout du wagon.
L’homme
se retourne, esquisse un sourire suffisant et d’un geste
dédaigneux, abandonne le strapontin qu’il convoitait.
La
place reste vacante jusqu’à Chatelet-les-Halles. C’est tout ce
qu’elle demande. Et c’est tout ce qu’elle obtiendra.
SAMEDI
Sa
tour H.L.M file le vertige.
Neuvième
étage sans ascenseur. Inutile de s’inscrire à une salle de sport.
De toute façon, Oriane préfère de loin s’entourer de livres et
de cahiers.
Pour
la première fois depuis des jours, la sonnerie du téléphone
retentit dans l’espace exigu de son studio.
Intriguée
par ce bruit incongru, Oriane décroche le combiné.
— Allo ?
Une
moue hésitante fige ses traits fatigués par l’inaction.
— Oh,
c’est toi… Non, tout va bien. Ce soir ? Le concert de qui ?
Connais pas. Tu as épluché le bottin avant de te résigner à
m’appeler ? Non, je ne suis pas rancunière. Tu es ma sœur.
Je suppose que ça implique des compromis. Oui… d’accord !
Je te rejoins là-bas. Vingt heures, j’ai compris ! Non, je ne
serai pas en retard ! Pourquoi faut-il toujours que tu
t’adresses à moi comme à une arriérée ! Mais, je suis
parfaitement calme. Un peu sous pression peut-être… Mon agenda est
bouclé sur plusieurs semaines. Tu as de la chance, tu sais ! À
ce soir, alors. Oui, je t’aime aussi…
Oriane
délaisse son remplissage intellectuel. Elle a cessé de compter les
jours durant lesquels sa sœur a brillé par son absence. Elle en a
même occulté son existence.
Jusqu’à
ce soir.
Il
est dix-neuf heures quand Oriane saute dans le train.
Les
portes se referment aussitôt derrière elle.
La
nuit jette un voile obscur. Subitement, tout semble si différent. À
commencer par le silence. D’ordinaire, les rames ne
s’engorgent-elles pas un samedi soir ? À croire que la vie
sociale s’est arrêtée au moment où la sienne commence à peine…
Personne
dans le wagon.
Oriane
prend le temps de choisir sa place. Elle s’en amuse. Vérifie les
plis de son chemisier blanc qu’elle ne sort du placard qu’une
fois l’an. Redécouvre l’art d’être vivante. Quelqu’un
l’attend au bout de la ligne. Sa
sœur.
C’est un peu comme se glisser dans la peau d’une autre. La
sensation est grisante. Peut-être rencontrera-t-elle l’amour dans
une fosse matraquée par les décibels ? Qui peut savoir ce que
dissimule l’imprévu ? À fortiori quand l’imprévu porte le
nom d’un chanteur qui lui est inconnu – Justin
Bieber,
a cru bon de préciser sœurette.
Oriane
tire un livre d’un fourre-tout élimé et entame sa lecture.
Envoûtée par l’atmosphère magnifiquement instillée par
l’auteur, la jeune femme en oublie sa présence solitaire au sein
du wagon. Elle plonge littéralement dans Le
Festin des Fauves
et s’y perd avec délectation.
Une
station plus tard, personne d’autre dans la rame.
Deux
stations, le désert. Toujours.
Troisième
station. Un homme.
Un
homme au regard vide.
Un
homme constatant l’absence d’autres hommes.
Un
homme assis sur le strapontin mauve.
Il
n’y aura pas de dimanche.
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