vendredi 9 décembre 2016

Nouvelle N°14 : La place du tueur


LUNDI
La routine grignote déjà le capital des fêtes de fin d’année.
Adieu guirlandes et cotillons. Bonjour le stress.
L’hiver s’épanche en flocons paresseux. La cohorte des passagers se rue sur le quai de gare en une masse compacte. L’immuable rituel matinal entraîne invectives et bousculades auxquelles Oriane ne prête qu’une attention distraite. Détachée de la foule, elle feuillette son carnet de notes comme on entame un long voyage. Les idées jetées pêle-mêle mènent-elles quelque part ?
Une bourrasque éparpille ses pensées confuses. Le train pointe le bout de son museau métallique. Destination Paris, capitale de lumière. Et de misère.
Oriane laisse une dizaine de petits bonshommes emmitouflés s’engouffrer dans le wagon. Attaché-case et parapluies se disputent l’espace disponible. Elle force le passage. Comme chaque matin. Elle s’attarde sur les mines attristées par des récits de voyage conjugués en dépit de retours. La féérie de Noël s’éloigne déjà sous le brouillard des jours sombres.
Oriane observe les gens, tire ses fantasmes à la source du vivier humain. Les imperfections façonnent la muse d’un auteur en devenir. Elle y croit dur comme fer, à son rêve…
Le train prend de l’allure, met en perpétuel mouvement le paysage bétonné défilant derrière les lucarnes sales. Oriane dévisage son reflet sur les vitres du rail. Elle se fond à la horde de zombies en arrière-plan, avec la même absence dans le regard, les mêmes gestes articulés par habitude, la même existence robotisée. Et un but commun : atteindre son lieu de travail sans dommage ni intérêt.
Elle entrevoit mentalement la somme inscrite au bas de sa fiche de paie. Maudit le salaire misérable qu’elle dilapidera au gré de ses pérégrinations en librairie. S’évader par procuration, diluer un morne quotidien à l’ivresse des mots, c’est tout ce qui lui reste. Nourrir un plaisir indécent à côtoyer des journées remplies de petits riens. Et soudain, voir briller une étincelle au bout du tunnel. Le fol espoir de trouver l’inspiration sur des visages inconnus croisés dans l’abondance d’effluves acides, se délecter des situations sordides animant les passagers tels des pantins.
Alors elle crayonne. Rature. Retranscrit…
Ses ressentis, ses craintes, sa lassitude. Compose avec ce théâtre à taille humaine revisité quotidiennement.
Le temps n’a soudain plus de prise, lui qui s’accroche pourtant si souvent à la monotonie.
Une voix enregistrée annonce la prochaine station. La sienne ! L’alarme hurle tandis qu’Oriane s’épuise à repousser les retardataires qui la bousculent pour prendre sa place. Elle s’éjecte entre deux portes, au risque d’y perdre un bras ; fait volte-face, mâchoires serrées sur un flot d’injures.
Le train redémarre dans un fracas assourdissant.
C’est alors qu’elle l’entraperçoit…


MARDI
Le train accuse vingt minutes de retard.
Colis suspect en ligne de mire. Fausse alerte. On s’agglutine. On soupire, exaspéré. On redémarre. On rumine déjà de plates excuses adressées à un patron conservant en permanence le doigt posé sur la touche eject.
Oriane scrute l’entourage asocial, se fond dans l’agitation d’une foule nerveuse pour entamer le chapitre de sa journée.
Un homme plaque son corps massif contre le sien. Un courant électrique lui transperce le dos. L’odeur entêtante d’un parfum bon marché flotte sur ses épaules rentrées. Oriane déplie lentement son bras et décoche un coup de coude au niveau du plexus de l’inconnu. Réflexe défensif efficace. Autour d’elle, un nouvel espace se crée. Un espace de créativité ouvert sur les abîmes inscrits en filigrane de ses envies : l’intention d’explorer la noirceur à travers l’écriture de romans policiers. Un rêve osé. Alors elle ose.
Elle scrute les visages, pour oublier le sien.
Décortique leurs mimiques et leur invente une vie, pour oublier la sienne.
Détaille mentalement les costumes de ces humains taillés en portemanteaux.
Face à elle, un gamin en tenue de sport agite la tête au rythme des vociférations émises à travers ses écouteurs. Bruits de casseroles et de voix éraillées. Âge approximatif, quinze ans. Trop jeune pour incarner un protagoniste sanguinaire. La sauce ne prend pas. Oriane détourne le regard.
Rayé de la liste.
Elle s’intéresse à la femme sophistiquée, placée légèrement en retrait. La chaleur dans le wagon dilue déjà son maquillage outrancier. Le regard vague, elle vogue, loin, si loin que rien ne semble l’émouvoir. Pas même l’enfant souillon recroquevillé dans les bras d’une mère sans sourire. Un pur cliché.
Rayés de la liste.
Oriane désespère. Aucun déclencheur visuel dans le spectre restreint de son imaginaire. Pas même une rixe pour la soustraire à l’ennui.
Une main noueuse traverse l’horizon et agrippe la barre transversale. Oriane s’écarte légèrement. Elle focalise son attention sur le serpent tatoué qui s’enroule autour du poignet et remonte dans le prolongement de l’avant-bras. Un rictus de dégoût déforme son minois tandis qu’elle s’éloigne de la bête.
Oriane pourchasse l’inspiration. Réitère, station après station.
C’est alors qu’elle l’aperçoit… Seul, au milieu de ceux qui l’ignorent.
Elle voudrait tant le retenir !
Trop tard. La machine infernale repart. En criant.


MERCREDI
Jour des enfants.
Oriane n’en veut pas. Les marmots, ça braille tout le temps, dixit maman.
Les propos tenus par sa défunte mère témoignaient d’un amour forcé. De quoi ravager l’esprit d’une gamine… et la rendre accro à l’échappatoire dévastatrice des mots.
Cependant, l’avantage du mercredi tient justement à ces génitrices qui désertent les transports pour s’occuper de leur foyer. La fréquentation est moins dense sans toutefois modifier l’air irrespirable des souterrains.
Le confinement l’asphyxie sous une profusion de fragrances contraires. Cependant, Oriane s’offre le luxe de déambuler dans le wagon, slalome entre les sièges occupés, étouffée par la détresse de la page blanche.
C’est alors qu’elle le voit.
Replié sur lui-même. Ignorés de tous. Y compris par la femme enceinte à qui personne ne daigne céder la place.
Oriane s’approche de lui. L’effleure du bout des doigts, explore la texture râpeuse du tissu mauve. À son contact, les idées affluent, la submergent. Un orgasme de mots déclenché par la vision anodine d’un strapontin vacant.
Étrangement, personne ne s’attarde sur son utilité – soulager les membres inférieurs d’une station debout prolongée –. Elle se met à concevoir un improbable scénario autour de cet emplacement inanimé. La trame d’une sombre histoire se dessine. Oriane frissonne. Un octogénaire lorgne dans sa direction avant de se rétracter. Elle soupire bruyamment, éveillant l’intérêt d’une fillette haute comme trois pommes. Un sourire grimaçant suffit heureusement à l’effrayer. La jolie tête blonde se niche sous les jupons de la femme qui l’accompagne.
Dans son délire, Oriane projette une intrigue imparable. Et si seuls le séant d’un prince ou celui d’un ange trouvaient grâce à ses yeux ? Mais les princes n’empruntent pas les transports en commun et les anges n’ont nul besoin de s’asseoir. Elle revoit donc sa copie, insère un marginal d’envergure pour corser son récit. Un mendiant ? Un désaxé ? Un psychopathe ! Oui ! L’option idéale pour repousser les limites de sa propre folie. De quoi noircir des pages d’un carnage sanglant.
Oriane manque louper son arrêt, se précipite hors du wagon.
Immobile sur le quai, elle sourit béatement, les images d’un massacre imprimées sur ses rétines.
Et le strapontin mauve s’efface dans l’obscurité du tunnel.


JEUDI
Il lui arrive de songer que le monde serait plus sain sans elle. Plus lumineux aussi. Est-ce la raison qui l’incite à décimer ses semblables au gré de ses écrits ?
Au final, qui se soucie du pourquoi ?
Ce qui importe, c’est comment
Un train bondé d’innocents. Un strapontin maudit. Un loup lâché dans la bergerie. De quoi agrémenter une fiction morbide à souhait. Pas au point de remporter un prix littéraire, mais suffisamment prégnante pour susciter la curiosité d’un lecteur.
Et son plus fidèle lectorat, c’est elle-même.
Aujourd’hui, l’aube peine à se lever. Le monde, plongé dans l’humeur ouatée d’une brume insistante, vaque à ses occupations routinières. Le froid mordant cisaille ses pommettes exposées à l’air libre. La morsure ravive la colère dirigée à l’encontre de son boss. Hier, il n’a cessé de la houspiller ! À coup d’ordres contradictoires et de remarques désobligeantes. Envie de tout plaquer. Pas sans l’avoir préalablement dézingué.
Oriane regrette parfois de n’être autorisée à tuer que par procuration.
Elle ricane.
Le strapontin mauve se chargera de lui rendre justice. Non, pas lui, mais l’homme qui dépliera le battant… C’est écrit.
La jeune femme se positionne sur le quai de manière à repérer facilement la voiture concernée. Les rails vibrent. Le train approche. Elle tremble. Et si soudain tout s’arrêtait ? Si son fantasme au sujet du strapontin s’écroulait sous le poids d’une ménagère ? Pire, d’un vieillard atteint d’incontinence ? La magie cesserait d’opérer, assurément.
Reprendre son souffle.
Espérer.
Et savourer l’exaucement de son vœu.
Oriane balaie la rame d’un regard dément.
Le strapontin est là. Il l’attend. Libre. Malgré l’affluence. En dépit d’une armée de scouts scandant des devises comme on sème le bonheur sur un champ dévasté.
La jeune femme se lance dans un pari fou. Pour tuer le temps. Pour tuer, simplement. Décrire le visage du protagoniste de son histoire, sur le seul critère de l’absence ! Un psychopathe ténébreux, doté d’un regard vide et d’une mallette gonflée d’ustensiles propices à torturer. C’est ainsi qu’Oriane imagine le prochain locataire du strapontin mauve. Dans un bain d’encre, elle fait de son carnet le témoin privilégié d’un bain se sang.
Son exaltation intérieure échappe aux usagers du train.
Jusqu’à demain…


VENDREDI
Le vendredi rend heureux.
Les visages irradient à l’approche du week-end. De larges sourires s’étirent sur les faciès épris de projets insipides.
Grasse matinée. Ménage. Courses. Série TV. Sieste. Balade digestive. Et si on se faisait un ciné ? Débarquement de la belle-mère. Dispute. Réconciliation sur l’oreiller.
Une vie trépidante rythmée par l’horloge du temps. Celui qui passe. Celui qu’on fuit. Celui qu’on aimerait rattraper.
Oriane ne jouit pas du même cycle de vie.
La perspective de la solitude lui renvoie le reflet accablant de sa tristesse. Le vendredi annonce une trop longue trêve dans le maelstrom de ses aspirations. Sucer l’essence d’autrui pour la faire sienne implique de rester au contact de parfaits inconnus. Et le vendredi sonne comme la veillée d’un deuil qui ne prendra fin que le lundi suivant.
Oriane parvient à se raisonner, jusqu’à ce qu’une ombre…
Non !
Un jeune cadre dynamique – selon l’expression consacrée – appose ses mains gantées sur son strapontin mauve. Il s’apprête à le rabattre ! Serait-ce lui, le tueur de son récit ?
Pas maintenant ! Par pitié, laissez-moi encore rêver !
Soudain, une voix féminine retentit à l’autre bout du wagon.
L’homme se retourne, esquisse un sourire suffisant et d’un geste dédaigneux, abandonne le strapontin qu’il convoitait.
La place reste vacante jusqu’à Chatelet-les-Halles. C’est tout ce qu’elle demande. Et c’est tout ce qu’elle obtiendra.


SAMEDI
Sa tour H.L.M file le vertige.
Neuvième étage sans ascenseur. Inutile de s’inscrire à une salle de sport. De toute façon, Oriane préfère de loin s’entourer de livres et de cahiers.
Pour la première fois depuis des jours, la sonnerie du téléphone retentit dans l’espace exigu de son studio.
Intriguée par ce bruit incongru, Oriane décroche le combiné.
Allo ?
Une moue hésitante fige ses traits fatigués par l’inaction.
Oh, c’est toi… Non, tout va bien. Ce soir ? Le concert de qui ? Connais pas. Tu as épluché le bottin avant de te résigner à m’appeler ? Non, je ne suis pas rancunière. Tu es ma sœur. Je suppose que ça implique des compromis. Oui… d’accord ! Je te rejoins là-bas. Vingt heures, j’ai compris ! Non, je ne serai pas en retard ! Pourquoi faut-il toujours que tu t’adresses à moi comme à une arriérée ! Mais, je suis parfaitement calme. Un peu sous pression peut-être… Mon agenda est bouclé sur plusieurs semaines. Tu as de la chance, tu sais ! À ce soir, alors. Oui, je t’aime aussi…


Oriane délaisse son remplissage intellectuel. Elle a cessé de compter les jours durant lesquels sa sœur a brillé par son absence. Elle en a même occulté son existence.
Jusqu’à ce soir.
Il est dix-neuf heures quand Oriane saute dans le train.
Les portes se referment aussitôt derrière elle.
La nuit jette un voile obscur. Subitement, tout semble si différent. À commencer par le silence. D’ordinaire, les rames ne s’engorgent-elles pas un samedi soir ? À croire que la vie sociale s’est arrêtée au moment où la sienne commence à peine…
Personne dans le wagon.
Oriane prend le temps de choisir sa place. Elle s’en amuse. Vérifie les plis de son chemisier blanc qu’elle ne sort du placard qu’une fois l’an. Redécouvre l’art d’être vivante. Quelqu’un l’attend au bout de la ligne. Sa sœur. C’est un peu comme se glisser dans la peau d’une autre. La sensation est grisante. Peut-être rencontrera-t-elle l’amour dans une fosse matraquée par les décibels ? Qui peut savoir ce que dissimule l’imprévu ? À fortiori quand l’imprévu porte le nom d’un chanteur qui lui est inconnu – Justin Bieber, a cru bon de préciser sœurette.
Oriane tire un livre d’un fourre-tout élimé et entame sa lecture. Envoûtée par l’atmosphère magnifiquement instillée par l’auteur, la jeune femme en oublie sa présence solitaire au sein du wagon. Elle plonge littéralement dans Le Festin des Fauves et s’y perd avec délectation.
Une station plus tard, personne d’autre dans la rame.
Deux stations, le désert. Toujours.
Troisième station. Un homme.
Un homme au regard vide.
Un homme constatant l’absence d’autres hommes.
Un homme assis sur le strapontin mauve.


Il n’y aura pas de dimanche.



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