Je n’aurais pas dû dire ça. À
l’instant où j’ai vu Narcisse hocher la tête, se servir en
silence un autre thé, j’ai réalisé que c’était une erreur.
Pourtant, tandis que je marchais vers sa maison, passant tête
baissée devant maquis bondés et enseignes de coiffure, j’avais
étudié chaque mot. Pesé le pour et le contre. Entretenir l’espoir
d’une issue heureuse ainsi que je le faisais depuis des semaines.
Ou aider mon ami à accepter. À réaliser, doucement, que peut-être
on ne retrouverait jamais Roméo. Qu’aucun des gamins ne dirait
plus rien, à présent. Qu’il était trop tard.
Oui, peut-être aurais-je dû lui dire
tout cela.
Mais je n’y suis pas parvenu.
Le soleil vertical écrasait nos
ombres sur la terre de sa cour. Derrière lui se tenait sa femme,
encadrée dans la porte, droite et muette dans son boubou. Cette
vision de Narcisse ruiné par la peine, assis sur son petit banc sous
le manguier, pour moi c’était trop. Insupportable. On vient du
même village, on a grandi dans les mêmes rues du quartier, dansé
le coupé-décalé dans les mêmes boites d’Abidjan, dragué les
mêmes filles. Il a toujours tout réussi mieux que moi. Quand, le
soir, j’enfilais mon uniforme d’agent de sécurité et que
j’entamais ma nuit de gardiennage, je l’imaginais en train de
vérifier l’état de sa fortune avant de quitter le bureau et de
rejoindre sa famille nombreuse. Ou l’une de ses maitresses dans
l’entrer-coucher qu’il louait secrètement à Yopougon. Oui, pour
moi, Narcisse avait Dieu dans sa poche. Il ne pouvait rien lui
arriver. Le voir comme ça, ça me rongeait le cœur.
Alors non, je n’ai pas réussi à
lui dire autre chose.
Peut-être aurais-je dû lui rappeler
de quoi on parlait. Revenir en arrière. Lui remettre en mémoire ce
jour, où, lui et moi, on avait fait la connaissance des microbes.
Oui, j’aurais dû commencer par là. Par cette première fois qu’il
avait l’air d’avoir oubliée.
Bien sûr avant, il y avait eu les
rumeurs, les premiers incidents dans les rues d’Abobo. Mais c’est
un soir, au maquis, qu’on a compris de quoi il s’agissait. Un de
ces soirs comme les autres, autour d’une bière et d’une table
bricolée aux pieds enfoncés dans le sable. Bonne ambiance, bonne
musique. On parlait des enfants de Narcisse, il vantait la réussite
de Sylvia, l’index levé pour souligner ses mots : Sciences
économiques ! Sourire dentifrice, fier comme un ministre. À
l’époque, le petit Roméo, il l’évoquait seulement en avalant
sa Castel au goulot.
Lui, je le tiens à l’œil ! Il
traine trop, je ne voudrais pas il gagne affaire.
Pas plus inquiet que ça, son ventre
de comptable pressant le rebord de la table. J’aimais ces moments
avec lui, l’impression d’être quelqu’un d’important. Comme
si sa fortune, je la partageais un peu. Les clients tout autour nous
dévisageaient, sans doute qu’ils nous enviaient, nous prenaient
pour des sortes de businessmans. La serveuse venait d’apporter deux
nouvelles bouteilles. Elle rinçait les verres quand Narcisse lui a
lancé : hé, petite sœur, tu es belle, on dirait princess…
Mais il n’a pas eu le temps de finir
sa tirade. Failli tomber de sa chaise tellement il a sursauté.
À l’autre bout de la terrasse, un
cri violent.
On s’est retournés d’un coup.
Là-bas, un homme se tortillait dans
la terre en se tenant l’avant-bras. Autour de lui, un petit groupe
lui lançait des insultes en nouchi. Échange de regards avec mon
ami. Une bagarre, imaginais-je. Rien de plus. Jusqu’à ce que la
serveuse mette d’autres mots sur ce qui venait de faire irruption
dans le maquis. La voix terrorisée.
Les microbes ! C’est les
microbes, kèh !!
Accélération, à peine le temps de
réaliser. Les agresseurs, une marée de violence entre les tables,
la poussière dans leur sillage. Combien ? Dix, douze peut-être.
Armés de machettes qui fendaient l’air, de couteaux rafistolés.
Une hache, même, trainée dans le sable et projetée en avant pour
faire exploser les chaises. Des fous.
Et tellement jeunes.
Mon Dieu, ai-je réalisé. C’est des
gamins !
Le plus petit de la bande, pas plus
haut que sa lame de sabre, moins de dix ans à vue d’œil. Une
horde de gosses déchainés, habillés de rien, jeans et shorts
crasseux, terrorisant les clients et les encerclant avant même qu’on
les voie arriver. Donne l’argent ! beuglaient-ils. Donne
l’argent, là ! Les femmes effrayées leur jetaient billets et
bijoux qu’ils fourraient dans leurs poches trouées avant de se
précipiter sur la prochaine victime. Les hommes tentaient de
s’interposer, mais les armes des microbes volaient plus vite que
leurs coups de pieds. Le sang des plus téméraires giclait dans la
terre pendant que d’autres prenaient la fuite sur les motos garées
dans la rue.
Mais Narcisse, lui, cloué sur place
par la rapidité de l’attaque, il n’avait pas bougé.
J’étais tout près de la sortie,
j’ai vu quatre gamins fondre sur lui. Les lames brandies vers sa
gorge. Donne grosse montre, là ! Sinon tu vas mourir… Même
avec trois têtes de plus, Narcisse tremblait. Il m’a jeté un œil
paniqué, les mains en avant comme deux boucliers dérisoires.
Seigneur, mon ami d’enfance allait se faire embrocher !
Poussée d’adrénaline, regards à droite, à gauche. Faire quelque
chose. Au hasard, j’ai empoigné une chaise en plastique. Et je
l’ai balancée dans le dos des microbes.
Deux sont tombés à terre, leurs
machettes à trois mètres.
Profitant de l’instant de stupeur,
Narcisse a couru vers moi. Un gamin a jeté son couteau, entaille
rouge vif au mollet.
On a détalé dans les cris des
morveux.
Peut-être aurais-je dû expliquer
encore une fois d’où venaient ces monstres. Comment en quelques
mois ils s’étaient emparés de nos quartiers. Narcisse ne se
rendait plus compte, l’inquiétude avait gommé toute lucidité en
lui.
Au début, on avait assisté sans
réagir à la prolifération des microbes. Les gosses faisaient
irruption dans les soirées, sur les marchés. De moins en moins
discrets, ils dérobaient en plein jour téléphones portables et
francs CFA. Toujours plus violents, les lames rouillées
jaillissaient sous les mentons, tranchaient les chairs à la moindre
résistance, abandonnant blessés et traumatisés dans la poussière.
D’autres groupes sont apparus, l’épidémie est sortie des
limites d’Abobo pour se répandre sur tout Abidjan comme une
mauvaise gangrène. À Yopougon, à Attécoubé, et même à Cocody.
En plus des faits-divers, des noms ont commencé à émerger. Les
noms des chefs de gangs, pour entretenir le climat de tension
qui montait. Et notamment celui de Pythagore. Le plus dangereux, à
ce qu’on disait. On le prétendait protégé par quelque féticheur
à coup de sortilèges et sacrifices. Pythagore, un mot qui faisait
frémir nos femmes rien qu’à l’entendre. Ils étaient partout et
moi, je voyais mon quartier devenir un coupe-gorge, les honnêtes
citoyens qui n’osaient même plus sortir de chez eux le soir.
Mon Dieu, ça me faisait mal de
constater ça.
Surtout qu’on savait que ces
microbes, ils ne sortaient pas de nulle part. Que c’étaient les
enfants de la crise qui avait hissé Alassane Ouattara jusqu’au
palais présidentiel. Quand les combats avaient explosé après les
élections, quand les militants avaient pris les armes pour évincer
Laurent Gbagbo, le commando invisible avait recruté à tour de bras.
Expérience, âge, origine, on n’était pas regardant. Les mineurs
étaient les bienvenus, on les armait sans retenue. Sauf que personne
ne se demandait ce qu'il adviendrait de tous ces gosses nourris à la
violence une fois Ouattara au pouvoir. Passée la crise et ses trois
mille morts, il aurait fallu bien plus que le maigre programme de
l’ONU pour les réinsérer dans la société.
Voilà d’où venaient les microbes.
Et à présent, tout le monde passait
à la caisse, pro-Ouattara autant que pro-Gbagbo. C’était devenu
un vrai business, on racontait que les microbes se faisaient jusqu’à
cent mille francs CFA par nuit.
J’aurais dû dire à Narcisse que
son fils, je le cherchais depuis des semaines. Que j’avais fait
tout mon possible, fouillé chaque quartier. Que maintenant, il
fallait peut-être arrêter. C’est terrible de dire une chose
pareille à un père, mais c’est bien ce qu’il fallait faire :
l’aider à se résigner. Mon Dieu, j’avais pourtant mis toute mon
énergie pour trouver le gamin. C’est pour lui que j’avais
intégré le comité de vigilance.
Je me souviens du soir où Narcisse
m’a annoncé la nouvelle. Dans son salon, les doigts plongés dans
un atiéké poulet. Sa femme si vivante réduite au silence, la gorge
serrée. Les autres enfants, assis par terre, osant à peine lever
les yeux de leurs assiettes. Mon ami a attendu un moment avant
d’évoquer le sujet. Et d’une voix éteinte, il a dit ces mots :
C’est Roméo. Ça fait un mois il
n’est pas rentré à la maison.
Ce n’était plus le même homme, un
peu voûté, un peu perdu. Sa réussite, son orgueil, tout cela avait
disparu dans un gouffre d’inquiétude. Parce que les anciens amis
de Roméo répandaient une rumeur. À force de trainer dans les rues,
il se disait qu’il avait rejoint les microbes. La bande de
Pythagore. On savait que d’autres gosses avaient fait cela, attirés
par l’argent facile, par la drogue. Oui, c’était possible. Cette
pensée m’a traversé l’esprit comme une balle de pistolet. Je
revoyais l’enfant, à deux ans, cavalant dans la cour et s’étalant
par terre alors qu’on se moquait de lui. Il se relevait toujours
avec le sourire, du sable partout sur le visage, et il repartait de
plus belle. Il faisait rire tout le monde à l’époque. J’essayais
de l’imaginer à la place de ces petites terreurs avec leurs
machettes. Seigneur ! Ça me faisait tellement de peine.
J’enrageais en moi-même, tout cela devait s’arrêter.
Alors j’ai promis à Narcisse et à
son épouse.
Mon ami, on est ensemble. Je vais le
retrouver, dèh ! Vrai-vrai je vais retrouver Roméo.
Et je me suis juré de faire ce qu’il
fallait pour ça. Mon Dieu, je ne pouvais pas laisser ces terreurs
continuer comme ça. Ce quartier, il était à nous, il fallait qu’on
le reprenne. Pour nos femmes, pour nos enfants. Pour Roméo.
Alors je suis allé voir le comité de
vigilance.
Plusieurs fois je les avais
rencontrés, dans cette rue au bord de laquelle s’alignaient
revendeurs de puces de téléphones et cybercafés pris d’assaut
par les brouteurs. Quatre gars baraqués, patrouillant et jetant des
regards sur les côtés, dans les ruelles étroites et boueuses qui
se faufilaient entre les murs de parpaings. On traque ces monstres,
là, qui terrorisent les honnêtes gens, disaient-ils. On est équipe
de désinfection, quoi !
J’ai intégré le groupe de Moussa,
ce type qui, une fois, avait fait la sécurité sur un parking avec
moi. Un costaud, nerveux comme un serpent. Du soir à l’aube, on
sillonnait les recoins d’Abobo. Sifflets en bouche pour se signaler
auprès les habitants, armés avec ce qu’on trouvait, on passait de
maison en maison pour rassurer les familles. On était populaires,
les gens disaient En voilà au moins qui prennent les choses en
main ! Pas comme cette police d’incapables qui ne protège que
les intérêts du pouvoir ! Parfois on attrapait un microbe, on
le tabassait un peu pour se défouler avant de le ficeler et de le
remettre aux policiers.
Mais moi, pendant toutes ces nuits de
patrouille, je n’avais qu’un visage en tête. Celui de Roméo.
Certain qu’il était quelque part, dans un de ces quartiers qu’on
écumait. Comme une obsession : trouver le fils de mon meilleur
ami. Le tirer de cette horreur dans laquelle il s’était fourré.
Je posais des questions, je donnais son nom dès que je pouvais,
j’interrogeais ceux qu’on tenait. Il y en avait bien un qui
allait me dire où il pouvait être.
J’aurais dû expliquer à mon ami
que Pythagore, c’était notre dernier espoir. Que si le chef des
microbes ne nous avait rien dit quand on a mis la main dessus, alors
aucun autre ne le ferait. Oui, plus que tout c’est cela que
j’aurais dû dire. Parce qu’en entendant ce nom, j’ai vraiment
cru que j’étais tout prêt du but.
C’était un soir de saison sèche,
l’air lourd et poisseux. Une rue pleine de poussière, chichement
éclairée par deux lampadaires grésillant. C’est là que les cris
ont éclaté, à deux cents mètres de nous. On s’est mis à courir
vers la petite baraque, les sifflets rugissants. Sous la tôle de son
toit, il y avait cette femme qui gémissait en se tenant la cheville
au milieu de ses seaux en vrac. À côté d’elle, un robinet fuyait
dans une ravine sale. La blessure était bénigne, heureusement.
C’est les microbes qui ont fait
cela ? a demandé Moussa.
Oui. Ils… Ils étaient quatre…
Seigneur, faut mettre Javel sur eux !
Elle nous a indiqué vers où ils étaient
partis. Mais avant qu’on se lance à leur poursuite, elle a
ajouté :
Attendez. Dans le groupe, là, il y
avait… Il y avait celui qu’on appelle Pythagore !
Échanges de regards. Sourire sur le
visage de Moussa.
On a détalé dans la nuit, déterminés
comme jamais, suivant le halo de la lampe-torche. On a croisé un
gars debout sous l’ampoule jaune de sa bicoque. Tu as vu bande de
microbes ? Par là ! a-t-il répondu, le bras tendu. Plus
loin on a repéré deux gosses qui se disputaient un téléphone au
pied d’un bouquet de palmiers chétifs, leurs lames abandonnées au
sol. On les a agrippés avant qu’ils s’enfuient. Je me souviens
de leur visage, les yeux injectés de sang. Drogués, ça se voyait.
C’est toi, Pythagore ? ai-je
lancé.
Sourires en coin. Moussa a asséné
une baffe. Tu sais, on va vous chicoter, ô !
Le plus petit a râlé en nouchi :
Hé, l’est pas là, Pythagore !
C’est où qu’on le trouve ?
Ils ont hésité, peut-être la peur.
Puis le petit a dit :
Dans… Dans Le Trou, dèh !
Une sorte de cratère coincé entre
deux lotissements, un gouffre effondré sur une de ces terres
impropres à la construction. Des falaises ocre et boueuses tout
autour.
C’est ça qu’ils appelaient Le
Trou.
On est arrivés par le haut, Moussa a
éclairé le fond à la torche. Un endroit sinistre. Des monceaux de
poubelles jetées dans le ravin par les habitants du coin. De la
verdure aussi, des arbres tordus qui se frayaient un chemin entre les
immondices. Des morceaux de bâche en lambeaux. Jamais les policiers
ne se risquaient là-dedans. Trop sale, trop dangereux. On s’est
regardés avant de se lancer. Puis on a contourné la fosse, sifflets
muets, le long des talus en équilibre. Un sentier glissant
s’enfonçait vers le fond, aménagé par les gosses à même la
falaise. On le tient, grognait Moussa dans la descente, avec
seulement le chant des grenouilles et des insectes autour de nous.
Arrivés en bas, on a avancé au hasard, les pieds pris dans un
mélange de boue et de déchets.
Et dans le halo de la torche, on a
repéré l’abri. Juste devant.
Une bâche noire tendue de travers
entre des piquets de bois. Des tissus sales qui pendaient de partout.
On a marché encore, les pas mal assurés, la respiration lourde. Mon
cœur, trop rapide. Mais pas de peur. L’excitation. Moussa a tiré
la bâche d’un seul geste. Et révélé la silhouette assise sur
les planches. Immobile, éblouie par la torche.
Pythagore… ai-je murmuré.
Le microbe ne disait rien, les yeux
explosés, le regard vide. Il réagissait à peine à la lumière.
Sûrement drogué par toutes sortes de substances. En le voyant comme
ça, j’ai deviné qu’il n’était pas en état de parler. Que je
n’obtiendrais rien de lui à propos du fils de mon ami. Pas à ce
moment-là, en tout cas.
Moussa l’a toisé, de la rage
partout sur son visage noyé dans la nuit.
Maintenant, tu vas payer…
Il allait le frapper avec le couteau
qu’il avait pris en main. Mais j’ai arrêté son geste.
Attends. On va le remonter, ou bien ?
Je ne voulais pas qu’il le blesse.
Pas encore.
On s’est regardés, hésitants. Et
finalement on a attrapé Pythagore par le bras pour le ramener
là-haut. Sur la terre ferme. Trainé dans la pente alors que ses
tongs glissaient dans la boue.
C’est là que j’ai vu ce qui
l’attendait.
Juchées au sommet des murs ocre, des
formes humaines se détachaient dans le noir. Dix-quinze personnes.
Des adultes. Des curieux attirés par notre expédition. Oui,
c’étaient les habitants du quartier. Ils nous observaient monter
vers eux, espérant apercevoir la face de celui qui terrorisait leurs
familles. Et plus on avançait, plus leurs paroles nous parvenaient.
Ils se chauffaient les uns les autres, Pythagore, Pythagore, le nom
du chef de gang était dans toutes les bouches. Je suis arrivé au
sommet en dernier. Et j’ai découvert tous ces types prêts à en
découdre, avec leurs armes de fortune entre les mains. La lumière
jaune d’un lampadaire éclairait timidement ce petit monde sur le
point d’exploser.
Alors j’ai réalisé ce qui allait
se passer.
Et que je ne pouvais rien contre ça.
J’aurais dû mettre un terme aux
espoirs de mon ami. Lui dire que Pythagore n’avait pas eu le temps
de parler avant de se faire lyncher. Que la trace de Roméo avait
sans doute disparu avec lui.
Toute la nuit le cadavre du chef a
circulé dans les rues du quartier, son corps mutilé brandi comme un
trophée sous les cris de joie. À présent il y avait des vidéos
qui tournaient sur YouTube, des photos sur Facebook qui seraient
bientôt censurées. Tout cela, Narcisse l’avait vu, comme ces gens
qui fêtaient la mort du démon. Mais tout de même, il avait espéré
que je revienne de mon expédition avec une piste. Au moins une
information, un petit quelque chose qui allait lui permettre de
revoir son fils. Je le jure devant Dieu, j’aurais donné n’importe
quoi pour ça. Pour pouvoir lui annoncer qu’on avait retrouvé
Roméo.
Mais ce n’était pas le cas.
Je ne lui ai pas raconté comment ça
s’est passé. Je n’ai pas parlé de ces images qui me hantent
encore aujourd’hui. La première pierre balancée par une femme,
déchirant un bout de peau sur l’épaule noire. La machette de
Moussa plantée dans le dos nu. Le mutisme effrayant du gamin, à
terre, n’essayant même pas de se défendre. Le coup de couteau
dans la cuisse. Puis le déluge de violence qui s’était abattu sur
ce corps livré à la meute. Les cris, les insultes, les crachats,
les coups de pieds, les coups de poing.
Non, tout ça, je ne l’ai pas décrit
à Narcisse.
Je n’ai pas raconté non plus ce que
moi, j’ai fait, après la lapidation, alors que le cadavre était
vautré dans la terre au pied de tous ces citoyens repus. Le marteau
dans ma main, les doigts serrés autour du manche. Comment j’ai
frappé. Dieu me pardonne, mais oui, j’ai frappé ! Une fois,
deux fois, trois fois, comme un fou j’ai frappé cette tête.
Écrasé le nez, défoncé les yeux alors que les miens s’étaient
remplis de larmes.
Pour faire disparaître au plus vite
ce visage. Ne laisser aucune trace.
Non, bien sûr, je n’ai pas dit ce
que j’ai fait quand j’ai reconnu Roméo. Quand, dans la lumière
du lampadaire, j’ai réalisé qu’on s’était trompés, que
celui qu’une foule entière venait d’exécuter n’était pas ce
fou qui se faisait appeler Pythagore.
À Narcisse, alors qu’il me servait
du thé sous le manguier dressé dans sa cour, alors que son épouse
effondrée me regardait comme l’ami de toujours, j’ai dit à la
manière d’un lâche :
On va continuer à chercher, dèh !
Tchoko-tchoko je vais le retrouver, ton fils.
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