Ses
mains frôlent le lichen et l’abrasion sèche de la roche.
La
marcheuse respire par goulées lentes, d’une profondeur calculée,
et les crampons usés de ses chaussures se verrouillent à la pierre
noire. Ce sont de bonnes chaussures, confortables et renforcées de
cuir et le poids de la marcheuse porte d’un côté puis de l’autre,
un roulement tranquille qui épouse le moindre écueil. Qui fait fi
de la fatigue. Des strates survolées.
À
y regarder, les efforts de la marcheuse paraissent faciles,
paraissent calmes et mesurés parce que son corps tout entier est
taillé par le mouvement à tel point que l’effort nimbe sa
silhouette d’une sorte d’assurance paisible, et pourtant son
regard pâle oscille parfois, se détache du chemin pierreux pour
épouser le vide, la pente brisée qui dégringole jusqu’à la
vallée, et tout ce qui est laissé derrière.
Ces
œillades furtives qui tournent le visage de la marcheuse vers le
soleil dévoilent une peau hâlée et des tempes luisantes. Les
cheveux sont blonds vénitiens, noués en une longue natte qui vient
s’ébattre sur les poches du sac de randonnée qu’elle transporte
sur son dos et il arrive aussi qu’un pendentif de bois sculpté,
ficelé par une cordelette de cuir sombre s’échappe du col de son
T-shirt. Le grigri est replacé dans le creux lisse qui sépare ses
deux seins aussi souvent qu’il le faut.
Dans
le sillage de la marcheuse, dans son ombre, suit un homme grand et
noueux. Sa face est tannée et ses yeux sont noirs et plissés et
pleins d’appréhension et une cicatrice lui strie le mollet gauche
et vient s’enrouler autour du genou en une boursouflure blafarde.
L’homme est plus jeune qu’il n’en a l’air et en cherchant
bien, en dépit des stigmates et de la préoccupation, en dépit des
rides prématurées, il y a des signes qui laissent penser qu’il
n’a pas encore eu quarante ans.
À
voix haute l’homme dit nous ferons halte un peu plus loin lorsque
nous aurons franchi cette crête devant nous ferons halte il y aura
de l’eau et nous nous reposerons un peu avant de poursuivre et la
marcheuse ne répond rien mais elle acquiesce imperceptiblement, pour
ne pas que son rythme lui échappe. La voix de l’homme est sèche
et tremblante et elle semble grésiller dans la lumière, dans la
chaleur frémissante qui imbibe les pierres.
Lorsqu’ils
débouchent sur la première pâture l’horizon s’écartèle
devant eux, entre les pics qui s’érigent tout autour, coiffés de
nuages et d’une glace qui ne fond jamais, et à cet instant, parce
que cela s’y prête, parce que l’air est pur et qu’ils voient
très loin, la marcheuse et l’homme prennent simultanément une
grande inspiration. Plus loin, il y a un ruisseau qui scintille. Ils
marchent jusqu’aux galets lustrés sans rien changer à l’ordre,
elle devant, toujours, et lui derrière.
La
marcheuse se déhanche et se débarrasse de son sac dans l’herbe où
elle s’accroupit pour puiser l’eau claire, la porter jusqu’à
sa bouche ruisselante, en asperger la moiteur de sa nuque et l’homme
se tient un peu plus loin pour l’observer, pour écouter ses
aspirations sans gêne, et il attend que la marcheuse ait fini de
boire pour se désaltérer à son tour.
Au-dessus,
le ciel est d’un bleu impeccable.
Les
bulles surgissent en babillant depuis le goulot de la gourde immergée
que l’homme tient sous la surface, mais pas un seul instant il ne
quitte la marcheuse du regard. Il y a de l’eau là-haut fait
l’homme ne sois pas inquiète si je remplis la gourde maintenant
c’est seulement pour la route qui reste si tu as soif il suffira de
me le dire.
La
marcheuse pose sur lui un regard égal et quelques mots lui échappent
pour la première fois depuis qu’ils ont commencé à marcher. Je
ne sais pas où nous allons il y a un chalet là-haut demande-t-elle
et sa voix est grave et belle et l’homme regrette qu’elle n’ait
pas parlé davantage sur le chemin qui a précédé.
Oui
confirme l’homme oui c’est un chalet et ce faisant il réajuste
la bandoulière de la carabine qu’il trimballe sur son épaule. La
marcheuse baisse les yeux à cet instant, comme par pudeur, comme
pour ne pas voir le confort ou l’inconfort avec lequel la carabine
est portée. Ils attendent ensuite en silence près du ruisseau qui
susurre.
L’homme
avise la vallée mais aussi parfois la marcheuse qui se tient
prostrée dans l’herbe, et il se fait la réflexion que
l’immobilité ne lui sied pas du tout, avec ces guibolles
dégingandées dont elle n’a pas l’air de savoir quoi faire elle
ressemble à un oiseau brisé, un rapace auquel on aurait interdit le
ciel. Le regard de l’homme oscille entre la marcheuse et le
panorama, la fumée lointaine dont ils aperçoivent les minuscules
panaches, sans vraiment savoir quel spectacle le désole davantage.
Lorsque
plusieurs minutes se sont écoulées de cette manière l’homme
farfouille dans sa besace d’où il extirpe deux gâteaux secs
mouchetés de raisins de Corinthe. Il place l’un des biscuits dans
sa propre bouche avant de lancer l’autre en cloche, en direction de
la marcheuse.
J’aimerais
arriver là-haut avant la nuit annonce-t-il pendant qu’elle mange
quand tu auras fini il faudra que l’on reparte et l’homme se
surprend à espérer que la marcheuse lui réponde encore, lui
adresse ne serait-ce qu’un seul mot mais son souhait est crucifié
par les secondes qui suivent et le clapotis dérisoire de l’eau.
Ils
laissent le ruisseau derrière eux et la marcheuse déploie ses
longues jambes et prend docilement la position de tête, comme
l’homme le lui avait demandé au tout début, avant même qu’ils
n’entament l’ascension. Aux plantes grasses du pâturage, à
l’horizon immense et bleu succède l’ombre d’une grande
sapinière, des troncs violacés et très droits qui dégorgent de la
senteur de la résine.
Ils
cheminent ainsi durant de très longues heures sans pause et sans
paroles, malgré ces bois resserrés tout autour d’eux, parce qu’il
n’y a qu’un seul chemin et qu’une seule montagne et qu’ils ne
risquent pas de se perdre.
Peu
avant la seconde pâture, la marcheuse s’arrête brusquement et son
corps semble se tendre vers l’avant et son poids bascule sur ses
cuisses et au même instant un raclement, la rumeur d’un
déplacement furtif se fait entendre plus loin à l’orée de la
forêt de conifères. La marcheuse s’accroupit et l’homme suit
son exemple et ils attendent.
Quand
les bruits recommencent l’homme semble hésiter puis il esquisse un
geste pour signifier qu’il leur faut rapidement quitter le chemin
et ils s’avancent courbés, cassés en deux entre les arbres à la
perpendiculaire du sentier. Ils finissent par s’abriter sous un
amas de roches fissurées, couverts de grandes nappes de sphaigne en
fleur, et l’homme porte désormais la carabine dans sa main et ses
yeux vont et viennent entre les frondaisons les plus basses qui
s’agitent, qui balayent l’air plus frais, plus humide qui est
exhalé par le lit d’aiguilles de la sapinière.
Pendant
longtemps ils guettent après les bruissements, après le moindre
craquement de branche et les sons se rapprochent et s’éloignent
comme si quelqu’un tournait autour d’eux et ils ont le temps de
s’imaginer toutes sortes de choses. L’homme transpire
abondamment, couché un peu plus bas que les rochers, pour pouvoir
surveiller à la fois la marcheuse et les bois qui bordent le chemin.
Il
vient enfin un son mat bien plus proche que les autres et l’homme
épaule vivement la carabine et puis le vent tourne et ils flairent
enfin l’odeur du bouc et avisent sa forme noire et velue, ses
grandes cornes recourbées et son arrière-train cagneux qui
disparaît avec fracas dans la pente boisée. L’homme se redresse
et souffle et se passe la main sur les yeux.
Au
bout d’un moment, sans regarder la marcheuse et sur un ton auquel
affleure le reproche l’homme dit personne ne vient jamais ici
personne sauf moi il ne faut pas que tu aies peur comme ça tu m’as
fait douter mais ici c’est paisible bien plus paisible qu’en bas,
et pour toute réponse la marcheuse se contente de fixer gravement la
carabine que l’homme tient dans sa main.
Ils
traversent la seconde pâture et le sentier serpente ensuite vers les
hauteurs parmi de grandes touffes d’achillées avant de rejoindre
une nouvelle forêt, et cette fois ils aperçoivent de nombreux
rochers parmi les arbres, qui découpent la zone d’éboulis et de
ravins. À l’ouest le soleil décline déjà, chute avec lenteur
comme un débris flamboyant pourrait chuter du ciel.
Tandis
que rougeoient les pics lointains et les neiges éternelles, ils
contournent une petite cascade qui tambourine à quelques mètres du
chemin et poursuivent ensuite l’ascension parmi des arbres dont
certains sont mourants, dont certains sont morts et dépourvus
d’écorce et leurs troncs sont comme des sculptures pâles et
lisses dans la pénombre.
On
a pris du retard avec le bouc fait l’homme en plissant le front et
en parlant fort pour que la marcheuse -qui a pris un peu d’avance
puisse l’entendre. La dernière partie du chemin est plus difficile
alors je crois que ça vaudrait mieux si on passait la nuit à la
belle étoile et qu’on continue demain quand on sera reposés et
qu’on y verra plus clair. La marcheuse ne répond rien et l’homme
se mord les lèvres jusqu’à s’en arracher la peau.
Plus
tard, ils atteignent le haut d’une crête et quittent tout à coup
l’obscurcissement de la forêt et la marcheuse cligne des yeux et
il lui échappe un soupir sidéré face au panorama immense qui
baille devant eux, tout pourléché d’ombres et de lumière.
L’homme désigne un enchevêtrement de roc qui se dresse non loin,
patiné par les tempêtes et cerclé de pimprenelle et dont le profil
pourra les protéger du vent.
La
marcheuse et l’homme se délestent de leurs fardeaux et boivent
tour à tour un peu d’eau dans la gourde et rapidement un petit feu
éclot près d’eux, sur la pierre. Tandis que l’homme effectue
des allers-retours chargé de branches et de brindilles, la marcheuse
s’installe avec le dos contre la saillie et elle déballe son tapis
de sol et extirpe une couverture tartan de son sac et ses gestes sont
incertains et ses yeux sont troubles et insondables.
Ils
mangent le peu de nourriture dont ils disposent, des gâteaux secs et
une pomme fendue en deux par l’homme ainsi qu’une part de soupe
en brique qu’ils réchauffent dans l’une des casseroles noircies
de la marcheuse et la nuit achève de se déposer sur eux comme un
grand tissu étoilé.
À
leurs pieds se déroule à présent la noirceur de la vallée et
au-delà ils voient bien davantage qu’ils ne le voudraient sans
doute, un horizon opaque et constellé où brille l’éclat lointain
des incendies. En bas il y a des villes qui brûlent et la rumeur
fébrile de la panique qui déferle, qui reflue parfois même jusqu’à
la montagne, jusqu’à étreindre leurs ventres durs. Les pupilles
de l’homme courent sur les flammes distantes comme deux choses
affamées et peu à peu son âme s’emplit d’étrangeté et d’une
mélancolie familière.
L’homme
dit je crois que ce monde est en train de prendre fin et la marcheuse
ne répond rien, alors l’homme baisse les yeux et regarde ses
mains, ce sont de grandes mains avec de longs doigts fins, et il
murmure j’ai si mal pour ce monde tu sais c’est un mal que je
porte depuis si longtemps et ses yeux s’emplissent d’humidité et
sa bouche se tord pour accommoder la misère qu’il prononce.
La
marcheuse abandonne un instant le gouffre et les brasiers pour fixer
l’homme et sa peine et la carabine qui est posée en travers de ses
genoux. L’homme se fait la réflexion que depuis le début, depuis
le tout début la respiration de la marcheuse n’a jamais cessé
d’enfler calmement et il constate qu’il ne parvient pas à
soutenir son regard davantage qu’il ne peut endurer le spectacle du
feu.
L’obscurité
se peuple de la stridence des oiseaux de nuit et des craquements qui
naissent de la dévoration du feu et lorsque la marcheuse ferme les
yeux et finit par s’endormir cela surprend l’homme, et celui-ci
guette longtemps pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une
ruse, et ce faisant il entrecoupe ses propres somnolences par
l’entretien du feu.
Au-dessus
d’eux, les astres tournoient.
Un
peu avant l’aube, l’homme vide sa gourde dans la petite casserole
qu’il cale entre deux pierres carbonisées et il se lève ensuite
et déplie ses jointures endolories qui craquent de n’avoir pas
bougé de la nuit. Le soleil irradie de l’autre côté du pic et
l’air est froid mais la lumière inonde, suffisamment pour que
l’homme puisse errer un temps sur la pâture et y cueillir une
poignée d’herbes à infuser et ses doigts s’engourdissent dans
la rosée du matin.
À
son retour la marcheuse remue sous sa couverture et l’homme ravive
les braises d’une brassée de petit bois avant de verser la tisane
chaude dans la timbale en aluminium qui s’imbrique sous sa gourde.
L’homme offre la timbale fumante à la marcheuse et pose la
carabine dans le gazon et agace le feu sans jamais lever la tête,
comme si un grand poids pesait sur ses épaules.
Je
suis désolé d’avoir tué ton chien bredouille l’homme un peu
abruptement et ensuite il se relève et passe la bandoulière de la
carabine et part uriner à l’orée des bois. La marcheuse guette
tandis que l’homme s’éloigne et finit d’avaler la tisane et
s’étire longuement avant de remballer ses affaires de couchage.
Après
la troisième pâture le paysage devient de plus en plus accidenté,
et le chemin serpente sur la pierre de la montagne qui est
éclaboussée parfois par l’eau glaciale des torrents. Les arbres
se font rares, il ne pousse plus ici et là qu’une poignée de
plantes grasses qui se tassent dans les cuvettes et les creux des
rochers.
L’homme
dit je vais passer devant maintenant on arrive au plus dur et je ne
voudrais pas que tu glisses ou que tu te trompes de chemin on va
monter encore un peu puis ça redescendra et on arrivera au chalet.
D’accord fait la marcheuse et l’homme esquisse un sourire
minuscule parce qu’il sent s’alléger un instant le poids
effroyable de sa solitude.
Ils
avancent ensuite sur une succession de corniches qui sont offertes au
vent et le pic autour duquel ils cheminent est baigné d’une
lumière étrange et la vallée baille à leur droite, cintrée de
roc comme les rebords d’une large blessure. Du pied ils foulent le
sentier étroit et de temps en temps le crottin des boucs sauvages
s’écrase sous le caoutchouc de leurs crampons.
Au
début, en dépit des appuis incertains, l’homme jette de nombreux
regards derrière lui, surveillant la marcheuse du coin de l’œil,
épiant son allure au cas où elle voudrait profiter de son
inattention pour essayer de lui fausser compagnie, mais petit à
petit il prend confiance et apprend à se contenter des halètements
et de la rocaille dérangée.
Il
leur suffit d’une heure pour dompter l’escarpement et au point
culminant, la sente à chèvres décroche subitement pour s’enfoncer
entre une concrétion de saillies grisâtres. En contrebas ils
retrouvent la coiffe ébouriffée des sapins, et au loin un espace
dégagé et un toit de lauze taillé dans un schiste sombre. L’homme
dévisage la marcheuse et sa sueur et ses cernes et il se figure
qu’elle n’a pas dû dormir bien davantage que lui.
Bientôt,
ils abandonnent les roches et les courants d’air gelés qui
bruissent en altitude. Sur la dernière portion ils cheminent presque
de front, descendent entre les arbres puis s’avancent sur la
prairie en esquivant de grosses mottes d’un nard raide et jauni.
Près du chalet coule un énième ru vivace qui se déverse dans un
grand bassin de granit. Un peu plus loin, une petite turbine fredonne
dans le courant.
L’homme
pousse la porte du chalet et ils entrent et la marcheuse remarque
tout d’abord l’odeur, un parfum qui n’est pas désagréable
mais qui imprègne jusqu’aux madriers d’épicéa, jusqu’aux
murs de mélèze. C’est une senteur légèrement âcre qui dit le
temps passé par un homme au même endroit, qui attribue l’espace
et le découpe aussi, de manière aussi franche que le tranchant d’un
couteau.
Il
n’y a qu’une seule pièce bien agencée, avec une lourde table
carrée au centre et un petit lit dans l’alcôve près de la
cheminée, et beaucoup d’étagères et de livres en pagaille. Des
bouquets d’herbes séchées pendent aux poutres et autour des
fenêtres et il y a aussi un jambon accroché dans un coin et une
ribambelle de saucissons secs et ratatinés. La marcheuse pose son
sac à côté de la porte d’entrée et s’étreint le corps comme
si elle ne savait pas quoi en faire.
Je
vais faire du café dit l’homme et après je crois que je dormirai
un peu si cela ne te dérange pas est-ce que tu veux du café et la
marcheuse acquiesce et s’installe à la table où elle suit du bout
du doigt les traces de brûlure qui sont gravés dans les planches de
pin épais pendant que l’homme pose la carabine contre le mur près
du lit et met une bouilloire d’eau à chauffer sur le réchaud à
gaz de la cuisine.
La
cafetière infuse sur la table et une vapeur odorante se dégage du
breuvage et se condense sur les vitres et pour la première fois
l’homme fixe la marcheuse droit dans ses yeux pâles. Est-ce que tu
as déjà eu l’impression que ta vie t’avait échappé
demande-t-il parce que moi je crois que ça m’est arrivé il y a
longtemps et la marcheuse le dévisage longuement et lui rend son
regard mais sa bouche demeure muette et mutine.
L’homme
verse ensuite le café avec une attention méticuleuse et le liquide
noir s’écoule et tourbillonne dans deux bols de grès clair et
puis l’homme ramène quelques gâteaux à tremper et il dit je les
fais moi-même je fais beaucoup de choses moi-même et la marcheuse
mange et boit et ses yeux divaguent autour d’elle, sur les dessins
au fusain et les bibelots de bois sculptés.
Je
n’aurais pas dû prendre la carabine en partant, finit par dire
l’homme, et je me demande si on s’était juste croisés comme ça
on aurait peut-être discuté et tu serais peut-être venue de
toi-même mais c’est compliqué maintenant tout le monde a peur et
ceux qui ont une arme ils la prennent mais ne t’inquiète pas je ne
te veux pas de mal je ne sais pas ce que je veux.
Le
silence qui suit est si lourd et si parlant que cela courbe l’homme
jusqu’à ce que son front touche presque la table et il frémit de
honte et de peine avant de se redresser très lentement, et il reste
un temps les bras ballants, la mine confuse. Il se traîne enfin en
direction du lit où il s’allonge tout habillé sur les draps
suiffeux et l’homme retire ses chaussures avec une grande lassitude
et ferme les yeux. Il murmure je ne sais pas ce qui m’a pris je ne
voulais pas être seul voilà tout je suis désolé.
L’homme
met très longtemps à s’endormir et en attendant la marcheuse
égraine les minutes comme les perles d’un chapelet et elle
s’imprègne des odeurs inconnues et écoute enfler le souffle de
l’homme qui se rallonge et elle fait tout cela sans remuer, sans
jamais bouger du banc où elle se trouve assise.
Vers
midi, la marcheuse se lève et fait trois pas en direction du lit,
vers l’endroit où l’odeur de l’homme est la plus forte et elle
s’empare de la carabine qui repose contre le mur. La marcheuse
regarde ensuite l’homme qui dort, le détaille durant un bon moment
avant que ses doigts ne courent jusqu’au levier de la culasse, et
ne l’actionnent. Elle met ensuite l’homme en joue ce qui est une
chose facile parce que l’homme est immobile et très près d’elle,
et lorsque le front de l’homme est au milieu de sa mire la
marcheuse expire lentement et appuie sur la détente.
Après
le vacarme de la détonation, elle repose la carabine près du lit et
se rend compte que ses mains tremblent et que sa bouche est sèche et
qu’elle ne sait pas encore où elle ira, ni ce qu’elle fera. Le
soleil l’éblouit lorsqu’elle quitte le chalet pour aller
s’asseoir près du ruisseau dont elle n’entend plus qu’à peine
le murmure à cause de ses oreilles qui sifflent et la marcheuse
retire ses lourdes chaussures sans même y penser, comme si elle
n’était plus tout à fait elle-même.
Au-dessus,
un panache blanc est emprisonné par le pic et le vent tiraille pour
l’en arracher. La marcheuse remue ses orteils et sent couler l’eau
gelée, sur eux et entre eux, et elle y frotte aussi ses ongles et
soupire en avisant le ciel et se demande si la solitude de l’homme
était aussi grande que la sienne.
Ses
mains triturent ensuite le barbe-bouc lustré et s’y emmêlent et
la marcheuse avise la vallée et le monde mourant qui s’étale
au-delà et se dit que peut-être elle ne redescendra jamais.
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Ma préférée des sept publiées. J'attends les suivantes avec impatience.
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