Le rendez-vous était prévu au Salon du livre de Paris. Nouveau millésime ! Des éditeurs, des écrivains et les visiteurs. C’était une grand-messe, un lieu voué au lectorat de l’extrême. Sans eux, pas de roman, pas de romance, pas de polar. Rien, la fin du monde. Dans la Ville lumière, étaient venus se côtoyer les fous et les surexcités de la société livresque. Hors du temps et des haines politiques, un instant suspendu pour la survie de l’espèce culturelle. Une fête célébrant la liberté d’expression en tout genre ; l’interdire revenait à entrer en dictature. Ces hyperlecteurs s’y adonnaient à une danse contre la nature barbare et pratiquaient un exorcisme de l’autodafé. Le livre y était manipulé, humé, dévisagé. Les auteurs en étaient déifiés, promulgués comme des nouveaux messies. Une religion sans dogme rédhibitoire, dans laquelle le mot était roi, un corps caverneux dans lequel la vie coulait sans interruption. Bandant à souhait !
Isabelle se moquait bien de ces pédantes considérations.
Elle n’était pas venue pour les livres, mais pour se livrer. Elle se destinait à l’un de ces écrivains, de ceux qui attendaient la plume à la main. Dans sa voiture, elle avait peur. Cela faisait tellement longtemps qu’elle ne l’avait pas vu.
Elle avait fait le déplacement pour le toucher, pour émouvoir sa cible. Lui !
L’autoradio passait une chanson de Dalida "Il venait d’avoir 18 ans, il était beau..."
Elle venait d’avoir 18 ans quand elle était partie, quand elle avait tout quitté.
Elle était jeune et maintenant, elle se sentait si vieille. "J’ai mis de l’ordre à mes cheveux, un peu plus de noir sur mes yeux..." Oui, ce matin elle avait pris plus de temps pour se préparer. Saloperie de radio, toujours à réinjecter dans le quotidien les mélopées dégoulinantes du passé !
Elle ne voulait pas le décevoir, depuis le temps qu’elle ne l’avait pas vu, depuis qu’elle l’avait tenu dans ses bras pour la dernière fois. Leur première rencontre avait donné le top départ de leur vie respective. Une vie qui avait dès lors commencé à pourrir. Dieu avait craché sur leurs tombes qu’ils n’avaient plus fini de creuser !
Laszlo Dorian était de retour à Paris, un lieu qui lui rappelait des souvenirs.
Il y avait vécu dans sa jeunesse. La famille de son père était d’origine prolétaire, de ces boulevards populaires. Ainsi, il était content de lui, fier d’être devenu écrivain.
Il avait trimé, comme ses ancêtres.
Il avait sculpté dans le papier les sueurs dégoulinantes de son talent, afin de sortir de la misère et le résultat était là, palpable. L’hémoglobine l’avait délogé de la pauvreté.
Il était maintenant un brillant représentant du commerce du sang. Si son père débitait des carcasses d’animaux dans l’arrière-boutique d’un boucher ainsi que des coups à ses multiples maîtresses, lui, dépeçait des corps de femmes et ensanglantait des pages blanches pour le plus grand plaisir de ses fans. Malgré les obstacles de la violence, les aléas de la vie et de la mort, il avait survécu. Aujourd’hui, il était un auteur qui promettait beaucoup d’après les critiques littéraires.
Il venait distribuer des signatures, vendre son âme d’artiste, se faire photographier avec ses admirateurs, ces charognards de l’imaginaire. Son quatrième livre, un roman noir comme les précédents, marchait très bien. Les lecteurs allaient sans doute venir nombreux pour le rencontrer. Déjà, depuis l’ouverture, il avait fait pas mal de dédicaces. Certains de ses voisins étaient plus prestigieux que lui. Cependant, il était déjà un peu connu, sa carrière avait vite pris de l’ampleur et la fortune arrivait à grands pas. Laszlo n’était plus un anonyme, usant déjà des ficelles miellées de la notoriété.
Il avait dans son collimateur ce romancier, Lazard Grimaud, un ancien policier qui dégainait avec le même brio son stylo et son flingue. De l’autre côté de l’allée, il enviait la foule qui attendait Adama Nesgravia, l’écrivaine qui extirpait chaque année de son Montblanc 150 pages d’une mixture à faire défaillir les foules. La trentenaire à ses côtés, quant à elle, était sympa comme beaucoup en général dans ces salons ; une auteure qui faisait dans la romance érotique, histoire cucul et sexe nunuche. Il en fallait bien pour tous les goûts !
Il les aurait tous tués pour obtenir une miette de leur succès et de leur richesse. Encore une fois, seul l’écran de son clavier était éclaboussé de ces massacres virtuels. Aucun courage, cela le minait.
Et puis il y avait les lectrices, celles qui adulaient les romanciers comme s’ils étaient des rock-stars. Néanmoins, une visiteuse en particulier, allait se distinguer des autres.
Il savait qu’elle avait hâte, qu’elle était en attente et surtout qu’il allait la décevoir, la repousser. Pas uniquement pour le plaisir de lui faire mal… C’était plus que ça ! Elle allait déguster au propre comme au figuré : cette salope allait maudire le jour de la naissance de Laszlo le Magnifique. Et après cela, il savait qu’il serait délivré, qu’il pourrait changer son mode opératoire.
Il avait des frissons dans le dos à l’idée de la briser ! Trop de douleurs lui torturaient les méninges. Les souvenirs… Et pourtant ils avaient eu tous deux le bonheur à portée de main. Si seulement…
Isabelle se remémorait les avertissements de ses copines. Elles lui avaient bien dit de ne pas le laisser, comme ça, sans explications. Seulement elle ne les avait pas écoutées.
Elle avait toujours eu soif de liberté.
Elle était de toute façon trop jeune quand elle avait croisé son regard la première fois. Regrettait-elle son départ ? Non, pas vraiment.
Elle avait vécu comme elle l’entendait. Aujourd’hui, la cinquantaine approchant, elle avait eu tous les amants qu’elle avait désirés. Aujourd’hui, la beauté s’éloignant, elle avait eu tous les soucis qu’elle n’avait pas désirés. Son cœur était affaibli et meurtri, elle espérait avoir l’extrême onction de Laszlo. Un dernier mot, une dernière caresse qui effaceraient les coups du sort.
Elle attendait le pardon. Et pourquoi pas, un peu d’amour, encore, s’il n’était pas trop tard ?
Elle accepterait toutes les tortures de sa part, elle lui offrirait sa pauvre carcasse en pâture.
Elle comptait bien endurer les martyres décrits dans ses romans. Elle avait lu toute l’œuvre de Laszlo Dorian, tout ressenti dans sa chair. Elle l’avait eu dans la peau de chapitre en chapitre, incarnant son mal du prologue à la conclusion fatale.
Elle seule avait les clefs de son inspiration, savait pourquoi ces pauvres filles morflaient dans ses fictions, elle avait conscience que c’était elle, la vraie victime, la vraie coupable. Quand il écorchait sa proie aux creux des pages, elle en percevait les sévices. Et elle aimait ça ! En redemandait comme une pénitente à bout de souffle, à bout de vie.
Laszlo ne savait pas à quoi elle ressemblait maintenant.
Il avait le souvenir d’une chevelure magnifique et des quelques baisers sur sa nuque. Du miel qu’il avait cherché sur d’autres corps, auprès d’autres regards. Dans son dernier bouquin, Isabelle se faisait étrangler après maintes morsures. Son héros en avait bu le sang, la sève jusqu’à l’écœurement.
Il lui avait pris la vie à pleine bouche, au goulot, gloutonnement. Et à chaque page écrite correspondaient des nausées.
Il n’arrivait pas à exorciser sa douleur.
Il craignait d’être saturé de crimes irréels. Pour cette raison, il lui avait envoyé une invitation. Cette fois, il avait envie de concrétiser son aversion, ses amours défuntes. Bientôt il allait engloutir celle qui personnifiait son fantasme depuis si longtemps. Sa plume se tarirait peut-être, son talent s’écoulerait comme la vie de ce corps qu’il manipulerait enfin.
Il ne pouvait plus continuer comme ça et devait trancher dans le vif sans penser aux conséquences. Isabelle dont il avait si longtemps souhaité la chute allait arriver. Il attendait d’admirer dans son regard l’effroi du rejet. Être vengé, l’anéantir comme dans ses romans, la piétiner. En la contactant, il était resté flou, avait laissé un peu d’espoir pour la voir tomber de haut. Cette Messaline symbolisait l’origine immonde, de son monde d’errance…
Isabelle était terrorisée. Et ses talons qui claquaient maintenant sur le bitume du parking, représentaient le compte à rebours vers le jugement, peut-être vers l’échafaud. Condamnée, elle savait qu’elle allait succomber, son cancer se généralisait.
Elle attendait un peu de réconfort de celui qui lui avait laissé un espoir, dans une lettre et au téléphone...
Elle tenait dans sa main moite le bijou pour entrer dans le cœur de cet homme, elle allait s’en servir. « L’espoir fait vivre ! » De ce cliché, elle espérait donc une embellie, un peu de temps en plus, du bonus, même si elle savait qu’au fond, elle ne le méritait pas tout à fait.
Laszlo au Salon du Livre de Paris ! Un moment qu’il aspirait depuis que son éditrice lui avait dit qu’il en serait un invité de marque.
Il regardait l’ensemble des exposants. Ces gens qui passaient leur existence à écrire, qui se penchaient sur une page blanche et tentaient de construire une histoire. Le plus souvent ils reconstruisaient la leur. Comme lui, dans son premier roman, qui déjà martyrisait une jeune fille de 18 ans, cette pouffiasse se faisait maltraiter pour expier ses pêchés. Alors, là, sur son stand, il signait, saignait en souriant.
Il se délectait de sa toute nouvelle renommée et du mal qu’il allait faire à cette femme. L’attente était doucereuse.
Il se remémorait son parfum. Un mélange de jasmin et de fleur d’oranger, une mixture qu’il reconnaîtrait n’importe où, n’importe quand. Un jour, dans une foule, il avait suivi une femme blonde, exhalant la même odeur qu’Isabelle. Comme un chien, les sens en alerte, il l’avait pourchassée et coincée dans une rue minable de Londres. Elle s’était laissée embrasser, flattée de faire envie à un si beau gosse. Et au moment de l’avoir à sa merci, alors qu’il allait entrer en elle, debout contre le mur, le corsage déjà lacéré, elle s’était débattue. Elle s’était dégagée de ses mains qui voulaient l’étrangler, soudain dégoûtée. Comme Isabelle qui l’avait repoussé ! Trop inexpérimenté, trop mou, il avait échoué dans sa tentative de tuer cet ersatz d’Isabelle. D’où son premier succès littéraire, d’où sa première victime sur tranche dorée, maintenue à sa merci à l’encre rouge. Une tentative avortée ! Les prémices pitoyables de sa carrière d’assassin ! Une impuissance livresque qu’il s’était juré de se faire pardonner. Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais pu réaliser ce dont il se sentait capable.
Il allait pouvoir la massacrer, aujourd’hui, en vrai, grandeur nature. Sa haine s’était ravivée dès qu’Isabelle lui avait parlé, cette voix au téléphone comme l’élément déclencheur qui allait le transformer en meurtrier. Son timbre si significatif avait tout remis sur le tapis. Son excitation malsaine le terrassait.
Il était en manque, imperméable à toute compassion. Les dès était jetés et les cartes ne demandaient qu’à se faire abattre. Il en tremblait d’avance. Il allait achever le travail commencé des années auparavant. Bientôt la fin du jeu !
Isabelle essayait de garder son sang-froid, d’éloigner les paroles néfastes de cette foutue chanson. Inlassablement, Dalida s’entêtait à lui instiller la mélodie du malheur. « Quand il s’est approché de moi, j’aurais donné n’importe quoi… ». D’une démarche mal assurée, elle s’approcha de la table de l’homme qu’il était devenu.
« Mon amour, mon seul véritable amour, que tu es beau ! » s’exclama-t-elle en son fors intérieur.
« Il était beau comme un enfant… », susurrait perfidement la chanteuse au subconscient d’Isabelle.
Doucement, elle glissa la petite médaille ornée d’un chérubin. Ce bijou, cadeau du passé brillait d’un éclat particulier sur la couv’ vermeille du dernier livre de l’écrivain... Une trace d’innocence sur le corps d’une jeune fille sanguinolente. La main virile et forte de l’auteur s’en empara rapidement.
Odeur de jasmin, de fleur d’oranger, battements de cœur, frissons des épidermes… Tout allait soudain trop vite, trop lentement…
Laszlo leva le regard sur Isabelle. Elle était vieille et fatiguée. Elle ressemblait à une chanteuse des années 70. Du mascara coulait sous les vestiges de ses yeux bleu azur. L’instinct du prédateur était pris au piège de sa victime. Une poigne invisible s’agrippa au coup de Laszlo. Des gouttes de sueur perlaient au bord de ses longs cils faisant écho à ceux de cette femme, là devant lui. Tout de suite, il savait qu’il allait l’aimer, à nouveau. Ne plus infliger d’horreurs à ces pauvres filles sur papier glaçant.
— Maman !
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