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Peut-on
être à la fois la première et la dernière femme, c’est le genre
de question qui vous vient à l’esprit alors que vous tenez dans
votre bouche le canon d’un fusil de chasse. Celui de votre mari. Et
que votre salive, mâtinée d’huile et de résidus de poudre vous
coule dans le décolleté. Peut-être qu’en pressant la détente,
avec le gros orteil de votre pied droit, c’est toutes les femmes
que vous suicideriez. Enfin c’est une façon de parler. À cet
instant tout vous semble limpide, et les raisonnements jusqu’alors
interdits vous apparaissent dans une effarante simplicité.
Vous
avez solidement noué une serviette de toilette autour de votre tête.
Ce n’est pas que vous appréciez particulièrement le papier peint,
c’est plus une question de respect. Vous ne savez pas ce que ça
peut donner un coup de feu dans un crâne, au milieu d’une chambre
à coucher d’à peine douze mètres carrés. Vous ne savez pas qui
vous verra dans cet état, qui entrera dans la pièce, qui chargera
votre dépouille, qui nettoiera les salissures. Aussi vous avez
patiemment épilé vos cuisses et vos mollets. Votre jambe nue en
suspension, qui sourd d’entre les pans de votre peignoir beige et
dont l’extrémité repose sur la détente de l’arme de votre
mari, se pare de reflets satinés. Vous êtes belle.
Vous
avez couché le petit, cette fois vous n’avez pas cherché à
abréger l’histoire, vous avez pris le temps de lire, malgré les
sanglots dans la voix. Jusqu’au bout. Le retour victorieux du
chevalier, la façon altruiste avec laquelle il distillera sa
semence, pour que la belle qui l’attendait enfante dans la douleur,
et nage dans le bonheur.
Vous
avez vidé le contenu de vos intestins. Trois fois rien. Vous aviez à
peine grignoté depuis le matin de la veille, en prévision. Vous ne
voudriez pas que dans un ultime relâchement vos sphincters gâchent
la perfection de votre sortie.
Puis
vous avez pris une douche très chaude, très longue. Jusqu’à
vider le ballon. Le jet puissant a lavé votre sexe impur. En
sortant, la buée avait ravivé d’anciennes traces sur le miroir.
Un message du bout du doigt, que vous aviez effacé quelques heures
après l’avoir rédigé. Un message pour votre mari, datant d’avant
la naissance du petit. Un message d’adieu qui n’avait pas servi.
Ensuite
vous avez voulu boire un thé, mais la boite en carton contenant les
sachets était vide. Vous avez noté de votre écriture penchée,
Thé,
sur
la liste, avant de réaliser votre bêtise. Vous avez rayé
nerveusement le mot, puis en relisant, vous avez voulu éliminer les
commissions vous étant uniquement destinées. Il n’y avait qu’un
seul article, Tpns,
que
vous n’avez pas réussi à barrer. Vous étiez victime d’une
solide pudeur concernant ce qui avait trait à votre intimité. Vous
auriez pu dire tampon,
naturellement,
et l’écrire en toutes lettres sur la liste des courses. Vous
auriez pu dire j’ai
mes règles, vous
auriez pu dire clitoris,
ou
même vagin,
ou
grandes
lèvres, vous
connaissiez ces mots. Mais ils vous semblaient sales ou prohibés.
Votre mari pouvait dire bite
autant
qu’il le voulait.
Faute
de thé, vous avez bu de la grenadine dans un verre à moutarde orné
d’une tortue rigolarde. Ensuite vous avez rangé votre nécessaire
à couture, et vous êtes résignée à faire brûler le chandail non
achevé dans le poêle à granulés. Malgré l’interdiction
formelle d’encrasser la vitre de l’appareil, vous avez jeté au
feu les pièces de lingerie trop vulgaire que votre mari vous faisait
porter.
Il
restait quelques miettes sur la toile cirée, sur lesquelles vous
avez passé l’éponge. Puis vous êtes montée. Vous avez regardé
le sommeil de votre fils, puis l’avez enfermé de l’extérieur,
laissant la clef sur la porte de sa chambre.
Dans
le couloir, sur le râtelier, il ne restait que le fusil de gros
calibre. Celui pour les battues. Votre mari avait pris l’autre pour
sa ronde. Vous avez trouvé deux balles, dans le tiroir de sa table
de nuit. Deux balles longues, effilées, de celles qui terrassent les
sangliers, que vous avez glissées dans l’arme. Instinctivement,
sans même en avoir vu la démonstration auparavant. Comme une chose
que l’on apprend en la faisant. Un geste naturel.
Vous
essayez d’avaler votre salive, votre gorge se collapse et le goût
du fer vous descend le long de la trachée. À cet instant, vous
n’avez pas honte de le penser, vous
taillez une pipe à la mort. Après
tout, vous vous êtes livrée si souvent à cet exercice sur
l’appendice de votre mari que les muscles de votre mâchoire y sont
comme habitués. Le matin, il ne peut pas quitter le lit sans avoir
craché sa purée. Ce n’est qu’une fois le devoir achevé que
vous pouvez vous lever, rincer votre bouche, réveiller votre fils et
préparer le petit déjeuner. Votre mari traîne
encore quelques minutes, vous mettez à chauffer son café au lait
lorsque vous entendez son pas lourd dans l’escalier.
Après
neuf heures, la maison est plus calme. Votre mari a pris le Land
Rover pour aller travailler, vous avez déposé le petit à l’école,
à pied. Le directeur vous a fait quatre bises, à l’entrée.
En
l’absence de votre mari au foyer, vous devez prendre garde à ne
pas trop user les choses. Quand on ne rapporte rien, on évite de
coûter. Votre mari surveille les factures d’eau, de téléphone ou
d’électricité. Une règle tacite réserve l’ordinateur à un
usage familial,
par opposition à individuel
ou solitaire.
C’est votre mari qui en autorise l’accès en composant le code
secret. Vous pouvez dès lors vaquer à vos recherches, tant qu’il
est présent au foyer.
À
midi vous allez chercher le petit, le faites manger à la maison,
jambon purée, haricots beurre, pâtes au poulet, puis le redéposez
à l’école. Cet aller-retour à lui seul justifie votre présence
quotidienne au domicile. L’après-midi vous tentez de produire,
pour
justifier votre rôle, et pour tuer le temps. Vous repassez une pile
de linge, les draps, les nappes, les slips. Vous repassez sans vous
poser de question. Le mercredi, vous accompagnez le petit à
l’entraînement
de foot. Vous laissez l’entraîneur
vous faire du gringue. Après vous nettoyez la terre, sur
l’équipement bariolé.
Le
soir, vous préparez le dîner
à heure fixe. C’est votre mari qui allume la télévision,
toujours. Il dit putain
de sauvages dés
qu’apparaît
sur l’écran un visage d’une couleur différente de la sienne. Il
dit, regarde-moi
ces putains de sauvages ! Il
tend son verre, vous y versez du vin. Ils
savent rien faire d’autre que s’entre-tuer. Il
s’installe dans son fauteuil quand vous allez coucher le petit. Le
reste de la soirée, vous avancez vos travaux de couture, ou survolez
le programme télé. Votre mari regarde un jeu japonais, sur une
chaine étrangère, en disant regarde-moi
ces putains de niakoués. Votre
mari regarde des femmes dénudées qui nettoient des voitures de
sport, il souffle et dit tu
vois, c’est comme ça qu’il faut que tu laves le Land.
Votre mari regarde des arrestations policières en anglais, et rit
bruyamment. Votre mari regarde des reportages animaliers où des
rhinocéros se grimpent dessus. Votre mari regarde des films avec des
explosions démesurées. Votre mari regarde des matchs de sport.
Votre mari regarde comment on survit dans la jungle.
Quand
il s’endort, vous en profitez pour naviguer maladroitement sur
internet. Les sorties culturelles de votre ville, juste pour vous
tenir informée, les coins du monde que vous ne verrez jamais, les
robes que vous ne porterez pas. Vous vous attardez une nouvelle fois
sur l’itinéraire qui mène chez votre sœur. Un refuge isolé, à
mi-chemin entre Perpignan et Barcelone. Un village de pêcheur,
amalgame du mur blanc sur mer turquoise. Vous pourriez lui écrire si
vous osiez. Vous effacez consciencieusement l’historique de
navigation, avant d’éteindre la machine, et votre cœur s’autorise
à ralentir la cadence.
Assise
au bord du lit comme au bord de la vie, vous attendez. Le tube
d’acier au fond de la bouche, plus raide que la plus raide des
bites. Vous attendez d’entendre le moteur diesel du Land, ses
larges roues faire crisser les cailloux de l’allée.
Vous
avez une crampe à la hanche, les larmes vous brûlent les yeux,
l’acidité vous ronge l’estomac, mais vous gardez la pause. La
jambe nue en suspension, muscle bandé. Le gros orteil sur la queue
de détente, les deux mains qui cramponnent fermement le canon de
l’arme, la crosse de bois sculpté appuyée contre la moquette.
Vous attendez que votre mari ait terminé sa ronde, pour qu’il vous
trouve ainsi tout éparpillée. Pour ne pas laisser votre fils tout
seul, prisonnier dans sa chambre, réveillé immanquablement par le
coup de feu. Pour que votre mari le premier se confronte à l’odeur
inconnue de ce que renferme votre crâne.
Votre
mari est parti après le dîner. Avec d’autres voisins, ils forment
un comité de vigilance citoyenne.
Ils
se retrouvent certains soirs, avec des morceaux de câbles
électriques épais comme des matraques, et des fusils pour le petit
gibier. Comme dit votre mari, le
pire c’est que c’est moi qui aurais des ennuis si j’en tue un.
C’est le monde à l’envers ! Quand
on met le monde à l’envers, les gens des pays qu’on retourne,
ils atterrissent chez nous. Et ils se croient tout permis. En tout
cas c’est ce qui se dit. Ici,
on n’est pas des barbares, dit
votre mari plein de certitude, en remplissant sa cartouchière. Ils
ont vu passer le permis de construire, à la mairie. Votre mari le
sait de source sûre, par l’un de ses collègues de battue. Une
mosquée haute comme un immeuble, avec minaret, fioritures et tout ce
qui s’en suit.
Le
dimanche vous vous habillez, vous mettez du rouge à vos lèvres. Le
petit porte son gilet. Votre mari met ses chaussures de ville, que
vous avez cirées. Vous apercevez succinctement le monde, un peu
flou, derrière les fenêtres du Land. Puis tout de redevient sombre.
Vous écoutez le prêche, vous donnez quelques pièces cuivrées,
vous priez, vous chantez, prenez la communion pour vous nettoyer de
la semaine, et rentrez préparer le repas. L’après-midi n’en
finit pas, il faut occuper le petit. Votre mari s’installe dans son
fauteuil. Votre mari regarde les skieurs chuter. Votre mari regarde
les fonds marins. Votre mari regarde des reportages où des noires se
lissent les cheveux, où des Chinoises se font débrider les yeux par
des chirurgiens brésiliens, où des gens n’ont pas à manger. Puis
vous dormez, et la semaine reprend son cours. Au réveil vous prenez
dans votre bouche le sexe de votre mari, qui a le goût rance de
l’urine séchée. Vous avalez le sperme qui en jaillit, et y
reconnaissez le poivre du dîner dominical.
Dans
votre pose de violoncelliste, vous attendez le ronron du moteur, qui
ne devrait plus tarder. Votre salive dessine un mince filet sur le
double canon de l’arme. Votre jambe est ankylosée. Peut-on être
un peu toutes les femmes, vous vous demandez. À la fois la première
et la dernière de l’humanité. Peut-on être une minorité alors
que mathématiquement le nombre de vos semblables surpasse celui des
hommes. Peut-on mourir sans tuer les autres, juste pour soi, en
privé.
Vous
êtes la première
de votre mari, il vous l’a toujours affirmé. Vous n’avez pas
connu d’autres hommes, de votre côté. Cela aurait pu arriver
pourtant, après la mort de votre père, votre mère insistait pour
que vous rencontriez d’anciens camarades de classe qu’elle
retrouvait pour vous. Elle insistait au téléphone, avant la
naissance du petit, pour que vous la visitiez. Avec votre mari même,
la porte était ouverte. Avant qu’elle ne se mette à dérailler
complètement, quand il était encore temps de communiquer. Avant que
la tyrannie muette de votre époux ne vous accule. Avant que vous ne
vous abandonniez à la paresse d’une soumission sans condition.
Avant qu’il faille lâcher le travail au cabinet, parce que votre
ventre s’arrondissait. Vous preniez les rendez-vous du médecin,
occupiez le bureau à l’accueil, tout le monde savait qui vous
étiez. Vous viviez alors sous le joug d’un autre homme, certes,
mais d’un homme respectable et respecté. Vous aviez une identité.
Vous parliez avec des adultes, vous vous sentiez utile à la petite
société alentour. Certains hommes vous souriaient, malgré l’angine
ou l’angoisse du verdict d’une analyse. Aujourd’hui vous n’êtes
plus personne.
Vous
croyez l’entendre, puis vous l’entendez. Le Land qui déchire la
nuit dans un craquement d’engrenage. Vous affermissez votre
position. Étirez votre orteil dans le vide, avant de le remettre en
place. Peut-on passer à côté de sa vie, et le réaliser quand on
n’a plus la force de la rattraper. Votre mère vécut pour se
taire, pour encaisser les coups. Votre mère vous mit au monde, vous
et votre sœur, et sombra dans la démence peu après la mort de
votre père. Peut-on par son absence manifester ostensiblement son
refus de s’inscrire dans la reproduction d’un schéma erroné.
Suffit-il de mourir pour que le sort se rompe. Peut-on être une
et toutes.
Peut-on mourir pour rien. Vivre pour pas grand-chose.
Vous
pleurez. La portière du Land claque, et vous entendez le pas lourd
de votre mari qui rejoint la porte d’entrée. Vous jaugez son taux
d’alcoolémie au temps qu’il met à déverrouiller la serrure.
Comme il enlève ses chaussures près du portemanteau, vous
n’entendez plus rien de sa progression, avant qu’il ne gagne
l’escalier. Les marches craquent, vous les comptez. Cinquième,
sixième, quart de tour sur le petit palier. Vous frissonnez et vos
dents claquent sur le métal du canon. Vous tentez de resserrer
l’étreinte, mais votre mâchoire ne répond plus. Vous bavez sur
les pans de votre peignoir beige sans parvenir à avaler votre
salive. Votre chevelure vous démange, sous la serviette enroulée.
Votre
mari progresse dans le couloir, s’arrête devant la porte du petit.
Vous allez presser la détente. Vous allez le faire. Peut-on franchir
le pas. La plante de votre pied se contracte, vous forcez. Ça ne
veut pas, vous vous y reprenez à deux fois. En plaçant la jambe sur
le côté, pour que la prise soit meilleure.
Votre
mari se tient dans votre dos, qu’est
ce que tu fous, il
dit. Et avant que vous n’ayez le temps de réaliser, vous vous
tenez debout, face à lui. Le fusil non plus braqué contre vous mais
en direction de sa poitrine. Il a rangé le sien dans le râtelier,
et défait la ceinture de son pantalon de velours.
Vous
relevez l’arme, la tenez parallèle au sol à hauteur de votre
épaule. Vous fermez un œil. Qu’est
ce que tu fous, bordel, il
dit entre ses dents serrées. Quelque chose en vous refuse d’obéir.
Vous devriez répondre pourtant, vous le savez. Reposer l’arme. Son
sourcil est froncé, sa voix est dure. Il ne vous en faut pas tant
d’ordinaire. Il veut dire autre chose, mais ne parvient pas à
articuler. Son pantalon lui tombe sur les chevilles. Vous placez le
canon dans l’axe de son regard.
Vous
tirez.
Comme
vous avez fermé les yeux quand le coup a tonné, vous les rouvrez.
Le mur est constellé de taches de sang et de matière plus épaisse,
il y en a jusque dans le couloir dont la lumière est restée
allumée. Votre mari est tombé comme un sac de linge. Vous faites un
pas. Osez. Apercevez sa tête, l’œil blanc exorbité sur la moitié
restante de son visage. Vous tâtez d’un pied nu sa cuisse pileuse,
pour voir ce que ça fait. Et reculez, prise d’un vertige.
Vous
l’avez tué.
L’arme
est toujours braquée, vous la baissez. Vous respirez de nouveau,
comme réchappée d’une longue apnée. Vous sentez le rouge qui
monte à vos joues, vos oreilles qui chauffent. Vous entendez les
petits pas dans le couloir. Les petits pieds nus qui font des traces
dans le sang chaud de votre mari. Votre fils apparaît dans
l’encadrement de la porte de votre chambre à coucher d’à peine
douze mètres carrés.
Votre
mari a dû ouvrir la porte que vous aviez fermée de l’extérieur,
pour l’embrasser avant d’aller se coucher. Le petit ne bouge pas,
n’a pas l’air sûr de ne pas être en train de rêver. Son lapin
dans la main, qu’il tient par les oreilles, comme un vrai. Son
pyjama Spiderman bleu, avec les surpiqûres rouges et le motif un peu
craquelé sur la poitrine. Il ne dira rien. Le petit n’est pas un
bavard. Un taiseux, comme son père. Un capricieux dont il faut
deviner les vœux.
Vous
videz vos poumons. Les remplissez fébrilement. Le petit ne doit pas
voir ça. Peut-on grandir avec la mort.
Vous
rechargez l’arme d’un geste habitué, en tirant la culasse pour
faire monter la seconde balle. Surtout vous ne voulez rien dire à
cet instant. Vous vous taisez. Vous visez la tête. Non, vous ne
pouvez pas faire cela. Vous visez le petit cœur.
Vous
tirez.
Quand
vous ouvrez les yeux, le corps a glissé dans le couloir. Il s’est
tassé contre le mur. Petit amas de chair rouge et bleu. Surhomme,
super
héros,
mi-enfant mi-araignée, jambon purée, haricots beurre, pâtes au
poulet, chocolat au goûter.
Peut-on
rester calme. Peut-on ne pas craquer.
Quand
vous songez à tourner l’arme contre vous, vous réalisez qu’elle
est vide. Peut-on être un peu toutes les femmes.
Vous
posez l’arme sur le lit, ôtez le peignoir beige, et dénouez la
serviette autour de votre tête. Vous voilà nue. Toute nue. Devant
tout le monde. Vous piochez dans l’armoire, une culotte, des bas.
Vous vous habillez.
Vous
êtes étrangement calme. Dans la commode, sous les chaussettes vous
trouvez la boite en fer blanc. Vous en dévissez le couvercle, en
sortez quatre beaux billets. Pour les péages, et pour l’essence.
Dans la glace vous êtes belle, malgré la sueur qui fait briller vos
tempes.
Vous
enjambez froidement les corps, le fusil cassé sur l’épaule.
Éteignez les lumières et longez le couloir. Vous descendez les
escaliers. En enfilant vos chaussures fermées, vous peaufinez les
derniers détails. Vous connaissez l’itinéraire. L’autoroute
vers le sud. Les Pyrénées-Orientales. La frontière espagnole.
Avant l’aube vous serez chez votre sœur. Réfugiée.
Le
fusil, vous le laisserez en passant. Derrière un club de la
Jonquera, il trouvera preneur qui ne parlera pas.
Vous
prenez les clefs du Land, dans le vide-poche de l’entrée. Vous
attrapez votre châle, sur le portemanteau. Vous couvrez votre tête,
vos épaules, vous vous cachez. On ne voit que votre regard paniqué.
Vous
réfléchirez dans la voiture. Pour l’instant vous agissez.
Vous
sortez, refermez derrière vous. Double tour. Clef dans la poche de
votre veste. La nuit est douce pour la saison. Vous actionnez
l’ouverture centralisée du Land, et soulevez le haillon du coffre.
Vous cachez le fusil dans la couverture du chien, et vous sursautez.
Lève
les mains,
vous entendez dans votre dos. Lève
les mains, j’vais pas l’répéter.
Vous connaissez la voix. C’est celle du généraliste pour qui vous
travailliez auparavant. Vous vous exécutez en vous retournant.
Quatre
hommes du comité de vigilance citoyenne se tiennent fièrement
devant vous. Vous les reconnaissez malgré les passe-montagnes. Le
médecin, le collègue de battue de votre mari qui bosse à la
mairie, l’entraîneur
de foot du petit, et le directeur de l’école maternelle. Ils
tiennent des barres de fer, et des pistolets à grenaille. On
a entendu des coups de feu, qu’est ce qui s’est passé,
demande le médecin. Garde
les mains bien levées,
ajoute le directeur. Et
enlève ce truc.
Vous laissez tomber votre châle. Pourquoi n’est-on visible que
quand on est cachée. Vous voudriez disparaître. Laissez-moi
partir,
vous dites. L’entraîneur
éclate de rire. Si
vous me tuez, c’est vous qui aurez des problèmes,
vous ajoutez. Les hommes se rapprochent. Ils brandissent leurs barres
de fer. Donne-nous
les clefs.
Quand
votre tempe rencontre les cailloux de l’allée, vous prenez
conscience de la douleur foudroyante à votre genou. Le coup a dû
vous briser l’articulation. Allez
voir dans la maison, dit
l’entraîneur
de foot du petit en attrapant le trousseau dans votre poche. Je
reste avec elle. Pas qu’elle nous file entre les pattes.
L’entraîneur
lance les clefs, les trois autres s’éloignent, et vous sentez déjà
les doigts épais soulever le tissu de votre jupe, déchirer votre
bas, tirer l’élastique de votre culotte. On a beau se croire
toutes les femmes, on n’en est pas moins seule.
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