Avant
ce jour-là, je n’avais jamais vu les choses sous cet angle.
J’allais
au boulot sans me poser de questions, parce que les questions ne
m’aidaient pas. Elles restaient sans réponse.
J’en
arrivais toujours à la même conclusion : t’as qu’à fermer
ta gueule. Qu’est-ce que tu peux y faire ? Les choses sont
ainsi faites : t’es un ouvrier, tu trimes, tu gagnes des
clopinettes, c’est normal. T’avais qu’à bien naître ou bosser
à l’école. Les patrons, les ingénieurs, les architectes… Ils
gagnent quatre, cinq, six fois plus que toi, c’est dans l’ordre
des choses. Les révolutions n’y ont rien changé. Les révolutions
n’apportent pas plus de justice, elles tuent les petits. Toujours.
On remplace les gros par d’autres gros, mais les petits restent en
bas. Alors, baisse la tête et continue à travailler comme une brute
sans te mettre des idées dans la tête.
Et
puis, un jour… C’est con, parfois, la vie. Ça tient à rien.
J’étais là-haut, j’écoutais une émission à la radio et ça
parlait de poules. Oui, de poules ! Un journaliste ou un
scientifique expliquait que pour repérer le coq dans la basse-cour,
il suffit de chercher celui qui est le plus haut perché… Sur le
toit du poulailler, sur le dernier barreau d’une échelle, au
somment d’un tas de paille… Le mâle dominant est
systématiquement au-dessus des autres. C’est pareil pour les
singes dans les arbres, pour les oiseaux… C’est pareil pour
l’Homme ! D’ailleurs, un des mecs qui parlaient à la radio,
un professeur ou un truc comme ça, a expliqué que toutes les
civilisations ont cherché à bâtir vers le haut. Il a donné
l’exemple des temples mayas, des pyramides égyptiennes. Et puis il
a parlé du Machu quelque chose chez les Incas, et des cathédrales
du Moyen-âge, de la tour Eiffel, des gratte-ciels à New York…
Aujourd’hui, ça continue aux Émirats Arabes avec ces tours qui
atteignent le kilomètre. L’Homme a toujours fait ça. Pour voir
plus loin, pour éviter les prédateurs, pour se mettre à l’abri
des inondations et des feux de forêt, mais aussi et surtout pour
affirmer sa domination sur les autres. C’est ce que ce
professeur disait : le seigneur a toujours été au sommet des
édifices construits par l’Homme, on n’y a jamais mis les gueux.
Le
jour où j’ai entendu cette émission à la radio, il y a eu un
déclic dans ma tête. J’ai compris pourquoi je m’étais toujours
senti bien dans ma cabine, en haut de ma grue.
Je
pensais que c’était physique comme bien-être, parce que grimper
peut procurer le même plaisir que se laisser flotter entre deux eaux
à la mer ou dans une piscine… On échappe à la pesanteur, à son
propre corps ; on se sent vraiment plus léger.
Ce
jour-là, j’ai réalisé que c’était autre chose qui se passait
chaque fois que je gravissais cette échelle : je m’élevais
au-dessus des autres. Le mâle dominant du chantier, c’était moi.
Je
me suis dit « Putain, mais alors, t’es un seigneur ! »
À
partir de ce moment, je n’ai plus supporté de courber l’échine.
Je me suis détesté de l’avoir fait pendant toutes ces années.
J’ai détesté mon père de l’avoir fait avant moi, et de m’avoir
inculqué cet asservissement, sans jamais m’expliquer qu’en fait,
je pouvais être un seigneur moi aussi. Que j’étais
un seigneur.
J’avoue
que ça m’a tourné la tête. J’ai commencé à envisager ma grue
non plus comme un engin de chantier, mais comme le symbole de mon
aristocratie, l’outil qui me permettait d’exercer mon pouvoir.
J’ai
continué à écouter cette station de radio qui m’apprenait des
tas de choses sur ce que nous sommes, sur la façon dont notre
société est organisée et dont nous reproduisons des schémas
prédéfinis.
Plus
j’apprenais, plus je me libérais, plus je devenais fort. Je
développais un sentiment d’invulnérabilité. Parfois, je me
levais de mon siège, j’ouvrais les fenêtres de la cabine et je me
mettais à crier, bras et jambes écartés… Des trucs du genre « Je
suis le roi du monde » ou « Je vous emmerde tous ».
Au
début, je faisais en sorte que personne ne puisse m’entendre ou me
voir, parce que même si je suis loin de tout, là-haut, en gueulant
fort, on peut m’entendre d’en bas.
Et
puis, j’ai commencé à m’en foutre de savoir ce qu’on pensait
de moi.
Ça
faisait marrer mes collègues, les premiers temps. Ceux qui me
connaissaient croyaient que je faisais ça pour épater la galerie.
Ils me chambraient gentiment. Mais je les envoyais se faire foutre.
Je leur interdisais de m’adresser la parole désormais. Pour qui se
prenaient-ils ? Savaient-ils à qui ils avaient affaire ?
Est-ce ainsi qu’on parle à un seigneur ?
Ils
n’y ont pas cru, ils ont continué à s’amuser de moi.
Puis
je me suis arrangé pour ne plus les croiser au vestiaire. J’arrivais
de plus en plus tôt sur le chantier, bien avant eux, avant même les
ingénieurs, et je repartais après tout le monde. Grutier, c’est
une fonction à part sur un chantier, on peut faire ce que bon nous
semble en quelque sorte ; on ne dépend pas des autres. Il
suffit qu’on fasse bien son boulot sans rien casser, sans blesser
personne. On n’a pas des comptes à rendre en permanence à un
petit chef.
À
la fin, je ne mangeais plus avec eux, je restais là-haut, je ne
répondais même plus quand on m’appelait au talkie-walkie, sauf si
ça avait à voir avec le chantier évidemment. Quoique, parfois…
Mes
collègues ont cessé de sourire en parlant de moi. Petit à petit,
ils ont pris conscience que je ne plaisantais pas, que je n’étais
pas comme eux, que je n’étais plus
comme eux.
Mes
anciens copains ont essayé de me parler, de me demander ce qui se
passait, si j’avais des problèmes… Comme si c’était moi le
problème, comme si j’étais celui qui n’allait pas ! Ils
avaient vraiment de la merde dans les yeux ! À croire qu’ils le
faisaient exprès.
On
s’est engueulé, ils ont dit que j’étais devenu « un sacré
connard », ils m’ont mis en garde contre moi-même. Les
ignares. C’est tout ce qu’ils ont trouvé. Si ça leur plaisait
de continuer à se comporter comme des cloportes, grand bien leur
fasse ! Moi, je valais mieux que ça, mieux qu’eux en tout
cas.
Ils
ont commencé à dire que j’étais fou. À la radio, toujours sur
cette même chaîne, c’est ce qu’ils expliquaient au sujet des
foules : depuis toujours on fait passer les visionnaires pour
des déments ou des sorciers. On les brûle. Quand
tu veux te débarrasser de ton chien, tu n’as qu’à dire qu’il
a la rage.
Ils
ont prétendu que j’étais dangereux. Question de sécurité. On ne
confie pas une grue à un malade des nerfs. Ça peut mal finir.
La
suite des événements était prévisible. J’aurais dû me méfier
et mieux dissimuler mon jeu, m’efforcer de passer inaperçu… Mais
ce n’est pas ce que je recherchais.
Ils
en ont parlé au chef de chantier, qui en a parlé à l’ingénieur,
qui en a parlé au patron.
C’est
ainsi qu’ils procèdent, ces croupions assujettis. L’un d’eux
se rebelle, et au lieu de le soutenir, d’en tirer une leçon et de
suivre son exemple, ils le dénoncent et lui jettent la pierre. Je
leur renvoyais trop l’image de leur propre impuissance, de leur
lâcheté. C’est pour cette raison qu’ils ont voulu me faire
taire.
Aujourd’hui,
finalement, je suis dans mon rôle. Chacun à sa place, c’est mieux
ainsi : moi en haut, eux en bas. Je les domine pendant qu’ils
s’agitent pour trouver un moyen de me faire descendre.
Après
avoir essayé de me déloger par la ruse, ils vont tenter par la
force. Ils n’ont aucun autre argument.
Les
flics ne me font pas peur. Ils ont laissé une compagnie de CRS en
stationnement à l’entrée du chantier. Ils ont également posté
des hommes sur les toits avoisinants. Je les vois distinctement.
Quand
j’ai commencé à me servir de la benne à béton comme bélier
pour défoncer les immeubles autour du chantier, ils ont rapidement
coupé l’alimentation de la grue, et donc du chauffage de la
cabine.
J’ai
froid maintenant, j’aurais dû faire cela à un autre moment de
l’année.
Malgré
tout, j’ai eu le temps d’écraser quelques grosses voitures,
notamment celles de l’ingénieur et du patron qui étaient venus
parlementer avec moi, ainsi que l’énorme 4X4 de l’architecte.
C’était
gratuit comme geste, mais ça m’a fait du bien.
Ce
que je regrette, c’est de ne pas avoir prévu assez de stocks de
nourriture et d’eau pour tenir plusieurs jours… Ils m’auront à
l’usure, c’est certain.
Pour
l’instant, vu que je me tiens tranquille, ils ne bougent pas. Ils
ont probablement reçu l’ordre de ne pas me provoquer. Le temps
joue pour eux.
C’est
bête que ça finisse si vite. J’aurais dû en profiter pour faire…
Je ne sais pas, il y a tant de possibilités qui s’offraient à
moi… Une action d’éclat ! Je n’aurais rien eu contre
l’idée de redresser quelques torts avant de faire une sortie
triomphale.
France 3
est là, ils ont planté leurs caméras au pied de la grue dès
qu’ils ont appris qu’un forcené s’y était replié et refusait
d’en descendre. J’aurais pu tirer avantage de leur présence.
Avec un peu de chance et en tenant une semaine ou deux, les médias
nationaux se seraient emparés de l’affaire.
J’aurais
dû mieux calculer mon coup ! Comme d’habitude, je me suis fié
à mon instinct et j’ai foncé sans aucune préparation. C’est
dommage.
Il
aurait fallu que j’aie des revendications. Mais lesquelles ?
Je n’ai pas les mots. Et puis, je n’y connais rien en politique,
on ne m’a jamais appris à réfléchir à tout ça.
Ils
vont m’envoyer en taule. Mais pour quelqu’un qui, comme moi, a
été habitué à observer le monde depuis un sommet, la vie va
paraître bien fade, sans vue.
Sans
parler de l’humiliation au moment où ils vont m’arrêter et me
juger !
Un
seigneur assiégé se laisse-t-il prendre vivant quand son bastion
est sur le point de tomber aux mains de l’ennemi ?
Il
faudrait que je trouve un moyen de mourir les armes à la main. Le
problème, c’est que j’ai jeté tous les outils que j’avais sur
la tête des flics.
Je
ne vois qu’un moyen de leur infliger une dernière perte :
leur balancer le dernier poids mort qui me reste.
J’attendrai
le petit jour pour voir une dernière fois le soleil se lever sur mon
royaume, et pour que France 3 puisse filmer ma chute. La lumière
sera alors parfaite. Leurs caméras pourront témoigner que, jusqu’au
bout, mon visage n’aura pas tremblé et j’aurai gardé un rictus
plein de mépris.
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