À
son réveil, confinée dans leur chambre, il lui semblait que rien de
tout ce qu’ils avaient vécu ces derniers jours n’appartenait au
réel. Mais ce n’était qu’une impression, infiniment vague
Se
lever. Affronter l’heure embrasée du matin. Dans un bruissement de
drap, laisser l’autre à l’abandon. Cette nuit, rescapée d’hier,
elle lui avait fait l’amour avec ce sentiment qu’elle se donnait
à lui entière, pour la dernière fois.
Sous
la douche, elle regarda l’eau ruisseler sur son ventre. Jouir.
Jouir au creux de l’autre. Eux, comment faisaient-ils l’amour ?
Caressaient-ils ?
Embrassaient-ils ?
Fermaient-ils
les yeux ?
Tirer
des balles, exploser des têtes comme on casserait des noix, fiers de
cette brillante ignorance, le cœur fou battant derrière l’œil.
Et
leur âme ?
Où
se cachait-elle lorsqu’ils commettaient pareilles cruautés ?
Sous-vêtements
kaki, elle s’habilla ; la couleur était jolie contre sa peau.
Kaki comme la casquette de papi, comme la guerre de papi. La guerre,
il la cachait dans le trouble bleu de ses yeux. Il avait rapporté
d’Indochine des images que des caméras filment aujourd’hui dans
les rues de Paris. Lorsqu’il la prenait sur ses genoux avec
tendresse, et de cette voix rugueuse lui disait « ma toute
belle », il savait revenir de loin, de ce trou où une nuit, il
joua aux cartes pour la dernière fois avec ses camarades, et il
puisait dans la contemplation de ses petits-enfants une joie
miraculeuse. Ce grand-père avait cette étrange façon de s’endormir
dans le fauteuil du salon, sombrant comme l’on referme sur soi de
lourdes portes. Où était-il allé ce vieil homme costaud, massif,
doux, vêtu comme un chasseur, mais qui se contentait de manier la
canne à pêche ? Derrière quel nuage taillait-il encore pour
elle un bâton ?
— Ces
attentats sont les plus meurtriers perpétrés en France depuis la
Seconde Guerre mondiale…
Cette
nuit, après l’amour, elle avait rêvé qu’elle marchait sur un
tapis de cadavres ; ses pieds s’enfonçaient dans les chairs
avec d’étranges plaintes et des ogres à barbes noires hurlaient
tout autour.
—… Le
terrorisme n’est rien d’autre que l’usage de la violence. Une
violence meurtrière à l’égard de civils désarmés et innocents
dans le but de servir une cause.
Dans
la cuisine, la radio crachait encore le sang des victimes sur ses
tartines, disséquait le discours des spécialistes de l’épouvante.
— Allez,
mon petit bonhomme. Mets tes chaussures. Tu vas être en retard.
Embrasser
son fils, l’aider à mettre son cartable, couvrir d’une main ses
cheveux, de cet amour infini, le regarder partir à l’école,
petite paume tiède dans celle de son père, les accompagner du
regard sans savoir ce que sera cette journée, craindre de partout le
danger, ressentir dans sa chair les crocs de l’incertitude. Avant
de refermer la porte, elle leva les yeux vers le ciel. Mais dans
cette cohorte de nuages vert-de-gris, aucune canne à pêche ne
tendait son fil jusqu’à elle.
Elle
se maquilla, se coiffa, enfila un caban en toile de laine avec des
boutons dorés, une redingote de soldat couleur d’acier. Le must
have de cet hiver –
les magazines de mode avaient l’art de cette honorable laideur
d’esprit. Avant de quitter la maison, elle jeta un dernier regard à
son Smartphone. Autoroute et périphérique saturés. Abandonner sur
la commode les clés de voiture inutiles. Elle irait au combat en
transport en commun. Rejoindre la troupe avec un ticket dans la
poche.
Les
autres soldats marchaient, courageux sur le quai, certains comme
couchés sous terre, menton replié dans une écharpe. À l’épaule,
elle ne portait qu’un sac à main. Pas d’arme. Nue sous ses
habits, elle se savait comme eux vulnérable de pied en cap, à la
merci de la première bombe artisanale qui se trouverait sur son
trajet. Une cible humaine prête à farcir, de pièces métalliques
et de boulons. Grimper dans le RER, prendre place au milieu de
soldats d’infortune partant au boulot. Pas d’autre choix sinon
que de gagner son pain. Durant le trajet, le front contre la vitre,
elle s’interrogea sur sa capacité à tenir dans cet espace
misérable, à offrir un visage calme au regard des autres et sourire
à ses enfants, à son mari, privée de ses croyances. Son travail,
ses engagements dans la vie culturelle et sociale, quel sens donner à
tout cela dorénavant ?
Ils
avaient chanté d’ignorance la nuit, et soudain le rire avait perdu
de ses couleurs, et les déments s’étaient enivrés de leur sang.
129 morts et de 352 blessés, dont 99 en situation d’urgence
absolue. Ils avaient tiré froidement. Visé la poitrine d’une
jolie fille pour mutiler ses seins.
Elle
retint sa respiration, souffla doucement en songeant à sa fille
aînée, à ses longues jambes qu’elle aimait à montrer même
l’hiver. Comment ne pas craindre pour elle la violence de ces
hommes aux cœurs brûlés, explosés de rage ? Sa fille qui,
vendredi soir, se trouvait à Paris à un concert avec son ami. Où
exactement ? Elle ne l’avait appris qu’après de longues
heures d’angoisse.
— On
va bien, maman, on sort du Palais des Congrès.
Son
regard se tourna vers son voisin : une recrue à peine plus âgée
que sa fille, maigre dans son blouson jouant à Candy Crush. Ce
voyageur comme absent, effleurant l’écran de son téléphone, lui
fit penser à ces jeunes GI américains de division aéroportée
lesquels caressaient du bout des doigts la photo d’une pin-up
collée au fond de leurs casques avant d’être héliportés dans la
vallée de A Shau sur hamburger
Hill.
Emprunter
un escalator à St Lazare. Couloirs de métro. Le gouvernement avait
décrété l’état d’urgence, la police effectuait de nombreux
contrôles mais ici, aucune présence des forces de l’ordre. Dans
la troupe, les soldats étaient étrangement attentifs les uns aux
autres. Des « merci », « pardon » tombaient
sur elle tels des flocons de neige au passage des tourniquets. Se
tenir la porte et distribuer des amabilités à défaut de se sauver
la vie. La politesse de l’épouvante.
Ligne
13, direction Bobigny. Là-bas, on assiégeait depuis l’aube un
immeuble. Tout le secteur bouclé. Elle se rapprochait du champ de
bataille. Droit dans l’œil du cyclone. Machinalement, elle enfila
ses gants, son chapeau, prête à donner l’assaut, armée d’un
baume à lèvres. Les quais désertés de la ligne 13
renforçaient l’appréhension des volontaires. Être à la merci de
ces âmes en exil qui ne connaissent ni clémence ni raison.
Insultes,
menaces, ruines. En eux, leur Dieu était-il bon ?
Pénétrer
dans la rame de métro et trouver tout de suite un siège. Deux
stations, seulement, et elle parviendrait à sa destination, Place de
Clichy. Les portes se fermèrent.
Alors
le silence la prit à la gorge. Un silence rempli de cris et
d’épouvante, de cette peur presque palpable qui alourdit l’air
et fait monter la nausée. Toutes les terreurs de toutes les guerres
confinées là, dans cette rame, cette prison absurde, figeant le
bataillon. Et ces regards en pénitence, ces fronts impuissants, une
douleur indicible prenant feu en chaque uniforme. L’odeur âcre et
vive de la peur se mêlait à celle du mauvais café dont les
vêtements s’imprègnent le matin. Jamais elle n’aurait imaginé
souffrir pareil joug. Rien. Pas un roman, pas un livre d’Histoire
ne l’avait préparé à cela, ni les films de guerre, ni les récits
de son grand-père. Petite fille, elle craignait que les Allemands ne
reviennent envahir les forêts de Lorraine, qu’on la jette un jour
dans un vieux wagon en bois pour la conduire à la mort, vers des
murs criblés de balles, traversés par la peur.
Penser
à ses enfants et soudain manquer d’air.
Soupir
mécanique, les portes s’ouvrirent.
Elle
fut seule à descendre station Liège. À entendre le bruit mat de
ses bottines sur le quai. À reprendre son souffle. Elle rejoignit
son poste dans la rue froide où grondait la rumeur, écartant le
doute, le sentiment de ne pas servir assez la cause.
Déjà
bleuissait l’encre à la page de cette journée.
Demain,
elle refera ce chemin, prête à rire et à aimer.
Et
le jour d’après encore, résistante.
Car
nous sommes la terre sur quoi l’espoir est bâti, là où se lève
l’aube, là où l’on ne peut se refuser à la vie.
Nous
sommes la terre où nous sommes tous des hommes.
À
nous de l’écrire.
Une
seule cartouche arme mon stylo plume.
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