Je viens d’un endroit que beaucoup de gens ne savent pas situer sur
une carte. Bercées par la douce mer adriatique, les montagnes de la
chaîne balkanique y crèvent un ciel pétant de bleu sillonné par
les sublimes oiseaux de proie qui ont donné son nom à ces terres :
Shqipëri, le pays des aigles, c’est comme ça qu’on l’appelle
dans ma langue. Le reste du monde lui préfère une autre
appellation. L’Albanie, mondialement connue pour ce qu’elle a de
plus mauvais : nos ressortissants criminels, réputés parmi les
plus durs – même si les russes et les italiens en ont beaucoup
rajouté à ce sujet ; nos filles, devenues chair fraîche pour
la prostitution mondialisée, et notre régime communiste, qui a la
singularité d’avoir été en son temps le plus fermé du monde.
C’est difficile à comprendre, impossible peut-être, pour ceux qui
n’étaient pas là. Pendant le régime, surtout les dernières
années, tout nous était interdit : les routes barrées, les
frontières fermées, les moyens de locomotion réduits à leur plus
simple expression. Même aller voir un cousin à trente kilomètres
relevait de l’épopée. Le Pays tout entier s’était fait bouffer
par la paranoïa d’Enver. Entre la police politique, la police
secrète et ceux qui leur parlaient contre deux leks, même péter de
travers pouvait vous envoyer en prison. Essayer de sortir, c’était
risquer une rafale de Kalachnikovs entre les omoplates. Et dans nos
montagnes, des bunkers, on en trouve tous les kilomètres. Difficile
de passer au travers.
Alors on restait là, crevant à petit feu nos vies de robots sous
contrôle, sans liberté, rêvant de partir et n’osant rien faire.
Notez, je n’étais pas le plus à plaindre. Dans mon absence de
choix, j’ai même plutôt eu du pot. Je réparais les machines dans
une usine de coton. Un ami de mon père m’avait organisé un
mariage avec une jeune fille d’un village des alentours, Rina.
Douce et aimable, elle était infirmière et partageait avec moi
cette envie de vivre vraiment, c’est-à-dire loin d’ici. J’étais
fils unique, ce qui est plutôt rare pour ma génération, et mes
parents étant morts dans un stupide accident de barque sur le lac de
Pogradec, nous vivions seuls dans un petit appartement de deux pièces
au nord de Korça. De la fenêtre, on voyait les montagnes qui
cernent la ville, et derrière elles, nous devinions une frontière
infranchissable.
Quand le vent s’est mis à souffler sur le château de cartes des
dictatures communistes, le régime a bien fini par s’écrouler chez
nous aussi. Un peu en retard, le tempérament méditerranéen, sans
doute. Libres et sauvages, nous étions presque retournés à l’état
de nature. Le monde s’est ouvert devant nous, et nous n’étions
pas prêts.
Et moi, pas plus que les autres. Si je devais raconter aujourd'hui
comment je suis sorti d’un rêve hébété pour me retrouver dans
le cauchemar éveillé qu'est devenu mon existence merdique, je crois
bien que je pourrais résumer ça en trois mauvaises journées.
***
Jour 1
9 avril 1992
Ce matin-là, je m’éveillai dans un petit jour éclaboussé de
soleil, ma douce Rina encore assoupie à mes côtés. Une nuée
d’oiseaux gazouillait le printemps nouveau pendant que j’avalais
un café et un Fernet sur le balcon.
Dans la confusion enjouée des mois qui ont suivi la chute de la
statue d’Enver et du régime, on y a cru, on le tenait, notre
bonheur. Liberté ! Démocratie ! Justice ! On se
gargarisait de mots si longtemps interdits. Ramiz Alia, le boucher
des frontières, qui avait réussi à se maintenir à la tête de
l’État après la chute du régime, venait de démissionner de la
Présidence. La nouvelle Albanie devenait la terre de tous les
possibles, et avec Rina, on ne pensait même plus à partir.
Rêveur, je me dirigeais d’un pas vaillant à l’usine pour y
toucher ma paie. Elle n’était pas énorme, mais elle nous
suffisait. Pas loin de la caserne, je croisai Dhimiter. On n’était
pas vraiment amis, mais on se connaissait depuis l’école, et nos
parents avaient été voisins.
— Mirëmëngjes, Beni !
— Mëngjes, Mitri. Si je ?
— Mire, mire. Ç'bën ?
— Je vais au travail. En sortant, j’irai à la boutique de
Jurgen. Il a reçu des briquets d’Italie.
Ça me coûterait une journée de salaire, pour une cochonnerie en
plastique dont j’apprendrais par la suite qu’elles étaient
produites pour rien en Chine. Mais à l’époque, un briquet
représentait l’apanage indispensable du mâle, dans un pays où
tous les hommes sans exception étaient fumeurs. Et aussi, on sortait
tout juste des talon[ Les talon sont des coupons alimentaires
distribués aux travailleurs pendant la fin du régime communiste.]
et autres tickets de rationnement, on avait presque oublié comment
dépenser de l’argent. Alors on le faisait n’importe comment. Il
haussa les épaules.
— Passe me voir, si tu veux. Je serai au local d’Alban. Il en a
aussi, des briquets. Et plein d’autres choses qui pourraient te
plaire. Des robes pour ta femme.
— Des robes ?
— Des camions entiers !
— Et elles viennent d’où ?
Dhimiter fit mine de cracher par terre et regarda par-dessus son
épaule. Il alluma une cigarette, m’en proposa une, que je refusai.
— Pourquoi tu te casses encore le dos dans ton usine ? On s’en
sort bien, tu sais, je pourrais te faire rentrer dans le coup.
Alban venait du même quartier que nous. Il n’avait pas inventé le
fil à couper l’eau chaude, et faisait partie de ces rares types
dont le régime n’avait jamais trop su quoi faire. Bête, méchant
et paresseux, il incarnait à la perfection le revers de la médaille
de notre fraîche libération. Dégagé du lourd carcan d’une
surveillance permanente, quelques-uns laissaient libre court à tous
les vices. Alban était de ceux-là, toujours à préparer un truc
louche, à mijoter un plan boiteux qui ferait de lui un homme riche
et puissant. En attendant, il passait ses journées à boire dans les
cafés, à parler le nez en l’air pour se donner des allures et je
le fuyais comme la peste.
— Peut-être une autre fois. Dis bonjour à tes parents.
En entrant dans le bureau, j’avais tout de suite vu à la tête de
Mira qu’un truc clochait. Les yeux rouges, elle m’expliqua que ça
venait de Asllan, le nouveau propriétaire de l’usine, un fshatar[
Paysan. À la fin du régime a correspondu un fort exode rural, et le
terme fshatar a pris une connotation nettement péjorative.] qui
faisait l’important dans sa Fiat Panda chèrement acquise en
Italie. Initié, ou pensant l’être, aux rouages de l’économie
capitaliste, il avait pris des mesures pour rendre la fabrique
compétitive. Je faisais partie de ces mesures.
Sur le chemin du retour, dépité et énervé, j’ai acheté le
journal. Je l’ai encore dans une vieille valise. Nous étions en
92, et shoku Sali, devenu zoti Sali[ Shoku : camarade. Zoti :
Monsieur], venait d’être élu président de la République.
J’en aurai pleuré. C’était bien la peine de voir le régime
s’écrouler pour élire un de ses anciens séides aux plus hautes
fonctions de notre fraîche démocratie. Aussi couillon qu’un
agneau qui déciderait de louer sa chambre d’ami au loup. J’ai
compris qu’on était loin d’être tirés d’affaire, et que si
on voulait faire quelque chose de nos vies, nous n’avions qu’une
solution. J’avais décidé de partir.
Rina avait les larmes aux yeux à mon arrivée. Des larmes de joie.
Je n’ai pas eu le temps de lui dire quoi que ce soit.
— Je suis heureuse avec toi et nous allons l’être encore plus.
Je suis enceinte.
Alors non, je ne lui ai pas dit que j’avais perdu mon travail. Je
ne lui ai pas dit non plus pour Sali. Elle le saurait bien assez tôt.
Au lieu de ça, nous avons ri et dansé, nous nous sommes embrassés
et nous sommes endormis lovés l’un contre l’autre, fous de joie.
J’ai passé les jours suivants à me présenter partout, mais
personne ne voulait de moi. Sans doute parce que juste avant
d’encaisser ma paie, j’étais allé dans le bureau de Asllan lui
mettre des couleurs sur le visage. Du bleu et du rouge
essentiellement. En un rien de temps, j’étais devenu inemployable,
exactement au moment où la précarité n’était plus une option.
Il fallait bien vivre, manger. Partir oui, mais on ne fait pas ce
genre de voyage avec une femme enceinte. Ni on ne la laisse derrière
soi dans la vallée des larmes. J’ai fini par aller boire un raki,
plusieurs même, avec Dhimiter et Alban, dans leur bicoque crasseuse
qui sentait la gnole, la poussière et le tabac. Au fond de moi, une
coulée d’acier chauffé à blanc me brulait de honte et de
désespoir. Je m’accrochais à mon leitmotiv. Quelques mois, un an
maximum.
***
17 octobre 1995
J’allumai une cigarette au cul de mon mégot. Je conduisais
prudemment, les yeux rivés sur la route, en fait un enchaînement de
chemins à charrettes qui sinuaient à flanc de montagne. Et je me
concentrais le plus possible pour ne pas entendre les trois filles
qui péroraient sur la banquette arrière.
Deux ans. Deux ans à rabattre les miséreux en soif d’exil vers
les passeurs d’Alban plutôt que ceux de la concurrence, à faire
traverser la frontière à des pauvres types aussi paumés que moi.
Deux années pendant lesquelles me regarder dans la glace devenait
plus dur chaque jour. Deux longues années à me crever l’âme pour
des clopinettes. À faire le larbin pour cette tête de bois, je
ramenai à peine plus d’argent à la maison que Rina à faire ses
piqûres à l’hôpital. Nous avions de quoi subsister, rien de
plus. Alors partir…
J’arrêtai la voiture sur le bas-côté et me tournai vers mes
passagères :
— On descend là. Maintenant, il va falloir marcher un peu.
— Quoi ?
— La frontière est à deux kilomètres. On va devoir la contourner
à pied. On en a pour une heure ou deux. Vous êtes prêtes ?
Bien sûr, qu’elles l’étaient. L’autre enflure leur avait
monté un baratin tellement bien ficelé qu’il ne devait pas en
être à son coup d’essai. Il connaissait un agent à Paris qui
cherchait des filles comme elles, pour des défilés, et peut être
pour jouer dans une pièce de théâtre. Il m’avait servi la même
soupe d’ailleurs, et j’avais fait semblant d’y croire.
La première heure de grimpette, elles rigolaient encore. Après,
elles ont commencé à geindre, à demander à faire des pauses, et
pire, à poser des questions. Je répondis le moins possible, et les
pressai, arguant de la levée du jour qui pourrait nous compliquer la
tâche. Connerie. Je voulais juste en finir.
Au petit matin, nous étions arrivés. Dhimiter avait pris du galon
et jouait les relais en Grèce, maintenant. Il s’occuperait du
reste du voyage. Il les a installées dans une voiture de location,
et m’a emmené un peu à l’écart.
— Elles sont comment ?
— Tu vois. Fatiguées. Bavardes. Jeunes.
Il haussa les épaules et me tendit une enveloppe. Je la fis
rejoindre sa jumelle au fond d’une de mes poches. Mon escapade
venait de me rapporter plus que six mois de mon ordinaire. Je
m’empêchai de penser à ce que ça me coutait. De penser qu’à
une époque j’avais été un type bien. De penser à ma femme
aussi. Elle l’apprendrait tôt ou tard, ou elle le devinerait. Elle
me haïrait pour ça. Mais si j’arrivais à gagner encore un peu
d’argent, peut-être que tout s’arrangerait.
Dhimiter a démarré et klaxonné pour me saluer. Les filles avaient
ouvert la vitre arrière et m’envoyaient des baisers et des
remerciements.
Je tournai les talons, et, au bout de quelque pas, je dégueulai
longuement, des larmes plein les yeux.
***
Jour 3
13 mars 1997
J’ouvris les yeux en sursaut, courbatu, des crampes dans les jambes
et la nuque raide. Je m’étais encore endormi dans ma voiture,
bourré comme un tronc d’arbre. La nuit noire et sans lune sentait
la mort, crevée par les crépitements irréguliers des coups de feu
qui résonnaient un peu partout. J’allumai une cigarette en guise
de petit déjeuner, mis le contact et filai vers chez moi. Je voulais
prendre un café avant de retrouver Alban à sa villa flambant neuve.
L’économie pyramidale favorisée par le grand Sali avait fini par
se prendre les pieds dans son absurdité, et depuis des mois, les
faillites succédaient aux ruines. Des types avaient perdu les
économies de toute une vie, d’autres le fruit de leur dur labeur à
l’étranger. Ça représentait des retraites, une maison, les
études des enfants, autant de rêves éventrés sur l’autel d’un
capitalisme sauvage dont nous n’avions jamais appris les règles.
Le désespoir et une rage impuissante se lisaient sur tous les
visages. Dans ce climat délétère, on ne sait pas comment, les
stocks d’armes ont été ouverts. Bon, en même temps, c’est pas
comme si tout le monde avait les clefs. Si des dépôts d’armes ont
été ouverts un peu partout dans le pays au même moment, c’est
bien que quelqu’un en avait donné l’ordre. Parce qu’on ne
parle pas de quelques armureries, là. Quand les journalistes et les
historiens vous balancent une expression comme « la
poudrière des Balkans », il faut prendre ça pour argent
comptant. Trente ans de paranoïa et de militarisation à outrance,
ont fait de chaque village une petite fabrique de kalachnikovs, de
grenades, de pistolets… Imaginez plus d’un million d’armes à
feu en circulation dans un pays en pleine banqueroute, peuplé de
trois millions d’habitants ruinés, dirigé par des élites
corrompues, où soudain chaque homme en âge de les porter aurait à
sa disposition deux ou trois armes à feu…
Des gars que je connaissais sont morts en sortant de chez eux juste
parce qu’une bande de crétins passaient en bagnole en essayant
leurs nouveaux jouets. D’autres organisaient des descentes dans des
pensions de jeunes filles, arme au poing, pour prendre de force des
gamines terrorisées. Mon pays en était là, il avait dansé trop
longtemps au bord du précipice et avait fini par sombrer dans la
folie furieuse.
Pour des types comme nous, ça représentait une opportunité
fabuleuse. On trempait dans à peu près toutes les magouilles :
racket, extorsions, chantage, et surtout les trafics. Les migrants
d’abord, puis les filles. On ne s’emmerdait même plus à leur
raconter qu’elles seraient actrice ou mannequin en Europe. On les
prenait, simplement. Un petit stage de quelques semaines en maison
d’éducation et elles étaient prêtes pour les trottoirs des
grandes capitales du monde. Et maintenant les armes. On n’était
pas regardants, on vendait à tout le monde. Nos meilleurs clients
restaient quand même nos « frères kosovars », vers
lesquels on affrétait des camions bourrés jusqu’à la gueule de
pétoires diverses, pour armer leurs milices. En me garant devant
chez moi, je me repassais la conversation de la veille.
— Mieux que de l’or, je te dis.
Vautré plus qu’assis sur un monumental fauteuil en cuir, Alban se
grattait le ventre à travers une chemise en soie.
— Je sais pas, Alban.
— Ecoute, Beni, on a l’infrastructure, on a les contacts. La came
passe par la Turquie, ils ont besoin de quelqu’un pour rentrer en
Europe. Si c’est pas nous, ça sera quelqu’un d’autre.
— Peut-être qu’on devrait passer notre tour. On a déjà les
gars de Lazarat.
— Lazarat, c’est bien, mais ça n’a rien à voir. Tu sais de
combien de pognon on parle ? Tu préfères rester un petit toute
ta vie ?
— J’ai besoin de réfléchir.
Et c’était vrai. Au fil du temps, j’avais fait pas mal de
saloperies. À force de devenir aussi pourri que le système dans
lequel j’évoluais, j’avais assez d’argent pour qu’on puisse
partir. Je ne savais même plus pourquoi j’étais encore là. Mais
se lancer dans la distribution d’héroïne… Le gros coup. On
pourrait vivre comme des princes. Les gosses iraient dans les
meilleures écoles. C’est ce que j’ai dit à Rina. Mais elle ne
voulait rien entendre. Elle était furieuse, une fois encore, et on
s’est déchirés. Le manque de sommeil, la pression, la lassitude,
je l’ai giflée, encore, et les enfants se sont mis à chialer.
J’en pouvais plus de tout ça, j’en pouvais plus de son mépris.
Il nous restait juste cette carte à jouer et on serait bons. J’en
pouvais plus non plus des cris, des siens, de ceux des mômes, des
miens. Alors une fois de plus, j’ai claqué la porte, et malgré le
couvre-feu, malgré tous ces cinglés qui se promenaient en tirant
des coups de feu en l’air, je suis allé me saouler. Et j’ai pris
ma décision. Je ferai juste ce coup, et on s’en irait. Elle
finirait par l’accepter, quand elle se réveillerait le matin dans
une maison au bord de la plage, qu’on aurait du champagne au petit
déjeuner et que les petits reviendraient du club de voile ou
d’équitation.
Je grimpai les marches aussi vite que ma gueule de bois me le
permettait et ouvris la porte. Ma femme m’attendait, debout, au
milieu du salon, les mains derrière le dos, les yeux rouges, le
visage fripé.
— Rina. Y a du café ?
— Tu vas le faire, hein ?
— Je vais faire du café, lâchai-je dans un soupir agacé.
— Oh oui, tu vas le faire. Tu n’en as pas fait assez ? Tu
vas aller jusqu’où ? On ne partira jamais, Arben.
— Qu’est-ce que tu racontes ?! Tu ne vois pas que je fais
tout ça pour vous ? Après ce coup, on sera plein aux as. On
pourra aller vivre où on veut, Rina, et vivre comme on veut.
— Est-ce que tu sais au moins que tu mens ? On ne partira
jamais. Il y aura toujours un dernier coup. Ce que tu fais…
— Ça te dégoute ? Je le sais. Mais c’est ça qui te fait
manger, c’est ça qui va nous faire sortir d’ici.
— Je travaille, Arben, et ce sont mes mains qui préparent tes
repas, pas les saloperies que tu fais dehors. Toi, tu ne nous emmènes
pas loin d’ici, tu nous retiens, tu es prisonnier de cette ville,
tu es prisonnier de la folie qui les a tous bouffés. On aurait pu
partir cent fois. Mais tu as toujours trouvé une raison de ne pas le
faire. Et maintenant, regarde ce que tu es devenu.
Je me souviens avoir pensé qu’elle devenait folle, elle aussi,
comme tout le monde. Je me souviens que mes poings se sont serrés
jusqu’à ce que mes phalanges blanchissent.
— Rina…
— Tais-toi. Je vais te dire une chose. J’ai bien failli partir
sans toi, avec les enfants. Mais c’est impossible. Toi et tes
copains, c’est vous qui tenez les routes. Je ne serais pas allée
très loin. J’ai tort ?
Elle avait raison. Je l’aurais su. Je l’aurai traquée. Ma
mâchoire s’était mise à trembler. J’avais envie de casser
quelque chose.
— Rina…
— Je refuse que mes enfants grandissent là-dedans. Elle désigna
la fenêtre du menton, et derrière elle la nuit éclaboussée par
les halos des coups de feu et des explosions. J’ai honte de ce que
je vais faire, mais c’est la seule manière que j’ai trouvée,
Arben, le seul moyen de leur faire quitter le pays.
Elle me dévoila sa main droite, garnie d’un flingue, un truc
russe. Je me glaçai, les mains en avant, défense dérisoire face à
la puissance d’arrêt d’un Tokarev.
— Rina, attends !
Elle étouffa un sanglot et me regarda droit dans les yeux.
— J’ai juste une question à te poser, Beni. Est-ce que tu aimes
tes enfants ?
— Tu sais bien que oui. Plus que tout.
— Alors tu feras ce qu’il faut.
Elle me sourit, enfonça le canon dans sa bouche et appuya sur la
détente.
***
Le lendemain, j’embarquais avec les enfants à Igoumenitsa, de
l’autre côté de la frontière grecque. Avec nos faux passeports
et deux valises remplies à la hâte, nous avons pris le premier
ferry. Il partait pour Ancona, en Italie. Le cœur brisé, accablé
par le remord, je laissais derrière moi le cadavre de ma femme et de
nos rêves. Les enfants pleureraient longtemps leur mère. Pour le
moment, ils dormaient sur le pont, la tête posée sur leurs oursons
remplis de billets de toute provenance. Nous tiendrions un petit
moment avec ça. Le temps d’arriver quelque part.
Accoudé au bastingage, j’ai regardé jusqu’au bout les rives de
mon pays s’éloigner puis disparaître, emportant avec elles mon
peuple superbe et malheureux, comme un animal beau et sauvage qu’on
aurait maintenu en captivité trop longtemps, comme un aigle endormi
qu’on aurait jeté dans la fosse aux lions en lui chuchotant
« vole, maintenant ».
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