dimanche 28 janvier 2018

Nouvelle 17 #IB Challenge





Invasions Barbares
Pour voir ce que Invasions Barbares partage avec ses amis, envoie-lui une invitation.






À propos d’Invasions Barbares
Bienvenue sur le profil FB du #IB Challenge !
Forme une tribu et poste les vidéos de tes #IB.
Ton nombre de LIKE déterminera ton prochain défi.
Prêt pour ta première #IB ?


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Tu filmes ?
Attends deux secondes.
Ryan posa sur son visage le masque qu’il avait choisi pour l’occasion, celui des Anonymous. Rien de bien original, mais il avait eu du mal à trouver autre chose dans les magasins de jouets. Il y avait bien des trucs plus cool sur internet, mais il ne voulait pas risquer de se faire choper à cause de ça.
C’est bon, j’suis prêt. Tu es sûr qu’il n’y a personne ? demanda-t-il à son comparse qui s’était dégotté une de ces cagoules qui vous font une tête de mort au sourire carnassier.
Putain évidemment, et j’sais même qu’ils vont pas revenir tout de suite. Allez magne ton cul, je couperai ça au montage.
Ryan avança le premier vers le palier de l’appartement et sortit de son sac à dos une radio. C’était celle qu’on avait faite pour son appareil dentaire quand il n’était encore qu’un gosse. Il la glissa dans la fente de la porte et descendit d’un coup sec. On entendit un petit clic.
Putain, frère, j’y crois pas, ça marche vraiment.
Ses yeux brillaient comme si on lui avait offert le plus beau cadeau de la Terre.
Allons-y !
Ryan refréna un hurlement de joie et se précipita sur l’étagère pleine de livres qui trônait dans la petite entrée.
À l’attaque !
En même pas cinq minutes, le petit appartement était dévasté. Plus un meuble ne tenait debout, les cadres étaient cassés, les photos déchirées.
La horde avait tout détruit sur son passage.

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Vous avez une nouvelle notification.
Les 1 du 9-3 et 49 other people ont réagi à une vidéo.

Vous avez un nouveau message.
Invasions Barbares
Kill_ian, vous avez atteint 50 likes avec votre vidéo.
Bienvenue au niveau 5 !
Pour passer au niveau 6, il va falloir y aller plus franchement : on veut voir le sang couler.

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Ça devenait sérieux.
Ce petit bourge de Ryan avait depuis longtemps quitté l’affaire. Il avait eu son grand frisson et puis était retourné à son petit deal de shit bien plan-plan. Il avait eu la trouille, mais c’était la même peur au ventre qui faisait qu’il fermerait sa gueule, donc c’était pas plus mal comme ça.
Kill_ian avait réussi à s’entourer de gens comme lui qui aimait bien foutre sur la gueule. Des gens pleins de haine, avec la rage et l’envie de cogner, dans le coin, on en trouvait facilement. Mieux valait ça qu’un boulet qui se mettait à vomir partout en pleine action. Il avait vu une vidéo comme ça la semaine dernière, c’était dégueulasse. Il ne s’y était pas attendu et avait failli gerber son kebab.

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Kill_ian s’approcha de la femme attachée sur la chaise. Elle se mit à pousser des hurlements assourdis par le foulard serré qui blessait les commissures de ses lèvres. Il la gifla si brutalement que son souffle fut coupé.
Ta gueule, commenta-t-il. Sinon je cogne plus fort.
Elle acquiesça d’un hochement de tête. Ses yeux écarquillés par la terreur étaient emplis de larmes.
En fait… vas-y, crie, fais-toi plaisir, je vais te défoncer de toute façon.
Il recommença à la frapper.
De l’autre côté de la pièce, le mari assistait impuissant à la scène. Il était à plat ventre sur le sol, un des Barbares sur lui, lui écrasant le dos avec ses chaussures de chantier et relevant sa tête qu’il tenait par les cheveux pour qu’il ne perde pas une miette de la scène. Il était scotché de partout, pieds et poings liés, bâillonné, et la bande métallique luisait légèrement, reflétant le moindre faisceau de lumière de cette demi-obscurité. Il fallait voir sans être vu, tout un challenge en soi.
Tourne-le un peu vers moi, oui, comme ça, fais un sourire à la caméra.
Le troisième et dernier Barbare était chargé d’immortaliser ce défi avec son téléphone.
Arrête de le filmer lui, on s’en fout, regarde-moi, ordonna Kill_ian. Y a pas que le sang qui va couler, j’te jure, je vais lui faire gicler des bouts de cervelle.
Tu crois qu’on peut passer directement au niveau 7 ?
J’sais pas. Mais on va essayer.
Celui qui retenait le mari rigola doucement.
Kill_ian recommença à la tabasser. Méthodiquement, en rythme, avec puissance, sans s’arrêter. La tête de la jeune femme qui devenait méconnaissable valsait sans retenue d’un côté à l’autre sous les coups. Elle allait finir par se désolidariser du reste du corps.
L’idée de casser son jouet, associée à la sensation de toute puissance qui l’habitait, ça le faisait bander. Pourvu que l’autre abruti ne fasse pas un gros plan sur sa queue.

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Une heure plus tard, la vidéo fut disponible sur les réseaux sociaux.
Le lendemain matin, grâce à la vigilance d’un voisin qui s’aperçut que la porte de chez eux était ouverte, la femme reposait à la morgue, et la coquille vide que le mari était devenu était en soins intensifs à l’hôpital.
Peu de temps après, grâce au coup de fil d’un des thanatopracteurs soudoyé à coup de bonnes bouteilles de whisky pour être tenue au courant de tous les décès suspects, la journaliste Corinne Armand et son équipe (un cameraman et un preneur de son) débarquaient sur la scène du crime pour enquêter.
La police avait déjà bouclé les lieux, mais les jeunes du quartier se montrèrent beaucoup plus coopératifs avec la télé qu’ils ne l’avaient été avec les flics. L’un d’eux dégaina même son téléphone pour leur montrer la vidéo qu’il avait vue sur Facebook.
Le quartier va devenir célèbre, on est les premiers à passer directement deux niveaux !
De retour dans leur camionnette, Corinna avait pris la parole solennellement.
Je crois qu’on tient l’affaire de notre carrière. Le Marave Challenge, ce n’était rien à côté de ça. Maintenant, on a la preuve de que le IB Challenge n’est pas une légende urbaine. Les gars, notre reportage vaut de l’or.

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Chez Serge Dupart, la télé était allumée en permanence et diffusait sans discontinuer les informations d’une chaîne qui y était dédiée.
Un flash spécial retint son attention et il prit le temps de s’asseoir sur son fauteuil préféré et de monter le son.
Elle est nouvelle, celle-là, remarqua-t-il. Pas désagréable à regarder, ma foi…
Comme toutes les personnes vivant seules depuis un certain temps, il avait pris l’habitude de commenter à voix haute ce qu’il voyait. Entendre sa propre voix en plus de celle de la télé lui rendait sa solitude plus supportable. Il se tut pour écouter les propos de la journaliste.
« Un défi d’un nouveau genre se répand comme une traînée de poudre dans les réseaux sociaux. Son nom ? Le hashtag IB Challenge, IB pour Invasions Barbares. Des jeunes se filment alors qu’ils entrent par effraction chez des gens pour y relever des défis. Au début, cela semble anodin. Il s’agissait de déplacer un objet, de se servir dans le frigidaire. Mais c’était sans compter l’escalade de la violence. Lors du dernier challenge en date, une femme est morte, rouée de coups.
Nous avons pu recueillir le témoignage du mari de la défunte, lui aussi victime de l’attaque et maintenant paraplégique.
Ces salauds m’ont forcé à tout voir. Ils avaient un accent, on sait très bien d’où ils viennent ces gens-là ! Pas un hasard s’ils se font appeler des Barbares, ils cherchent à nous envahir, c’est sûr ! »
Serge ne put s’empêcher de pousser un juron.
Ça c’est encore de la faute des étrangers. Je suis sûr que c’est des migrants. Pauvre France. Dire que Jean-Marie n’est plus là pour redresser la barre. Pays de cons.

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À midi, il y avait 15.000 participants selon la police, 150.000 selon les organisateurs. Et la journée était loin d’être terminée.
La « Marche Blanche » était un succès aussi médiatique que populaire. Jeunes et moins jeunes s’étaient unis pour manifester contre la violence des banlieues.
C’était avec émotion qu’Alexis Demaistre regardait autour de lui les banderoles qui exhortaient les étrangers à partir et le président à démissionner. Il était particulièrement fier de son jeu de mots. « Marche Blanche » selon l’expression qui désigne une manifestation pacifique, mais surtout marche blanche contre les Barbares, les envahisseurs, les Arabes et tous ceux dont la couleur de peau était un peu trop sombre, ou dont la religion ne lui convenait pas.
C’était un des militants qui lui avait soufflé l’idée, un petit vieux qui s’était nouvellement inscrit après la fameuse affaire du challenge qui avait mal tourné à Montrouge. Enfin, mal tourné, ça dépend pour qui. Ils avaient eu dans les dix jours qui suivirent le drame plus d’adhésions que durant toute l’année passée. Quoi qu’il en soit, le soixantenaire avait utilisé cette expression pour organiser une marche de soutien et à la mémoire des victimes, et Alexis avait eu la fine idée de jouer sur les mots. Ce qui avait bien plu aux militants. La provocation n’avait pas échappé aux médias non plus, qui s’étaient empressés de relayer le scandale, ce qui leur avait fait de la promotion gratuite. Mais, cerise sur le gâteau, Alexis ayant toujours nié publiquement le double sens, les organisations antiracistes et les partis adverses n’avaient pas pu obtenir le changement de nom de la « Marche Blanche ».

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Ils étaient plus proches du but qu’ils ne l’avaient jamais été. Il n’avait plus qu’à poster le bouquet final.
Invasions Barbares
Tu fais partie des finalistes. Pour remporter la victoire finale, toutes les hordes doivent attaquer la « Marche Blanche ». Celle dont la vidéo remportera le plus de LIKE sera déclarée Empereur et touchera 100.000 euros en cash.
Que le meilleur gagne !

Il appuya sur « Enter » et le message fut instantanément envoyé dans toute la France. Il se frotta les mains. Les retombées du drame allaient être excellentes pour la montée de son parti.
C’était une ficelle vieille comme le monde en politique, de faire accuser quelqu’un d’autre des crimes qu’on avait soi-même commis. Les nazis étaient très forts à ce jeu-là. Mais grâce au développement des réseaux sociaux, on pouvait aller beaucoup plus loin maintenant dans la manipulation des foules.

L’élève a dépassé le maître, se félicita-t-il pensif en jetant un œil au portrait de Goebbels accroché dans son salon.

jeudi 25 janvier 2018

Une auteure sur la terrasse : Claudine Chollet

1. Votre premier manuscrit envoyé à un éditeur, racontez-nous ?

Mon premier manuscrit envoyé, c’est un « Poulpe » de la série culte des années 90 créée par Jean-Bernard Pouy. À propos de ce petit polar, j’ai une anecdote : je ne connaissais pas cette série écrite par des auteurs différents à partir d’une bible commune. Or le premier « Poulpe » que je lis (de Pascal Dessaint) se passe exactement là où je possède une grange à foin que je retape alors chaque été en Ariège : le crime est même commis dans ma grange. Tout y est, les lieux, les gens et… l’ours. Y voyant un signe, j’écris en 2 mois ½ un « Poulpe » que j’adresse à l’éditeur La Baleine. Mon manuscrit sera publié… quatre ans plus tard. Inutile de dire que je n’y croyais plus. Le bouquin s’est très bien vendu. Alors que l’éditeur était sur le point d’en faire une BD, dépôt de bilan… pas de bol.
Le personnage principal de ma propre série des « Polycarpe » porte le patronyme de Houle, histoire de filer la métaphore maritime en hommage à La Baleine et au Poulpe qui m’ont porté chance.

2. Écrire… Quelles sont vos exigences vis à vis de votre écriture ?

Le style fait l’œuvre, comme la gestuelle et les expressions sont le reflet de la personnalité. Au-delà de l’histoire qui est racontée, le plaisir de la lecture vient du rythme, des sonorités, du choix des mots, des tournures de phrases, du point de vue de la narration : on doit montrer les scènes sous différents angles, zoomer, prendre du champ, etc. L’effet produit sur le lecteur doit être l’objectif de l’écrivain. On écrit pour être lu, pour témoigner le mieux possible de notre condition d’humain, non pour complaire à soi-même. Contrairement aux apparences, les styles les plus limpides sont les plus chiadés. J’approuve ce que dit Éric Maravélias sur les dialogues : dans un roman, on ne peut pas reproduire les dialogues de la vraie vie, ce serait insupportable pour le lecteur.
Tous les genres littéraires sont possibles, mais c’est par l’écriture que l’auteur va plus ou moins toucher le lecteur, laisser son empreinte.

3. Écrire… Avec ou sans péridurale ?

Sans. Je suis même tellement maso que les douleurs de l’enfantement, ça me plaît… Et puis, comme pour les vrais naissances, une fois le « travail » fini, on se réjouit de son bébé, on ne se souvient plus de la douleur.

4. Écrire… Des rituels, des petites manies ?

Quand j’ai beaucoup travaillé un paragraphe que je dois supprimer, ça me fait mal au cœur, alors je le place dans un fichier nommé « paragraphes en réserve » avec la consolation de me dire que je les réutiliserai. En fait, je ne les réutilise jamais…
Sinon, j’aime boire un whisky à la fin d’une journée d’écriture, pour passer agréablement du monde virtuel au monde réel !

5. Écrire… Nouvelles, romans, deux facettes d’un même art. Qu’est-ce qui vous plaît dans chacune d’elles ?

Écrire des nouvelles est pour moi un art un peu frustrant car j’aime entrer dans l’intimité de mes personnages, les retrouver comme des amis, ce que me procure l’écriture des romans. Le roman rend compte de la vie en société, tandis que la nouvelle montre des personnages à un moment clé de leur destinée. En dehors de ma saga des « Polycarpe », j’aime écrire des « instantanés », sorte de récits courts où je montre des comportements révélateurs d’une personnalité, sans scénarios ni chutes… qui épinglent nos congénères.

6. Votre premier lecteur ?

Quand le livre est achevé, quand je ne me demande plus comment je vais continuer le récit parmi les dizaines d’options narratives possibles, je fais ma propre relecture. Mais mon mari est le véritable premier lecteur, intransigeant mais juste. Il ne laisse passer aucune invraisemblance, ni erreur de date… Je ne soumets plus mes manuscrits à mes amies ; malgré leur bienveillance, elles considèrent que tant qu’un livre n’est pas imprimé, il n’est pas fini et me suggèrent d’autres péripéties, une autre fin…

7. Lire… Peut-on écrire sans lire ?

Pendant les périodes d’écriture intense, je lis peu de fictions. Je lis des biographies, des revues, des journaux. Je ne veux pas me laisser influencer par l’écriture des autres auteurs. Je vis en symbiose avec mes personnages ; le soir je m’endors en imaginant ce qu’ils feront le lendemain…. Hors période d’écriture, en revanche, je lis beaucoup. Je suis tentée par les romans promus dans la presse, je les achète, mais hélas je suis souvent déçue… J’apprécie bien les chroniques des blogueuses littéraires qui permettent de faire un choix avant d’acheter les livres.

8. Lire… Votre (vos) muse(s) littéraire(s) ?

Caldwell avec Jenny toute nue, Duras et ses petits chevaux de Tarquinia, Virginia Woolf avec Mrs Dalloway et La promenade au phare… mais aussi Le Décaméron de Boccace,  Les Illusions perdues, L’éducation sentimentale… Les auteurs qui m’ont donné envie d’écrire des romans policiers : G. Leroux et A. Christie. Et j’ai de la reconnaissance pour Lilian Jackson Braun (la série des chats, Les grands détectives) qui a inventé le roman policier sans policier, sans détective, sans violence, voire sans suspense… mais non sans humour ; grâce à elle, j’ai su que c’était possible !

9. Soudain, plus d’inspiration, d’envie d’écrire ! Y pensez-vous ? Ça vous est arrivé !
Ça vous inquiète ? Que feriez-vous ?

Je n’éprouve pas l’envie d’écrire, mais le besoin. Un besoin aussi irrépressible que manger ou dormir. De sorte que je ne risque pas la panne ! L’inspiration, c’est autre chose et ça se résout par le travail. J’ai peur parfois d’être empêchée physiquement d’écrire, je m’imagine mal écrire en clignant des yeux… là, j’abandonne d’avance.

10. Pourquoi participer au Trophée Anonym'us ?

C’est une initiative formidable qui met en œuvre des valeurs que je partage : auteurs édités et non édités sur la même ligne de départ, un prix non bidouillés, des lecteurs internautes qui donnent leur avis… et faire partie d’une petite bande d’énergumènes à cicatrices …

11. Voyez-vous un lien entre la noirceur, la violence de nos sociétés et du monde en général, et le goût, toujours plus prononcé des lecteurs pour le polar, ce genre littéraire étant en tête des ventes ?

Si le polar est aujourd’hui en tête des ventes, c’est que le pouvoir des bien-pensants de la littérature a perdu du terrain. Les demoiselles Lelongbec qui tenaient les librairies et qui régnaient sur les bibliothèques ont passé la main… La violence de nos sociétés est seulement plus visible : au temps de saint Polycarpe, (1er siècle après J-C) on torturait, on brûlait, on écorchait son prochain pour un oui, un non ! Les polars sondent la violence, en éclairent les causes, montrent les terribles failles de nos congénères.

12. Vos projets, votre actualité littéraire ?

En dehors du prochain Polycarpe, Le dernier clou du cercueil, le 8ème de la série, qui sortira en 2018 si tout va bien, je vais publier Les petits secrets de Polycarpe, un recueil de réflexions sur l’écriture de ma série et sur l’écriture en général.
Je prépare actuellement, avec mon confrère Denis Soubieux et ma consœur Nicole Parlange, la deuxième édition de POLAR SUR LOIRE, le salon du polar qui réunit des auteurs de Touraine et du Val de Loire. Ce salon est organisé par des auteurs pour des auteurs, sans interventions d’élus et sans subventions. L’an passé, nous avons fait un tabac. Il aura lieu le 25 novembre 2017, salle Ockeghem, dans le Vieux Tours, de 10 h 30 à 19 h.

13. Le (s) mot(s) de la fin ?


Salut aux participants du concours Anonym’us et aux organisateurs.

dimanche 21 janvier 2018

Nouvelle 16 - In memory I am

    Ça faisait une sacrée paye que j’avais pas entendu une voix. Et un bail que j’avais pas croisé une autre tronche que celle du sale type. Vu que je regardais dans un miroir, y’avait des chances pour que l’espèce de croisement entre une méduse et une hyène déprimée qui me dévisageait, ce soit moi. Depuis qu’on m’a passé les souvenirs à l’estompeuse, je ne sais plus quelle gueule j’avais avant, mais une chose est sûre : les cernes, le crin sur la tête et les cicatrices, ça ne me va pas. J’ai aussi oublié à quoi ressemble ma mère, mais aujourd’hui j’ai l’impression d’assister aux retrouvailles entre une fille et sa mère qu’elle n’a jamais connue. Quel que soit le temps qui s’est écoulé, et dont je n’ai aucune notion, j’ai salement vieilli. Une autre certitude, c’est que je suis vivante, plus vivante que je ne l’ai été ces derniers mois. Ces dernières années ?
    Sûrement ces derniers siècles.
      — Allo ? Police secours, parlez s’il vous plaît !
    Les mots se bousculent au portillon, je raconte tout mais rien à la fois, ça arrive dans le désordre, j’ai joué le tiercé des non-partants. Car les muscles de ma mâchoire sont coincés dans les starting-blocks, ils refusent de prendre le départ, tout mon charabia reste bloqué dans les stalles. À l’autre bout du fil, le flic s’énerve, menace, je raccroche.
    Je m’étais réveillée un jour, dans cette pièce immense, aux murs entièrement blancs et bien trop éloignés les uns des autres pour constituer un lieu de vie. Je n’avais pas de réelle conscience de l’espace, pas plus que je n’en avais de mon propre corps.
    J’avais fini par réaliser qu’il m’était physiquement impossible de me relever. Pire, j’en étais venue à constater que mon cerveau était désormais incapable de m’en donner l’ordre. Plus aucune force ne me permettait de quitter cette position, et j’étais impuissante à seulement formuler à mes jambes l’ordre de se mouvoir, à mon corps celui de se mettre en branle, à mes bras la requête de me hisser. Je ne parvenais pas plus à bouger la tête, mais la quantité d’efforts que ça me demandait pour arriver à cet échec suffisait à me vider encore plus, à me clouer définitivement au sol. C’est donc au bénéfice d’une concentration de chaque instant, et au prix d’une spectaculaire contorsion des yeux que j’avais fini par apercevoir les tuyaux et les électrodes auxquels j’étais reliée, et qui semblaient m’alimenter et me garder en éveil. Du moins, au sens vital du terme, car les puissants analgésiques qu’on m’administrait m’empêchaient de commander mes membres. Un vrai légume, passé au mixer.
    J’étais perpétuellement maintenue dans un état comateux. Les électrodes implantées sur ma peau faisaient crépiter mes nerfs et tressaillir mon corps, je sentais mes muscles travailler, à la façon dont travaille le bois. On tenait manifestement à me conserver une enveloppe corporelle décente, à faire en sorte que je ne m’atrophie pas. Je ressentais mes muscles, et c’est bien la seule sensation qui me permettait de penser que je n’étais pas morte.
    Sur le mur d’en face, il y avait cette énorme pendule, incongrue et bruyante. Il m’avait fallu une bonne dose de concentration pour saisir en quoi elle était si différente. Elle ne possédait qu’une aiguille, la grande, qui était invariablement pointée vers le haut, sur un "12" imaginaire, puisqu’aucun chiffre n’était représenté. Le tic-tac des secondes qui s’égrènent résonnait dans la pièce, mais l’aiguille ne se décalait jamais sur sa droite pour autant. Non, au bout de soixante secondes, c’est le cadran qui tournait sur sa gauche, d’un soixantième de tour, venant positionner une graduation en face de la grande aiguille, toujours aussi verticale. Manifestement, cette pendule n’était pas là pour donner l’heure, mais seulement pour transmettre la notion du temps qui passe, bien qu’il se soit arrêté. Car c’était là tout le paradoxe de cet appareil : par sa seule présence, il suspendait le présent, lui faisait faire du surplace, et vous condamnait à l’éternité.

    Je me perds dans la contemplation de ce visage inconnu. « Maman ? », je demande. Dans ma tête, car ma bouche n’a pas encore réussi à faire sauter le verrou. Le miroir ne répond pas. « Mamie ? » Question et réponse restent muettes. Le téléphone sonne. Incroyable comme j’ai dû vieillir. Je n’ai plus de souvenirs, pourtant j’ai la nostalgie. Je décroche. Le flic insiste, veut savoir si j’ai des problèmes, me rappelle que le numéro s’affiche sur son terminal et que ce genre de mauvaise blague pourrait me coûter bonbon. J’ai mieux à faire, je suis en train d’apprivoiser ce visage qui me regarde. Je me répète que c’est moi, que c’est à ça que je ressemble. Le flic raccroche. Je rappelle.
    Régulièrement, j’avais la visite du sale type. Vêtu d’une blouse blanche et portant des gants, une charlotte et un masque de chirurgien, un stéthoscope. Toute la panoplie du docteur Petiot. Le sale type s’occupait de ma toilette, administrait ma dose d’incapacitant, changeait les cathéters, remettait les électrodes en place. J’étais branchée de partout, des sondes étaient reliées aux voies naturelles, des tuyaux m’alimentaient et me ravitaillaient en toutes sortes de médicaments et de drogues. J’étais sous totale assistance médicale, toutes mes fonctions vitales étaient contrôlées à distance. La seule chose que je maîtrisais encore à peu près, c’était mes pensées. Ma mémoire était restée aux vestiaires, mais ma raison pouvait jouer le match, pas de souci. Mon cerveau ne souffrait presque d’aucune entrave. Chimique, du moins. Car pour le reste, tout semblait avoir été conçu pour que ma cervelle se fasse sauter elle-même… C’est le problème de la conscience, ça te fout rarement la paix. La conscience, c’est la pensée sous ecstasy : même quand la musique s’arrête, elle continue à sauter partout.
    Au tout début, j’avais bombardé le sale type de questions. Qui êtes-vous ? Pourquoi moi ? Pourquoi tout ça ? Combien de temps encore ? Combien de temps déjà ? Je lui avais hurlé toutes mes interrogations, les lui avais crachées au visage, avais éructé ma haine et ma colère. Le sale type était resté sourd à tout ce vacarme, comme s’il ne l’entendait pas, comme le flic au téléphone. Et pour cause. Le son de ma voix n’était même plus un souvenir ; dans l’incapacité totale d’ouvrir la bouche, je ne parvenais qu’à expulser de l’air et à n’émettre que de vagues gargouillis à peine audibles. Le visage du sale type ne trahissait aucune émotion. De lui, j’avais seulement la perception d’un regard impassible et l’odeur d’un after-shave de vieux beau.
    À l’excavatrice, j’ai passé l’éternelle minute de l’horloge à creuser ma mémoire, à rechercher une raison à tout ça, un mobile. Est-ce que j’étais le fruit expérimental d’un nazi, le jouet même pas sexuel d’un pervers, la prisonnière d’un mauvais rêve ? Je devais peut-être un peu de fric à quelqu’un, quelque part, mais qui n’en doit pas ? Et on ne réduit pas les gens à l’état végétal pour ça. On envoie deux porte-flingues pour récupérer les billets, et basta. On cogne, on viole, on tue, mais on ne fait pas ça. Un tel acharnement, tant de machiavélisme, de moyens déployés, ne pouvaient se justifier que par un massacre à grande échelle. Pourtant je peux jurer sous serment que je n’ai jamais exterminé les ours polaires (une déposition sous serment d’une amnésique, ça compte ?), et si j’ai déporté un peuple, je m’en excuse, je l’ai sûrement pas fait exprès.
    Plus cette foutue minute défilait, plus je tentais de dépoussiérer mes souvenirs, et plus ma mémoire se troublait. Au point que j’avais été prise d’un vertige le jour où j’avais constaté qu’il me fallait faire un effort pour retrouver comment je m’appelais. Effort vain, comme tous les autres.
    Je reraccroche, il rerappelle. Depuis combien de temps est-ce que je me contemple dans ce miroir ? De toute évidence, bien trop longtemps puisque j’en suis à ne plus supporter le reflet qu’il me propose. Je chasse cette image en balançant mon poing dans la glace ; elle s’étoile et me crache en retour mon reflet kaléidoscopique. Cette image fragmentée de moi-même correspond à celle que j’avais consenti à accepter lorsque ma mémoire s’était barrée par toutes les fenêtres. Une sorte de puzzle dont je n’aurais pas le modèle.
    Mes yeux se posent sur la paillasse où s’étalent des flacons, des bocaux, des boîtes, et toute la panoplie du marchand de sommeil. Des seringues, des pilules, des liquides, tout ça soigneusement étiqueté pour qu’on s’y retrouve. Des cahiers, un Vidal, des livres, des notes, des relevés de température. Du latin, du grec, du sanskrit. Et des couleurs. Pour surligner, entourer, raturer. Les étiquettes des flacons subissent la même furie chromatique : rose pour les analgésiques, vert pour les opiacés, jaune pour les stimulants, bleu pour les amnésiants. Toute la palette de l’arc-en-ciel pour rendre la vie en noir et blanc.
    L’immense pièce était constamment éclairée, d’une lumière hésitante, flageolante, accompagnée de son inévitable grésillement. A-t-on jamais pensé à guillotiner le sadique qui a inventé le tube au néon ?
    La pendule serinait invariablement le tic-tac des secondes ; les heures défilaient à tâtons, sans se préoccuper de la suivante, ne conservant que leur notion de division du temps et perdant celle d’indication. En fait, la seule chose qui avançait, c’était cette éternelle minute qui faisait du surplace. La minute se suit et se ressemble.
    Une fois la notion du temps définitivement confisquée, je m’étais retrouvée à vivre à l’intérieur de moi-même. Emprisonnée dans mes propres pensées, je m’étais résolue à faire mon lit dans les circonvolutions de mon cerveau. Mon confort dépendait de l’ordre que je mettais dans mes idées.
    Cette minute, dont on ne sait jamais si elle avance ou si elle recule, m’avait perdue dans les méandres de mes réflexions. L’instant n’existait plus, il m’était devenu impossible de savoir si j’envisageais le passé ou si j’avais la nostalgie du futur. J’avais traversé un désert de sensations et avais atteint, au bout de celui-ci, la plage d’un océan de perplexités. Pour continuer à progresser, je devais me jeter à l’eau et tenter de gagner l’autre rive, en supposant qu’il y en ait une.
    Et j’avais senti l’eau me saisir les reins. Il m’avait fallu quelques tic-tac pour comprendre que la métaphore n’en était pas une, et que j’avais réellement le cul trempé. Dans un réflexe inutile, propre aux personnes amputées d’un membre, j’avais esquissé un geste de la main en direction de mon dos. Et miraculeusement, celle-ci avait semblé réagir. Rien de flagrant, ni même de visible. Mais une sensation perceptible de mouvement. De possibilité de mouvement. J’avais retenté l’expérience, et ce coup-ci j’avais senti mes doigts grincer, mais bouger. Puis j’avais donné l’ordre à ma tête de se tourner, et au bout d’un effort surhumain, infini, j’étais enfin parvenue à regarder le plafond.
    Lors de la dernière toilette, le sale type avait dû arracher malencontreusement un cathéter, car la drogue qu’on m’administrait depuis le début me pissait le long des reins, et ne produisait apparemment plus son effet. Progressivement, j’avais retrouvé des sensations physiques. J’étais comme un gosse avec un de ces jouets d’apprentissage : on tape sur un gros bouton représentant un animal, et un panneau s’ouvre, qui montre l’animal demandé. J’appuyais sur le bouton "tourner pied droit", et mon pied droit tournait. Je me concentrais sur ma bouche, et ma mâchoire s’ouvrait. Je m’étais amusée un moment avec mon nouveau joujou, et avais éprouvé un sentiment que je n’avais plus connu depuis belle lurette. Le plaisir de lever la papatte, de se gratter derrière l’oreille, de remuer la queue.
    Rapidement, j’avais repensé au sale type. Pour sûr, lui il serait un peu moins enthousiaste en découvrant tout ce bordel. En constatant que son joujou à lui n’était plus cassé, mais fonctionnait de nouveau. Alors je ne m’étais contentée que de brefs mouvements, pour ne pas me faire gauler en pleine séance de gymnastique, et pour ne pas éveiller les soupçons en me présentant dans une posture différente de celle habituelle. Puis j’avais décidé de faire ce que je faisais de mieux depuis pas mal de temps maintenant : attendre.
    Le sale type est revenu pour ma toilette. En se penchant par-dessus mon corps, il est tombé sur la flaque dans laquelle je pataugeais. J’ai alors profité des interlocations aquatiques de mon tortionnaire pour m’emparer d’une seringue sur le plateau et la lui planter dans le cou. Ma dextérité étant ce qu’elle était après tant d’inactivité, l’aiguille s’est plantée dans son œil. Je me suis réjouie d’avoir ressenti la douleur jusque dans ma main, après l’impact. La douleur, douce sensation trop longtemps oubliée.
    Je me suis difficilement débarrassée du corps inerte avachi sur moi. Je me suis relevée tout aussi péniblement, m’y reprenant à plusieurs fois pour lutter contre les vertiges qui me ramenaient invariablement vers le sol. Puis une fois rétablie, avec la ceinture de la blouse du sale type, je lui ai ligoté les mains dans le dos. Alors, l’ennemi maîtrisé, je me suis assise à côté de lui et ai de nouveau passé une minute infinie à attendre. Attendre que tout se remette progressivement en place.
    J’ai pourtant fini par me redresser, et, après tant d’heures passées à m’emmerder, je suis allée décrocher la pendule et en ai retiré la pile. J’avais enfin tué le temps.


    Les flics ont pu géolocaliser l’adresse et sont venus défoncer la porte du laboratoire, où ils m’ont trouvée prostrée, les mains en sang d’avoir brisé un miroir, des flacons, des seringues. Dans la pièce contiguë, toute blanche, gisait un sale type, le compas dans l’œil. Ils l’ont zippé dans un grand sac et m’ont embarquée au commissariat.
    Non, je ne connais pas mon nom. Ma tronche, je l’ai découverte il y a quelques heures. Ce que je fais dans la vie, où j’habite, combien de temps je suis restée enfermée dans cette pièce, j’en sais rien. Mes souvenirs ont été passés au spectromètre, le sale type m’a injecté du pipi de licorne dans tout le corps, estimons-nous heureux que je ne me bave pas dessus et que je sois en mesure de rester assise sans me lever toutes les minutes pour aller me foutre la tête contre les murs.
    On me balance un nom d’homme, ça ne vous dit rien non plus ? Non, ça ne me dit rien. Puis un nom de femme, toujours pas de réaction ? Non, toujours pas. Enfin toujours pas de souvenir, mais j’aurais juré ressentir une étincelle sous mon crâne. Ou une décharge électrique. Un flash ? Quelque chose de fugace, qui a disparu l’instant d’après sans qu’il n’y ait vraiment d’instant d’avant.
    Puis les flics me foutent une photo sous le nez. Deux gamines, qui doivent avoir quoi, six et huit ans ? Toujours pas moyen de raccrocher les wagons de la mémoire, mais de nouveau l’étincelle, le shunt, l’éclair. Puis la brume. Je fixe la photo, ces deux fillettes. Le nuage se déchire. Ma mémoire me revient comme une pluie, puis une rivière : j’y plonge les mains pour y attraper des souvenirs, mais ceux-ci me glissent entre les doigts, retournent au torrent et se troublent, forment des ondes concentriques qui s’éloignent lentement de leur centre. J’insiste, je coupelle mes mains, le geste se fait plus efficace ; l’eau finit toujours pas trouver un interstice, une échappatoire, mais j’ai le temps de m’y voir dedans. De voir au fond du puits. C’est fugace, sombre, froid, mais j’ai vu.
    J’ouvre brusquement les mains, les souvenirs clapotent et provoquent une éclaboussure, une vaguelette, un rouleau, un tsunami. Et la mémoire me submerge.
    Le flic sent mon émoi, brave compagnon. Il demande si ça me revient.
    « Oui, ça me revient… »
    Puis je l’implore de m’apporter le flacon, celui avec l’étiquette bleue, et de m’en injecter le contenu jusqu’à ce que j’en oublie même de respirer.

jeudi 18 janvier 2018

Une auteure de la team sur la terrasse : Tara Lennart

1. Votre premier manuscrit envoyé à un éditeur, racontez-nous ?
Une histoire un peu absurde… D’abord l’enthousiasme du comité de lecture (d’une « grosse ») maison, puis l’éditeur qui m’appelle pour convenir d’un rendez-vous… et finalement me dire qu’il aime bien le roman mais qu’il n’y a « pas d’intrigue », donc qu’il ne peut pas le publier. Phrase mystérieuse qui m’a amenée à constater qu’il y avait énormément de romans sans intrigues - y compris chez lui. C’est un peu bizarre à entendre, venant d’un éditeur qui prend du temps pour vous appeler et parler de votre roman, puis se ravise comme s’il le découvrait d’un coup. Mais bon… ça prend du temps de s’habituer à ce qu’un éditeur vous pointe un défaut qui sera souligné comme une qualité par un autre !

2. Ecrire… Quelles sont vos exigences vis à vis de votre écriture ?

Si j’ai retenu une chose des dizaines de textes lus sur l’écriture, sur les conseils d’écrivains reconnus à des débutants, c’est de travailler. Toujours, sans cesse. Peu importe qu’on essaie de copier les manies de X ou Y qu’on adore, sa méthode de travail ne sera pas forcément la bonne pour nous. Par contre, chercher au plus près ce que l’on veut dire, pourquoi, comment, ce qu’on veut générer comme sentiment chez le lecteur, ce qu’on veut dire de nous, du monde, de notre perception, ça demande de beaucoup travailler. Pas forcément de s’asseoir tous les jours à heure fixe devant son texte, mais de plonger en soi, quelque part. De se questionner sur ses intentions, de toujours chercher à faire mieux. Bien sûr, il faut savoir trouver le moment où on se dit « c’est bon », et ne pas devenir obsessionnel et passer sa vie sur les mêmes trois lignes…

3. Ecrire… Avec ou sans péridurale ?
L'écriture est une péridurale ! Le monde actuel est tellement brutal, tellement violent et paradoxal, parfois d’une absurdité insupportable qu’il me semble nécessaire de s’évader, de sublimer. L’écriture permet ça, tout en donnant la possibilité magique de laisser une trace, un petit caillou de son ressenti, de son regard, de sa façon de vivre l’époque et d’en témoigner. Duras disait que l’écriture est une façon de « hurler sans bruit » et je trouve cette idée magique. Hurler, ça fait du bien !

4. Ecrire… Des rituels, des petites manies ?

Ah les manies ! Oui en y réfléchissant, j'en ai quelques unes... Je n'écris que le soir, soit dans mon canapé, soit dans mon lit, calée dans des coussins. J'ai besoin du calme extérieur, de l’obscurité et de l'absence de sollicitations... J'écoute toujours de la musique, ou presque, comme pour à la fois me plonger dans ce que j’écris et rythmer mes pensées, sans que la nature de la musique ne déteigne sur le propos. Je peux raconter une histoire drôle en écoutant du black metal satanique, comme avoir en fond sonore de la pop acidulée alors que je raconte des horreurs.

5. Ecrire… Nouvelles, romans, deux facettes d’un même art. Qu’est ce qui vous plait dans chacune d’elles ?
C'est amusant de répondre à cette question en ayant écrit trois romans et encore publié aucun ! J’aime beaucoup l’exercice de concision que demande l’écriture d’une nouvelle, le travail de précision, la recherche d’efficacité et de rapidité. Dans un roman, c’est le déroulement, au contraire qui va me plaire, le fait de m’attacher plus durablement aux personnages, à leur inscription, leur façon d’être et ce qu’ils veulent dire. C’est complémentaire, je trouve.


6. Votre premier lecteur ?
Je commence par relire mes textes à voix haute en marchant dans mon salon, pour trouver la musique du texte, dépister les répétitions et voir si le texte prend forme, lu tel quel. Après, vient l’étape premier lecteur, ou plutôt première lectrice, puisque ma meilleure amie, illustratrice et coloriste de BD, lit mes textes depuis des années et me donne son ressenti, son avis sur les passages à revoir, le travail à apporter. C’est une étape indispensable !

7. Lire… Peut-on écrire sans lire ?
A mon sens, ce serait une aberration ! Les écrivains que je fréquente sont de grands lecteurs qui restent en prise avec le monde littéraire et son actualité. Je ne comprends pas comment on pourrait écrire sans se nourrir de l’écriture des autres.

8. Lire… Votre (vos) muse(s) littéraire(s) ?
Il y en a tellement ! En fonction des époques et de ce que je cherchais dans les livres. Poppy Z. Brite, Bret Easton Ellis, Guillaume Dustan, Marguerite Duras font partie des piliers… Mais pourrais-je ne pas céder au name dropping et ne pas citer Jim Harrison, Charles Bukowski, Jack Kerouac, William Burroughs, Nina Bouraoui, Hervé Guibert, Virginie Despentes, John Fante, Ann Scott, Raymond Carver, Camille Laurens (et beaucoup d’écrivains américains dont le sens de la nouvelle reste inégalé à mes yeux). En fait, je peux tomber amoureuse d’une nouvelle, d’une phrase, d’un regard sur le monde, d’une manière de le retranscrire comme d’une oeuvre entière. Autant dire que ma bibliothèque me pose quelques soucis de place.

9. Soudain, plus d’inspiration, d’envie d’écrire ! Y pensez-vous ? Ça vous est arrivé ! Ça vous inquiète ? Que feriez-vous ?
Ah ha l'horreur, l'horreur absolue... Oui, ça m'est arrivé, et ça m’arrive même assez souvent. Avec le temps, j'ai appris à arrêter de paniquer, déjà. A autoriser mon cerveau à vouloir se détendre ou juste se mettre en mode off, et j'en profite pour regarder des films, jouer à des jeux vidéos, sortir. En fait, c'est assez agréable, parce que comme en arts martiaux, où les gestes et les chorégraphie s'enregistrent quand on ne les pratique pas, les textes évoluent quand on n’y touche pas. On ne perd pas l’écriture, du moins je n’ai pas assez de talent pour que ça me soit arrivé… C’est un bel exercice de lâcher prise en tout cas.

10. Pourquoi avoir accepté de participer au Trophée Anonym'us ?

Une amie d'écriture m'a vivement encouragée, alors que je n'écris jamais rien qui s'apparente à l'univers du polar. C'était un peu une sorte de challenge. Des écrivains que j'apprécie beaucoup ont participé aux éditions précédentes, en plus, ça me faisait bien envie. Mais il restait le question de « quoi écrire ? » (moi qui ne sais pas construire d’intrigue), et une fois le pitch de la nouvelle trouvé, c’était un plaisir de l’écrire, de plonger dans le noir, de trouver de nouveaux curseurs, un nouvel équilibre dans la construction d’un texte.

11. Voyez-vous un lien entre la noirceur, la violence de nos sociétés et du monde en général, et le goût, toujours plus prononcé des lecteurs pour le polar, ce genre littéraire étant en tête des ventes?

Oui, effectivement, je pense que nos lectures en disent long sur notre rapport au monde. Le polar, loin de n’être qu’une mode, pourrait être un moyen d’évacuer toute la violence imposée, de se défouler intellectuellement en lisant des atrocités, en constatant que les « méchants » sont généralement punis et que le crime ne paie pas, ou au contraire que ces salauds sont drôlement malins, de se confronter à une violence choisie et de voir son déroulement puis sa résolution en s’échappant.

12. Vos projets, votre actualité littéraire ?

Je suis en train de finaliser un recueil de nouvelles, et j'en suis folle de joie. J'ai toujours rêvé de publier des nouvelles plus que des romans. En France, c'est moins bien vu et plus délicat de publier des nouvelles quand on n'a pas déjà deux ou trois romans à son actif. Je suis en train de travailler avec une maison que j'adore et suis de près depuis des années... Et puis par ailleurs, j'ai toujours deux ou trois projets en cours, en lecture, construction, élaboration... Bref, ça devrait bientôt voir le jour !

13. Le (s) mot(s) de la fin ?
Merci Anonym'us et vive le noir !



Interview réalisé en collaboration avec le blog Lila sur sa terrasse

dimanche 14 janvier 2018

Nouvelle 15 - La belle Otero

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 — Messieurs, faites vos jeux !
La tension est à son comble dans le grand Salon Privé. Sous les dorures illuminées par le cristal des lustres, les joueurs se toisent à coups de crispations mandibulaires en balançant leurs plaques sur le tapis, au hasard, comme s’ils semaient du blé.
— Les jeux sont faits ?

De deux doigts, le croupier monégasque bloque le cylindre de la roulette, le relance et jette la bille en sens inverse. Au dernier moment, Mickael place tous ses jetons sur le sept. Un silence torride plombe la table, tous observent le champion.
— Rien ne va plus !
La bille choisit son encoche. Sept !
— Rouge, impair et manque. Plein pour vous, monsieur !
Pour la cinquième fois, Mickael gagne. Un frémissement stupéfait s’élève au sein du public. Putain de baraka ! Les mises perdantes ratissées, le croupier-payeur règle son gain au vainqueur, un magot assez rondelet pour s’offrir à gogo plusieurs parties de son jeu favori, le Poker Texas Hold'em no-limit.
Parmi les curieux agglutinés sur les accoudoirs disposés autour de la table – diams et nœuds pap de rigueur –, moi. Mon Graal à portée de main. Au bout de plusieurs années de traque, je tiens enfin ce salaud. T’es fini, connard. Mon sang bouillonne, la rage m’étouffe, mais je contrôle. Pas le moment de faiblir.
Allez, Mickael, quelques coups de Hold’em avant de quitter le casino !
Le gagneur ne m’a pas repéré. Je le précède au Salon Europe et m’installe à la table du No-limit. Il arrive. Six places, une seule de libre : la sienne. Pile en face de moi. Malgré sa trompeuse décontraction, l’excitation lui crève déjà la couenne, la fièvre s’insinue profond dans ses tripes, je connais. À son tour, il allonge sa blinde. Une croupière brune, bien moulée, parcourt le tapis du regard, s’assure que le jeu peut commencer et donne. Deux cartes chacun distribuées en deux tours horaires.
Je détourne les yeux de son cul, les plante sur Mickael et me racle la gorge avec une discrète insistance. Indifférent aux grâces de la brunette, le flambeur lève la tête, me dévisage. Il ôte ses Ray-Ban et accommode. Sa pupille s’agrandit et se bloque sur mon sourire à peine ébauché néanmoins nocif. Je l’observe, tous mes sens braqués sur ses réactions. Il tente de cacher son trouble, mais j’entends sa respiration s’accélérer, s’enrayer. Je jouis de sa stupeur. Impassible en dépit des gouttes perlant sur son front, il chausse ses lunettes noires, soulève un coin de carte. Les jointures de ses doigts se raidissent sur son jeu, une sale contracture lui vrille la bouche. Il doute encore, me jette des coups d’œil à la dérobée. J’esquisse un geste dans sa direction, comme une menace masquée, il tressaille et se fige.
Nous y sommes, Mickael m’a reconnu. Disons plus justement que mes traits lui rappellent une tête qu’il aurait préféré oublier. Je gratte les poils de ma barbe en les faisant crisser et me tapote un ongle sur la canine, il détourne le regard.
Les éclats opalescents reflétés par les colonnes d’onyx accentuent la pâleur des visages tendus à l’extrême. Nouvelle distribution. Les cinq cartes visibles du tableau s’étalent sur le tapis parmi lesquelles le flop, le turn et le river.
Je joue froidement, relance, mes yeux enfoncés comme des pics à glace dans les carreaux de Mickael. Il peine à dominer sa confusion mais gagne à chaque coup. Haut la main et couilles en berne. T’es pro ou t’es pas pro, putain de tafiole ? Contrôle-toi, nom de Dieu ! Avec le pactole amassé précédemment à la roulette, il n’a pas de limite, ses blindes non plus. J’avais prévu. Qu’il profite de cette ultime volupté avant la mise à mort.
Trois joueurs se sont déjà couchés. Les piles de jetons bicolores du pot s’élèvent, mais plus Mickael tond ses adversaires, plus il se tétanise. Une moiteur morbide suinte par tous ses pores. Je me repais de son vertige. Ni lui ni moi n’en doutons, l’issue des réjouissances sera définitive.
— Las Vegas, novembre 2014.
J’ai à peine susurré les mots. Même retenus au bord de mes lèvres, Mickael les aurait entendus. Il ne parvient plus à réprimer le tremblement de ses mains.
Aucune réaction de la part des autres participants, à fond dans leur jeu, hermétiques à la tragédie qui se déroule sous leurs yeux. Lorsque l’un d’entre eux lève brusquement le coude et ajuste son nœud pap, Mickael sursaute comme si l’homme avait dégainé.
Les parties se poursuivent dans une tension haineuse. Des six joueurs présents autour de la table, le quatrième se couche aussi, rincé. Ne reste plus que nous deux. Les mises plafonnent au maximum. Mickael a une main fabuleuse. Fabuleuse !
Dernier acte. Heads-up, le tête-à-tête fatidique. La croupière brûle une carte puis distribue. Regards en rafales de Kalach, relances agressives, survoltage des cortex au bord de la dislocation à force d’évaluer les probabilités, suées carburées de part et d’autre, bluff, anti-bluff, contre-bluff. Et me voilà.
Entre le tableau visible et l’ultime donne, je tire un full. Coup de cul inouï. Finita la Commedia ! Némésis la vengeresse veille sur moi. Mickael, t’es mort ! Je mise mon tapis en défiant mon adversaire d’un œil torve. Pendant quelques microsecondes, un flottement plane. Et sans même vérifier sa main, comme un automate halluciné, Mickael suit. Mon sourire venimeux lui explose l’intérieur, mais il s’accroche, le rat. Il sait pourtant qu’il ne sortira pas vivant du casino. L’affaire est terminée pour lui.
C’est l’abattage des cartes, la curée. Une meute de loups chimériques se rue avec furie sur la proie, lui arrache les chairs, dévore son cœur. Exsangue, Mickael se lève, chancelle, manque de tomber, se rassoit. Et me laisse un tapis royal.
La croupière me colle son décolleté gélatineux sous le nez et pousse le tas de jetons devant moi. Tiens ! une affriolante perspective, cette brunette, elle absorbera mon trop-plein d’effervescence. Le torrent d’adrénaline affluant dans mes veines à la pensée d’enfoncer mon coutelas dans les entrailles de Mickael se gonfle à l’idée d’enfourcher une croupe dodue. Putain de stimulation !
Je respire un grand coup le temps que le perdant réalise son désastre, et vise les fresques peintes sur les murs lambrissés du Salon. Mon regard croise celui de la belle Otero, prisonnière de son lourd cadre doré. Au cours d’une nuit de la Belle Époque, la luxueuse gitane a laissé un million de francs-or sur le tapis. En ses jours de gloire, la courtisane séductrice de rois, d’aristocrates et de ministres avait été surnommée la sirène des suicides tant elle a brisé de cœurs.
Et toi, Mickael ? Mickael le gagneur, Mickael le magicien, combien d’hommes as-tu démolis, poussés au désespoir ? À la mort.
Le bouffon a perdu. Livide, il quitte la table d’une démarche incertaine tandis que je griffonne un billet et le glisse entre les seins de la croupière. Elle n’a d’yeux que pour les joyaux empilés sur le tapis. Bientôt, elle les aura dans la bouche si elle est sage. Avec le reste.
— À tout à l’heure.
La mallette sous mon coude, prodigieux trophée plein de jetons et de plaques, je me dirige vers les caisses pour échanger le plastique contre du sonnant et trébuchant, puis rejoins Mickael au bar du Salon Privé.
Déjà trois verres vides devant lui. Effondré sur un tabouret, il ne comprend pas quelle folie l’a pris de suivre avec une main aussi chiche. Même avec le couteau sous la gorge, on ne mise pas sa fortune avec un dix de trèfle et une dame de carreau au premier tour. Ce joueur, le portrait quasi conforme du Neuville de Las Vegas, l’a démonté, lui a ruiné son légendaire self-control, l’a massacré.
Mickael lève une mine accablée vers l’Italien qui le gratifie d’un sourire bienveillant, il compatit. En service au casino depuis plusieurs années, le barman a côtoyé toute sorte de perdants et se doute bien que celui qui commande sec trois shots de vodka n’a pas dû être chanceux.
— Remettez la même chose à monsieur, c’est pour moi.
Mickael se retourne, il m’attendait. Le garçon fredonne.
— Et pour vous, gentille Signore ?
— Champagne. Ce que vous avez de plus cher. Avec deux coupes.
Les yeux du serveur pétillent. Il fait un signe discret au manager qui galope vers nous, un linge blanc au bras.
— Un Perrier-Jouët cuvée Belle Époque ou un Dom Pérignon millésimé ?
— Les deux.
Comparé aux gigantesques salles du Casino, le bar privé reste intime mais à la hauteur du décorum ambiant, dorures d’un kitsch à gerber illuminées par un monstrueux lustre à pampilles : tout Monaco ! Les barmen tchatchent, la langue italienne chante joyeusement, un bouchon saute et les coupes se remplissent.
Durant la partie, la tension de Mickael était au maximum, ses réactions à fleur de nerf et la dévastation provoquée par ma présence, palpable. Jusqu’à sa perte de contrôle au moment de suivre mon tapis. Mais avec les bulles, la bête reprend du poil, retrouve un semblant de vaillance. Je laisse le condamné souffler, j’ai tout mon temps.
— Qu’est-ce qu’on fête ?
Vas-y, fanfaronne, mon pote, profite donc encore un peu !
Je ne réponds pas, me contente de lui jeter un regard de mort, et entrouvre ma veste de smoking, découvrant le manche d’un cran d’arrêt d’un côté, un Beretta M20 de l’autre. En bon visiteur inoffensif, j’avais veillé à introduire discrètement les armes dans le casino avant de franchir les barrières de sécurité.
— Ton complice, au Hold'em ?
Mickael arrondit sa bouche, ses yeux, grimace un ébahissement outragé. Se raccroche à la vie. J’avale deux coupes cul sec et lui flanque une torgnole. Les serveurs déguerpissent vers le fond du bar.
— Pas de ce jeu-là avec moi, mon pote. Tes tours de passe-passe : ENOUGH !
— Vous êtes fou.
Il pousse des cris de porc avec l’espoir d’attirer l’attention du personnel, je lui allonge un poing mauvais en pleine gueule. En attendant mieux. Putain, je me retiens de lui défoncer sa face de bellâtre gominé, de lui balancer une volée de semelles cloutées dans les orbites.
Panique à bord, côté limonade. Quand le manager commence à pianoter sur son portable, je dégaine mon Beretta et d’un signe radical lui intime l’ordre de poser son téléphone sur le comptoir, son copain pareil. Les gars s’exécutent sans faire de simagrée, ils ont capté. Ne bougeront plus. Je me remplis le gosier d’une goulée de champagne, attrape Mickael par le col et lui pulvérise le liquide poisseux dans la tronche.
— Max Sviridov, Radu Stevo, Phil Bronson… Julian Neuville. Tous se sont tiré une balle à cause de tes arnaques. Ruinés à coup de piperies.
Mickael se tient la mâchoire d’une main, de l’autre se protège. J’ai un peu forcé sur l’impact, tout à l’heure. Un couard juste bon à truquer, pas foutu de riposter, je m’en doutais. Le fraudeur sait que je le traque depuis la mort de Julian, mon cadet né trois minutes après moi. Des années que l’imposteur se défile, me nargue, me fourvoie, mystifie le monde du poker par ses métamorphoses. Le roi de l’esquive. Aujourd’hui, Mickael a endossé un habit de zingaro : moustaches brunes à la Zappa, panama, costard de lin crème, froissé juste comme il faut. Un nouvel avatar du blond fadasse de Vegas, du clown outrancier d’Atlantic City. Malgré les plaintes et les enquêtes sur ses coups tordus, l’insaisissable tricheur ne s’est jamais fait prendre. Il analyse les lieux avec minutie et ajuste ses stratégies en fonction des caméras dont il a repéré les emplacements dans les casinos internationaux. Le Flamingo de Vegas et bien d’autres, Macao, Lisbonne… Partout, le monde du poker est à sa botte.
— T’as les jetons, là, et pas les bicolores ! Tu fais moins l’fiérot, hein !
Je culbute son tabouret d’un pied rageur, il s’affale. Planqués derrière la porte, les serveurs n’en perdent pas une. Je souris et leur fais un petit coucou. Ils disparaissent aussi sec et se replient dans la réserve. Le magouilleur ose un rétablissement, je lui écrase le nez avec ma Weston.
Je connais à fond le modus operandi de Mickael au Hold’em : cibler un croupier, le travailler au corps, creuser ses failles – surtout financières –, lui faire miroiter le pactole et lui proposer le coup. Les employés du casino passent leur vie à fréquenter les fortunes planétaires, à brasser des sommes colossales alors qu’ils peinent à rembourser leurs mensualités. Malgré leur fiabilité quasi absolue, certains se laissent allécher. Suffit de débusquer le rapace et de le dresser.
Il tente de dégager sa tête prête à imploser.
— Arrêtez !
Je m’assois sur le tabouret, lui écrase la pomme d’Adam avec la pointe de ma pompe, l’enfonce jusqu’à la glotte. Il bat des pieds, des mains, suffoque.
Bien avant chaque tournoi, Mickael forme son partenaire de prédilection, avec une inclination particulière pour les référents des grands parcours, puis il élabore avec ce complice opportun un code gestuel infaillible permettant la lecture des jeux adverses. Un nouveau scénario à chaque acte. Une tâche laborieuse impliquant un investissement à la mesure, mais dont les bénéfices peuvent s’élever à plusieurs millions de dollars. En combinant ses talents de pipeur illusionniste entraîné aux plus subtiles manipulations, son génie au ciblage de secteur à la roulette – une pratique indétectable à la vidéo –, ses connivences avec la croupe et son art consommé du bluff, Mickael est devenu l’un des joueurs les plus riches du monde. Il possède des propriétés à Hawaï, une île privée à la Barbade, un penthouse à Dubaï. Malgré tout, il demeure aussi discret que transparent.
Je l’attrape par les cheveux, son postiche poisseux me reste dans la main. Connard ! Je dégaine mon cran d’arrêt, le plaque sur sa gorge, lui entaille la peau du cou. Une giclée rouge vermine pisse sur son col. Il chouine.
— Ton complice ?
Il ne se fait plus prier, il donne.
— La croupière.
— Bougresse ! Ça tombe à pic, j’avais justement l’intention de m’occuper de ses fesses. Elle va déguster. Et pour la roulette ?
— Ma science et mes doigts de fée.
Il s’enhardit à ironiser, le morbac. Baffe dans la gueule. Sa tête heurte violemment le bois du zinc. Je le rejette à terre, lui broie la joue de mon pied comme si j’écrasais une vieille merde. J’appelle le manager qui sort de la réserve et s’approche à reculons en gardant une distance respectable avec moi. Je lui propose un deal : une demi-heure, seul avec mon « ami ». Cinq mille euros, pas de question. Le barman hésite. Non, il ne perdra pas son job. Sous la menace d’une arme, j’aurai confisqué leur portable, à lui et à son collègue, et les aurai enfermés dans la remise.
— Allez, sept mille et on n’en parle plus.
Il me tend un trousseau de clés et détale.
— Et pas d’embrouille, hein ! On reste tranquille dans son coin.
Je cours verrouiller les portes, celle de l’entrée et l’autre.
À nous deux, Mickael.
Je passe derrière le bar, décroche une bouteille de vodka et la verse sur le saligaud en ricanant. Ses braillements de putois m’agacent les tympans, j’enfonce profond le goulot dans sa bouche, et lui prodigue un va-et-vient libidineux avec l’objet. Il roule des yeux, bave, avale l’Absolut. Je remplis ma coupe de champagne, la déguste en prenant mon temps et l’éclate violemment sur le sol.
— Bon. Assez joué. Finissons-en.
Ma vengeance au bord de son assouvissement me congestionne tout entier, je fais durer l’euphorie avec la pointe de mon coutelas, et y vais de quelques balafres à droite, à gauche. Mickael jette un œil misérable vers la porte de service désespérément close. La veste de son costume n’est plus qu’une chiffe sanguinolente, sa tête, une bichromie rouge violet. Je sors mon Beretta de son holster et visse le silencieux. Il chiale, se contorsionne, tente une échappée. Coup de latte dans le tibia, là où ça fait mal. J’arme la chambre du calibre, fais tomber le cran de sécurité, et le glisse dans ma ceinture. Ne reste plus qu’à achever ce chien avant de m’éclipser du casino, ni vu ni connu.
Je ricane et l’attrape par le col.
— Arme de poing ou blanche ? Je te laisse le choix, vois-tu.
Le temps que je lui taquine la trachée avec mon coutelas, ce con de Mickael, avec l’énergie du désespoir, s’enhardit à se relever en me fixant. Tu ne doutes de rien, pauvre pitre. Soudain, d’un geste prompt il allonge le bras, arrache le Beretta et le décharge dans mes tripes. Sans un regard, sans une hésitation. Putain, merde ! Le bide explosé, je vacille, m’écroule ; un geyser rouge où se mêlent chairs et viscères se répand sur le sol. Salaud ! Je plaque mes paumes sur la plaie béante, je vais crever. Lentement.
Dans mon dernier souffle, entre mes paupières mi-closes, je vois le perfide, la mallette de fric à la main, son chapeau de zingaro enfoncé jusqu’au nez et sur le dos ma veste de smoking que j’avais posée sur un tabouret. Il fouille dans la poche, trouve la clé et sort.
Mickael traverse la grande salle, lève les yeux vers le portrait de la belle Otero et la gratifie d’une discrète révérence.