jeudi 26 novembre 2015

Nouvelle N°5 Terminal Croisière


Le téléphone fixe – il ne savait jamais où était le portable, généralement hors de portée, éteint, au fond d’un tiroir de commode ou d’une poche de veste accrochée dans la penderie – sonna très tôt, et ce maudit appareil inventé par des maniaques un siècle et demi plus tôt se trouvait dans le salon. Il se leva en maugréant.
Bonjour, ici la police aux frontières. Vous traduisez bien du russe ?
Ça m’arrive, avait-il répondu d’une voix rauque de fumeur aux aurores.
Il était encore embourbé dans les miasmes d’un rêve désagréable – une femme disparue depuis des lustres aux oubliettes de la vie lui expliquant ses défauts par le menu – éternelle litanie au verdict définitif.
Il n’avait plus pensé à elle depuis vingt ans, l’époque où elle l’avait largué sans fioritures. Pourquoi revenait-elle le hanter ce matin ? Le policier poursuivit :
Je vous réveille ? Désolé. Vous pouvez venir vers sept heures ? On a un interrogatoire avec un ressortissant du Caucase. Il parle tchétchène, mais on n’a personne pour ça. Il parle russe aussi, d’après ce qu’on a compris. Il connaît trois mots d’anglais. Pas plus. On a besoin de vous.
Il avait jeté un coup d’œil au réveil, il était six heures dix.
J’arrive.
Toute prestation entamée avant huit heures comptait double tarif. Toutefois, le succube nocturne lui avait collé un bourdon à dissiper d’urgence, à grand renfort de caféine, pour débarquer chez les PAF purgé des sentiments, tout en nerfs.
Ah, merci, dit le policier, soulagé. Dites, ça n’est pas à l’endroit habituel. C’est au terminal croisière, au poste de contrôle pour embarquer sur l’Imperial Luxury. Venez avec vos papiers.
J’ai l’habitude, dit-il en ouvrant la fenêtre et en regardant vers la droite.
Il vit la proue bleue du ferry pour l’Angleterre, et au-delà, de l’autre côté du bassin, le HLM flottant de sept étages, arrivé dans la nuit. Le policier avait raccroché. Il avala un thermos de café froid, avant de sortir en quatrième vitesse dans une matinée maussade de la fin août, qui annonçait l’automne. Il longea la route qui menait dans le port, obliqua sur la droite, entre la voie ferrée désaffectée et les quais de déchargement des entrepôts industriels désaffectés aussi. Il tourna à gauche au bout de la voie et la masse formidable du navire de croisière se dressait à quai, écrasant les bâtiments à l’entour. Il entra dans le hangar de débarquement abritant le poste de contrôle et les policiers en uniforme avaient l’air surpris de le voir arriver à pied, muni d’un simple parapluie.
Il prenait toujours soin de se saper milord avant les interrogatoires – à une époque européo-atlantiste de politkorrektnost, comme on disait en Russie, ça s’appelait des « auditions » – de se raser de près et de passer une cravate même en plein été, pour se différencier des policiers. Il marquait ainsi sa neutralité vis-à-vis des suspects qui l’accueillaient toujours avec hostilité au premier abord, avant de percuter qu’il n’était d’aucun bord, finissant souvent par s’adresser directement à lui dans leurs suppliques d’innocence, ou leurs mensonges de truands. À ce stade ultérieur des opérations, il lui fallait leur rappeler qu’il n’était qu’un intermédiaire. D’où l’utilité de cette façade démodée, veste et cravate, pli du pantalon en lame de rasoir.
En arrivant dans le petit bureau au fond du hangar, il avait eu un choc. Le suspect menotté à la chaise en plastique ne lui était pas inconnu. Il avait croisé cette tête anguleuse au nez cassé, la peau couleur tabac, quelque temps plus tôt, au bureau d’état civil de la mairie du port, dans la cohue. Il avait eu lui aussi des papiers à établir pour se domicilier. Pour tromper l’ennui d’une longue attente tracassière dans une administration débordée, il avait aidé une femme d’un certain âge, vêtue comme dans le Caucase, robe de gros drap noir, foulard fleuri couvrant la chevelure, à la mode musulmane. Elle ne comprenait rien à l’anglais rudimentaire des employés du guichet. Il lui avait indiqué celui auquel elle devait se rendre avec son formulaire de réfugiée. Celle-ci l’accablait de remerciements émus, lorsque le suspect à présent menotté à la chaise s’était approché. En jean, blouson de skaï et baskets, le jeune homme au nez cassé avait chassé sa mère en quelques mots péremptoires.
Vas-y, je te rejoins.
Viens avec moi, il m’a dit où aller, le guichet 51…
Vas-y, je te rejoins, il faut que je parle à ce mec-là.
La mère s’était inclinée, dans son pays, on n’intervenait pas dans les affaires des hommes.
Tu viens pour tes papiers ?… C’est ouvert tous les jours, ici ?… avait demandé le jeune homme, dans un russe teinté d’un fort accent caucasien.
Non, pas le mercredi.
Tu connais Moscou ?… Tu parles comme là-bas…
Le jeune homme l’avait entendu s’adresser à sa mère.
J’y ai habité.
Je m’installe. J’ai trouvé du travail. De nos jours, on ne laisse pas passer ce genre d’occases.
Mais quelque chose avait fait tiquer le jeune homme au nez cassé, aux traits anguleux et marqués sous le hâle.
Tu es russe ?…
Non.
Le jeune homme s’était alors excusé, lui avait serré la main et s’était éclipsé.
Et il le retrouvait là, fait aux pattes, enchaîné, face à un jeune policier aux épaules élargies par des séances de poids et haltères. Le policier était plongé dans la paperasse réglementaire suivant l’appréhension du suspect. L’éclair de reconnaissance entre l’interprète et celui-ci lui avait échappé. Lorsque le policier releva yeux pour saluer l’interprète et le prier de s’asseoir, leurs traits étaient redevenus impassibles.
Bon, je vous préviens, dit le jeune flic sportif, c’est pas l’affaire du siècle. On a trouvé sur lui cinquante grammes d’opium brut.
L’interprète n’avait pu réprimer un haussement de sourcils : la prise ne lui semblait pas anodine, ni en marchandise, ni en quantité.
— …Non, avait repris le représentant de la loi d’un ton blasé, ça arrive. De l’op’, on tombe dessus de temps en temps, avec tous ces ressortissants d’Asie Centrale. Ce qui nous intéresse, c’est l’endroit où on l’a agrafé : le débarcadère des vaisseaux de croisière. L’accès est réservé aux passagers du navire. C’est pour ça qu’on l’interroge ici, et pas au poste central. Il était en zone extraterritoriale. Vous pouvez lui demander ce qu’il foutait là avec ce sac d’opium ?…
Le suspect suivait l’échange entre les deux hommes, ses yeux d’une couleur trouble passaient de l’un à l’autre, exprimant la défiance. Dans son dos, les menottes raclaient le dos de la chaise avec un bruit de ferraille.
L’interprète s’adressa au suspect.
Bonjour, je suis votre traducteur. Je traduirai fidèlement, j’ai prêté serment.
On s’est déjà vu, dit le suspect. Je te connais.
Je ne crois pas, dit l’interprète. Je vais te lire tes droits.
Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda le jeune flic sportif.
Il prétend qu’on s’est déjà vu.
C’est vrai ?
Non.
Le jeune flic sportif sourit.
Évidemment. Poursuivez. Posez-lui ma question.
L’interprète s’exécuta.
Dans le petit sac ?… Je ne savais pas ce qu’il y avait dedans. Un mec m’a donné ça et dit de le refiler à un Géorgien. Moi, c’est pas mon genre.
Le jeune flic sportif approcha sa tête blonde vers lui, de l’autre côté du bureau.
T’es complètement défoncé. Tes pupilles en tête d’épingle, tu crois qu’on n’a pas vu ? Tu veux qu’on demande une prise de sang ?… L’op’, on retrouve des traces pendant six mois.
L’interprète traduisit. Le suspect se contenta de secouer la tête.
— …Alors tu vas répondre. À qui est-ce que tu devais donner l’opium ? Son nom. Qu’est-ce que tu foutais au débarcadère ?
J’étais passager du navire. J’embarquais aujourd’hui.
Le jeune flic sportif ricana en écoutant l’interprète.
Tu pars en croisière, toi maintenant ? T’as même pas l’asile politique. T’es arrivé de chez les Kalmouks, il y a six mois…
L’interprète traduisit en version édulcorée. Le suspect répondit :
On m’a proposé du boulot. Je me suis fait rouler.


Lorsque le policier planton revint dans le local avec la liste des passagers, il était flanqué d’un officier de bord et d’un autre passager très bien vêtu. Il était déjà 9 h 30, et l’interprète s’endormait sur sa chaise. Bref conciliabule avec le jeune flic sportif. Ils réveillèrent l’interprète. Changement de garniture, on interrogeait un nouveau suspect, l’homme très bien vêtu : de petite taille, plutôt dégarni, les tempes poivre et sel, des lunettes de vue. Il était Britannique.
Vous faites aussi l’anglais ? demanda le jeune flic sportif à l’interprète. Je le parle, mais il me faut un interprète assermenté pour le procès-verbal.
L’interprète acquiesça.
Vous êtes le directeur de la société d’ingénierie financière Oméga 8. Pourquoi votre firme a-t-elle payé la croisière du suspect pincé avec 50 grammes d’opium ?
On tenait un séminaire sur ce navire. On ne peut pas monopoliser les stewards. Il nous fallait quelqu’un pour faire le service pendant les séances.
Vous prenez de l’opium, pendant les séminaires ?
Je ne suis pas responsable des errements de ce jeune homme.
Comment l’avez-vous connu ?
Il était grouillot à la Chambre de Commerce Internationale de cette ville quand j’y suis passé le mois dernier pour un audit.
Il n’a même pas de permis de travail !…
Je ne suis pas responsable de la politique d’embauche de la Chambre de Commerce.
On va regarder tout ça. Je doute que vous puissiez repartir ce soir avec l’Imperial Luxury.


Nouvelle interruption. L’Anglais voulait engager la conversation avec l’interprète, mais celui-ci s’y refusait. Pour ne pas s’endormir, il sortit respirer l’air marin, sous la pluie. Quand le jeune flic sportif revint, il avait l’œil brillant. L’audition de l’Anglais reprit.
Monsieur Kvardnadze, votre employé, est le seul Géorgien du bateau. C’est à lui qu’on devait donc remettre l’opium.
L’interprète n’intervenait quasiment plus. Le jeune flic sportif et l’Anglais parlaient en direct.
Je ne suis pas au courant de cette affaire.
C’est Monsieur Kvardnadze qui a engagé le jeune homme.
Logique. Chez nous, c‘était le seul russophone.
Il prenait de l’opium ?
Comment voulez-vous que je le sache ?
Pourquoi n’est-il plus à bord ?
Il nous a quittés à Rotterdam. Il avait eu une offre d’emploi plus intéressante.
Monsieur Kvardnadze était bien votre associé sur un projet de construction d’aéroport au Kazakhstan ?
C’était mon employé.
Pas sur ce projet-là. En tant que russophone, comme vous dites, il avait assuré les contacts.
Pour la première fois, le flegme de l’Anglais s’effrita. Ses yeux s’attardèrent sur le rebord du bureau métallique. L’incompréhension se lisait sur sa physionomie. Il ôta ses lunettes pour les essuyer.
En partie, finit-il par articuler avec effort.
Qui d’autre était sur le coup ?
Ce n’était pas un coup, c’était une affaire.
Répondez.
Mes associés, présents sur le navire.
Merci. On va s’en occuper.


Le jeune flic sportif avait de nouveau besoin de l’interprète, il était revenu du laboratoire d’analyse des portables. L’Audition du jeune Tchétchène recommençait. Comme toujours, celui-ci se mettait à regarder l’interprète avec des yeux suppliants, après avoir été hostiles. En deuxième phase d’audition, c‘était un classique.
Ça fait combien de temps que tu trafiques ?
Je ne savais pas ce qu’il y avait dans le sac. Je vous jure.
Eh, on a eu ton casier. C’est long comme le bras.
Les Russes nous détestent. Ils nous appellent les culs-noirs.
Depuis quand est-ce que ton portable est vérolé comme ça ? Et est-ce que tu sais pourquoi ?
Ça fait trois jours. Quand j’ai reçu la convocation à bord. J’ai rien compris. Depuis, il marche une fois sur quatre et j’ai paumé tous mes numéros.
Qu’est-ce que c’était, cette convocation ?
Un SMS, avec une annonce de boulot, à Rotterdam. Mais pas pour moi.
Pour le Géorgien ?
J’ai pas regardé pour qui. J’ai pas de MBA, moi, j’avais aucune chance.


Vous comprenez, dit le jeune flic sportif à l’interprète pendant l’intermède entre le Tchétchène et l’Anglais, je n’ai que vous, c’est le mois d’août. Alors je vous retiens.
Tant mieux, c’est une bonne journée de travail.


Quand l’Anglais revint, il buvait le café dégueulasse de la machine automatique. Il semblait beaucoup moins sûr de lui. L’interprète s’installa sur la troisième chaise. Sa présence était requise pour signer le procès-verbal, mais le jeune flic sportif l’encourageait à être muette. Dehors, par un changement typique des fins de saison en bord de mer, le crachin et le ciel bas s’étaient mués en chaleur torride bombardée par un soleil gris dans un ciel sans nuage, tout aussi gris.
Vous savez, attaqua le jeune flic sportif, que l’annonce de Rotterdam qui a fait démissionner Monsieur Kvardnadze était bidon ?
Comment le saurais-je ? Première nouvelle.
Il a porté plainte contre X. Les Hollandais sont en train de vérifier l’adresse IP.
Et alors ?… J’aimerais savoir qui débauche mes… employés, pour me priver de précieux collaborateurs. Je vais moi aussi porter plainte.
Tout ça risque de traîner en longueur, je le crains. Tous les téléphones portables de votre firme sont vérolés, y compris bien sûr celui de Monsieur Kvardnadze. Depuis l’escale à Rotterdam. À se demander comment une entreprise comme la vôtre peut tenir un séminaire en étant coupée du monde. Retrouver l’origine de l’annonce frauduleuse va demander beaucoup de travail.
J’attendrai le temps qu’il faudra. Je porterai plainte, insista l’Anglais.
Dites-moi, quelle était la part, success fee, de Monsieur Kvardnadze, en cas de contrat avec les Kazhaks pour le projet d’aéroport ?
Ce sont des informations confidentielles.
Vos associés les possèdent, j’imagine ?
Bien entendu.
Dites-moi, vous n’avez fait pas d’enquête de moralité sur le jeune Tchétchène avant de l’embaucher même temporairement ? Ça ne se fait pas, chez vous ?
Écoutez, il était là pour apporter les bouteilles d’eau en séance, et les petits fours lors du cocktail final.
Et c’est pour ça que vous lui payez une croisière à 3000 €, en plus de ses gages ?…
L’Anglais réclama un avocat.
Le jeune Tchétchène, toujours menotté, prétendait ne rien savoir de rien.
On peut donner une carte de séjour à ta mère, tu sais ?… Ça dépend surtout de toi… Qui t’a refilé l’opium ?…
Je ne savais pas ce qu’il y avait dans le sac.
Admettons. Qui t’a refilé le sac ?
Le jeune Tchétchène réclama un avocat.


Lorsque le jeune flic sportif le libéra, l’interprète posa quelques questions, pour sa culture générale. Le jeune flic sportif daigna lui répondre :
L’Anglais s’est fait doubler. Il avait prévu de compromettre son associé géorgien avec l’opium, mais un de ses associés l’a pris de vitesse, avec la fausse annonce de chasseur de têtes. Quelqu’un d’autre parmi ses associés voulait sa part. Un contrat comme celui de l’aéroport au Kazakhstan se chiffre à des centaines de millions de dollars. La commission d‘une firme comme Oméga 8 est assez conséquente. Une fois que l’affaire est conclue, les intermédiaires comme le Géorgien n’ont plus aucune utilité. L’Anglais et un autre associé ont juste réfléchi à ça au même moment. On ne saura jamais qui, nous autres, parce qu’on va refiler l’affaire aux Britanniques. C’est leur juridiction.

vendredi 20 novembre 2015

Nouvelle N°4 : Cocon


Mes draps et mon pyjama étaient trempés de sueur, je les ai fourrés dans le lave-linge. Encore une nuit saumâtre. J’avais rêvé. Scènes sanglantes, ça hurlait, la viande qui explose, mes frères d’armes dilapidés. Le truc habituel.
D’après ma psy, ces cauchemars à répétition, c’était la lueur au bout du tunnel. La preuve que mon cerveau faisait la lessive lui aussi. Tuyaux entartrés, il peinait, mais c’était positif. Il brassait le passé, le programme décrassage avait démarré. Les crises de panique, les trous de mémoire béants, la vie au ralenti, toute cette merde, c’était pas irréversible.
À la fois psychiatre et psychanalyste, ma toubib avait oublié d’être stupide, je pouvais lui faire confiance.
J’ai enfilé mon jean et un T-shirt, histoire de ne pas avoir l’air d’un pervers devant sa fenêtre. La lumière orangée de l’automne léchait déjà l’avenue. Des gens entraient et sortaient de la boulangerie du coin. Matin paisible.
J’imaginais l’odeur des baguettes à peine sorties du four. Ça faisait un bail que je n’avais pas foutu les pieds dehors. Un bail ? Non, une éternité.
Ça viendra Had, il ne faut pas désespérer. On travaille bien ensemble. Même au téléphone.
Affirmatif, ma psy et moi, on s’appelait deux fois par semaine. Ponctualité, à la seconde près. Je ne connaissais pas son visage, mais sa voix grave et sexy m’était agréable même si rayon cul c’était pas l’opulence ces derniers temps. Je n’avais plus envie d’aller sur les sites pornos. Pour ma psy, c’était normal. Mon cerveau avait décidé de se mettre en hibernation. Réflexe de protection. Il avait juste oublié de se réveiller. On trouverait une méthode de réanimation.
Ça viendra, Had. Ça viendra. À trente-quatre ans, vous avez tout le temps.
Elle m’appelait Had, et non pas Hadrien. J’appréciais. Ça nous rapprochait.
Oui, elle m’appelait Had, comme mes potes, les morts et les survivants. Elle m’avait expliqué que ce n’était pas la première fois qu’elle traitait un soldat. L’état de stress post-traumatique, elle connaissait à fond, c’était son turf. Alors oui, je pouvais vraiment lui faire confiance. Mais il fallait « que je m’ouvre… »
J’essayais. J’essayais fort. Mais une partie de moi résistait et gardait les remparts de la citadelle. Vestiges de la vie de combattant. On protège sa carcasse, on finit par blinder son mental. Ma psy acceptait ça. Elle avait bon espoir et un plan simple : elle me proposait d’y aller à petits pas.
C’était bien vu. Peut-être qu’un jour, un pied après l’autre, je réussirais à franchir la porte de ce putain d’appartement. Et c’en serait fini de mon « emprisonnement volontaire ». Il n’y avait qu’elle avec qui en parler. Mon père ne s’était jamais remis de la mort de maman, et de toute manière, c’était un taiseux de première bourre. Avec ses gamins insupportables et son con de mari, ma sœur avait ses propres problèmes. Et mes potes ? Ils étaient pudiques. Entre hommes, on ne se pleurait pas sur l’épaule, et puis j’en soupçonnais certains de croire que c’était contagieux. Leur trouille du virus de la claustration me faisait marrer, ma psy trouvait que c’était de bon augure. Rire de ses amis, c’est très proche de rire de soi. C’est libérateur. Un bon début, Had. Très bon même
On a sonné. J’ai ouvert sans regarder dans l’œilleton. Je savais qui c’était.
Luce, en col roulé vert pisseux et short en jean troué par-dessus des collants noirs. Rien de surprenant, cette môme était toujours fringuée à l’as de pique. Elle m’a tendu les croissants et la demi-baguette ; je lui ai donné l’argent.
Ça sent pas le café, Had.
Brillante déduction.
Tu veux que j’le fasse ?
Je la payais pour faire mes courses, la conversation était gratuite. À mon avis, sa motivation avait peu à voir avec le pourboire ou le besoin de se rendre utile ; c’était plutôt que la gamine s’emmerdait dans la vie d’autant que sa mère refusait de lui acheter un téléphone portable ou une console de jeux. Du coup, elle récoltait les petites histoires de l’immeuble et m’en faisait profiter. Le couple du troisième qui s’était copieusement engueulé. Le chasseur de couguars du second qui ne s’envoyait que des femmes de la moitié de son âge. La prof de piano classique du rez-de-chaussée qui beuglait du Lou Reed quand ses élèves avaient dégagé.
Oui, entre. Je t’offre un croissant.
Nan, ça fait grossir.
Tu fais trente kilos à tout casser.
Nan, j’suis grosse.
Elle a plié avec soin la base du papier-filtre et mis la bonne dose de café moulu. C’était toujours rassurant de voir quelqu’un suivre les règles. Une cuiller trop bombée, et le kawa aurait été imparfait. Bon petit soldat, Luce suivait mes instructions. On s’est attablés dans la cuisine. Elle a mis de la chicorée dans sa tasse et pris son air gourmand pour me raconter les dernières nouvelles. On avait nos habitudes, la fille de la concierge et moi. Et ses infos étaient de première main.
La vie de mes voisins ne m’intéressait pas plus que ça. À une exception près. Dora.
Un joli prénom pour une jolie personne.
Dans les vingt-cinq ans, cheveux couleur miel, traits fins, silhouette gracieuse, beau cul. Je n’avais jamais vu son visage de près, mais, même légèrement floue, ma voisine du dessus me semblait très jolie. Grâce à Luce, je savais qu’elle était traductrice de japonais, travaillait à domicile et faisait du sport quotidiennement parce que passer sa vie devant un ordinateur, « c’était pas sain ».
Ma bite et mon cœur étaient en berne, mais il me semblait que dans d’autres circonstances Dora aurait pu changer la donne. En attendant, le seul fait qu’elle vive au-dessus de ma tête m’apaisait. Son pas vif faisait couiner le parquet et me réveillait un jour sur deux ; ça ne me dérangeait pas. J’aimais entendre son rire brutal fuser comme un Exocet quand elle était au téléphone. Un rire si puissant pour une délicate jeune femme, ça me plaisait bien. En plus, elle était mystérieuse. Pourquoi une fille joviale ne recevait-elle jamais personne ? Elle habitait l’immeuble depuis quatre mois, jamais un pote ou un amant n’avait franchi son seuil.
Pour autant, Dora n’avait rien d’une bonne sœur. Elle avait découché six fois. J’en avais d’ailleurs parlé à ma psy.
Vous avez éprouvé de la jalousie, Had ?
Je ne sais pas… Oui, peut-être. Un peu.
C’est bon signe.
Je n’étais pas proprement accro à Dora. Mais ça n’avait rien à voir avec elle. C’était à cause de mon trauma. La chair explosée, la souffrance, les potes dilapidés, l’intervention de trop sur le « théâtre des opérations ». Pour moi, ça n’avait jamais été un théâtre. C’était du vrai, du lourd. Ça pesait comme une enclume sur mes poumons et ma liberté.
Ça viendra, Had. Ça viendra.
J’ai dressé l’oreille. Luce racontait un truc intéressant.
Je l’ai vue qui engueulait un type…
Hein, qui ? Dora ?
J’viens de te l’dire.
Où ça ? Quand ?
Dans le parc. Hier. Il était sur un banc. Elle gesticulait devant lui. J’pense qu’elle l’insultait. Il la matait, l’air froid.
Qu’est-ce qu’elle lui disait ?
J’comprenais rien. C’était peut-être du japonais, le type était un Asiatique.
Jeune ?
Non, au moins trente piges. Fringué classe. Ses godasses brillaient. Il était relax, et tout d’un coup, il a fait un bond de tigre. Il a plaqué un truc contre le ventre de Dora. Une sorte de canne.
Qu’est-ce qui s’est passé ?
Dora s’est barrée. Le mec est resté planté là.
Entre-temps, mon plexus m’avait surpris. Il s’était réveillé, quelques secondes à peine, mais j’avais senti la vague s’ouvrir entre mes côtes. Une saillie, une émotion. Oui, j’étais encore vivant. Mais est-ce que j’avais vraiment besoin de me prendre la tête à propos d’une nana à qui je n’avais jamais adressé la parole ? J’avais déjà assez d’emmerdements comme ça.
*
Quelques heures plus tard, mes séances de psy et de gym terminées, je me matai dans la glace. La gym, c’était vraiment pas du luxe, mes biceps, mes abdos et mon cul avaient ramolli. Quant à ma psy, j’avais « oublié » de lui parler de ma crise de jalousie. Je ne savais pas vraiment ce que je ressentais alors inutile de bavasser là-dessus.
La nuit venue, je jouais de la guitare quand j’ai entendu des cris. En provenance du palier du dessus. J’ai entrouvert ma porte en laissant la chaîne.
Dora. Elle engueulait quelqu’un dans une langue inconnue.
Un homme a crié. C’était comme un jappement bref. « Baka ! » ou quelque chose dans le genre. Des pas. L’ascenseur qui monte. La porte de Dora qui claque. L’ascenseur qui descend.
Déduction : la belle venait de larguer son Japonais et tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je me suis allongé, bras croisés derrière la tête. J’ai imaginé que Dora sonnait à ma porte et que je la réconfortais.
*
La semaine suivante, je m’étais fait livrer un tapis de course et suais comme un dératé en constatant que je n’avais plus la forme d’autrefois. Les images de la nuit précédente flashaient encore dans ma tête. C’était un cauchemar différent des autres. Un homme se tordait en hurlant, son corps nimbé dans la gerbe jaune qui le dévorait ; c’était moi qui actionnais le lance-flammes en pleurant ; en arrière-plan, un soleil rouge, peint sur la carlingue d’un avion de l’armée impériale japonaise.
Question santé mentale, j’étais pas sorti d’affaire.
Luce est revenue avec le bouquet que je lui avais commandé.
Had ?
Luce ?
Qu’est-ce que tu vas faire avec ces fleurs ?
De l’ikebana.
Hein ?
C’est de l’art floral japonais.
Ah bon.
*
Vers 20 h, l’orage avait éclaté et je regardais le feuillage des grands arbres souffrir sous le vent ; il pleuvait, des odeurs remontaient de la rue et du passé. Des années-lumière de ça, j’aimais marcher sous la pluie. Ça me calmait.
Dora me travaillait les synapses. Je savais maintenant qu’elle était disponible. Un cœur, un corps à prendre. Et moi, entre mes quatre murs. Comme un con, ou pire un couard. Je pourrais essayer… de sortir… de chez moi. Une angoisse à ravaler, un étage à monter, un coup de sonnette. Pas compliqué. Faisable.
Vers 21 h, j’étais toujours encastré dans mon fauteuil, mon bouquet à la main. J’ai entendu Dora sortir et prendre l’ascenseur.
Elle n’est rentrée qu’au petit matin.
*
C’était le cœur de l’après-midi, je venais de finir mon jogging. La sonnette de Dora a retenti. Ce que j’ai entendu par ma porte entrouverte m’a fait mal. Ce baragouinage en japonais. Sa voix, à lui. Ils étaient de bonne humeur. Elle l’a fait rentrer.
Je me suis servi un whisky. Ça n’allait pas avec les médicaments et ça n’aurait pas plu à ma psy, mais j’avais besoin d’un levier pour faire le deuil de mes illusions.
J’ai levé mon verre à ma santé.
C’est au moment où je m’en servais un autre que j’ai entendu Dora crier. Une fois. Puis une autre. Et encore. Cadence régulière. De petits cris brefs.
Salaud, il s’en prenait à elle.
Inutile d’appeler les flics. Ils mettraient trop de temps à rappliquer. Dora pouvait mourir. Ce type l’avait menacée dans le parc. J’ai pris une grande inspiration.
J’ai entrouvert ma porte. Et voulu avancer. Mes jambes étaient en granit. Je me suis mis à suer.
Encore un cri de Dora, plus aigu.
Allez, Had, juste un pas. Juste un.
J’ai serré les dents et me suis propulsé sur le palier. Je tremblais. Mais j’étais debout. Un énorme bébé qui sortait du néant. Mal à la trachée-artère…
J’ai passé ma main sur ma figure. Des larmes. Une rivière. Ça faisait mal et ça faisait du bien. Je n’avais pas pleuré depuis trois ans. Depuis que je m’étais coupé du monde. Maintenant, c’était une certitude, j’avais besoin de Dora. Elle allait me sauver. J’allais la sauver…
J’ai monté les escaliers. Dora ne criait plus, mais j’entendais ses gémissements. J’ai sonné. Moment de silence. Je me suis attaqué à la porte. Mon corps comme un bélier qui redécouvre de quoi il est capable. J’avais mal, rien à foutre. J’avais connu pire que ça au combat. La porte a cédé.
Un mec. Pas grand. Noir goudron. Pas de visage. Yeux, lèvres, c’était tout. J’ai pensé à mon rêve, au soldat de l’armée impériale grillé au lance-flammes.
Qu’est-ce que ce malade avait fait à Dora ?
Il était tétanisé, je lui ai balancé mon poing dans le bide, il est tombé à genoux. Il avait lâché ce qu’il tenait dans la main gauche. Une cravache. Mon sang s’est mis à bouillir.
Le lit était sur la gauche. Elle était nue. Membres ficelés avec de la corde. Bouche bâillonnée. Yeux écarquillés. Sa peau blanche marbrée de traces rouges.
La fureur m’a inondé la tête. Des images de combat me sont remontées à la bouche. La rage s’est condensée. J’ai agrippé le mec par le cou et lui ai fracassé la gueule sur la première surface dure venue. La table, l’évier, je sais plus. Je m’y suis pris à plusieurs reprises, ouais, ça, je m’en souviens. Il y a eu des craquements d’os. Le sang a giclé de ses lèvres.
Des rigoles rouges sur une combinaison en latex noire, ça se voit à peine ; je le sais maintenant.
Le téléphone a sonné dans le studio de Dora.
Je me suis figé. Cette sonnerie me faisait penser à ma psy. D’un seul coup, je suis sorti de ma transe. J’ai lâché le corps qui s’est affaissé dans un bruit caoutchouté.
Une poupée molle ? Non, un mec massacré. Bordel, qu’est-ce que j’avais fait ?
Le téléphone s’est tu, mais j’entendais toujours un bruit bizarre.
Ça venait de Dora. Qui geignait sous le bâillon, essayait d’articuler. « Non, non, non… »
J’ai lu la terreur dans ses yeux. Claire, nette. Ce n’était pas la première fois que je lisais cette émotion-là.
C’était moi, sa terreur. Aucune marque de reconnaissance pour l’avoir sauvée.
J’étais nul. Un gros bœuf de bidasse.
Vite, inventer. Un programme de survie. J’ai réussi à articuler. « Ce connard me devait du fric. Tu feras passer le message, OK ? » J’avais même eu la présence d’esprit d’imiter l’accent slave.
Elle a secoué la tête pour dire qu’elle avait compris. Elle pleurait. On s’est encore regardés deux secondes en silence. Je me suis barré.
La cage d’escalier était relativement silencieuse. La majorité des habitants était au boulot. La prof de piano du rez-de-chaussée n’avait pas pu nous entendre. La vieille du dessous devait avoir trop la trouille pour bouger un cil. Mais elle avait peut-être ameuté les flics.
Il fallait que je fasse la même chose. Pour me construire un alibi. Je préparai mentalement mon texte en redescendant l’escalier : « J’ai entendu des bruits inquiétants en provenance de chez ma voisine. Un problème de santé m’empêche d’intervenir… »
Je suis resté adossé contre ma porte à contempler mon appartement. Ma prison.
À peine évadé, déjà de retour.
Pour longtemps.
Dora avait vu mon visage. Il ne fallait plus qu’elle le revoie. Jamais. En me calfeutrant chez moi, je supprimerais le risque…
*
Trois jours plus tard, je regardais Luce mettre de la chicorée dans son café.
Maman dit que Dora a voulu vivre un amour pas comme les autres. Elle dit qu’on peut s’aimer et en même temps s’faire mal.
Comment elle sait ça, ta mère ?
Elle a lu un truc du même genre dans un roman d’amour. L’histoire d’un beau mec riche, qui a des goûts bizarres. Maman dit qu’elle me le passera quand j’serai assez grande.
Connaissant Luce, je me doutais qu’elle piquerait le bouquin à sa mère avant la date prévue. Son âge était un gros avantage, ça avait dissuadé la police de l’interroger. Du moins, jusqu’à présent. En revanche, les flics ne s’étaient pas privés de me rendre visite. En tant que voisin du dessous, j’étais aux premières loges. Ils avaient même téléphoné à ma psy. Elle leur avait confirmé que, dans mon état, quitter mon appartement m’était « psychiquement impossible ».
Les copropriétaires ont la trouille. Ils ont demandé qu’on change le digicode… Ils disent que c’est la mafia ukrainienne qui a tué le Japonais.
Je secouai la tête d’un air dégagé. Bravo les copropriétaires, continuez d’imaginer que l’ennemi vient toujours de l’extérieur. C’est parfait.
En écoutant la môme d’une oreille, j’ai fait le bilan. J’avais trois femmes inquiétantes dans ma vie. Dora, qui soignait son trauma à l’hôpital. Ma psy, qui poursuivait nos séances de thérapie durant lesquelles je réussissais à jouer mon rôle. Et Luce, qui continuait de faire mes courses, la conversation, et de vider mes poubelles. Problème : et si cette gamine était plus maligne que ce qu’elle laissait imaginer ? Et plus mature. Peut-être jouait-elle un jeu ? Peut-être aimait-elle le danger ?
Peut-être étais-je un type dangereux ?
En attendant, à la voir si frêle dans son short troué, je me disais qu’a priori je n’avais pas envie de lui faire du mal. Évidemment, sur les théâtres des opérations, il ne m’était jamais arrivé d’avoir envie de tuer quelqu’un. Quand j’avais dû le faire, ça avait toujours été par nécessité.
Je lui ai donné sa paye de la semaine avec une petite augmentation. Elle a fini par lever le camp avec mon sac-poubelle.
Un peu plus tard, je me suis penché à la fenêtre pour la regarder traverser l’avenue, son cartable à rayures sur le dos. Elle me faisait penser à un doryphore, pattes maigres et dos rond. Un bus arrivait un peu vite. Luce avait l’air dans la lune. J’ai eu un flash. Son petit corps broyé sous les roues.
Et puis, non, elle a traversé la rue. Sans encombre.
J’ai ressenti un soulagement.
Tuer Luce était tabou ; j’en étais sûr désormais. Cette gamine était ma visiteuse de prison. Et peut-être bien ma seule amie.
*
En fin de journée, je m’imaginais vivotant entre ma télé et mon tapis de course jusqu’à ce que mort s’ensuive. Bouffées d’angoisse. Impossible d’appeler ma psy, qui ne pouvait plus m’aider ; je n’allais pas lui lâcher que j’avais massacré le Jap. On a sonné. Luce ? Enfin, un peu de compagnie.
Mon cœur a fait un double salto arrière.
Dora, très pâle, des croissants sombres sous les yeux. Pendant une demi-seconde, j’ai cru voir un spectre. Effet brisé quand elle a ouvert la bouche.
Je veux savoir pourquoi vous avez tué Ryu.
Pour une fille branchée par la soumission, le ton était salement autoritaire. Je lui ai fait signe d’entrer. On s’est dévisagés.
Luce m’a tout raconté. Vous lui posiez des questions sur moi, sur mes habitudes. Vous ne me faites pas peur. Parce que c’est moi qui décide…
Sa voix était distinguée, ses traits et ses gestes délicats, mais je n’éprouvais plus aucune attirance ; cette fille était plus barjot que moi.

Eh oui, c’est moi qui décide de vous dénoncer ou non. Ça va dépendre de votre réponse. Et pas de baratin à propos de la mafia. Luce dit que vous n’êtes pas sorti d’ici depuis des années.
Je me suis tourné vers la fenêtre. Rectangle gris plombé, averse en rayures obliques. J’avais envie du vent sur ma peau, j’avais envie de marcher sous la pluie, j’avais envie d’espace. Et…
RÉPONDS, CRÉTIN ! Je l’aimais. J’exige de savoir. Tu peux comprendre ça ?
Et… j’en avais marre des questions.
Je l’ai assommée ; un coup à la tempe, précis.
Quelques secondes sur arrêt. Pour savoir si ce que je voulais était bien ce que je faisais.
Oui, aucun doute.
Je l’ai ficelée avec de l’adhésif. Ses poignets et chevilles portaient encore des traces de ligatures, souvenirs de ses ébats japonais ; ça m’arrangeait. J’ai broyé une forte dose d’anxiolytiques avant de la dissoudre dans du whisky, et lui ai fait ingurgiter en douceur avec mon entonnoir en inox.
Je l’ai transportée chez elle. Disposition du corps de façon à ce qu’on pense que la tempe avait heurté la table de chevet lorsqu’elle avait glissé dans l’inconscience. Verre et bouteille à côté du lit. Poudre de médocs sur la table de la cuisine.
Dora aimait Ryu. Sans lui, l’existence n’avait pas d’intérêt. Un scénario solide.
J’ai effacé mes empreintes et suis redescendu faire ma valise. Direction l’Afrique et le théâtre des opérations. J’ai laissé en évidence cinq cents euros, mon smartphone vidé de sa puce et un mot d’adieu.
Finalement, la vie vaut d’être vécue, je dois rattraper le temps perdu. Accepte ces cadeaux, chère Luce. Merci pour ton aide. Tu deviendras une adulte très fréquentable.
Sur le chemin de la gare, j’ai levé la tête. La pluie m’a caressé la peau.

dimanche 15 novembre 2015

Nouvelle N° 3... Caviar m'a tuer


Le lieutenant Li Zhuang, « Lili » pour ses collègues, referma l’exemplaire de la Gazette du Midi qu’elle avait consciencieusement épluché, saisit son gobelet de café et s’approcha de la fenêtre. Son bureau, au cinquième étage du Commissariat, offrait une vue panoramique sur les quais du grand canal et, plus loin, sur le port et la mer. À cette heure matinale, les chalutiers amarrés sur le canal débarquaient leur pêche de la nuit sous l’oeil vigilant des mouettes qui guettaient leur pitance, en bataillons belliqueux. Le concert incessant de leurs cris couvrait le brouhaha de la ville et de temps en temps un oiseau quittait le troupeau de ses congénères attroupés autour des bateaux et des caisses de poisson pour s’élever, solitaire, dans le ciel blanc de l’été, frôlant un instant la fenêtre ouverte du bureau devant laquelle Lili réfléchissait, debout face à l’horizon.
Depuis six mois la fameuse loi dite des « Sept péchés capitaux » avait fait couler des fûts d’encre sur des tonnes de papier journal, sans parler des radios, télés et médias divers qui repassaient en boucle leurs commentaires sur la loi, son élaboration, son pourquoi, son comment, son vote dans une ambiance survoltée au Parlement. On suivait maintenant les multiples épisodes de son application pour le moins délicate et qui divisait le pays en deux clans : les « Pro », zélateurs organisés et militants acharnés du « zéro péché », et les « Anti » qui, chaque jour ou presque, dans toutes les villes du pays, défilaient en manifestations joyeuses pour dénoncer une loi qu’ils jugeaient ubuesque. Le texte proposé par le député Thomas Dakain, figure locale célèbre pour ses positions rigoristes et ses diatribes moralisantes, instituait une nouvelle taxe sensée redresser rapidement les finances publiques : toute incitation, sous quelque forme que ce soit, à l’un des sept péchés capitaux dûment répertoriés par la loi coûterait au fautif un impôt s’élevant à 10 % du chiffre d’affaires réalisé grâce à cette incitation. Les premières taxées, et les plus facilement repérables, furent évidemment toutes ces entreprises qui, à grand renfort de publicité flattant les penchants naturels des consommateurs à la gourmandise, l’orgueil ou la luxure, proposaient la crème dessert qui fait saliver petits et grands, le parfum qui transforme la moindre Cendrillon en déesse fatale, ou encore ces voitures clinquantes qui suscitent immédiatement des bouffées d’envie et de désir chez tout homo erectus normalement constitué.
L’émoi et la tension étaient montés d’un cran dans le pays lorsque Boris Karpov, le fabricant de la fameuse vodka, avait lancé, au mépris de la loi, un film publicitaire remarqué qui avait fait grimper ses ventes : dans un monastère aux allures de caravansérail, un pope lubrique festoyait avec quelques convives tout aussi luxurieux, se gavant de caviar (également commercialisé par Karpov) tandis que circulait la fameuse bouteille d’alcool. Le film connut un immense succès, programmé massivement sur les écrans des cinémas et des télévisions, plébiscité sur tous les réseaux sociaux et déclenchant en réaction une violente réplique des « Pro » qui obtinrent, à force de pressions, la surtaxation du plus virulent incitateur au péché que le pays avait connu depuis le vote de la loi. Karpov contrattaqua et, emmenant les « Anti » avec lui, prit la tête de la croisade pour l’abrogation de la loi, demandant au passage la démission du député Dakain. En quelques semaines le pays fut au bord de la guerre civile. Les deux clans s’affrontaient dans une ambiance de kermesse héroïque, les slogans « JE SUIS KARPOV » fleurissaient sur les murs, les artistes et les intellectuels prenaient parti, les médias se déchaînaient, chacun soutenant son camp, Karpov et Dakain s’étripaient sur les plateaux télé et le Président lui-même, normal, fut contraint de sortir de sa réserve pour tenter de ramener le calme, en vain.
Lili sortit de sa rêverie, quitta les mouettes et revint à ses affaires. Elle avait été chargée d’une enquête qu’elle pressentait délicate : hier matin le député Thomas Dakain avait été retrouvé mort à son domicile.
— Le légiste est formel, annonça le Commissaire Latorpeur en tendant un dossier à Lili. Tout est là-dedans. Indigestion de caviar, c’est sûr, mais ça, on n’en meurt pas. Y’avait du poison dans le kilo de caviar que le toubib a retrouvé dans l’estomac de notre homme. Un petit cachotier – et un sacré faux-cul – ce Dakain : vertus publiques et vices privés ! Ça fait des mois qu’il emmerde le monde avec sa loi et ses discours allumés contre le péché et on le retrouve trucidé chez lui dans une scène de bacchanales ! Vous avez vu la gueule de l’appart ?!... Jonché de bouteilles vides, de la vodka Karpov, un comble !... Et le caviar, c’était du Karpov aussi ?... Faudra vérifier Zhuang !
— C’était du Karpov. On a retrouvé les boites vides dans la poubelle de la cuisine…
— Et il n’était pas tout seul à sa petite sauterie… au moins trois filles, peut-être plus. Sacré Dakain ! La police scientifique nous confirme que c’est avec du rouge à lèvres « Coco n° 5 » qu’il a écrit sur la glace de sa salle de bain. L’affaire est cousue de fil blanc Zhuang : Karpov voulait en finir avec Dakain ; il lui fait livrer le meilleur de sa production, caviar et vodka à volonté, et quelques petites putes pour le dessert. Le saint homme se laisse tenter par le diable, la chair est faible, et il tombe malencontreusement sur le mauvais grain de caviar, celui qui était enrobé – par les soins de Karpov – d’une bonne dose de digitaline : arrêt cardiaque dans la demi-heure ! Il a quand même eu le temps de nous désigner son assassin, dénoncé au rouge à lèvres sur la glace. Astucieux, mais bon, il me semble que j’ai déjà vu ça quelque part…
— « Caviar m’a tuer »… Il n’a pas pu écrire cela, ce n’est pas crédible.
— Ben, pourquoi donc ?
— Même complètement saoul, je doute fort que Dakain ait pu oublier l’accord du participe passé. Pas lui. C’était un homme cultivé, et un remarquable écrivain, Commissaire !
— Bien vu Zhuang !... Je n’avais même pas remarqué la faute, mais maintenant que vous me le dites… Mais bon, lettré ou pas, quand on n’est plus très clair et à deux doigts de clapoter, on a bien droit à sa petite faute, non ? Perdez pas votre temps, vous fatiguez pas et coffrez-nous Karpov vite fait, on va pas y passer le réveillon, cette affaire est claire comme de l’eau de roche !
Le commissaire abandonna Lili à son agacement : elle allait encore une fois éprouver l’incommensurable paresse de son chef. Charmant au demeurant, Latorpeur avait horreur du moindre effort. Rechignant à l’ouvrage, la perspective du travail soutenu et acharné que nécessitait souvent une enquête l’accablait et dès que s’annonçaient les ennuis, en l’occurrence cette mort suspecte du député Dakain, il trouvait toujours un prétexte, grosse fatigue ou petit malaise, pour se réfugier dans son cabanon au bord de l’eau en attendant que les choses se tassent et que son équipe boucle le dossier. Paresseux talentueux, Latorpeur avait su s’entourer de collaborateurs efficaces parmi lesquels cette remarquable Li Zhuang, beauté métisse qui avait débarqué au commissariat deux ans auparavant et avait déjà résolu avec panache quelques affaires complexes. Aujourd’hui il était clair que le commissaire voyait en Karpov, par facilité, un coupable idéal, mais si Lili voulait investiguer ailleurs, après tout qu’elle se débrouille, les daurades venaient d’arriver et il était temps pour lui d’aller préparer son matériel de pêche.
— Merci d’avoir accepté de retarder votre retour sur Paris Monsieur Karpov, nous avons besoin d’éclaircir quelques points et je ne vous apprendrai rien en vous disant que vous êtes notre principal suspect, commença Li en accueillant le géant roux qui venait d’arriver dans son bureau.
— Que vous me suspectiez ne fait pas de moi un coupable, non ? Tout le monde sait que je me bats depuis des mois contre Dakain et sa loi imbécile. Ce type est un nuisible ! Il a fichu l’économie à plat ! Vous imaginez le nombre d’entreprises qui ont mis la clé sous la porte parce qu’elles fabriquaient ces choses délicieuses qui font la vie douce, mais que les amis du triste Dakain considèrent comme des fruits défendus ? Plus de lingerie fine dans les vitrines, ça incite à la luxure ! Plus de chocolat à Noël ou à Pâques pour ne pas tenter les gourmands ! Plus de hamacs ni de fauteuils confortables parce que ça pousse à la paresse ! Un de mes amis a même du remballer sa dernière collection de tirelires et de coffre-fort au motif que ça allait encourager les avares dans leur vice ! C’est vraiment du grand n’importe quoi !! Oui bien sûr, on peut passer outre et continuer à vendre nos produits, mais alors c’est la taxe, 10 % sur notre chiffre d’affaires, vous vous rendez compte ce que ça représente, 10 % ?!! Loi scélérate, taxe inique, député irresponsable !! Pardonnez-moi Lieutenant Zhuang, mais je suis en colère, très en colère !
— Attention Monsieur Karpov, la colère, c’est aussi un péché capital, non ? s’amusa Lili qui n’était pas loin de partager l’indignation du bonhomme. Bon, reprenons… J’ai examiné votre emploi du temps depuis une semaine et vous étiez effectivement bien occupé, avec des centaines de témoins, la nuit où Dakain s’est empiffré de caviar empoisonné : votre réunion publique ce soir-là a été un vrai succès, félicitations ! Mais si vous aviez eu l’idée de supprimer votre ennemi, je ne pense pas que vous auriez opéré vous-même, vous êtes bien trop intelligent pour vous compromettre aussi stupidement. À qui avez-vous commandé la « préparation » du caviar mortel ? Et qui a livré pour vous les petites gâteries destinées au Sieur Dakain : le caviar, mais aussi la vodka et les escort-girls qui ont égayé les dernières heures de notre moine-soldat ?
Un silence pesant s’installa entre les deux protagonistes. Lentement Karpov extirpa son impressionnante carcasse de l’étroit fauteuil où il s’était encastré, face à Li Zhuang. Il s’approcha lentement de la fenêtre et sembla lui aussi un moment fasciné par le ballet des mouettes dans le ciel qui virait à l’azur cristallin maintenant qu’un léger vent s’était levé. Li l’observait, attendant la suite.
— Bien… Si je suis intelligent, comme vous dites – et vous avez surement raison – comment pouvez-vous me soupçonner d’un scénario aussi simpliste que celui que vous avez l’air d’imaginer ? Admettons que j’aie voulu tuer Dakain. « Admettons » seulement, n’est-ce pas, parce que, même si ce genre de Père La Vertu, hypocrite et totalement névrosé, représente tout ce que je déteste, je ne suis pas un assassin ! J’aime trop la vie pour imaginer une seconde terminer la mienne en prison. Et puis de toute façon j’aurais fini par les avoir, Dakain et sa loi débile. Encore six mois maxi et le pays basculait dans mon camp, la loi était abrogée, je le sais. Alors, quel intérêt j’aurais eu à tuer le député ? Plus il s’enferrait dans son radicalisme, plus il préparait sa chute ; je n’avais qu’à attendre un peu en agitant le bocal et il serait tombé, de toute façon. Vous m’imaginez, alors que depuis des mois tous les médias sont braqués sur moi, le « pourfendeur » de Dakain, payer un type pour empoisonner du caviar et le livrer, avec quelques autres gourmandises, chez mon pire ennemi ? Et pour finir, faire inscrire au rouge à lèvres sur une glace de salle de bain un truc idiot comme un slogan de pub et incriminant le caviar Karpov, donc Karpov lui-même… c’est puéril, digne d’un polar de série B, et encore. Va falloir trouver autre chose Lieutenant !
Boris Karpov empoigna la chaise qui trônait à côté de la fenêtre, poussa l’étroit fauteuil et s’assit à peu près confortablement face à Li qu’il toisa avec un demi-sourire narquois.
— Prenez ce stylo et cette feuille et écrivez « Caviar m’a tuer » lui intima-t-elle.
Un moment interloqué, le géant éclata d’un rire sonore qui envahit l’espace sans pour autant déstabiliser Lili.
— Ecrivez, Karpov, écrivez…
— Avec ou sans la faute ? railla Karpov en s’exécutant. Puis d’un geste théâtral il lui tendit la feuille.
— Comme ça ?
— Vous êtes droitier ?
— Ouh la la, perspicace en plus !... C’est important ?
— Arrêtez de faire le malin Karpov. L’inscription sur la glace a été faite par un gaucher…
— Ah ben alors : c’est pas moi !!...
—… et Dakain était gaucher…
— Ah ben alors voilà : c’est lui !
Le bonhomme continua un moment de s’amuser puis se calma en remarquant la moue triste et désabusée de Li Zhuang. Il eut une petite bouffée d’amicale tendresse pour la jeune beauté qui lui faisait face et qu’il aurait facilement imaginée dans un autre costume que celui d’un flic. La vie dans ce commissariat de province ne devait pas être palpitante tous les jours entre un commissaire connu pour sa légendaire paresse et quelques collègues surement graveleux que la personnalité, la beauté et les succès de Zhuang devaient rendre sinon jaloux, du moins très envieux. Au point de lui rendre la vie encore plus difficile comme le pressentait Karpov. Il changea d’attitude, posa ses coudes sur le bureau, la tête sur les poings, et fixa la jeune femme droit dans les yeux, un gentil sourire aux lèvres.
— Chère Mademoiselle Zhuang, vous m’êtes finalement très sympathique et je suis sûr que vous ne me croyez pas un instant coupable de cette farce. Oui, mais voilà, vous n’avez pas beaucoup d’autres pistes. Je me trompe ?
— Ben… Vous en avez, vous ?
— Pas plus que vous pour l’instant. Mais moi j’ai vraiment intérêt à ce qu’on retrouve vite l’excité qui a assassiné l’autre fou furieux : chaque jour qui passe ternit ma réputation et j’ai besoin d’être rapidement innocenté pour reprendre mon combat car Daklain est mort, certes, mais pas sa loi ! Alors voilà, je vous propose une… association : on travaille ensemble, je vous aide à élucider tout ce mystère et dans une semaine c’est plié, vous avez les honneurs de la patrie reconnaissante et moi je retourne à mes affaires. D’accord ?
— C’est la meilleure ! Le flic et le suspect ensemble sur la même enquête, c’est pas banal ! s’amusa-t-elle à son tour. Mais après tout, pourquoi pas : ça marche ! Et que proposez-vous ?
— Élémentaire ma chère Zhuang : d’abord savoir d’où viennent le caviar et la vodka qu’on a retrouvés chez Dakain. Pour être conforme aux règlements du Ministère, on a mis en place un dispositif de traçabilité sur nos produits. Ils ont tous un code qui nous permet de savoir où et quand ils ont été fabriqués et achetés. Trouvez-moi ces codes, ils sont sur les emballages ; moi je ferai tourner les ordinateurs de « Karpov& Co » et on saura très vite de quels magasins viennent ces excellents produits. Et si on a un peu de chance, on pourra même savoir à qui ils ont été vendus. On y va ?
Lili s’apprêtait à sortir du commissariat lorsqu’elle décida de faire demi-tour et de s’éclipser par l’arrière de l’immeuble : la foule s’était massée sur les quais tout autour de l’hôtel de police, alertée par les gazettes qui avaient déjà informé leur monde que Karpov était libre, sans le moindre chef d’inculpation. En bataillon rangé, tout de gris vêtus, les « Pro » manifestaient dans un silence de plomb contre la police qui avait trop vite relâché celui qu’ils avaient déjà doublement condamné pour son opposition à « leur » loi et pour la mort de leur héros, le député Dakain dont ils faisaient déjà un martyr. Leurs pancartes noires et blanches, maintenant bien connues dans le pays, clamaient « Stop le péché ! », « Vade retro Satanas ! », « Justice pour Dakain ! » ou encore « Touche pas à ma loi ! », brandies fermement par les meneurs de la manifestation. Les tristes figures tordues de haine rancie qui composaient le
sinistre rassemblement contrastaient étonnamment avec l’espèce de joyeuse parade qui s’égayait de l’autre côté du canal. Colorés, bruyants, échauffés par les litres de vodka dont ils se régalaient ostensiblement, les « Anti » venaient d’entonner en choeur un répertoire de chansons paillardes qui provoquaient douloureusement les oreilles des « Pro » encore stoïques malgré l’affront. Entre les deux cortèges, l’escouade de gendarmes dépêchée sur les lieux pour éviter l’échauffourée n’en menait pas large et Lili s’esquiva prestement, avant que l’orage n’éclate, vers le petit café discret du quartier haut où elle devait retrouver Karpov. La proposition ingénieuse du commerçant l’avait convaincue ; elle lui avait très vite donné les codes des boîtes vides conservées sous scellés et il avait immédiatement lancé ses investigations. C’est un Karpov de nouveau hilare et déjà attablé devant un copieux assortiment de tapas, un verre à la main, qui accueillit la policière lorsqu’elle entra dans le bistrot. Impatiente de l’entendre, elle rejeta l’appel de son téléphone portable qui venait de biper, annonçant un correspondant inconnu et qui pouvait attendre.
— Alors ? s’enquit-elle sans autre préambule.
— Sacré enfoiré de Dakain !! éructa le bonhomme. Mais, entre nous, ça ne m’étonne guère !
Le téléphone de Lili bipa de nouveau lui signalant l’arrivée d’un message vocal qu’elle continua d’ignorer.
— Qu’est-ce qui ne vous étonne pas ? Je vous écoute, parlez ! reprit-elle, pressante.
— Très drôle ma chère, très drôle : les cinq boîtes de caviar, les six bouteilles de vodka et quelques autres menues gourmandises ont toutes été achetées dans le même magasin, une succursale de « Karpov& Co » gérée par mon excellente amie Natacha… qui tient un commerce très honnête et ne propose pas de prestations coquines : je ne peux donc pas vous dire, hélas, dans quelle officine ont été commandées les hôtesses qui ont adouci les dernières heures de notre cher homme qui, finalement…
— Bon, venez-en au fait Boris ! Si c’est une de vos amies, elle a dû vous dire facilement qui est venu acheter tout cela, non ?...
—… si ! Et je peux vous dire que Natacha n’en est toujours pas revenue ! Allez, devinez !
— Mais enfin Karpov, on ne joue pas aux devinettes !!
— Un petit effort Madame la Policière… c’est facile !
—…
— Allez !
—… Non ?!...Dakain ??...
— Hé oui ! Karpov éclata de rire.
— C’est pas vrai !!... Elle peut le prouver ?
— Rien de plus aisé : paiement par carte bancaire et enregistrement de la vidéosurveillance du magasin ! Je vous avoue que j’ai visionné le film et que je me suis bien amusé, sacré Dakain !!
— Bon, OK, Dakain s’est offert un petit péché de gourmandise, ça prouve seulement que, malgré les apparences, il était resté humain. Mais tout ça ne nous dit pas qui a versé la digitaline dans le caviar… Et si c’était vous, avec la complicité de votre Natacha ?
— Ah non, vous n’allez pas recommencer ! Et vous ne trouvez pas que je vous ai déjà assez aidée comme ça ? À vous de remuer vos méninges maintenant ! Trouvez-nous l’empoisonneur et qu’on en finisse ! Qu’est-ce que vous buvez ?... Vodka ?
L’alcool détendait Lili qui piochait avec délectation dans le plateau de tapas dont elle avait accepté de se régaler à l’invitation de Karpov. Un beignet de morue parfaitement frit et croustillant lui rappela qu’un message vocal l’attendait sur son téléphone ; tout en léchant ses doigts, elle écouta distraitement d’abord, puis avec concentration, la voix angoissée qui lui parlait dans l’appareil.
— Vous pouvez m’accompagner chez Maître Alberti ? lui demanda-t-elle. C’est le notaire de Dakain.
— Maintenant ?...heu, oui, si vous voulez. Mais d’abord on finit de manger.
« La vie sans péchés ne vaut pas d’être vécue, je l’ai compris trop tard.
Je choisis donc de quitter ce monde et cette existence que j’ai rendus encore plus difficiles avec ma loi mal inspirée. Ne cherchez plus de coupable, je suis le seul instigateur de cette petite comédie, mon dernier plaisir.
Pardonnez-moi et surtout : restez joyeux ! T.D. »
Le silence était pesant dans le sombre bureau de la vieille étude où le notaire, le commerçant et la policière venaient de lire le dernier message que le député Thomas Dakain leur avait adressé et il leur sembla entendre, venu d’outre-tombe, comme un ricanement grinçant qui leur donna le frisson.