Le
téléphone fixe – il ne savait jamais où était le portable,
généralement hors de portée, éteint, au fond d’un tiroir de
commode ou d’une poche de veste accrochée dans la penderie –
sonna très tôt, et ce maudit appareil inventé par des maniaques un
siècle et demi plus tôt se trouvait dans le salon. Il se leva en
maugréant.
—
Bonjour,
ici la police aux frontières. Vous traduisez bien du russe ?
—
Ça
m’arrive, avait-il répondu d’une voix rauque de fumeur aux
aurores.
Il
était encore embourbé dans les miasmes d’un rêve désagréable –
une femme disparue depuis des lustres aux oubliettes de la vie lui
expliquant ses défauts par le menu – éternelle litanie au verdict
définitif.
Il
n’avait plus pensé à elle depuis vingt ans, l’époque où elle
l’avait largué sans fioritures. Pourquoi revenait-elle le hanter
ce matin ? Le policier poursuivit :
—
Je
vous réveille ? Désolé. Vous pouvez venir vers sept heures ?
On a un interrogatoire avec un ressortissant du Caucase. Il parle
tchétchène, mais on n’a personne pour ça. Il parle russe aussi,
d’après ce qu’on a compris. Il connaît trois mots d’anglais.
Pas plus. On a besoin de vous.
Il
avait jeté un coup d’œil au réveil, il était six heures dix.
—
J’arrive.
Toute
prestation entamée avant huit heures comptait double tarif.
Toutefois, le succube nocturne lui avait collé un bourdon à
dissiper d’urgence, à grand renfort de caféine, pour débarquer
chez les PAF purgé des sentiments, tout en nerfs.
—
Ah,
merci, dit le policier, soulagé. Dites, ça n’est pas à l’endroit
habituel. C’est au terminal croisière, au poste de contrôle pour
embarquer sur l’Imperial
Luxury.
Venez avec vos papiers.
—
J’ai
l’habitude, dit-il en ouvrant la fenêtre et en regardant vers la
droite.
Il
vit la proue bleue du ferry pour l’Angleterre, et au-delà, de
l’autre côté du bassin, le HLM flottant de sept étages, arrivé
dans la nuit. Le policier avait raccroché. Il avala un thermos de
café froid, avant de sortir en quatrième vitesse dans une matinée
maussade de la fin août, qui annonçait l’automne. Il longea la
route qui menait dans le port, obliqua sur la droite, entre la voie
ferrée désaffectée et les quais de déchargement des entrepôts
industriels désaffectés aussi. Il tourna à gauche au bout de la
voie et la masse formidable du navire de croisière se dressait à
quai, écrasant les bâtiments à l’entour. Il entra dans le hangar
de débarquement abritant le poste de contrôle et les policiers en
uniforme avaient l’air surpris de le voir arriver à pied, muni
d’un simple parapluie.
Il
prenait toujours soin de se saper milord avant les interrogatoires –
à une époque européo-atlantiste de politkorrektnost,
comme on disait en Russie, ça s’appelait des « auditions »
– de se raser de près et de passer une cravate même en plein été,
pour se différencier des policiers. Il marquait ainsi sa neutralité
vis-à-vis des suspects qui l’accueillaient toujours avec hostilité
au premier abord, avant de percuter qu’il n’était d’aucun
bord, finissant souvent par s’adresser directement à lui dans
leurs suppliques d’innocence, ou leurs mensonges de truands. À ce
stade ultérieur des opérations, il lui fallait leur rappeler qu’il
n’était qu’un intermédiaire. D’où l’utilité de cette
façade démodée, veste et cravate, pli du pantalon en lame de
rasoir.
En
arrivant dans le petit bureau au fond du hangar, il avait eu un choc.
Le suspect menotté à la chaise en plastique ne lui était pas
inconnu. Il avait croisé cette tête anguleuse au nez cassé, la
peau couleur tabac, quelque temps plus tôt, au bureau d’état
civil de la mairie du port, dans la cohue. Il avait eu lui aussi des
papiers à établir pour se domicilier. Pour tromper l’ennui d’une
longue attente tracassière dans une administration débordée, il
avait aidé une femme d’un certain âge, vêtue comme dans le
Caucase, robe de gros drap noir, foulard fleuri couvrant la
chevelure, à la mode musulmane. Elle ne comprenait rien à l’anglais
rudimentaire des employés du guichet. Il lui avait indiqué celui
auquel elle devait se rendre avec son formulaire de réfugiée.
Celle-ci l’accablait de remerciements émus, lorsque le suspect à
présent menotté à la chaise s’était approché. En jean, blouson
de skaï et baskets, le jeune homme au nez cassé avait chassé sa
mère en quelques mots péremptoires.
—
Vas-y,
je te rejoins.
—
Viens
avec moi, il m’a dit où aller, le guichet 51…
—
Vas-y,
je te rejoins, il faut que je parle à ce mec-là.
La
mère s’était inclinée, dans son pays, on n’intervenait pas
dans les affaires des hommes.
—
Tu
viens pour tes papiers ?… C’est ouvert tous les jours,
ici ?… avait demandé le jeune homme, dans un russe teinté
d’un fort accent caucasien.
—
Non,
pas le mercredi.
—
Tu
connais Moscou ?… Tu parles comme là-bas…
Le
jeune homme l’avait entendu s’adresser à sa mère.
—
J’y
ai habité.
—
Je
m’installe. J’ai trouvé du travail. De nos jours, on ne laisse
pas passer ce genre d’occases.
Mais
quelque chose avait fait tiquer le jeune homme au nez cassé, aux
traits anguleux et marqués sous le hâle.
—
Tu
es russe ?…
—
Non.
Le
jeune homme s’était alors excusé, lui avait serré la main et
s’était éclipsé.
Et
il le retrouvait là, fait aux pattes, enchaîné, face à un jeune
policier aux épaules élargies par des séances de poids et
haltères. Le policier était plongé dans la paperasse réglementaire
suivant l’appréhension du suspect. L’éclair de reconnaissance
entre l’interprète et celui-ci lui avait échappé. Lorsque le
policier releva yeux pour saluer l’interprète et le prier de
s’asseoir, leurs traits étaient redevenus impassibles.
—
Bon,
je vous préviens, dit le jeune flic sportif, c’est pas l’affaire
du siècle. On a trouvé sur lui cinquante grammes d’opium brut.
L’interprète
n’avait pu réprimer un haussement de sourcils : la prise ne
lui semblait pas anodine, ni en marchandise, ni en quantité.
—
…Non,
avait repris le représentant de la loi d’un ton blasé, ça
arrive. De l’op’, on tombe dessus de temps en temps, avec tous
ces ressortissants d’Asie Centrale. Ce qui nous intéresse, c’est
l’endroit où on l’a agrafé : le débarcadère des
vaisseaux de croisière. L’accès est réservé aux passagers du
navire. C’est pour ça qu’on l’interroge ici, et pas au poste
central. Il était en zone extraterritoriale. Vous pouvez lui
demander ce qu’il foutait là avec ce sac d’opium ?…
Le
suspect suivait l’échange entre les deux hommes, ses yeux d’une
couleur trouble passaient de l’un à l’autre, exprimant la
défiance. Dans son dos, les menottes raclaient le dos de la chaise
avec un bruit de ferraille.
L’interprète
s’adressa au suspect.
—
Bonjour,
je suis votre traducteur. Je traduirai fidèlement, j’ai prêté
serment.
—
On
s’est déjà vu, dit le suspect. Je te connais.
—
Je
ne crois pas, dit l’interprète. Je vais te lire tes droits.
—
Qu’est-ce
qu’il a dit ? demanda le jeune flic sportif.
—
Il
prétend qu’on s’est déjà vu.
—
C’est
vrai ?
—
Non.
Le
jeune flic sportif sourit.
—
Évidemment.
Poursuivez. Posez-lui ma question.
L’interprète
s’exécuta.
—
Dans
le petit sac ?… Je ne savais pas ce qu’il y avait dedans. Un
mec m’a donné ça et dit de le refiler à un Géorgien. Moi, c’est
pas mon genre.
Le
jeune flic sportif approcha sa tête blonde vers lui, de l’autre
côté du bureau.
—
T’es
complètement défoncé. Tes pupilles en tête d’épingle, tu crois
qu’on n’a pas vu ? Tu veux qu’on demande une prise de
sang ?… L’op’, on retrouve des traces pendant six mois.
L’interprète
traduisit. Le suspect se contenta de secouer la tête.
—
…Alors
tu vas répondre. À qui est-ce que tu devais donner l’opium ?
Son nom. Qu’est-ce que tu foutais au débarcadère ?
—
J’étais
passager du navire. J’embarquais aujourd’hui.
Le
jeune flic sportif ricana en écoutant l’interprète.
—
Tu
pars en croisière, toi maintenant ? T’as même pas l’asile
politique. T’es arrivé de chez les Kalmouks, il y a six mois…
L’interprète
traduisit en version édulcorée. Le suspect répondit :
—
On
m’a proposé du boulot. Je me suis fait rouler.
Lorsque
le policier planton revint dans le local avec la liste des passagers,
il était flanqué d’un officier de bord et d’un autre passager
très bien vêtu. Il était déjà 9 h 30, et l’interprète
s’endormait sur sa chaise. Bref conciliabule avec le jeune flic
sportif. Ils réveillèrent l’interprète. Changement de garniture,
on interrogeait un nouveau suspect, l’homme très bien vêtu :
de petite taille, plutôt dégarni, les tempes poivre et sel, des
lunettes de vue. Il était Britannique.
—
Vous
faites aussi l’anglais ? demanda le jeune flic sportif à
l’interprète. Je le parle, mais il me faut un interprète
assermenté pour le procès-verbal.
L’interprète
acquiesça.
—
Vous
êtes le directeur de la société d’ingénierie financière
Oméga 8. Pourquoi votre firme a-t-elle payé la croisière du
suspect pincé avec 50 grammes d’opium ?
—
On
tenait un séminaire sur ce navire. On ne peut pas monopoliser les
stewards. Il nous fallait quelqu’un pour faire le service pendant
les séances.
—
Vous
prenez de l’opium, pendant les séminaires ?
—
Je
ne suis pas responsable des errements de ce jeune homme.
—
Comment
l’avez-vous connu ?
—
Il
était grouillot à la Chambre de Commerce Internationale de cette
ville quand j’y suis passé le mois dernier pour un audit.
—
Il
n’a même pas de permis de travail !…
—
Je
ne suis pas responsable de la politique d’embauche de la Chambre de
Commerce.
—
On
va regarder tout ça. Je doute que vous puissiez repartir ce soir
avec l’Imperial
Luxury.
Nouvelle
interruption. L’Anglais voulait engager la conversation avec
l’interprète, mais celui-ci s’y refusait. Pour ne pas
s’endormir, il sortit respirer l’air marin, sous la pluie. Quand
le jeune flic sportif revint, il avait l’œil brillant. L’audition
de l’Anglais reprit.
—
Monsieur
Kvardnadze, votre employé, est le seul Géorgien du bateau. C’est
à lui qu’on devait donc remettre l’opium.
L’interprète
n’intervenait quasiment plus. Le jeune flic sportif et l’Anglais
parlaient en direct.
—
Je
ne suis pas au courant de cette affaire.
—
C’est
Monsieur Kvardnadze qui a engagé le jeune homme.
—
Logique.
Chez nous, c‘était le seul russophone.
—
Il
prenait de l’opium ?
—
Comment
voulez-vous que je le sache ?
—
Pourquoi
n’est-il plus à bord ?
—
Il
nous a quittés à Rotterdam. Il avait eu une offre d’emploi plus
intéressante.
—
Monsieur
Kvardnadze était bien votre associé sur un projet de construction
d’aéroport au Kazakhstan ?
—
C’était
mon employé.
—
Pas
sur ce projet-là. En tant que russophone, comme vous dites, il avait
assuré les contacts.
Pour
la première fois, le flegme de l’Anglais s’effrita. Ses yeux
s’attardèrent sur le rebord du bureau métallique.
L’incompréhension se lisait sur sa physionomie. Il ôta ses
lunettes pour les essuyer.
—
En
partie, finit-il par articuler avec effort.
—
Qui
d’autre était sur le coup ?
—
Ce
n’était pas un coup, c’était une affaire.
—
Répondez.
—
Mes
associés, présents sur le navire.
—
Merci.
On va s’en occuper.
Le
jeune flic sportif avait de nouveau besoin de l’interprète, il
était revenu du laboratoire d’analyse des portables.
L’Audition
du jeune Tchétchène recommençait. Comme toujours, celui-ci se
mettait à regarder l’interprète avec des yeux suppliants, après
avoir été hostiles. En deuxième phase d’audition,
c‘était un classique.
—
Ça
fait combien de temps que tu trafiques ?
—
Je
ne savais pas ce qu’il y avait dans le sac. Je vous jure.
—
Eh,
on a eu ton casier. C’est long comme le bras.
—
Les
Russes nous détestent. Ils nous appellent les culs-noirs.
—
Depuis
quand est-ce que ton portable est vérolé comme ça ? Et est-ce
que tu sais pourquoi ?
—
Ça
fait trois jours. Quand j’ai reçu la convocation à bord. J’ai
rien compris. Depuis, il marche une fois sur quatre et j’ai paumé
tous mes numéros.
—
Qu’est-ce
que c’était, cette convocation ?
—
Un
SMS, avec une annonce de boulot, à Rotterdam. Mais pas pour moi.
—
Pour
le Géorgien ?
—
J’ai
pas regardé pour qui. J’ai pas de MBA, moi, j’avais aucune
chance.
—
Vous
comprenez, dit le jeune flic sportif à l’interprète pendant
l’intermède entre le Tchétchène et l’Anglais, je n’ai que
vous, c’est le mois d’août. Alors je vous retiens.
—
Tant
mieux, c’est une bonne journée de travail.
Quand
l’Anglais revint, il buvait le café dégueulasse de la machine
automatique. Il semblait beaucoup moins sûr de lui. L’interprète
s’installa sur la troisième chaise. Sa présence était requise
pour signer le procès-verbal, mais le jeune flic sportif
l’encourageait à être muette. Dehors, par un changement typique
des fins de saison en bord de mer, le crachin et le ciel bas
s’étaient mués en chaleur torride bombardée par un soleil gris
dans un ciel sans nuage, tout aussi gris.
—
Vous
savez, attaqua le jeune flic sportif, que l’annonce de Rotterdam
qui a fait démissionner Monsieur Kvardnadze était bidon ?
—
Comment
le saurais-je ? Première nouvelle.
—
Il
a porté plainte contre X. Les Hollandais sont en train de vérifier
l’adresse IP.
—
Et
alors ?… J’aimerais savoir qui débauche mes… employés,
pour me priver de précieux collaborateurs. Je vais moi aussi porter
plainte.
—
Tout
ça risque de traîner en longueur, je le crains. Tous les téléphones
portables de votre firme sont vérolés, y compris bien sûr celui de
Monsieur Kvardnadze. Depuis l’escale à Rotterdam. À se demander
comment une entreprise comme la vôtre peut tenir un séminaire en
étant coupée du monde. Retrouver l’origine de l’annonce
frauduleuse va demander beaucoup de travail.
—
J’attendrai
le temps qu’il faudra. Je porterai plainte, insista l’Anglais.
—
Dites-moi,
quelle était la part, success
fee,
de Monsieur Kvardnadze, en cas de contrat avec les Kazhaks pour le
projet d’aéroport ?
—
Ce
sont des informations confidentielles.
—
Vos
associés les possèdent, j’imagine ?
—
Bien
entendu.
—
Dites-moi,
vous n’avez fait pas d’enquête de moralité sur le jeune
Tchétchène avant de l’embaucher même temporairement ? Ça
ne se fait pas, chez vous ?
—
Écoutez,
il était là pour apporter les bouteilles d’eau en séance, et les
petits fours lors du cocktail final.
—
Et
c’est pour ça que vous lui payez une croisière à 3000 €,
en plus de ses gages ?…
L’Anglais
réclama un avocat.
Le
jeune Tchétchène, toujours menotté, prétendait ne rien savoir de
rien.
—
On
peut donner une carte de séjour à ta mère, tu sais ?… Ça
dépend surtout de toi… Qui t’a refilé l’opium ?…
—
Je
ne savais pas ce qu’il y avait dans le sac.
—
Admettons.
Qui t’a refilé le sac ?
Le
jeune Tchétchène réclama un avocat.
Lorsque
le jeune flic sportif le libéra, l’interprète posa quelques
questions, pour sa culture générale. Le jeune flic sportif daigna
lui répondre :
— L’Anglais
s’est fait doubler. Il avait prévu de compromettre son associé
géorgien avec l’opium, mais un de ses associés l’a pris de
vitesse, avec la fausse annonce de chasseur de têtes. Quelqu’un
d’autre parmi ses associés voulait sa part. Un contrat comme celui
de l’aéroport au Kazakhstan se chiffre à des centaines de
millions de dollars. La commission d‘une firme comme Oméga 8
est assez conséquente. Une fois que l’affaire est conclue, les
intermédiaires comme le Géorgien n’ont plus aucune utilité.
L’Anglais et un autre associé ont juste réfléchi à ça au même
moment. On ne saura jamais qui, nous autres, parce qu’on va refiler
l’affaire aux Britanniques. C’est leur juridiction.
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