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1.
Il y avait dans l’air une
moiteur grasse qui vous colle à la peau comme une croûte de sang
séché. La maison se tenait à flanc de falaise, déployant ses murs
blancs face à la crique ou une mer noire allait et venait emmenant
avec elle les galets de la plage. Henri habitait ici avec sa famille
depuis presque dix ans. C’est cette vue fabuleuse sur la côte
déchirée de la frontière espagnole qui lui avait fait acheter la
maison. Un véritable coup de cœur partagé par Adeline, sa femme,
leurs deux enfants Paul et Annette et bien sûr,
l’adorable
Bisou. Ils y avaient vécu
tous ensemble des années de bonheur et l’illusion de réussir à
former une famille unie. Henri avait même acheté un bateau, un
petit Jeanneau
de sept mètres qu’il
avait muni d’un
puissant moteur lui permettant d’emmener sa tribu le long des côtes
espagnoles de la Costa
Brava. Ils avaient
passé là des journées savoureuses, plongeant dans les criques
désertes,
braconnant oursins et poulpes et pique-niquant
sur les plages de
sable gris. Et puis l’illusion s’était évanouie
et Henri avait compris que tout cela devait avoir une fin. Pour
quelle
raison ? Il ne le savait pas lui-même.
Sa psychanalyste, l’austère madame Riquier, disait que ses
angoisses cesseraient lorsqu’il accepterait
d’être en paix avec son passé.
Mais ces foutues angoisses n’avaient fait qu’empirer malgré ses
efforts et il en avait déduit qu’il était inutile de chercher la
paix. Et puis il avait eu le déclic et une petite voix dans sa tête
lui avait donné la solution.
Il y eut comme un bruit de
roulement sur les galets et les arbustes de la lande se plièrent
sous l’effet de la tramontane. Le vent des terres soufflait parfois
violemment dans le coin et Henri sentit un frisson lui hérisser les
poils de l’avant-bras.
Il était couvert de sang et tenait à la main un long couteau de
cuisine, spécialement conçu pour débiter le jambon, dont il
essuyait
la lame sur son
tee-shirt.
Il s’était d’abord occupé d’Adeline, tâche
la plus facile,
puis était monté dans la chambre de Paul et Annette pour finir sa
macabre besogne.
Sa femme et ses enfants n’avaient même pas pu lui lancer un
dernier regard, ils étaient profondément endormis, sous l’effet
des somnifères
qu’il leur avait servis
avec le repas du
soir. Tout ce qu’il avait construit et aimé n’existait
plus. Henri était
devenu un assassin de la pire espèce. Que dirait madame Riquier
lorsque les journalistes et la police viendraient l’interroger sur
son état de santé mentale ? Sans doute que c’était un
garçon normal et sans histoires bien qu’il paraisse un
peu déprimé
depuis son installation dans le sud de la France. Tout le monde
commencerait par s’interroger sur ses motivations.
Sur
ce point Henri
n’était pas sûr...
l’ennui peut-être
et l’envie
d’autre chose ? Puis surtout on se demanderait où il avait
filé. Et pour ça, Henri avait un
plan : il
allait terminer de nettoyer le sang sur la lame, prendre une douche
et se diriger vers son bateau. Il prendrait la mer à destination des
Baléares, il avait stocké
suffisamment d’essence pour tenir les 500 km qui le séparaient
de l’île de Minorque. De là, il embarquerait dans un avion pour
Munich puis l’Amérique du Sud ou il disparaîtrait pour toujours.
Henri sourit en imaginant la dizaine d’heures de navigation qu’il
allait devoir accomplir. Il verrait le lever
du soleil en pleine mer, un rêve d’enfant sur le point de se
réaliser. Il jeta un coup d’œil dans le salon et aperçut deux
points lumineux qui le fixaient.
— dégage ! lança-t-il
en direction de son
chat, un petit
bâtard rouquin
qu’ils avaient recueilli quelques années plus tôt et que sa fille
Annette avait baptisé Bisou. La bestiole se tenait assise
tranquillement sur le plan de travail de la cuisine et fixait Henri
de ses prunelles
luisantes.
Bisou avait assisté à chacun des meurtres, se faufilant dans le
sillage d’Henri malgré les avertissements et les coups de talon.
— Qu’est-ce
que t’as à me
regarder comme ça ?
Le chat restait
silencieux comme seuls
les chats savent le faire, c’est à dire en vous donnant
l’impression qu’ils n’en pensent pas moins.
Henri trouvait
qu’il souriait d’un air mauvais.
— T’as de la chance :
j’ai déjà
lavé le couteau,
conclut-il
en se dirigeant
vers la salle de bain pour prendre sa douche.
L’eau chaude coulait sur son
corps détachant les croûtes de sang. Le souvenir de sa famille et
de cette nuit d’horreur était en train de lentement disparaître,
aspiré par le siphon de la douche vers l’oubli total. Henri ne
pensait à rien, il se sentait libre et heureux. Une longue plainte
lui fit reprendre ses esprits. L’espace d’une seconde, il imagina
qu’Annette s’était traînée de sa chambre au salon et qu’il
allait la trouver dans une
mare de sang, les
mains tendues vers lui, les yeux pleins d’interrogations.
Pourquoi ? Pourquoi papa
m’a-t-il tranché
la gorge ? Il sentit un léger soubresaut d’émotion qu’il
refoula immédiatement. Il ne fallait pas y penser. Ils étaient
partis,
c’est tout.
Le bruit ressemblait maintenant à
de petits gémissements et Henri comprit qu’il s’agissait de
Bisou. Cette saloperie de chat
n’arrêtait pas de miauler et ça ressemblait de plus en plus à
des lamentations. Il allait bientôt rameuter les voisins.
— je vais lui tordre le cou
et le balancer par la fenêtre,
se dit-il
en attrapant la serviette pour se sécher.
— Non ! Cette peste
risque de se débattre et de me griffer.
Henri avança jusqu’au salon où
Bisou se tenait toujours assis sur son perchoir, les yeux fixés vers
lui, la gueule légèrement entr’ouverte.
— Tu vas la fermer
saloperie ! souffla-t-il
entre ses dents sans espoir de résultat.
Une idée jaillit
dans son esprit,
simple et précise comme celle qui l’avait mené à cette nuit
d’horreur.
— Toi mon coco, j’ai une
surprise pour toi !
Il se dirigea vers le fond du
salon et ouvrit un petit débarras.
Il fouilla dans les rayonnages supérieurs et finit par trouver ce
qu’il cherchait :
une caisse en plastique, la maison de Bisou lorsqu’ils prenaient la
voiture pour partir en week-end ou l’emmener chez le veto.
— Rentre là dedans, on va
partir faire une balade
tous les deux.
2.
Le bateau était amarré à
une ancre fixe qu’il avait posée lui-même
dans la petite
crique en contrebas de la maison. La route qui menait jusqu’à la
plage sinuait entre les rochers, mais l’immense pleine lune
éclairait le paysage comme un soleil froid et il n’eut aucun mal à
descendre. Depuis la plage, il utilisait
un petit bateau gonflable, baptisé
Annexe,
pour se rendre jusqu’à son
yacht de poche.
Henri mit l’embarcation à l’eau, elle était froide, et déposa
son sac et la cage de Bisou au fond du
bateau gonflable.
Il jeta un dernier regard vers la maison dont les murs blancs
brillaient contre la paroi de pierre. Un instant, il eut l’impression
de voir les silhouettes de sa femme et de ses enfants l’observer
depuis la grande fenêtre du salon, mais il repoussa cette idée. Ils
n’ouvriraient jamais plus les yeux, il avait fait ce qu’il
fallait. Le contact de l’eau avec ses parties génitales lui fit
pousser un gloussement d’inconfort et il sauta à bord de l’Annexe
pour commencer à pagayer.
Une fois à bord du bateau, il ne
lui fallut pas plus de quelques minutes pour procéder aux manœuvres
d’usage, c’est-à-dire mettre le moteur à l’eau, démarrer
l’hélice et détacher le navire de son ancre. Bisou se tenait dans
sa cage posé sur la banquette arrière. Il observait Henri sans
faire un bruit.
— Tu commences à comprendre
hein ! lança-t-il
à son intention
tout en actionnant les vitesses.
Le Jeanneau
avançait vers le large sur une mer d’huile. Henri s’était
assuré de la météo marine. Il aurait été dommage qu’une
tempête l’empêche de refaire
sa vie. Lorsqu’il
fut suffisamment loin des côtes, il poussa le moteur à plein régime
et sentit l’air lui fouetter le visage. Face à lui, l’immensité
noire de la mer éclairée par une nuée de reflets argentés. Il
laissait sa maison remplie de morts pour traverser le Styx et
retourner vers les rives de la vie. Dans quelques heures le soleil se
lèverait sur une aube nouvelle, son aube. À l’arrière Bisou
l’observait toujours...
3.
Une heure plus tard, Henri décida
qu’ils étaient suffisamment loin. Derrière lui, la côte
Espagnole avait disparu et la lune éclairait la mer immense qui
l’entourait jusqu’à l’horizon.
Une petite houle s’était levée
et quelques vagues venaient s’écraser contre la coque du bateau.
Il coupa le moteur et jeta un coup d’œil au sonar. Cent
soixante-dix-neuf
mètres de fonds,
c’était largement suffisant. À cette profondeur, impossible de
sortir l’ancre, il allait laisser le bateau dériver le temps de
finir sa besogne, il n’en avait pas pour longtemps. Après avoir
inspecté les alentours, il prit une profonde inspiration et se
retourna vers la cage où Bisou était tranquillement allongé. Les
chats détestaient l’eau, c’est bien connu, et Bisou allait
bientôt prendre un bain de mer avant d’aller nourrir les poissons.
Fallait-il, le
balancer avec la cage ? Non, il préférait de loin voir la
petite bête se débattre au milieu des vagues, miaulant tout son
saoul avant de finalement se résigner
à
plonger dans l’obscurité.
Henri espérait que cela durerait un peu, histoire de rigoler. Il fit
un pas vers la cage et du reprendre son équilibre, car une vague un
peu plus grosse que les autres venait de faire balancer la coque du
navire. Il posa la main sur le loquet de
la cage et le pivota vers le haut pour l’ouvrir. Bisou ne bougeait
pas, il restait calmement allongé.
— Salut mon petit pote, t’es
prêt pour la baignade ?
Henri tendit sa main vers
l’animal, mais la retira rapidement pour éviter le coup de griffes
que Bisou venait d’envoyer dans sa direction.
— T’as finalement compris
ce qui se passe... t’es pas si con que ça !
Il y eut un bruit sourd et le
bateau s’inclina sur le côté si bien que la cage tomba de la
banquette aux pieds d’Henri.
— Bordel de merde !
lâcha-t-il
en se retournant
vers la console de navigation. Sans ancre, le bateau dérivait
librement et il s’était mis de travers,
exposé au
roulement des vagues que la houle soulevait de plus en plus.
Il jeta un œil vers la cage,
Bisou était toujours à l’intérieur malgré la porte grande
ouverte.
— Attends une seconde, papa
revient te voir.
Henri entreprit de redémarrer le
moteur pour positionner correctement le bateau et éviter le roulis
des vagues. Il en eut pour moins d’une minute, mais lorsqu’il se
retourna Bisou n’était plus dans sa cage.
— Où
tu es, saloperie ?!
Il n’y avait pas vraiment
d’endroits pour se cacher. Le pont du bateau était composé d’un
petit espace libre au centre et de trois banquettes installées en
« U » pour pouvoir profiter de la vue. Bisou n’était
pourtant plus là. Quelques secondes, Henri pensa qu’il avait sauté
à la mer pour lui enlever le plaisir de le balancer. Puis il
remarqua que le petit portillon qui donnait accès à la plate-forme
arrière, là où se trouvait l’échelle d’accès, était ouvert.
Il avança lentement et découvrit le chat, recroquevillé au bord de
la plate-forme, la tête penchée vers l’eau.
— Te voilà petite peste !
Ça va être encore plus facile que... Il
n’eut pas le temps de finir sa phrase.
En avançant vers le portillon,
il venait de glisser sur une flaque liquide et son corps tout entier
pivota vers l’arrière. S’il s’était trouvé sur le pont, il
aurait pu s’agripper au garde-corps
du bateau, mais la
plate-forme donnait directement dans la mer. Après une brève chute,
Henri rencontra l’eau froide et un frisson désagréable lui
parcourut l’échine. Sous l’effet de surprise il n’eut pas le
réflexe de bloquer sa respiration et but une bonne gorgée d’eau
salée. Une fraction de seconde, il se demanda sur quoi il avait
glissé puis il actionna ses bras pour rétablir son équilibre et
sortir la tête de l’eau. Le bateau était toujours là, mais le
courant l’avait fait dériver
de quelques mètres.
Bisou se tenait sur la plate-forme et le regardait fixement.
— Ça te fait rire
saloperie !
hurla-t-il
en nageant contre les vagues pour rejoindre l’échelle. C’est
alors que ses narines notèrent une légère odeur que le vent
ramenait du bateau.
— De la pisse ! Tu as
pissé sur mon bateau pour me faire tomber ! Henri
agita ses bras encore plus vite, mais le bateau semblait s’éloigner
de lui à mesure qu’il tentait de le rejoindre. La houle s’était
levée
encore un peu plus
et les vagues formaient maintenant de petits creux qui se dressaient
entre lui et
l’échelle. Henri lutta contre les éléments avec toutes ses
forces,
battant des pieds
et des mains pour avancer. Il lui fallut une bonne demi-heure
d’effort avant de comprendre qu’il n’y arriverait jamais. Le
bateau dérivait et avec lui l’espoir d’une vie meilleure. Il ne
verrait jamais le lever du soleil et son rêve d’enfant
disparaîtrait avec lui au fond de l’abîme. Alors qu’il
s’immobilisait transit de froid, les muscles tétanisés par
l’effort, il crut apercevoir une dernière fois la silhouette de
Bisou qui l’observait.
Cette fois il en était certain,
il souriait.
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