La
femme courbait les épaules. Accrochée à son grand sac
rectangulaire, porté en bandoulière, elle luttait contre le vent
pour traverser le parvis de Montparnasse. Après avoir longé la
gare, elle pénétra dans un immeuble 1930, où elle prit
l’ascenseur pour monter au deuxième étage. Elle se recoiffa tant
bien que mal en passant une main dans ses cheveux avant de sonner à
la porte. Une jeune fille blonde lui ouvrit, « Vous
avez rendez-vous à 10 heures ? »,
et l’installa dans la chaleur d’une salle d’attente peuplée de
meubles désuets n’ayant rien à voir les uns avec les autres. La
femme sortit un carnet de son sac, sans l’ouvrir, puis se leva pour
se regarder dans le miroir qui surplombait la cheminée. Elle était
rousse, fine, et frisée, légèrement moulée dans un chemisier vert
pâle et une jupe beige. Elle ébouriffa à nouveau ses cheveux afin
de les remettre en place.
—
Entrez, je vous en prie !
Le
docteur Vincent ouvrit brusquement la porte. Elle se dépêcha de
prendre ses affaires pour le suivre à travers un vestibule immaculé.
Ils passèrent devant le bureau du médecin, resté ouvert, une autre
porte, fermée, et au bout du couloir, il la fit entrer dans une
pièce aux dimensions réduites.
—
Voilà, c’est ici que ça se
passe.
Devant
elle, il y avait une table d’examen contre un mur. Un bureau lui
faisait face. Sur une table roulante, des instruments qui venaient
d’être nettoyés séchaient sur des pans humides de papier.
Au-dessus, sur des étagères encombrées de boîtes de médicaments,
se trouvait une sorte de corset, couleur chair, ouvert, avec des
armatures blanches, saillantes. Elle s’étonna de ne pas voir de
lavabo.
—
Souvent,
leurs plaies se rouvrent, attaqua aussitôt le docteur Vincent. Car
elles n’attendent pas que leurs cicatrices guérissent avant une
nouvelle intervention. Et comme leur organisme est fragilisé, elles
cicatrisent de plus en plus difficilement...
Elle
se dépêcha de poser son sac par terre pour prendre des notes,
ravalant son irritation : il n’attendait même pas ses
questions. N’osant pas s’appuyer sur la table d’examen, elle
griffonnait dans une position inconfortable, contre le mur, en
observant le médecin du coin de l’œil. Il était grand, brun,
avec une large mâchoire. La quarantaine séduisante, il la dépassait
d’au moins deux têtes. Elle réfléchit pour trouver rapidement
une question, reprendre la situation en main, mais regretta aussitôt
sa formulation maladroite :
—
Essentiellement, ici, vous les
recousez ?
— Non.
On leur apporte aussi beaucoup de soins en podologie. Vous savez
qu’elles marchent beaucoup... Leurs pieds sont dans des états
lamentables ! D’autant qu’ils ne sont pas normalement
constitués...
—
Pourquoi ?
— Vous
ne suivez pas ce sujet depuis longtemps, non ?
Il
avait décidé de la prendre de haut. Elle se sentit rougir – il
faisait chaud dans la pièce, trop chaud –, mais tenta de ne rien
laisser paraître.
— Pour
tout vous dire, vous êtes le premier médecin que je vois,
répondit-elle.
Habituellement,
elle ne procédait pas ainsi. Mais s’il avait envie d’être le
plus fort, inutile de le contrarier : autant jouer la naïveté
pour obtenir plus d’informations.
— Dans
ce cas, je vais vous montrer le dossier d’une de mes patientes. Un
des premiers cas déclarés. Vous comprendrez mieux. On va aller dans
mon bureau.
En
se baissant pour prendre son sac, elle laissa tomber son stylo. Le
temps de le ramasser, le médecin était déjà dans le vestibule,
devant son bureau. Elle quitta avec un certain soulagement la salle
d’infirmerie, qui la mettait mal à l’aise, et remarqua en
passant que le lavabo se trouvait juste à côté de la porte. Un
miroir ébréché au-dessus de l’évier lui renvoya son image :
son nez droit, ses pommettes hautes, sa peau lisse, tendue,
impeccable.
—
Entrez, entrez,
installez-vous, je vais chercher son dossier auprès de ma
secrétaire. Vous travaillez pour quel journal déjà ?
Le docteur Vincent
sortit sans attendre la réponse. Elle en profita pour inscrire ses
impressions sur son carnet, « sur une étagère, un corset
beige, abandonné, béant, de forme humaine... », et emplit
deux pages d’une grande écriture désordonnée. Quand le médecin
revint, il tenait une chemise cartonnée, jaune, dont dépassaient
des photos, semble-t-il... ou des radios ?
— Bien-sûr, je ne
vous divulgue pas son nom. Je suis tenu par le secret professionnel,
dit-il en s’asseyant, et il posa sa main sur la chemise.
—
Bien-sûr.
— On distingue
plusieurs degrés d’errance dans l’anorexie polymorphe. La
patiente dont je vous parle a été l’un des premiers cas
répertoriés. Elle a très rapidement dépassé le stade du
nomadisme... On peut parler de clochardisation.
— Mais
ces femmes qui ont « dépassé le stade du nomadisme »
sont la majorité, non ?
—
C’est Maurecours qui vous a
dit ça ? Le commissaire ? Vous l’avez vu ?
Elle
mentit :
— Pas
encore.
—
Allez-y ! Mais son
discours est à prendre avec des pincettes... Comme elles se
regroupent dans quelques rues bien précises de l’arrondissement, à
proximité de la gare, il est persuadé qu’elles fonctionnent
toutes en bande et qu’elles sont très nombreuses.
— Ce
n’est pas le cas ?
—
Avant de se regrouper, elles
passent au contraire par des phases de solitude extrême. Changeant
d’hôtel tous les soirs, abandonnant un morceau d’elles-mêmes à
chaque déplacement.
—
Toujours dans le quatorzième ?
— Non,
non ! Il y en a dans tout Paris !
— On
ne les voit pas beaucoup.
—
Parlez pour vous !
Elle
se dit qu’il était temps que Vincent lui expose le fameux cas.
—
Votre première patiente,
alors... ?
Le
chirurgien ouvrit la chemise.
— Elle
est venue me voir il y a quatre ans, alors que j’exerçais encore
la chirurgie esthétique, pour se plaindre d’un problème de
surpoids. Une femme banale, plutôt froide, pas très élégante.
J’ai été étonnée par sa demande, car elle ne m’a pas paru
particulièrement grosse. Je l’ai donc envoyée chez un
nutritionniste reconnu. Mais, un mois après, elle est revenue, très
amaigrie. Et l’un de mes confrères lui avait fait une ordonnance
pour qu’on lui retire deux côtes.
— Deux
côtes ? dit-elle en notant rapidement ce qu’il disait.
—
C’est une opération assez
courante chez les femmes qui veulent affiner leur silhouette. Presque
une opération de routine. Seulement... Je ne sais pas... Sa demande
me mettait mal à l’aise. Je vous rappelle qu’on ne connaissait
pas la polyanorexie à l’époque. Mais, déjà, son discours m’a
paru étrange...
Elle
s’arrêta d’écrire pour le regarder.
— Je
me souviens qu’elle m’a dit ce jour-là qu’elle ne pouvait plus
porter ses côtes, qu’elle était trop maigre, et que ça lui
pesait. Quand je l’ai examinée, j’ai vu qu’elle avait un
corset, tellement serré qu’il lui lacérait la peau.
— Il
paraît qu’elles en portent toutes ?
— Oui,
oui. J’en vois tous les jours. Mais, celui-là, c’était le
premier...
—
Donc, vous l’avez opérée.
— Je
lui ai enlevé une côte. Et elle est revenue. Pour le nez. Les
pommettes. Le menton. C’était encore de la routine...
Il
feuilletait le dossier, négligemment.
—
Combien de temps après la
première opération ? demanda-t-elle.
— Elle
est revenue tous les mois. Malgré mes contre-indications, elle a
insisté pour que ça se fasse très vite. En six mois, elle avait
subi quatre opérations... En même temps, elle avait l’air de plus
en plus paumée. Elle oubliait ses affaires dans mon cabinet, son
chéquier, son manteau, son portable… Ma secrétaire lui laissait
des messages. Mais généralement, elle ne répondait pas…
Il
se tut. Elle garda le silence.
—
Quand elle m’a demandé de
réduire la taille de sa poitrine, j’ai refusé. C’était la
cinquième opération...
— Vous
l’avez revue ?
—
Bien-sûr. Deux mois après
mon refus, elle revenait avec un cancer du sein. Il fallait l’opérer
d’urgence.
— Ça
arrive souvent ?
—
Quoi, qu’elles développent
des cancers pour se faire opérer ? Plus tellement... Depuis que
le trafic s’est développé, elles ont de moins en moins de mal à
trouver un chirurgien...
— Et
comment avait-elle évolué ? Je veux dire...
— Elle
n’était pas encore à la rue. C’est après l’opération du
sein qu’elle a déserté son logement.
— Elle
avait un mari, des enfants ?
— Un
mari. Pas d’enfants... Je ne l’ai plus revue après cette
opération. D’autres cas s’étaient déclarés, les
pseudo-chirurgiens se concurrençaient pour attirer le marché, et
elle s’est fait enlever le reste à moindre prix.
— Le
reste ?
—
L’autre sein. Une autre
côte. Avant l’opération des pieds bien sûr... L’atrophie des
pieds. Méthode japonaise. Vous ne connaissez pas ?
Il
lui tendit une photo de pieds atrocement déformés. Elle eut un
léger mouvement de recul. Recourbés sur eux-mêmes, les os avaient
pris une visibilité agressive. Certains orteils semblaient amputés,
et la peau de cette espèce de moignon était craquelée et rouge par
endroits. Mais l’impression d’horreur que lui avait faite la
photo se dissipa assez vite dans l’observation attentive des
détails. Le docteur Vincent laissa la photo devant elle et
poursuivit ses explications :
— Ce
qui, au Japon, prenait autrefois des années d’efforts et de
souffrances, en bandant savamment les pieds depuis l’enfance, se
fait chez nous aujourd’hui en deux ou trois interventions... Les
progrès de la science ! Bref... Elle a commencé à venir me
voir pour des soins infirmiers... Puisque, enfin… J’ai arrêté
la chirurgie esthétique il y a deux ans pour me spécialiser dans
les soins aux polyanorexiques errantes. C’était un an et demi
après sa première opération. Vous vous rendez compte ? Elle
marchait déjà avec beaucoup de difficultés...
Il
se tut, et elle en profita pour reposer ses doigts fatigués
d’écrire. Son écriture, de plus en plus large, irrégulière,
avait envahi la moitié du carnet.
— Une
fois, une seule, elle a évoqué ce qui lui arrivait. Enfin, pas ce
qui arrivait à son corps bien sûr. Mais à ses affaires. Je vous ai
parlé des objets qu’elle oubliait… Maintenant elle en
abandonnait chaque soir dans un hôtel différent, avec un homme
différent. Parce que… Vous savez qu’elles se prostituent ?
Enfin, quand elles sont encore propres et présentables.
Elle
hésita. Demander... En rencontrer une... Pouvait-elle ? Non.
Elle n’osa pas.
— Je
ne vous ai pas tout dit, ajouta le docteur Vincent.
Puis,
il attendit quelques instants avant de reprendre. Il semblait
troublé :
—
Elles pratiquent elles-mêmes
les incisions vaginales, entre pairs, sans chirurgien.
—
Mais... pourquoi ?
— Ah
ça ! Ce n’est pas moi qui peux vous expliquer leur code de
l’excision !
Il
avait repris toute sa morgue et sa supériorité. Puis, il se tut,
n’ayant visiblement plus rien à lui révéler. Elle le remercia,
et commença à remettre son carnet dans son sac. Le sac résistait,
comme s’il était trop plein. Elle ne se souvenait pas pourtant de
l’avoir tant chargé ce matin. Le chirurgien la raccompagna, de ses
grands pas brusques et pressés. La secrétaire lui dit au revoir en
la regardant d’un drôle d’air. Et le docteur Vincent referma la
porte.
Elle
avait oublié de lui demander ce qu’était devenue sa patiente, son
cancer, si elle était toujours vivante...
Il
était onze heures et demie. Son prochain rendez-vous était à une
heure. Elle fit un tour dans le centre commercial, et s’installa
sur un banc, place Edgar-Quinet, avec un sandwich. Puis, elle sortit
son téléphone portable de son sac pour appeler son rédacteur en
chef :
—
Richard ! Oui, oui, j’ai
fait les recherches que tu m’as demandées pour les cantonales...
Il
ne savait pas qu’elle s’était lancée dans cette enquête. Elle
ne lui en avait pas parlé, sachant pertinemment qu’elle
n’obtiendrait pas son accord. Il ne l’avait pas embauchée pour
qu’elle ait des idées. Il l’avait embauchée pour qu’elle
rédige des articles sur ses idées à lui. Et quand il lui
commandait un sujet, il ne supportait pas généralement qu’elle le
traite différemment de ce qu’il aurait fait à sa place. Il le
réécrivait donc, en retirant notamment les passages où elle avait
tenté d’introduire de la chair et de l’humanité. La presse
n’avait pas vocation à être un lieu où l’on étalait ses
sentiments !
Il
s’inquiéta des sondages. Elle le rassura :
— Je
les aurai demain matin !
Elle
raccrocha, et posa son téléphone à côté d’elle, sur le banc,
ferma son sac, qui semblait mal en point, surchargé, prêt à
éclater. Puis, elle se dirigea, à pied, vers l’École des hautes
études en sciences sociales, boulevard Raspail.
Le
sociologue spécialiste des phénomènes de polyanorexies errantes
était un Indien nommé Ragami. « Maigre
et basané, barbe blanche et cheveux hirsutes »,
se dit-elle, en s’installant face à lui dans une salle de classe
recyclée en bureau. Il était souriant. Ses yeux surtout souriaient.
Elle sortit son carnet de sa poche, et un numéro de son journal,
qu’elle retrouva avec beaucoup de difficulté dans le bordel
envahissant de son sac, de plus en plus plein, de plus en plus
étroit.
— Je
vous ai apporté un exemplaire de mon magazine...
— Oh, mais je le
connais ! C’est un excellent journal !
—
Merci… (et elle chercha une
accroche pour exploiter cette complicité naissante). Hier, j’ai
rencontré le commissaire du quatorzième arrondissement qui m’a
brossé un tableau effrayant de la polyanorexie...
—
Maurecours ! Il les prend
toutes pour des sorcières. C’est normal, ces femmes représentent
un pied de nez insupportable à l’ordre social. On ne comprend pas
très bien, d’ailleurs, quelle nuisance elles représentent,
n’est-ce pas ? En tout cas, si on écoutait Maurecours, il
faudrait toutes les jeter en prison !
—
Elles représenteraient un
danger pour les enfants.
— Un
danger ? Quel danger ? Pourquoi précisément pour les
enfants ? Il n’y a jamais eu de plaintes, dit-il, en souriant
avec une sorte de lassitude.
—
Effectivement... Mais, selon
le commissaire, elles se montrent violentes les unes envers les
autres. Elles se querellent pour les clients...
—
Celles qui vivent de la
prostitution sont très solitaires, elles n’ont pas de contacts
avec les autres. D’ailleurs, il y a peu de « concurrence »
sur leur marché. Car figurez-vous que de plus en plus de tordus sont
attirés par les déformations chirurgicales ! Oui, cela semble
incroyable, mais c’est ainsi. Vous savez, elles brassent des sommes
d’argent considérables... En tout cas, les bandes qui obsèdent
Maurecours ne se prostituent pas, ou plus. C’est le développement
ultime de leur polyanorexie, le stade final de leur fuite en avant
chirurgicale qui les jette à la rue et les oblige à se regrouper
pour survivre. Mais Maurecours ne fait pas le détail bien sûr !
Pour lui, ces femmes sont le diable en personne, des sorcières,
comme je vous le disais tout à l’heure. Il croit que leur simple
contact va contaminer l’ensemble du corps social ! Comme si la
polyanorexie était une maladie contagieuse. Si c’est une maladie,
c’est avant tout une maladie sociale...
—
Mais, certaines d’entre
elles viennent de familles tout à fait... normales, banales,
n’est-ce pas ?
—
C’est même la majorité !
ça n’en est pas moins une forme inarticulée de révolte...
— De
révolte ?
—
C’est difficile à
comprendre bien sûr, puisqu’elles épousent en quelque sorte leurs
stigmates...
Sans
transition, il se leva pour ouvrir une grande armoire métallique,
près de la porte, et en sortit des liasses de photocopies. Ses
articles étaient illustrés par de nombreux graphiques : la
pyramide des âges des anorexiques polymorphes, une courbe montrant
la chute de leur espérance de vie, un tableau avec leur origine
sociale, leur niveau d’étude, leur statut matrimonial... Une
« tentative de
mise en relation mathématique entre le début des opérations et le
moment où elles quittent le foyer ».
La « corrélation
statistique entre l’augmentation globale de la pratique de la
prostitution et le nombre de cas de polyanorexie ».
C’était étrange et banal. À n’y rien comprendre... Elle
préféra donc l’interroger sur le travail de terrain qu’il avait
effectué auprès de ces femmes. Il les avait longuement côtoyées,
jusqu’à ce qu’il découvre qu’elles ne se contentaient pas
d’opérations clandestines pratiquées par des chirurgiens plus ou
moins professionnels, « souvent
des tordus sexuellement attirés par leurs mutilations »,
précisa-t-il. Il avait compris qu’elles opéraient elles-mêmes,
dans la plus grande illégalité, « dans
des conditions d’hygiène insupportables ».
Elle inscrivait tout.
Scrupuleusement.
— Ça
a commencé par
des saignées qu’elles pratiquaient les unes sur les autres.
— Des
saignées ?
— Oui, c’est un
moyen de s’anémier. Alors, je les ai vraiment senties en danger...
Je les ai averties. Surtout les plus jeunes. Et les anciennes ont
pris la mouche ! Mon terrain s’est arrêté là.
—
Et... l’excision ?
—
Quoi ?
—
Elles pratiquent l’excision,
non ?
— Pas
à ma connaissance.
— Vous
n’avez plus aucun contact avec elles ?
— Non,
elles n’acceptent pas de me voir, ni aucun autre chercheur.
—
Depuis quand ?
— Un
an environ.
—
Savez-vous de quelle façon je
pourrais entrer en contact avec elles.
Il
réfléchit, en la regardant intensément :
—
Place
Edgar-Quinet, après 22 heures, elles zonent
comme on dit. Vous pourrez les apercevoir. Mais faites attention.
Elles n’aiment pas beaucoup les femmes, je veux dire, les autres
femmes...
Elle
consigna l’avertissement, et remercia le professeur Ragami, qui
continuait à l’observer avec bienveillance, avant de prendre
congé.
S’arrêtant
un instant dans le couloir, où était accroché un petit miroir
sculpté, elle fut tentée de se regarder, mais ses yeux glissèrent
sur son reflet. Les documents du sociologue sous le bras, elle avait
déjà la main sur la poignée quand Ragami la rattrapa.
— Vous
oubliez votre petit sac à main !
Il
le lui tendit, souriant.
À
cet instant, elle eut le sentiment que malgré toute sa bonne
volonté, le chercheur passait à côté d’un point essentiel. Elle
lui rendit son sourire avant de partir. Dans la rue, elle fourra ses
documents dans le sac. Il était bouffi. Tendu au point que le cuir
se creusait de longues fissures grises.
Elle
attendit 22 heures, dans un café, en mettant ses notes au propre.
Elle voulut en profiter pour ranger ce sac qui n’avait
plus de forme. Il semblait
à bout de souffle. Mais le dossier sur la polyanorexie l’occupait
maintenant tout entier. Elle fit tout de même une sorte de tri,
abandonnant des stylos et un paquet de Kleenex, qui ne libérèrent
pas beaucoup d’espace. Sur la table, à côté de son verre, le sac
était toujours aussi plein, difforme. Elle dîna d’une salade
qu’elle toucha à peine, avant de se diriger d’un pas décidé
vers le quatorzième arrondissement.
Elles
étaient effectivement là, une dizaine de silhouettes osseuses,
autour d’un banc. La place était déserte. Quelques rares passants
changeaient vite de direction en les apercevant.
Soudain,
elle entendit un bruit de bouteille cassée. Elle s’approcha, et
les vit en train de rire, attroupées autour des éclats de verres,
qu’elles prenaient en main, pour les tripoter. La plupart s’étaient
assises par terre. « Silhouettes
désarticulées, femmes, hirsutes, menues, osseuses »,
son esprit plaquait les
mots, hystérique, la description lui échappait. L’une d’elles
releva brusquement la tête dans sa direction, puis se leva,
s’appuyant sur l’épaule d’une de ses compagnes, et s’approcha
en claudiquant.
La
femme prit aussitôt la fuite. Elle rentra chez elle. À pied.
Épuisée.
Après avoir réglé le réveil sur huit heures, elle se coucha sans
même se démaquiller, ni vider son sac, et s’endormit avec des
termes incongrus qui résonnaient dans sa tête : « sculpter
son stigmate, marginalité chirurgicale... »
À neuf heures, le
lendemain matin, en se dirigeant vers l’Association des parents
d’anorexiques polymorphes, dans le quatorzième arrondissement,
elle se dit qu’elle devait absolument vérifier cette histoire de
saignées, auprès de celui qui semblait le mieux les connaître. Son
téléphone portable avait disparu dans le gouffre noir de son sac,
elle acheta donc une carte dans un tabac, et appela le docteur
Vincent depuis une cabine.
— Non.
Je n’ai jamais vu une chose pareille. C’est sûrement Ragami qui
vous a mis cette idée en tête. Ça doit être un fantasme
personnel. Il ne comprend rien de toute façon. Il est très
sympathique, mais il vit dans un autre temps. Des révoltées !
Les sorcières des temps modernes ! J’entends d’ici ce qu’il
vous a raconté ! C’est très séduisant. Mais, ces femmes
sont des victimes, pas des rebelles. Je les vois tous les jours. Vous
pouvez me croire... Au fait, j’ai réfléchi à votre question...
—
Ah... Laquelle ?
Décidément,
elle perdait tout son professionnalisme avec ce Vincent. Elle aurait
dû prendre des vacances avant de s’attaquer à cette enquête.
D’ailleurs, il ne se donna même pas la peine de lui répondre :
— Vous
avez lu les journaux aujourd’hui ?
— Non.
—
Achetez
Libé,
p. 7, vous verrez !
Tiens,
les quotidiens s’étaient-ils emparés de son sujet ? Elle
essaya de ranger son carnet d’adresses dans son sac, mais il
refusait de rentrer. Elle insista. Impossible. Même en retirant les
statistiques de Ragami, l’agenda ne rentrait pas. Elle observa son
sac, attentivement.
Son
petit sac noir. Recroquevillé, desséché, informe.
Elle
en sort un mot. Puis un autre, plus gros, qu’elle jette par terre.
Elle
balance les mots, les mots qui claquent, les phrases qui marquent,
les titres qui frappent. Elle extirpe d’abord les formules des
spécialistes, plus faciles à attraper. Elle hésite à se
débarrasser des paroles du peuple. Mais, après les avoir regardés,
les mots d’argot, les populos, elle finit aussi par les lâcher,
avec les termes journalistiques : les titres, les intertitres,
les sous-titres, les accroches, les relances, les chutes, les chapôs,
les légendes. Arrivée aux mythes et stéréotypes, elle les choisit
avec soin, les métaphores éculées, les comparaisons faciles, avant
les images inspirées, les expressions détournées. Elle balance les
mots, tous les mots, les jolies tournures, les modes du passé, les
voix du passif, qui suggèrent, qui ponctuent, qui coulent et qui
découlent. Elle regarde tomber les paroles, les plus légères et
les plus lourdes, les plus anodines, « un, de, pas », et
les plus graves, « femmes, espérance, vie ».
En
reprenant son sac, encore tout racorni, où se cognent deux mots dans
le vide, deux rescapés, ravis d’être là, tout seuls, pour dire
et redire tout ce qu’ils ont à dire, elle hésite quelques
instants, puis se lève, et se décide à partir, en laissant
derrière elle le triste désordre d’un tombeau de mots.
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