jeudi 21 décembre 2017

C'est la trêve des confiseurs


Vous l'attendiez tous avec impatience,
 l'interview de cette semaine ! 

Je comprends votre déception, mais il va falloir attendre jusqu'au 4 janvier pour la reprise du Trophée. 

D'ici là, n'hésitez pas à retourner vos nouvelles préférées

&

Passez tous et toutes de belles fêtes de fin d'année. 


dimanche 17 décembre 2017

Nouvelle13 : Bintje


➤ Télécharger en epub


Moulée dans une mini robe rouge très échancrée qui révélait une musculature de gymnaste, Cachou se hâtait de rentrer chez elle. Sa silhouette ainsi que sa merveilleuse chevelure ondulée retenue par un gros papillon de plastique doré attiraient tous les regards.
Elle était sur le qui-vive, jetant des coups d’œil nerveux tout autour d’elle. Depuis quelque temps, elle avait l’impression d’être suivie par une femme, une grande femme stricte au regard décapant.
Après s’être engagée dans le dédale des ruelles qui menaient à son immeuble, elle ne put se retenir de courir avec une seule envie, se calfeutrer chez elle, compulser les brochures de voyages et les guides touristiques, choisir le pays, l’île paradisiaque où elle s’installerait définitivement. Mais elle se contentait pour le moment de rêver, elle attendait d’avoir assez d’audace pour oser traverser l’aérogare avec un sac rempli de billets de banque — et que la peur l’ait quittée.
Depuis sa chambre d’hôtel, la grande femme stricte au regard décapant avait une vue plongeante dans la cour intérieure de l’immeuble et dans l’appartement vétuste de cette fille à la robe rouge. Elle la guettait, immobile derrière les rideaux lorsqu’elle vit la lumière jaillir dans le séjour. Aussitôt, Angélina arrêta le chronomètre de sa montre : comme les autres fois, la fille s’était absentée un peu plus d’une demi-heure.
Angélina était intriguée par le comportement de cette fille. Cachou ne sortait que pour s’approvisionner deux ou trois fois par semaine en coup de vent. Elle avait pour habitude, outre la manie compulsive de se plonger dans des catalogues d’images exotiques, de se caler dans son canapé pour parler longuement devant le micro d’un magnétophone. Cachou procédait aussi à un rituel au retour de ses sorties, elle extirpait d’une armoire un sac de voyage où elle introduisait une bestiole qui s’agitait au bout de ses doigts et qu’Angélina identifia comme une souris.


Cachou passa ensuite dans la salle de bain. Devant sa glace, elle arracha la chevelure postiche qui camouflait une coupe à la garçonne d’une teinte carotte, telle que la montrait une photo parue dans une revue people où elle était citée comme la présumée petite amie de Loïc Torve.
Petit ami peu empressé, pensait Angélina qui n’avait jamais aperçu d’homme dans l’appartement de la fille en rouge.
Loïc Torve avait fait l’objet d’un article larmoyant après le crash d’un petit avion privé dans lequel son père, Bernard Torve, un richissime homme d’affaires avait trouvé la mort.
La renommée du businessman avait éclipsé l’autre victime de cet accident : le pilote Denis Charles Duroit, le compagnon d’Angélina.
Celle-ci n’admettait pas qu’on ait mis en doute les compétences et l’expérience de son amoureux, lequel prenait toujours scrupuleusement en compte la météo et vérifiait lui-même l’état de son avion. Le rendre responsable du crash était une insulte posthume. Mais si le pilote n’avait pas commis d’erreur, alors l’hypothèse d’un sabotage n’était pas exclue. Dans quel but ? Dans l’intérêt de qui ? Angélina était bien décidée à blanchir la mémoire de son fiancé et cette fille qui avait été la petite amie de Loïc Torve constituait sa seule piste.
Pour convaincre la famille Torve de s’associer à ses investigations, elle s’était rendue à la résidence de l’homme d’affaires, un château tarabiscoté niché dans un écrin de campagne. Depuis la route, elle avait aperçu les manches à air du petit aérodrome privé d’où Denis avait décollé en ce jour fatal. À travers la grille monumentale du parc, Angélina avait raconté son histoire au gardien, affligé par la mort de son patron et par l’hospitalisation de Madame. Pour l’heure, le fils unique du businessman, Loïc, n’était pas là. Il mit la visiteuse en garde contre cet héritier, arrogant et antipathique, précocement cuit par l’alcool, les drogues et sa vie de noctambule, incapable de succéder aux affaires paternelles, pillant et dilapidant les richesses du château.
– Franchement, je me demande ce qu’elle pouvait lui trouver la petite qui venait régulièrement ici, dit l’homme. Un taxi la déposait trois fois par semaine…
– Quelle petite ?
‒ La copine de Loïc, une jeune fille rigolote, sympa.
Cette fille constituait une piste. Angélina retrouva la compagnie de taxis qui conduisait Cachou chez les Torve et put ainsi localiser l’immeuble où elle résidait. Elle guetta dans la rue les passantes ressemblant au cliché du journal et, très vite, reconnut la copine de Loïc qui logeait au premier. Angélina dénicha la chambre d’hôtel qui donnait sur l’appartement de la fille, lui permettant d’observer ses allées et venues ; la fille ne recevait aucune visite.
Avait-elle affaire à une terroriste qui aurait glissé une bombe à retardement dans l’attaché-case de l’homme d’affaires ? Ou bien était-elle la complice d’un parricide monstrueux ? Dans ce cas, pourquoi n’avait-elle aucune relation avec son comparse ? Angélina entrevoyait encore l’hypothèse d’un chantage : ces précautions vestimentaires, ces sorties éclair, la mystérieuse sacoche, les enregistrements, tout cela prouvait, à l’évidence, qu’elle détenait un secret : l’explication du drame se trouvait quelque part dans cet appartement.
Ayant attendu que Cachou fût sortie, Angélina enclencha le minuteur de sa montre et quitta sa chambre. Elle traversa la cour intérieure, entra dans l’autre immeuble par la porte de service et traversa le hall d’entrée. Suivant le couloir jusqu’à la porte de l’appartement, elle s’assura que personne ne la vît crocheter la serrure et se glisser furtivement à l’intérieur.
Le magnétophone était resté en évidence sur la table. Angélina pressa la touche de retour rapide. La bande magnétique se rembobina avec un piaillement emballé, puis elle passa en lecture :
Cachou, c’est le prénom que je me suis choisi. Mon vrai nom, c’est Personne. On peut dire qu’on m’a rendue caractérielle. Je devais pas être facile, d’accord, mais la faute à qui ? Abandonnée, tabassée, maltraitée et j’en passe. Je sais pas combien j’ai épuisé de familles d’accueil jusqu’à ma dernière fugue. Réussie. Jamais retrouvée. Mais ils m’ont pas trop cherchée... J’ai trouvé des fringues assez chouettes au secours populaire. Et je me suis plantée sur le boulevard. C’est en faisant la pute que j’ai rencontré Bintje.
Son vrai nom à lui, c’est Loïc Torve. Je l’ai tout de suite surnommé Bintje : une vraie patate. Une terreur ambulante aussi, ce mec. Il s’accrochait à moi : je lui plaisais, tu parles ! Il me refilait un bon paquet pour me sauter et pour me trimballer avec lui dans ses sauteries huppées. C’est moins l’argent qui me faisait revenir que la femme douce et merveilleuse qui vivait là comme une Belle au bois dormant, sa mère que je plains beaucoup...”
Angélina s’émut de l’histoire de Cachou qui avait trouvé dans la châtelaine esseulée, une mère de substitution idéale. À la façon dont elle décrivait ce Bintje, il paraissait difficile de les imaginer complices. Mais il manquait toujours la preuve qu’un crime avait été commis. Elle regarda sa montre, pressée par le temps, elle fit une avance rapide et enclencha la lecture pour écouter les dernières minutes de la confession :
Le 4x4 brinqueballait dans l’allée forestière ; à un moment, il s’est arrêté, il a contourné la bagnole, a ouvert ma portière et s’est rué sur moi pour me forcer à descendre. Il délirait complètement. Il éructait, riait, bavait. Il a ouvert le coffre et m’a montré un sac où il se vantait d’avoir entassé tout ce que contenait le coffre de son père en argent liquide, et à côté du sac, j’ai vu le fusil.
J’ai eu comme un flash : il m’avait amenée ici pour me descendre. Comme une imbécile, pour m’en débarrasser, je l’avais menacé. Après l’accident, j’avais compris que l’engin qu’il avait fabriqué avec un réveil et des fils électriques était la bombe qui avait causé le crash de l’avion. Je lui avais hurlé que je le dénoncerais s’il me touchait encore une seule fois avec ses sales pattes. Évidemment, j’avais signé mon arrêt de mort. Quelle conne !
Pour l’empêcher de saisir l’arme, je racontais n’importe quoi, des trucs qui le mettait toujours en rogne, et pendant qu’il piquait sa crise, je me rapprochai insensiblement de la portière conducteur sans lâcher une seconde son œil de crocodile injecté de sang. Et juste au moment où il s’est penché pour attraper le fusil, j’ai bondi sur le siège avant, tourné la clé de contact et le moteur ‒ mon Dieu, merci ‒ a démarré illico. Il a hurlé en s’accrochant au hayon, les pneus ont patiné et la bagnole est partie en trombe, je roulais en zigzaguant pour le faire lâcher prise. Il a valdingué sur le bas-côté et moi, le nez sur le pare-brise, je fonçais en criant comme une folle pour me défouler de la peur que j’avais eue“.
Angélina en savait maintenant assez. Quand le chrono de sa montre bipa, annonçant le retour de Cachou, elle avait SA preuve. Elle tenait le criminel. Bintje avait bel et bien tué son père et le pilote. Et Cachou cachait dans ce sac de voyage l’argent liquide de l’homme d’affaires assassiné... un bagage encombrant qui les maintenait, elle et Bintje, dans un cercle vicieux : si elle dénonçait Bintje, elle perdait la fortune, mais tant qu’elle aurait le pactole en sa possession, le criminel demeurait une menace terrible.
Sans la moindre hésitation, Angélina fourra le magnéto dans son sac et griffonna un petit mot : “votre magnéto détient la preuve d’un crime. Je vous l’emprunte. Je suis votre amie. Ne craignez rien de moi. Je suis à l’hôtel en face, troisième étage côté cour. Angélina“. Rentrée dans sa chambre d’hôtel, elle se posta derrière sa fenêtre, épiant la réaction de la fille en rouge qui arpentait la pièce en lançant des coups d’œil indécis vers la fenêtre de l’hôtel.
Cachou attrapa une de ces brochures où dominait le bleu outremer, la feuilleta une dernière fois et, soudain, la flanqua sur le sol avant de se précipiter sur son balcon. Elle sentait une certaine euphorie l’envahir, elle renonçait au fric, elle choisissait le bon camp, la peur la quittait enfin. S’appuyant à la rambarde, le regard levé vers Angélina, elle mit ses mains en porte-voix et cria :
– Attendez-moi ! J’arrive !
Au moment où, surgissant d’un bond dans la cour intérieure, Bintje lui fit face un fusil à pompe calé sur la hanche.
Cachou comprit à la lueur glaciale, vertigineusement noire de ses pupilles qu’il allait la tuer quoi qu’elle fît. Alors elle hurla :
— Échec et mat, Bintje !
L’assourdissante détonation fit vaciller Angélina qui, simultanément, vit Cachou exploser contre le mur de l’immeuble, y imprimant une gigantesque étoile rouge. Le rire strident de Bintje la glaça. Laissant tomber l’arme, le tueur prit son élan, enjamba le balcon et pénétra dans l’appartement qu’il dévasta comme un enragé pour trouver le magot. Il découvrit le sac dans l’armoire, l’ouvrit et fit jaillir des billets qu’il jetait en l’air avec des sursauts hystériques. Il plongeait et replongeait la main pour palper sa fortune...
C’est alors qu’il se propulsa en arrière, lâchant tout, en poussant un cri terrifié : il bascula autour de la rambarde du balcon, traversa la courette et fila ventre à terre sous le porche en hurlant.
Angélina, paralysée par l’épouvante, fixait la dépouille ensanglantée de Cachou lorsqu’elle aperçut une chose longue et luisante qui pendait du balcon, qui chuta sur les pavés de la cour pour serpenter furtivement. Elle comprit à cet instant ce que Cachou conservait dans le sac et nourrissait de souris.
Sans doute avait-elle prévu qu’en désespoir de cause un crotale ferait justice.

— Échec et mat, Bintje, répéta Angélina en refermant sa fenêtre tandis qu’une sirène de police résonnait sous le porche de l’immeuble.

jeudi 14 décembre 2017

Une auteure de la team sur la terrasse : Amélie Antoine

1. Votre premier manuscrit envoyé à un éditeur, racontez-nous ?
Après avoir achevé l’écriture de Fidèle au poste, mon premier roman, je l’ai envoyé à beaucoup d’éditeurs par courrier, en espérant qu’un jour quelqu’un m’appelle après avoir eu un coup de cœur pour mon texte… J’ai attendu plusieurs mois, puis j’ai commencé à recevoir des lettres de refus au compte-goutte jusqu’à abandonner l’espoir que ce roman convainque qui que ce soit.
Quelques mois plus tard, j’ai décidé de tenter ma chance en autoédition : je n’avais rien à perdre. Au pire, il ne se passerait rien, et au mieux, mon roman trouverait des lecteurs… J’ai eu la chance incroyable que Fidèle au poste plaise et se transforme en succès… au point qu’ensuite, plusieurs maisons d’édition viennent à moi pour me proposer de le publier… ! C’est comme ça que ce premier roman a débarqué en librairie en 2016, pile un an après sa sortie en autoédition.

2. Ecrire… Quelles sont vos exigences vis à vis de votre écriture ?
J’essaye de toujours chercher (et trouver) des intrigues originales, des structures narratives différentes qui sortent un peu de l’ordinaire. Et je ne commence à écrire que lorsque le squelette du roman me semble solide et crédible, lorsque je me sens en totale empathie avec mes personnages…

3. Ecrire… Avec ou sans péridurale ?
En voici une drôle de question ;) Écrire est-il plus difficile qu’accoucher... Mmm, je dirais que j’écris plus facilement dans la noirceur et la douleur, j’ai un penchant pour le sombre, pour les failles de l’être humain, pour tout ce qui peut le faire basculer du « mauvais » côté... Donc : sans péridurale !

4. Ecrire… Des rituels, des petites manies ?
Hormis le silence pour parvenir à m’entendre penser, rien d’extravagant, je pense... Et la manie de faire des dizaines de petites fiches en amont de l’écriture du roman !

5. Ecrire… Nouvelles, romans, deux facettes d’un même art. Qu’est ce qui vous plait dans chacune d’elles ?
Dans la nouvelle, j’aime l’idée de parvenir à accrocher le lecteur et à le convaincre en peu de temps. J’aime l’idée de chute inattendue, de bouleversement en quelques pages à peine. Dans le roman, j’apprécie la possibilité de pouvoir inventer et développer la psychologie des personnages, de permettre au lecteur de se mettre dans leur peau pendant un temps bien plus long, un temps qui permet davantage l’attachement.

6. Votre premier lecteur ?
Mon père !

7. Lire… Peut-on écrire sans lire ?
Je ne pense pas. Avant d’écrire, j’ai d’abord été une dévoreuse de livres. Et si je lis moins aujourd’hui faute de temps, il n’en reste pas moins qu’il me semble essentiel de pouvoir découvrir ce que font et inventent d’autres auteurs.

8. Lire… Votre (vos) muse(s) littéraire(s) ?
Laura Kasischke, Stephen King, Roald Dahl, Liane Moriarty… Des auteurs que j’admire beaucoup !
Derniers coups de cœur en date : Nous rêvions juste de liberté de Henri Loevenbruck et Le gang des rêves de Luca Di Fulvio.

9. Soudain, plus d’inspiration, d’envie d’écrire ! Y pensez-vous ? Ça vous est arrivé ! Ça vous inquiète ? Que feriez-vous ?
Je suis quelqu’un de très manichéen, alors oui, je sais, tout au fond de moi, qu’il est possible qu’un jour, je me réveille sans plus avoir la moindre envie d’écrire. Je ne le souhaite pas, mais je sais que c’est dans mon tempérament. Et si ça doit arriver, ça arrivera. Écrire est une passion, un besoin, une envie. Que ce soit quelque chose d’éphémère ou pas, quelle importance, au fond ? Je n’écrirai jamais par obligation, par corvée. Advienne que pourra ;)

10. Pourquoi avoir accepté de participer au Trophée Anonym'us ?
J’aime beaucoup l’idée que les nouvelles soient anonymes et que les participants soient à la fois des romanciers publiés et des personnes qui ont envie de se frotter à l’écriture d’une nouvelle... J’ai suivi les deux éditions précédentes en lisant un certain nombre de textes, et quand on m’a offert l’opportunité de participer pour l’édition 2017, j’étais ravie !

11. Voyez-vous un lien entre la noirceur, la violence de nos sociétés et du monde en général, et le goût, toujours plus prononcé des lecteurs pour le polar, ce genre littéraire étant en tête des ventes?
Je n’en suis pas certaine, je me demande même si, au contraire, face à la violence du monde, les lecteurs ne sont pas plus enclins à lire des textes légers et pleins d’espoir... Mais je me dis que peu importe l’état du monde et de notre quotidien, il restera toujours une part sombre chez n’importe quel être humain. Cette facette qui aime le noir, la douleur, la souffrance. Je crois que j’écris des choses assez dures parce que c’est une façon pour moi d’exorciser certaines peurs, de transcender certaines angoisses et de les dépasser par la fiction. Peut-être que les lecteurs ont ce même besoin ?

12. Vos projets, votre actualité littéraire ?
Un roman plutôt noir/polar qui sortira en autoédition en novembre prochain, et un roman de littérature générale qui sortira chez Michel Lafon au printemps 2018 !

13. Le (s) mot(s) de la fin ?
Merci de votre accueil sur le blog, j’ai hâte de découvrir, dans quelques mois, les nouvelles du cru 2017 !


Interview réalisé en collaboration avec le blog Lila sur sa terrasse

dimanche 10 décembre 2017

Nouvelle 12 : Le fil du rasoir





Je m’assieds sur les marches de pierre et regarde mes mains. Elles tremblent. La nervosité, la joie ou le soulagement ? Je ne sais pas. Un peu de tout. Ça y est, les portes de l’espoir s’ouvrent à moi. Est-ce que je réalise ? Je fouille pour la vingtième fois dans la poche de mon blouson et en extirpe la lettre rangée précautionneusement dans l’enveloppe. J’observe l’horizon en comptabilisant mes sacrifices. Les journées jusque tard à bosser comme un forcené, les soirées refusées pour privilégier les révisions, les yeux fermés sur les filles qui me sourient pour ne pas dévier de ma route si studieuse, les potes qui s’éloignent de me trouver trop sérieux. « T’es triste, mon gars », m’a lancé mon copain Andy, la dernière fois que je l’ai croisé. Ça me désole que personne ne comprenne mes priorités. Les études, ça n’a jamais été mon fort et je veux réussir ma vie. Alors je me bats contre mes gènes qui m’empêchent d’être doué pour apprendre. Mais aujourd’hui je tiens ma revanche. Je déplie délicatement le diplôme et savoure chaque mot écrit, en souriant. Il me semble que je viens de gagner quelques centimètres d’estime. Comment vais-je l’annoncer à ma famille et comment vont-ils réagir ? J’imagine le silence empreint de fierté de mon père boulanger, ma mère qui travaille avec lui va me serrer contre son cœur en parlant fort, ses mots couverts par les cris de joie de mon frère Tom, qui ignore tout de la jalousie. Je passe la main dans mes cheveux bruns en réalisant qu’ils sont sales et trop longs. Sans réfléchir, je me lève et file chez le coiffeur.
C’est ma chance, le salon est presque vide. Une brune coiffée à la garçonne, le nez couvert de taches de rousseur m’amène au bac. Je détourne le regard de sa petite poitrine qui tend son T-shirt, de peur d’être submergé par l’émotion. À cette seconde, il me semble que j’ouvre enfin les yeux sur la vie. Tandis qu’elle masse mon cuir chevelu couvert de shampoing qui sent bon l’amande douce, je lorgne avec dégoût mes baskets autrefois blancs et mon pantalon informe d’avoir été trop porté.
J’arrive chez nous juste avant la nuit. Le lampadaire de la rue éclaire l’obscurité et transforme la vitre de la véranda en miroir. Je suis surpris par mon reflet qui s’impose et me présente l’homme que je suis devenu. Une certaine maturité m’habite et mes nouveaux vêtements n’y sont pour rien.

***

Mon frère Tom veut fêter ça, dignement. Il propose un programme qui me donne le tournis. Départ à deux voitures pour récupérer Alice, Véro, Sybille, Nina et Jérémy, le frère de cette dernière. Soit il lit dans mon cœur, soit il est télépathe, cette année j’ai été secrètement amoureux de ces quatre filles mais Nina a ma préférence du moment. Dîner chez le Mexicain, balade avec quelques bouteilles au bord du fleuve puis boîte de nuit. Jérémy et moi, nous sommes les seuls à avoir notre permis. Mon frère, bienveillant et généreux, s’arrange pour que les filles montent avec moi.
Le poulet pimenté du Mexicain a le goût de la victoire. Surtout quand Nina approche sa bouche et d’un coup de langue enlève une miette de mes lèvres. Décharge dans mon corps. Je glisse mon bras autour de sa taille et la serre contre moi. J’attends que nos regards se croisent. « Oui », je lis dans sa rétine. Je me ressers de tacos pour me donner une contenance. Je ne réfléchis plus. Ce soir sera inoubliable. Je n’imagine pas combien.

***

Je commence à m’inquiéter un peu après minuit. Nous sommes partis ensemble des quais mais je suis le premier à arriver au Club31, la boîte de nuit. J’appelle mon frère sur son portable mais il ne répond pas. Jérémy non plus. Pourquoi s’en faire ? Le frère de Nina ne boit pas une goutte d’alcool. Après quinze minutes, je prends la voiture et fais la route en sens inverse. Nina m’accompagne. Tandis que les phares s’enfoncent dans la nuit, une boule étreint mon plexus. Les secondes tombent une à une dans le sablier de mon angoisse. Soudain, là, sur le bas-côté, une voiture blanche repose sur le capot. Elle n’y était pas à l’aller. Mon cerveau explose et me souffle que c’est impossible. Une musique sort de l’habitacle défoncé et déverse sa bonne humeur avec indécence.

***

Après l’enterrement, je regarde la ville qui se délite. L’immeuble où j’ai passé tant de temps à étudier se lézarde de toutes parts. Les filles ne m’intéressent plus, même Nina qui s’est éloignée de moi. Son frère a eu un traumatisme crânien mais il s’en est finalement sorti. Il faut croire qu’un drame effraie. La peur d’une forme de contagion, sans doute. La meilleure preuve, c’est qu’un clochard vient de s’installer non loin de la boulangerie de mes parents. Chaque fois que je le croise, j’ai envie de l’insulter. Comment peut-on ne rien faire de sa vie alors que d’autres qui ne demandaient qu’à travailler, sont morts ? Ça me met hors de moi. Tous les prétextes sont bons pour que ma colère s’exprime. En réalité, j’enrage parce que les autorités piétinent. La personne qui a provoqué l’accident mortel ne s’est pas arrêtée. Malgré les circonstances aggravantes d’un délit de fuite, l’enquête se fige dans une gangue que je n’arrive pas à digérer. Il est évident qu’il s’agit du fils d’un notable. Le criminel est protégé. Puisque tout le monde rechigne à trouver le coupable, ma décision est prise : je vais mener les investigations.

***

Le journaliste qui travaille pour le quotidien régional qui a couvert le drame, est formel. Des traces de peinture gris-anthracite ont été récoltées sur le véhicule accidenté. Lorsque j’arrive enfin à le rencontrer, il m’indique avoir lu ce détail dans le rapport de police auquel il a eu accès. J’interroge Jérémy, le frère de Nina. Il m’affirme avoir vu une grosse bagnole, une berline de type Mercédès ou BMW, juste avant le choc. C’est la dernière chose dont il se souvient, mais il en est certain. On l’a consulté sur ce point mais l’information n’a été relayée nulle part. Preuve que quelqu’un sait qui a fait le coup. La piste du mec friqué se confirme. Pour la couleur, il faisait nuit et il hésite entre le gris, le bleu marine ou le noir. Le journaliste n’a pas menti. J’avance.

***

J’entreprends de photographier toutes les grosses voitures sombres que je croise et je les suis dans le véhicule de mes parents en espérant qu’elles m’amèneront au coupable. Je parcours la région et me retrouve à deux occasions à plus de cent kilomètres de chez moi. Une fois arrivé devant un supermarché, une entreprise ou le portail d’un particulier, je reste la bouche ouverte, à me demander ce que je peux faire de plus. Je référence 156 véhicules en trois mois. Ça ne mène à rien, mais ça m’occupe. J’ignore comment passer à l’étape suivante : trouver les identités des propriétaires et vérifier s’ils ont eu un accident.

***

Un jour, j’ai une idée. Armé de mon listing avec photos et numéros d’immatriculation, je me rends dans les garages du coin et leur explique la situation. Cinq mois sont passés depuis l’accident mais personne n’a oublié. Je leur demande s’ils ont réparé une voiture familiale, les jours qui ont suivi la mort de Tom. Malgré leur bonne volonté, je fais chou blanc. Il y a bien eu des contrôles techniques, des révisions, mais aucune n’a été réparée suite à un accident.

***

Je sombre dans le désespoir. Six mois passent. Cela fait bientôt un an que mon frère est décédé. Depuis des semaines, je me réfugie sous la couette sans rien faire. Ma mère entre dans ma chambre.
— Il faut continuer à vivre. Nous avons perdu un fils, je ne veux pas en perdre un deuxième. Il faut te ressaisir. Allez, arrête de te laisser aller. Tu as un diplôme maintenant, je sais que c’est difficile, mais tu dois reprendre goût à la vie et faire le métier pour lequel tu t’es formé. Elle me serre contre elle et nous restons collés ainsi de longues minutes. J’admire son courage. Mon père n’est plus que l’ombre de lui-même. Où une mère trouve-t-elle l’énergie de remonter les batteries de toute sa famille alors qu’elle a perdu la chair de sa chair ? Je ne peux pas la laisser seule à se battre contre les moulins du désespoir. Je me lève et m’approche du miroir de la salle de bain. Je caresse ma barbe que j’ai laissé pousser. Lentement, je prépare la mousse et l’applique au blaireau sur mon menton. Reproduisant les gestes que mon père m’a appris il y a longtemps, à l’époque des jours heureux, je me rase consciencieusement. J’ai changé de visage. Vieilli, peut-être. L’instant d’une seconde, je ne peux m’empêcher de songer que mon frère Tom ne pourra plus jamais se contempler dans une glace et raser sa barbe. Je ferme les yeux et essaie de refouler ma tristesse. J’enfile un jean propre, une chemise, un pull et sors en ville. Le froid me saisit, mais cette morsure de l’hiver me réveille.
Je déambule et mes pas me mènent, presque par automatisme, devant la boulangerie de mes parents. Comme d’habitude, le clochard est là. Il n’a pas choisi l’endroit par hasard. S’il y a une chose positive que l’on doit à François Hollande durant son quinquennat, c’est ça : les commerces ont désormais le droit de donner la nourriture périmée mais encore bonne, aux nécessiteux. Avant, on devait tout jeter. Bref, presque tous les soirs, ce pauvre type obtient de mes parents un gâteau un peu sec que personne n’a voulu. D’une certaine manière, il leur doit la vie. Je l’observe. Il est si jeune. Un adolescent. Nos regards se croisent. Depuis quand est-il là ? Et soudain, c’est l’évidence. Ce mendiant a commencé à trainer en ville trois jours après l’accident de Tom. J’ai la solide intuition qu’il sait quelque chose au sujet de la mort de mon frère. Et s’il en était responsable ? Non, c’est impossible. Je cherche un nanti, pas un mendiant ! Il sait quelque chose, il sait quelque chose. J’en suis sûr. Je m’approche de lui. Il me tend maladroitement un carton sur lequel est écrit : « Un peu d’argent pour vivre s’il vous plait ». Il est si sale et abîmé par les bagarres de rues que son visage n’a plus forme humaine. Je suis incapable de dire si je le connais ou pas mais quelle importance. Ce rejet de la société va me dire ce qu’il a vu. Je prends sur moi pour m’approcher encore et lui parler.
— Comment tu t’appelles ?
— Florian.
— Tu es jeune pour être à la rue…
Il baisse la tête et ne répond pas.
— Comment tu en es arrivé là ?
Il hausse les épaules, ouvre un œil abîmé et me regarde, l’air de juger s’il peut me faire confiance. Je lui souris de toutes mes dents, comme un crocodile avant de mordre.
— De toutes les manières, j’ai plus rien à perdre, ajoute-t-il en essuyant ses yeux qui perlent et dessinent une trainée blanche dans la crasse de ses tempes.
Je garde le silence, le souffle court. Un murmure sort de ses lèvres.
— J’ai fait une énorme connerie. Je suis un monstre. J’ai tué quelqu’un avec la voiture de mon père. Je me suis enfui. J’aimerais tellement être mort à sa place, achève-t-il en éclatant en sanglots.
Mille pensées traversent mon esprit. Je vais le battre, l’étrangler. Le piétiner jusqu’à ce qu’il disparaisse sous terre. Ma gorge et mes poings se serrent. J’ai vraiment envie de le tuer. Je le saisis par le col et le plaque au mur.
— Tu m’as volé mon frère !
Ses yeux s’écarquillent.
— Venge-le, qu’on en finisse, me dit-il.
Mon visage est à dix centimètres du sien. Il pue la merde et j’ai un spasme de dégoût. Sur son menton, quelques poils frisent et poussent maladroitement. Je réalise qu’ils n’ont jamais été coupés par le geste sûr d’un père aimant. Je le lâche et fais un pas en arrière.
— Pourquoi tu vis dehors ?
— J’ai avoué à mes parents ce que j’ai fait et mon père m’a mis à la porte. Il m’a dit que je déshonorais notre famille, que je ne méritais plus de vivre sous leur toit et que je n’étais plus leur fils.
— Ils t’ont abandonné ?
— Oui.
— Depuis combien de temps ? dis-je en connaissant la réponse.
— Dans trois jours, ça fera un an.

***

Florian m’explique qu’il avait bu et n’avait pas son permis. Suite à un pari stupide, il avait pris le volant jusqu’à croiser la route de Tom. Son père avait détruit la voiture pour que sa famille ne soit pas impliquée, avant de renier son fils à jamais. Il avait seize ans au moment des faits et n’a revu ni sa mère ni sa sœur depuis lors. Il a tellement honte de ce qu’il a fait qu’il refuse de réagir et qu’il se laisse sombrer dans la misère.
— J’attends que la mort me délivre, souffle-t-il en courbant le dos.
Alors je prends une décision étrange. Je l’incite à se lever et le maintiens par le bras. Son pas est fragile. Sans un mot, je l’emmène chez moi. Je ne sais pas pourquoi. C’est comme si la main de Tom se posait sur mon épaule et me guidait.

***

Mes parents nous dévisagent, bouché bée.
— Je suis le meurtrier de votre fils. Je suis un minable. Je vous demande pardon. Jamais… jamais je ne pourrai me remettre de ce que je vous ai fait.
Le gamin se retient de pleurer. Je sais qu’il ne s’en donne pas le droit. Pas devant mes parents dont les yeux sont encore irrités à force d’être essuyés par des mouchoirs de papier. Ils observent le pantalon trop court et miteux du jeune garçon qui a continué de grandir loin de son foyer, ses pieds noirs et nus parce qu’on lui a volé ses chaussures, ses cheveux emmêlés de n’être plus coiffés et ces petits poils de barbe non coupés qui montrent qu’il est coincé entre l’enfance et l’âge adulte. On devine sa maigreur sous un T-shirt troué couvert d’auréoles grises. Je leur explique le désespoir du gosse qui tremble de peur.
Ma mère, habituellement volubile ne dit mot. Elle esquisse un pas vers cet enfant abandonné mais se retient. Sa maternité a parlé. Reste la réaction de mon père. Coutumier des silences, il lève le menton et déglutit avant d’ouvrir lentement la bouche.
— Tu es ici chez toi.



jeudi 7 décembre 2017

Un auteur sur la terrasse : Sylvain Forge

1.      Votre premier manuscrit envoyé à un éditeur, racontez-nous ?

Comme beaucoup d’auteurs en herbe, j’ai essuyé beaucoup de refus avant de trouver un petit éditeur qui accepta mon texte. C’était à compte d’éditeur, je tiens à le préciser. Le seul problème, c’était l’absence totale de promotion et de diffusion. Les livres étaient en ligne et c’est tout. Depuis, les droits ont été repris par les Éditions du Toucan et l’ouvrage, pratiquement réécrit a eu une nouvelle vie ; aujourd’hui j’ai même le plaisir de le voir nominé pour un prix prestigieux.

2.         Écrire… Quelles sont vos exigences vis-à-vis de votre écriture ?

Une bonne histoire (je vais en parler un peu plus loin), d’abord et surtout. Ensuite : un style honorable qui ne gâche pas le récit, surtout. Je m’efforce d’avoir une plume fonctionnelle, je ne prétends pas au style.

3.         Écrire… Avec ou sans péridurale ?

Ma femme a accouché de jumeaux et par respect pour ses efforts, je n’emploierai pas le terme de péridurale ici, écrire n’est quand même pas aussi douloureux ;) Mais c’est parfois difficile, en effet. Je considère qu’écrire est véritablement un travail, un métier. C’est ainsi que j’aborde la chose.

4.         Écrire… Des rituels, des petites manies ?

J’ai mon stylo fétiche qui me sert à prendre des notes dans un gros carnet, c’est ma boîte à idées. Sinon, j’écris où je peux, quand je peux, souvent avec des bouchons dans les oreilles.

5.         Écrire… Nouvelles, romans, deux facettes d’un même art. Qu’est-ce qui vous plaît dans chacune d’elles ?

Ce que j’aime avant tout — quel que soit le format retenu — c’est raconter des histoires ; c’est un noble art, indispensable aux hommes, comme en témoignent les peintures rupestres et tout ce qui a suivi, jusqu’aux séries américaines, en passant par les contents de fée. Une histoire nous aide à vivre. Voilà pourquoi les déportés écrivaient de la poésie ou lisaient Victor Hugo ! Quand on pense que la 7e saison de Game of Throne a été piratée 1 milliard de fois… les hommes veulent des histoires. Encore faut-il raconter de bonnes histoires. C’est là que le métier d’auteur est passionnant.

6.         Votre premier lecteur ?

Ma compagne, attentive aux fautes, longueurs et incohérences de tout poil.

7.         Lire… Peut-on écrire sans lire ?

D’un point de vue technique, certainement. Mais pour ce qui est d’écrire un livre publiable, je ne vois pas comment il est possible d’écrire sans lire de concert. Dans le domaine du polar, où tant de choses ont déjà été écrites, innover implique de mettre en place de bons mécanismes dramaturgiques qu’on ne peut s’être bricolés qu’après avoir lu la prose des autres.

8.         Lire… Votre (vos) muse(s) littéraire(s) ?

Pas de muse, mais de nombreux échanges avec une amie toulonnaise, Isabelle, qui m’a inspiré un personnage féminin et récurrent dans 3 de mes livres : Isabelle Mayet.

9.         Soudain, plus d’inspiration, d’envie d’écrire ! Y pensez-vous ? Ça vous est arrivé ! Ça vous inquiète ? Que feriez-vous ?
           
Le manque d’inspiration, je connais parfois ça au milieu d’un récit, entre deux scènes. Il me manque quelque chose pour raccorder deux maillons de mon histoire. Une seule chose à faire : prendre du recul, ne pas paniquer, laisser l’inspiration revenir en gardant un carnet et un stylo à portée de mains. Je touche du bois, l’inspiration est toujours revenue.

11.      Pourquoi avoir accepté de participer au Trophée Anonym'us ?

Parce qu’il devient de plus en plus renommé, parce qu’écrire des nouvelles m’apprend à synthétiser mes histoires : un bon exercice pour moi, toujours tenté par les intrigues chorales et labyrinthiques. Parce qu’il y a des auteurs de prestige dans la liste des participants.

12.      Voyez-vous un lien entre la noirceur, la violence de nos sociétés et du monde en général, et le goût, toujours plus prononcé des lecteurs pour le polar, ce genre littéraire étant en tête des ventes?

Les enfants adorent avoir peur avec les histoires de sorcière et sans doute que les adultes aussi. Mais l’explication est sans doute à chercher du côté des femmes : selon les études, 70 % des lecteurs seraient des lectrices… de polar pour la majorité d’entre elles. Elles cherchent la transgression et le frisson, tout en restant assises dans leur fauteuil. Peut-être que la littérature blanche est devenue nombriliste et que le polar, quant à lui, n’a pas renoncé à raconter des histoires. Les histoires… toujours.

13.      Vos projets, votre actualité littéraire ?

Un polar cet automne qui fera suite à « un parfum de soufre » paru il y a quelques années aux Éditions du toucan.

14.      Le (s) mot(s) de la fin ?

Écrire et faire publier des textes, voilà une tâche bien ardue quand on travaille toute la semaine et qu’on est papa d’une famille nombreuse, mais quel bonheur ! J’espère avoir un jour plus de temps pour écrire et surtout continuer à tenir la plume le plus longtemps possible.


Interview réalisé en collaboration avec le blog Lila sur sa terrasse

dimanche 3 décembre 2017

Nouvelle N°11 La burqa invisible

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Peut-on être à la fois la première et la dernière femme, c’est le genre de question qui vous vient à l’esprit alors que vous tenez dans votre bouche le canon d’un fusil de chasse. Celui de votre mari. Et que votre salive, mâtinée d’huile et de résidus de poudre vous coule dans le décolleté. Peut-être qu’en pressant la détente, avec le gros orteil de votre pied droit, c’est toutes les femmes que vous suicideriez. Enfin c’est une façon de parler. À cet instant tout vous semble limpide, et les raisonnements jusqu’alors interdits vous apparaissent dans une effarante simplicité.
Vous avez solidement noué une serviette de toilette autour de votre tête. Ce n’est pas que vous appréciez particulièrement le papier peint, c’est plus une question de respect. Vous ne savez pas ce que ça peut donner un coup de feu dans un crâne, au milieu d’une chambre à coucher d’à peine douze mètres carrés. Vous ne savez pas qui vous verra dans cet état, qui entrera dans la pièce, qui chargera votre dépouille, qui nettoiera les salissures. Aussi vous avez patiemment épilé vos cuisses et vos mollets. Votre jambe nue en suspension, qui sourd d’entre les pans de votre peignoir beige et dont l’extrémité repose sur la détente de l’arme de votre mari, se pare de reflets satinés. Vous êtes belle.
Vous avez couché le petit, cette fois vous n’avez pas cherché à abréger l’histoire, vous avez pris le temps de lire, malgré les sanglots dans la voix. Jusqu’au bout. Le retour victorieux du chevalier, la façon altruiste avec laquelle il distillera sa semence, pour que la belle qui l’attendait enfante dans la douleur, et nage dans le bonheur.
Vous avez vidé le contenu de vos intestins. Trois fois rien. Vous aviez à peine grignoté depuis le matin de la veille, en prévision. Vous ne voudriez pas que dans un ultime relâchement vos sphincters gâchent la perfection de votre sortie.
Puis vous avez pris une douche très chaude, très longue. Jusqu’à vider le ballon. Le jet puissant a lavé votre sexe impur. En sortant, la buée avait ravivé d’anciennes traces sur le miroir. Un message du bout du doigt, que vous aviez effacé quelques heures après l’avoir rédigé. Un message pour votre mari, datant d’avant la naissance du petit. Un message d’adieu qui n’avait pas servi.
Ensuite vous avez voulu boire un thé, mais la boite en carton contenant les sachets était vide. Vous avez noté de votre écriture penchée, Thé, sur la liste, avant de réaliser votre bêtise. Vous avez rayé nerveusement le mot, puis en relisant, vous avez voulu éliminer les commissions vous étant uniquement destinées. Il n’y avait qu’un seul article, Tpns, que vous n’avez pas réussi à barrer. Vous étiez victime d’une solide pudeur concernant ce qui avait trait à votre intimité. Vous auriez pu dire tampon, naturellement, et l’écrire en toutes lettres sur la liste des courses. Vous auriez pu dire j’ai mes règles, vous auriez pu dire clitoris, ou même vagin, ou grandes lèvres, vous connaissiez ces mots. Mais ils vous semblaient sales ou prohibés. Votre mari pouvait dire bite autant qu’il le voulait.
Faute de thé, vous avez bu de la grenadine dans un verre à moutarde orné d’une tortue rigolarde. Ensuite vous avez rangé votre nécessaire à couture, et vous êtes résignée à faire brûler le chandail non achevé dans le poêle à granulés. Malgré l’interdiction formelle d’encrasser la vitre de l’appareil, vous avez jeté au feu les pièces de lingerie trop vulgaire que votre mari vous faisait porter.
Il restait quelques miettes sur la toile cirée, sur lesquelles vous avez passé l’éponge. Puis vous êtes montée. Vous avez regardé le sommeil de votre fils, puis l’avez enfermé de l’extérieur, laissant la clef sur la porte de sa chambre.
Dans le couloir, sur le râtelier, il ne restait que le fusil de gros calibre. Celui pour les battues. Votre mari avait pris l’autre pour sa ronde. Vous avez trouvé deux balles, dans le tiroir de sa table de nuit. Deux balles longues, effilées, de celles qui terrassent les sangliers, que vous avez glissées dans l’arme. Instinctivement, sans même en avoir vu la démonstration auparavant. Comme une chose que l’on apprend en la faisant. Un geste naturel.

Vous essayez d’avaler votre salive, votre gorge se collapse et le goût du fer vous descend le long de la trachée. À cet instant, vous n’avez pas honte de le penser, vous taillez une pipe à la mort. Après tout, vous vous êtes livrée si souvent à cet exercice sur l’appendice de votre mari que les muscles de votre mâchoire y sont comme habitués. Le matin, il ne peut pas quitter le lit sans avoir craché sa purée. Ce n’est qu’une fois le devoir achevé que vous pouvez vous lever, rincer votre bouche, réveiller votre fils et préparer le petit déjeuner. Votre mari traîne encore quelques minutes, vous mettez à chauffer son café au lait lorsque vous entendez son pas lourd dans l’escalier.
Après neuf heures, la maison est plus calme. Votre mari a pris le Land Rover pour aller travailler, vous avez déposé le petit à l’école, à pied. Le directeur vous a fait quatre bises, à l’entrée.
En l’absence de votre mari au foyer, vous devez prendre garde à ne pas trop user les choses. Quand on ne rapporte rien, on évite de coûter. Votre mari surveille les factures d’eau, de téléphone ou d’électricité. Une règle tacite réserve l’ordinateur à un usage familial, par opposition à individuel ou solitaire. C’est votre mari qui en autorise l’accès en composant le code secret. Vous pouvez dès lors vaquer à vos recherches, tant qu’il est présent au foyer.
À midi vous allez chercher le petit, le faites manger à la maison, jambon purée, haricots beurre, pâtes au poulet, puis le redéposez à l’école. Cet aller-retour à lui seul justifie votre présence quotidienne au domicile. L’après-midi vous tentez de produire, pour justifier votre rôle, et pour tuer le temps. Vous repassez une pile de linge, les draps, les nappes, les slips. Vous repassez sans vous poser de question. Le mercredi, vous accompagnez le petit à l’entraînement de foot. Vous laissez l’entraîneur vous faire du gringue. Après vous nettoyez la terre, sur l’équipement bariolé.
Le soir, vous préparez le dîner à heure fixe. C’est votre mari qui allume la télévision, toujours. Il dit putain de sauvages dés qu’apparaît sur l’écran un visage d’une couleur différente de la sienne. Il dit, regarde-moi ces putains de sauvages ! Il tend son verre, vous y versez du vin. Ils savent rien faire d’autre que s’entre-tuer. Il s’installe dans son fauteuil quand vous allez coucher le petit. Le reste de la soirée, vous avancez vos travaux de couture, ou survolez le programme télé. Votre mari regarde un jeu japonais, sur une chaine étrangère, en disant regarde-moi ces putains de niakoués. Votre mari regarde des femmes dénudées qui nettoient des voitures de sport, il souffle et dit tu vois, c’est comme ça qu’il faut que tu laves le Land. Votre mari regarde des arrestations policières en anglais, et rit bruyamment. Votre mari regarde des reportages animaliers où des rhinocéros se grimpent dessus. Votre mari regarde des films avec des explosions démesurées. Votre mari regarde des matchs de sport. Votre mari regarde comment on survit dans la jungle.
Quand il s’endort, vous en profitez pour naviguer maladroitement sur internet. Les sorties culturelles de votre ville, juste pour vous tenir informée, les coins du monde que vous ne verrez jamais, les robes que vous ne porterez pas. Vous vous attardez une nouvelle fois sur l’itinéraire qui mène chez votre sœur. Un refuge isolé, à mi-chemin entre Perpignan et Barcelone. Un village de pêcheur, amalgame du mur blanc sur mer turquoise. Vous pourriez lui écrire si vous osiez. Vous effacez consciencieusement l’historique de navigation, avant d’éteindre la machine, et votre cœur s’autorise à ralentir la cadence.

Assise au bord du lit comme au bord de la vie, vous attendez. Le tube d’acier au fond de la bouche, plus raide que la plus raide des bites. Vous attendez d’entendre le moteur diesel du Land, ses larges roues faire crisser les cailloux de l’allée.
Vous avez une crampe à la hanche, les larmes vous brûlent les yeux, l’acidité vous ronge l’estomac, mais vous gardez la pause. La jambe nue en suspension, muscle bandé. Le gros orteil sur la queue de détente, les deux mains qui cramponnent fermement le canon de l’arme, la crosse de bois sculpté appuyée contre la moquette. Vous attendez que votre mari ait terminé sa ronde, pour qu’il vous trouve ainsi tout éparpillée. Pour ne pas laisser votre fils tout seul, prisonnier dans sa chambre, réveillé immanquablement par le coup de feu. Pour que votre mari le premier se confronte à l’odeur inconnue de ce que renferme votre crâne.
Votre mari est parti après le dîner. Avec d’autres voisins, ils forment un comité de vigilance citoyenne. Ils se retrouvent certains soirs, avec des morceaux de câbles électriques épais comme des matraques, et des fusils pour le petit gibier. Comme dit votre mari, le pire c’est que c’est moi qui aurais des ennuis si j’en tue un. C’est le monde à l’envers ! Quand on met le monde à l’envers, les gens des pays qu’on retourne, ils atterrissent chez nous. Et ils se croient tout permis. En tout cas c’est ce qui se dit. Ici, on n’est pas des barbares, dit votre mari plein de certitude, en remplissant sa cartouchière. Ils ont vu passer le permis de construire, à la mairie. Votre mari le sait de source sûre, par l’un de ses collègues de battue. Une mosquée haute comme un immeuble, avec minaret, fioritures et tout ce qui s’en suit.
Le dimanche vous vous habillez, vous mettez du rouge à vos lèvres. Le petit porte son gilet. Votre mari met ses chaussures de ville, que vous avez cirées. Vous apercevez succinctement le monde, un peu flou, derrière les fenêtres du Land. Puis tout de redevient sombre. Vous écoutez le prêche, vous donnez quelques pièces cuivrées, vous priez, vous chantez, prenez la communion pour vous nettoyer de la semaine, et rentrez préparer le repas. L’après-midi n’en finit pas, il faut occuper le petit. Votre mari s’installe dans son fauteuil. Votre mari regarde les skieurs chuter. Votre mari regarde les fonds marins. Votre mari regarde des reportages où des noires se lissent les cheveux, où des Chinoises se font débrider les yeux par des chirurgiens brésiliens, où des gens n’ont pas à manger. Puis vous dormez, et la semaine reprend son cours. Au réveil vous prenez dans votre bouche le sexe de votre mari, qui a le goût rance de l’urine séchée. Vous avalez le sperme qui en jaillit, et y reconnaissez le poivre du dîner dominical.

Dans votre pose de violoncelliste, vous attendez le ronron du moteur, qui ne devrait plus tarder. Votre salive dessine un mince filet sur le double canon de l’arme. Votre jambe est ankylosée. Peut-on être un peu toutes les femmes, vous vous demandez. À la fois la première et la dernière de l’humanité. Peut-on être une minorité alors que mathématiquement le nombre de vos semblables surpasse celui des hommes. Peut-on mourir sans tuer les autres, juste pour soi, en privé.
Vous êtes la première de votre mari, il vous l’a toujours affirmé. Vous n’avez pas connu d’autres hommes, de votre côté. Cela aurait pu arriver pourtant, après la mort de votre père, votre mère insistait pour que vous rencontriez d’anciens camarades de classe qu’elle retrouvait pour vous. Elle insistait au téléphone, avant la naissance du petit, pour que vous la visitiez. Avec votre mari même, la porte était ouverte. Avant qu’elle ne se mette à dérailler complètement, quand il était encore temps de communiquer. Avant que la tyrannie muette de votre époux ne vous accule. Avant que vous ne vous abandonniez à la paresse d’une soumission sans condition. Avant qu’il faille lâcher le travail au cabinet, parce que votre ventre s’arrondissait. Vous preniez les rendez-vous du médecin, occupiez le bureau à l’accueil, tout le monde savait qui vous étiez. Vous viviez alors sous le joug d’un autre homme, certes, mais d’un homme respectable et respecté. Vous aviez une identité. Vous parliez avec des adultes, vous vous sentiez utile à la petite société alentour. Certains hommes vous souriaient, malgré l’angine ou l’angoisse du verdict d’une analyse. Aujourd’hui vous n’êtes plus personne.

Vous croyez l’entendre, puis vous l’entendez. Le Land qui déchire la nuit dans un craquement d’engrenage. Vous affermissez votre position. Étirez votre orteil dans le vide, avant de le remettre en place. Peut-on passer à côté de sa vie, et le réaliser quand on n’a plus la force de la rattraper. Votre mère vécut pour se taire, pour encaisser les coups. Votre mère vous mit au monde, vous et votre sœur, et sombra dans la démence peu après la mort de votre père. Peut-on par son absence manifester ostensiblement son refus de s’inscrire dans la reproduction d’un schéma erroné. Suffit-il de mourir pour que le sort se rompe. Peut-on être une et toutes. Peut-on mourir pour rien. Vivre pour pas grand-chose.
Vous pleurez. La portière du Land claque, et vous entendez le pas lourd de votre mari qui rejoint la porte d’entrée. Vous jaugez son taux d’alcoolémie au temps qu’il met à déverrouiller la serrure. Comme il enlève ses chaussures près du portemanteau, vous n’entendez plus rien de sa progression, avant qu’il ne gagne l’escalier. Les marches craquent, vous les comptez. Cinquième, sixième, quart de tour sur le petit palier. Vous frissonnez et vos dents claquent sur le métal du canon. Vous tentez de resserrer l’étreinte, mais votre mâchoire ne répond plus. Vous bavez sur les pans de votre peignoir beige sans parvenir à avaler votre salive. Votre chevelure vous démange, sous la serviette enroulée.
Votre mari progresse dans le couloir, s’arrête devant la porte du petit. Vous allez presser la détente. Vous allez le faire. Peut-on franchir le pas. La plante de votre pied se contracte, vous forcez. Ça ne veut pas, vous vous y reprenez à deux fois. En plaçant la jambe sur le côté, pour que la prise soit meilleure.
Votre mari se tient dans votre dos, qu’est ce que tu fous, il dit. Et avant que vous n’ayez le temps de réaliser, vous vous tenez debout, face à lui. Le fusil non plus braqué contre vous mais en direction de sa poitrine. Il a rangé le sien dans le râtelier, et défait la ceinture de son pantalon de velours.
Vous relevez l’arme, la tenez parallèle au sol à hauteur de votre épaule. Vous fermez un œil. Qu’est ce que tu fous, bordel, il dit entre ses dents serrées. Quelque chose en vous refuse d’obéir. Vous devriez répondre pourtant, vous le savez. Reposer l’arme. Son sourcil est froncé, sa voix est dure. Il ne vous en faut pas tant d’ordinaire. Il veut dire autre chose, mais ne parvient pas à articuler. Son pantalon lui tombe sur les chevilles. Vous placez le canon dans l’axe de son regard.
Vous tirez.

Comme vous avez fermé les yeux quand le coup a tonné, vous les rouvrez. Le mur est constellé de taches de sang et de matière plus épaisse, il y en a jusque dans le couloir dont la lumière est restée allumée. Votre mari est tombé comme un sac de linge. Vous faites un pas. Osez. Apercevez sa tête, l’œil blanc exorbité sur la moitié restante de son visage. Vous tâtez d’un pied nu sa cuisse pileuse, pour voir ce que ça fait. Et reculez, prise d’un vertige.
Vous l’avez tué.
L’arme est toujours braquée, vous la baissez. Vous respirez de nouveau, comme réchappée d’une longue apnée. Vous sentez le rouge qui monte à vos joues, vos oreilles qui chauffent. Vous entendez les petits pas dans le couloir. Les petits pieds nus qui font des traces dans le sang chaud de votre mari. Votre fils apparaît dans l’encadrement de la porte de votre chambre à coucher d’à peine douze mètres carrés.
Votre mari a dû ouvrir la porte que vous aviez fermée de l’extérieur, pour l’embrasser avant d’aller se coucher. Le petit ne bouge pas, n’a pas l’air sûr de ne pas être en train de rêver. Son lapin dans la main, qu’il tient par les oreilles, comme un vrai. Son pyjama Spiderman bleu, avec les surpiqûres rouges et le motif un peu craquelé sur la poitrine. Il ne dira rien. Le petit n’est pas un bavard. Un taiseux, comme son père. Un capricieux dont il faut deviner les vœux.
Vous videz vos poumons. Les remplissez fébrilement. Le petit ne doit pas voir ça. Peut-on grandir avec la mort.
Vous rechargez l’arme d’un geste habitué, en tirant la culasse pour faire monter la seconde balle. Surtout vous ne voulez rien dire à cet instant. Vous vous taisez. Vous visez la tête. Non, vous ne pouvez pas faire cela. Vous visez le petit cœur.
Vous tirez.
Quand vous ouvrez les yeux, le corps a glissé dans le couloir. Il s’est tassé contre le mur. Petit amas de chair rouge et bleu. Surhomme, super héros, mi-enfant mi-araignée, jambon purée, haricots beurre, pâtes au poulet, chocolat au goûter.
Peut-on rester calme. Peut-on ne pas craquer.
Quand vous songez à tourner l’arme contre vous, vous réalisez qu’elle est vide. Peut-on être un peu toutes les femmes.
Vous posez l’arme sur le lit, ôtez le peignoir beige, et dénouez la serviette autour de votre tête. Vous voilà nue. Toute nue. Devant tout le monde. Vous piochez dans l’armoire, une culotte, des bas. Vous vous habillez.
Vous êtes étrangement calme. Dans la commode, sous les chaussettes vous trouvez la boite en fer blanc. Vous en dévissez le couvercle, en sortez quatre beaux billets. Pour les péages, et pour l’essence. Dans la glace vous êtes belle, malgré la sueur qui fait briller vos tempes.
Vous enjambez froidement les corps, le fusil cassé sur l’épaule. Éteignez les lumières et longez le couloir. Vous descendez les escaliers. En enfilant vos chaussures fermées, vous peaufinez les derniers détails. Vous connaissez l’itinéraire. L’autoroute vers le sud. Les Pyrénées-Orientales. La frontière espagnole. Avant l’aube vous serez chez votre sœur. Réfugiée.
Le fusil, vous le laisserez en passant. Derrière un club de la Jonquera, il trouvera preneur qui ne parlera pas.
Vous prenez les clefs du Land, dans le vide-poche de l’entrée. Vous attrapez votre châle, sur le portemanteau. Vous couvrez votre tête, vos épaules, vous vous cachez. On ne voit que votre regard paniqué.
Vous réfléchirez dans la voiture. Pour l’instant vous agissez.

Vous sortez, refermez derrière vous. Double tour. Clef dans la poche de votre veste. La nuit est douce pour la saison. Vous actionnez l’ouverture centralisée du Land, et soulevez le haillon du coffre. Vous cachez le fusil dans la couverture du chien, et vous sursautez.
Lève les mains, vous entendez dans votre dos. Lève les mains, j’vais pas l’répéter. Vous connaissez la voix. C’est celle du généraliste pour qui vous travailliez auparavant. Vous vous exécutez en vous retournant.
Quatre hommes du comité de vigilance citoyenne se tiennent fièrement devant vous. Vous les reconnaissez malgré les passe-montagnes. Le médecin, le collègue de battue de votre mari qui bosse à la mairie, l’entraîneur de foot du petit, et le directeur de l’école maternelle. Ils tiennent des barres de fer, et des pistolets à grenaille. On a entendu des coups de feu, qu’est ce qui s’est passé, demande le médecin. Garde les mains bien levées, ajoute le directeur. Et enlève ce truc. Vous laissez tomber votre châle. Pourquoi n’est-on visible que quand on est cachée. Vous voudriez disparaître. Laissez-moi partir, vous dites. L’entraîneur éclate de rire. Si vous me tuez, c’est vous qui aurez des problèmes, vous ajoutez. Les hommes se rapprochent. Ils brandissent leurs barres de fer. Donne-nous les clefs.

Quand votre tempe rencontre les cailloux de l’allée, vous prenez conscience de la douleur foudroyante à votre genou. Le coup a dû vous briser l’articulation. Allez voir dans la maison, dit l’entraîneur de foot du petit en attrapant le trousseau dans votre poche. Je reste avec elle. Pas qu’elle nous file entre les pattes. L’entraîneur lance les clefs, les trois autres s’éloignent, et vous sentez déjà les doigts épais soulever le tissu de votre jupe, déchirer votre bas, tirer l’élastique de votre culotte. On a beau se croire toutes les femmes, on n’en est pas moins seule.