Adra
a toujours détesté la pluie. Quand le ciel crache gris, il lui
pousse des moisissures à l’âme. Aujourd’hui elle est servie. Ça
tombe dru et lourd à salves continues. Sur le trottoir, l’eau
tambourine et touille déjections et saletés en une mélasse
infecte.
Prier
à la fenêtre ne sert à rien. Il n’y a rien à attendre d’en
haut. Si peu à espérer ici-bas. Elle doit sortir et il faut qu’elle
se dépêche. Adra saisit un torchon et sort le plat du four pour le
déposer sur la table de la cuisine.
—
C’est prêt !
Le
canapé a exhalé un soupir. Le pas traînant de Titi. Le voilà à
l’encadrement de la porte. Il se gratte le ventre, aspire l’air
en plissant les narines, grogne.
—
Des lasagnes surgelées, tu
t’es pas foulée, merde ! On est dimanche, putain !
Adra
baisse les yeux et se mord les lèvres. Depuis six mois qu’il est
au chômage, pour Titi c’est tous les jours dimanche. Adra, elle, a
pris double peine. La chaise couine en recevant les cent kilos de
Titi. Sous ses avant-bras, la table paraît celle d’une maison de
poupée. Adra lui sert un verre de vin et se tient debout derrière
lui. Figée. De plus en plus souvent, quand elle le regarde, elle se
demande si le jeune gars qui la prenait par la taille pour
l’embrasser dans le cou n’était pas un mirage. S’il a existé,
ce Titi-là, a fait long feu. Celui qui l’a remplacé mastique
bouche entrouverte en lui lançant des regards chargés de reproches.
De la sauce a dégouliné de son menton à son abdomen.
—
C’est vraiment dégueulasse…
Et puis qu’est-ce que tu fous, plantée là ? Je croyais
qu’aujourd’hui t’avais inventaire…
Adra
tangue un peu et se secoue. Un bref coup d’œil au-dehors lui
confirme que le temps ne s’est pas amélioré. Quand on n’attend
rien, on n’est jamais déçu. Dans le miroir de l’entrée, à la
va-vite, elle se recoiffe. Par habitude. C’est à peine si elle
prête attention à son reflet. Adra a oublié qu’elle pouvait être
jolie. Avec ses traits fins et racés, ses yeux d’un noir velouté
et sa bouche charnue, il suffirait de peu de choses. Sans doute
qu’elle sourit. Ça aussi, elle a perdu le mode d’emploi. Elle
enfile sa parka, resserre les liens de sa capuche et claque la porte.
Depuis le palier lui parvient le bruit mou d’un corps qui
s’affaisse et le son de la télé. Elle délaisse l’ascenseur en
panne et prend l’escalier.
Le
bus traverse la moitié d’une bourgade triste de bord de mer.
L’autre moitié est tout aussi déprimante. De rares voitures
glissent sur la chaussée en projetant des gerbes d’eau grasse. Les
pavillons bas défilent. Le ciel croule. Adra est ailleurs. Elle a
déplié un souvenir tiède et sucré auquel elle tente de se
réchauffer. Elle a presque réussi à s’absenter d’elle-même et
d’ici que c’est déjà fini. Les freins crissent. La porte
s’ouvre en aspirant de l’écume. Elle descend au ralenti,
s’immobilise, puis courbe l’échine et avance. Le bus continue
sur sa trajectoire. De dos, on croirait un animal marin déboussolé.
Il est dix-neuf heures, la nuit dégouline, l’horizon a coulé.
Le
parking arrière de la supérette s’est transformé en flaque
géante. Adra patauge à la recherche d’un gué. Ruisselante, elle
grimpe trois marches et toque à la porte de la réserve. C’est
Simon qui lui ouvre. Monsieur
Simon. Il a le teint d’un blanc tirant sur le jaune, des yeux bleus
enchâssés dans un visage aux contours flasques, de rares cheveux
d’un châtain terne et des poils dans la nuque qui font des petits
paquets de bourre. Heureusement, ce soir, elle n’est pas seule avec
lui. Driss a été réquisitionné tout comme elle. Driss, c’est
son cadeau de consolation. Il a toujours le sourire aux lèvres.
Sûrement une malformation de naissance.
—
Ah ! C’est pas trop
tôt ! Driss nous a fait faux bond. La route a été bloquée.
Les inondations… Allez Adra, bouge-toi, c’est alerte orange pour
cette nuit et j’aimerais autant qu’on ait fini le plus vite
possible.
Adra
acquiesce en essayant de dénouer les cordons de sa capuche. Ses
mains tremblent et les nœuds ont gonflé. Impossible d’en venir à
bout. De plus en plus nerveuse, elle les tranche avec une paire de
ciseaux. Ça semble amuser son patron. À peine a-t-elle déposé son
blouson sur la caisse que Simon lui tend un lecteur de codes-barres.
—
Le surgelé et le frais. Je
m’occupe de l’épicerie. J’ai pris de l’avance. Si on
s’active, dans deux heures c’est plié.
Le
froid pour elle, le sec pour lui. À croire que c’est prémédité.
Armée de sa douchette, Adra scanne les articles. En automate, elle
compte et recompte toutes les saloperies qu’elle a déjà servies à
Titi et qu’elle lui servira encore. Enfin, celles dont la date de
péremption est dépassée et qu’elle récupère en douce à la
benne avant que Simon ne les asperge de Javel.
Dehors,
l’averse s’est intensifiée et le vent s’est mis de la partie.
Elle le sait aux battements impétueux du rideau de fer. Malgré ses
doigts gourds, les raideurs dans ses coudes et les élancements dans
son dos, Adra tient la cadence. Fini pour les surgelés. Le frais
maintenant. À ce train-là, la fin du calvaire est proche. Mais
d’abord, elle a besoin de faire une pause. À la question
silencieuse et accusatrice de Simon, elle répond par une mimique
d’excuse et un regard en direction des toilettes. Simon secoue la
tête et retrousse les lèvres.
—
Traîne pas.
Ses
deux mains sous le mince filet d’eau brûlante, Adra a fermé les
yeux. Sous sa peau rougie, le sang circule à nouveau. Elle infuse,
perd la conscience du temps qui passe. Cette odeur d’after-shave…
Elle
sursaute, se retourne et bute contre la poitrine de Simon. Il hennit
un rire rauque et pose les mains sur ses petits seins. Il serre. Les
mains de Simon sont glacées. Le cœur d’Adra givre. Ses muscles et
ses nerfs sont traversés d’impulsions contraires. Elle est
pétrifiée. Dans son dos, le robinet coule toujours. Simon souffle
et se frotte à son bassin. Sa bouche est à quelques centimètres de
la sienne. Son haleine sent le jus de vaisselle sale. Adra a
l’impression qu’il transpire des yeux au moment où il fait
coulisser son pantalon. En dedans, Adra s’affole à la recherche
d’une issue de secours. Elle cachette ses cartes postales mentales,
condamne les accès de ses voyages intérieurs. Surtout, n’oublier
aucun verrou. La plus petite éclaboussure dissoudrait à jamais ses
permissions de sable. Elle se quitte et s’abandonne à Simon qui
l’a allongée et dénudée à même le carrelage et lui menotte les
poignets. Crucifiée au milieu des cartons vides, Adra est ouverte et
imperméable. Simon a fourré les doigts dans son sexe comme s’il
voulait lui scanner les entrailles. Il les lèche, lui barbouille
l’entrejambe de sa salive, puis la pénètre. Au-dessus de la mue
froide d’Adra, Simon lance de petits cris aigus et plaintifs. Il
est plus excité que la fois où il a doublé ses objectifs de vente.
Un
serpent de sperme tiède rampe sur l’intérieur de la cuisse
d’Adra. Elle se réveille.
—
Faut croire que t’attendais
que ça…
Simon
a parlé avec la voix de Titi. La voix de tous ceux d’avant
jusqu’au premier. Manu. Oui, l’intonation est la même que celle
de son beau-père. La main d’Adra s’est agrippée au bloque porte
en acier. Elle le lève et l’assène sur la face de Simon encore à
genoux. Il bascule sur le côté en grognant. Adra roule sur lui,
enserre sa taille adipeuse entre ses jambes. Cette fois, elle vise la
tempe. Deux fois de suite. Les yeux de Simon se révulsent. Ses
muscles abdiquent, ses chairs s’affaissent, aussi inertes qu’une
pièce de viande sous vide. Adra reprend son souffle et se redresse
doucement en s’accrochant au lavabo. Elle passe ses mains et son
visage sous l’eau. Avec les rognures de savon, elle se lave
méticuleusement et se sèche au distributeur de papier, puis se
rhabille. Au tour de Simon. Elle le recoiffe un peu, glisse une
serpillère sous sa tête, puis le tire par les pieds dans l’allée
centrale. Dans le réduit des toilettes, Adra vide une bouteille de
détergent et se met à astiquer. Le local n’a jamais été aussi
propre. Adra n’a jamais été aussi calme. Elle réfléchit
pourtant à toute vitesse. Elle charge Simon sur un diable et le
conduit vers la sortie arrière. Pour une fois, les Nostradamus de la
météo ont été clairvoyants. Le parking est devenu mer intérieure.
Un vent rasant et imprévisible y hérisse des vaguelettes. Dans le
fond gauche, en face du 4x4 de Simon submergé jusqu’au radiateur,
la marée dessine et creuse un tourbillon. En dessous, c’est le
collecteur des eaux de pluie. Les jours de grand soleil, c’est là
qu’Adra planque ses petites commissions au nez et à la barbe de
Simon. Il n’y a plus de grille. Volée, sans doute. Et la
canalisation est assez large, même pour ce gros porc de Simon. Adra
incline le diable. Du bout d’un frottoir, aussi aguerrie qu’une
gondolière, elle pousse et guide la dépouille jusqu’aux premiers
courants. Elle observe la carcasse à la dérive. C’est lent au
début. Puis la valse s’accélère. Dans les dernières secondes,
Adra a l’impression que Simon ouvre les yeux et que ses bras
moulinent dans la spirale qui l’aspire. Au revoir, Monsieur
Simon. Pour la première fois de sa vie Adra n’est pas transie.
Elle jette un regard en arrière. S’il reste des traces, l’eau en
train d’envahir le magasin les recouvrira. Adra prend son
inspiration et s’immerge centimètre par centimètre. Elle se pince
le nez et disparaît sous les flots boueux.
Elle
rejaillit enfin et regagne le magasin où elle compose le numéro des
pompiers.
***
La
disparition de Monsieur
Simon est passée en pertes et profits, dans la case taux de démarque
inconnue. Son cadavre a refait surface en mer quinze jours plus tard.
L’autopsie a confirmé la mort par noyade. Ses poumons étaient
remplis d’eau. Adra n’avait pas rêvé, il avait bien repris
connaissance avant d’être avalé.
La
municipalité et le service départemental de l’équipement ont
juré de veiller à ce que toutes les bouches soient équipées de
grilles. Adra a eu droit aux honneurs de la presse pour avoir tenté
de sauver son patron. Les premiers jours, même Titi était redevenu
celui qu’elle avait connu. L’embellie a été éphémère… Titi
enchaîne toujours les semaines oisives à sept dimanches. Adra a
retrouvé un job d’hôtesse de caisse dans une supérette de
l’autre côté de la ville. Driss aussi, c’est marrant. Des fois
le hasard…
Adra
regarde à la fenêtre. Elle s’est découvert une passion :
les épisodes climatologiques extrêmes. Elle connaît par cœur le
plan des collecteurs d’eaux pluviales de sa ville et des communes
limitrophes. Ses rares heures de loisirs sont consacrées au repérage
de ces siphons providentiels et à l’inventaire de ceux qui ne sont
toujours pas sécurisés.
Les
promesses ne durent que le temps des beaux jours…
C’est
ce qu’elle se dit en observant Titi en train de décapsuler la
première bière light de sa vie. Adieu lasagnes, bonjour haricots
verts. Selon les calculs d’Adra, Titi doit perdre douze centimètres
de tour de taille. Dans trois ou quatre mois, s’il atteint
l’objectif, elle lui offrira une sortie au bowling.
Elle
en a repéré un à trente kilomètres avec un parking offrant un
accès direct à la mer.
1 commentaire:
une écriture vive, qui amène le lecteur, avec joie et humour à la fin de l'histoire!
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