15 juillet
Il fait une chaleur à crever et le sang bat à mes tempes. Treize
heures s’affichent à ma montre. Écrasées par le soleil, les
cigales font un boucan de tous les diables. Toi, tu marches sur la
terrasse de long en large, tête baissée, comme un boxeur qui
s’apprête à grimper sur le ring. Ta valise est posée dans un
coin, avec ton sac à main juste à côté. Je te regarde sans oser
te parler. Une mouche bourdonne autour de moi. Le moteur d’une
voiture se fait entendre au loin et voilà que tu t’immobilises.
Quelques secondes plus tard, le portail s’ouvre dans un grincement
sourd et Franck apparaît. Il est là et vous allez repartir
ensemble, c’est ce qui a été convenu. Lorsque tu m’en as parlé
hier, j’ai même fait semblant d’être d’accord. Les choses
sont simples et tu les as formulées à la manière d’un médecin
qui annonce à son patient qu’il ne lui reste plus que trois
semaines à vivre. Tu ne m’aimes plus, tu en aimes un autre et tu
t’en vas. That’s all folks. Fin de la partie.
— C’est qui ?
Quand je t’ai interrogée, ma question t’a mise mal à l’aise
et ta voix a tremblé au moment où tu as prononcé son nom :
Franck.
Franck, un ami de longue date, notre ami à tous les deux. Le fait
que votre liaison dure dans mon dos depuis des mois, c’est, comme
on dit par ici, « le pompon sur la pomponette » ! La
première fois que je l’ai entendue, l’expression m’a fait
rire. Aujourd’hui, j’ai beau la répéter dans ma tête, elle
m’arrache à peine un sourire.
Ça y est, on touche au but. Franck marche dans notre direction, la
figure longue comme un jour sans pain, pas très fier de lui sans
doute. Il porte une barbe de trois jours et une chemise à carreaux
dont il a remonté les manches. Il lance un « bonjour »
embarrassé et glisse ses mains dans ses poches. Tes yeux brillent,
je devine que tu te retiens de lui sauter au cou. L’espace d’un
instant, je me dis que vous formez un joli couple tous les deux.
Mon regard tombe alors sur la pelle adossée au mur de la maison et
avec laquelle j’ai retourné un carré de terre la veille. Un trait
de lumière se reflète sur la surface au métal sali, qui me force à
fermer les yeux.
Ça me prend comme un coup de sang. Je saisis le manche de la pelle
et frappe Franck à la tête. Il se fige, pétrifié par la surprise
et la douleur. Ta voix retentit alors, couvrant la rumeur des
cigales.
— ARRÊTE !
Mais je frappe à nouveau, et même de plus belle. Sur le visage, le
ventre, le dos. Franck s’effondre sur le sol. Tu te mets à hurler
comme une perdue, et plus tu hurles, plus j’ai envie de donner des
coups. Quand tu tentes de m’arracher mon arme, je te frappe toi
aussi. Par réflexe ou par rage. Tu tombes en arrière, inconsciente.
Là-haut, le ciel est d’un bleu de carte postale, pas franchement
raccord.
Je reste hébété pendant quelques secondes et tes geignements
finissent par me ramener à la réalité. Je te porte jusqu’à la
maison et t’allonge sur le canapé du salon. Là, je soigne ta
blessure à la tête, bande ton front. Comme tu commences à
reprendre connaissance, je te fais avaler plusieurs somnifères, de
quoi te faire dormir un bon bout de temps.
Je retourne sur la terrasse où l’autre baigne dans une mare de
sang. Il faut que je me débarrasse de son corps. Je pense d’abord
à aller l’enterrer au fond du jardin, mais ça risque de prendre
des heures. L’idée du puits vient très vite. Je récupère la
brouette rangée dans la remise et traîne le corps de Franck à
l’intérieur.
J’ouvre ensuite le portail en grand et m’engage sur le chemin, la
brouette à bout de bras. Je longe la façade en pisé de la maison.
Je dépasse ensuite une fermette dont le toit effondré disparaît
sous les ronces. De la grange attenante, il ne reste plus qu’un tas
de pierres.
Les Trois Sources, c’est comme ça qu’on a baptisé le
hameau, rapport aux trois filets d’eau qui coulaient dit-on par ici
à une époque. On a du mal à le croire tant la terre est devenue
sèche et dure au mal. J’aperçois la Golf de Franck, garée juste
à côté du puits. À partir de là, le chemin s’élargit et
devient à nouveau praticable en voiture.
Je glisse mes mains sous les aisselles de Franck et l’extirpe de la
brouette. Ce salaud pèse le poids d’un âne mort et tandis que je
le hisse sur la margelle du puits, une sueur âcre vient me piquer
les yeux. Franck est maintenant au bord du précipice, prêt pour le
plongeon final. Je pense in extremis à la Golf qu’il va falloir
bazarder et je tâte ses poches à la recherche de la clé de la
voiture. Je finis par la trouver et balance le corps. Un bruit mat
résonne tout au fond du puits.
Je ramène la brouette à la maison et nettoie à grande eau le sang
qui a coulé à l’intérieur. Je donne également un coup de jet
sur la terrasse jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une trace de
rouge. Lorsque je regarde le cadran de ma montre, il n’est pas loin
de dix-huit heures. La chaleur s’est calmée et le chant des
cigales n’est plus qu’une rumeur lointaine. Tout à l’heure,
quand il fera nuit, je conduirai la voiture de Franck jusqu’au
ravin et je la jetterai tout au fond. À part quelques chèvres
sauvages, plus personne ne vient s’aventurer par là. La Golf, on
ne la retrouvera pas.
25 juillet
Le plus grand des deux réajuste son képi sur le sommet de son
crâne. Il a le nez qui brille et un début de couperose. Son
collègue me salue d’un signe de la tête.
— On se reverra bientôt, monsieur Le Berre.
Le ton est sec et sans réplique. Je répondrais volontiers un truc
du style « oui, c’est ça, vous viendrez prendre le café la
prochaine fois », mais il vaut sans doute mieux que je la
boucle. Ils tournent les talons et repartent jusqu’à leur break
bleu marine. Ils se sont garés à quelques mètres à peine du puits
et mon ventre se tord lorsqu’ils passent à côté. L’un des deux
y jette un coup d’œil machinal avant de monter à bord de la
voiture. Il y a deux jours, j’ai balancé plusieurs brouettes de
sable tout au fond, histoire de le condamner pour de bon. Sans
compter que ça commençait à salement puer la charogne.
Le break finit par démarrer, recrachant une fumée noire et épaisse.
Les flics s’engagent dans le chemin à petite vitesse – pas
possible de jouer les Fangio avec toute cette caillasse sur les
côtés. Ils dépassent le cèdre gris et disparaissent dès le
premier virage. Une odeur de diesel flotte un moment dans l’air. Et
puis, plus rien.
Je repars en direction de la maison. Je referme le portail et donne
deux tours de clé. Mon regard balaie la terrasse avant de s’arrêter
sur la façade de la maison, une tourelle de trente mètres collée à
son flanc. Dans le pays, tout le monde l’appelle le Château.
Et depuis près de dix ans, c’est chez moi. Le cagnard de midi est
plus chaud que de la braise et j’ai laissé les volets tirés
exprès, histoire de préserver un semblant de fraîcheur. Je fais
quelques pas dans le jardin. L’herbe sèche vient griffer mes pieds
chaussés de sandales. Dans un coin, un rosier agonise sous la
canicule. Je passe ma main sur le muret de pierres qui domine les
plantations du potager. J’attrape le panier posé sur le sol,
débordant de tomates. J’étais en pleine cueillette quand les deux
autres ont rappliqué. Je repars jusqu’à la maison, mon panier à
la main, les tympans vrillés par les cris des cigales.
À l’intérieur, il fait sombre et frais comme dans une église. Je
pose mon panier sur la table de la cuisine. Les verres d’eau que
j’ai servis aux gendarmes tout à l’heure sont intacts. Ils n’ont
pas voulu y toucher et pourtant, le plus grand avait des gouttes de
sueur qui lui coulaient sur la figure. Il a un peu l’accent de
Marseille et je me souviens de sa voix quand il m’a dit :
— Vous n’avez pas l’air particulièrement inquiet pour
quelqu’un dont la femme n’a pas donné signe de vie depuis deux
semaines.
Le con. Je vide les verres dans l’évier et allume la radio.
Le son d’une trompette retentit dans le silence et je reconnais les
premières mesures d’Autumn Leaves, Miles Davis aux
manettes. Dans le panier, je choisis trois tomates parmi les plus
mûres et les rince un moment sous l’eau. Ce sont des tomates à la
chair sombre, des Noires de Crimée. Des morceaux de terre
s’échappent et viennent former une espèce de bouillie marronnasse
au fond de l’évier. J’essuie en vitesse les tomates dans un
torchon avant de les poser sur une planche en bois. Je les coupe en
petits morceaux et une pulpe juteuse jaillit sous la lame de mon
couteau. Sur un plateau en bois clair, je dispose une assiette, des
couverts, une serviette en tissu et un verre à pied. J’ouvre la
porte du buffet et en sors une boîte métallique où l’inscription
« Biscuits Lu » commence à s’effacer. Il y a à
l’intérieur des carrés de sucre roux et un flacon de Gardénal.
J’en verse trois gouttes dans le verre et complète avec de l’eau.
Je range la boîte. Je fais glisser les tomates dans l’assiette,
les arrose d’un filet huile d’olive et ajoute quelques feuilles
de basilic.
La tour. Coiffée de tuiles vernissées, légèrement de biais. Il
paraît qu’elle date de la fin du XVIIème. Bien qu’elle soit
attenante à la maison, il n’y a pas de passage entre les deux
bâtiments et on y accède par l’extérieur. J’ai bien senti
qu’elle intriguait les gendarmes. Comme ils insistaient pour la
visiter, je les ai précédés jusqu’à l’entrée, une porte en
vieux chêne que j’ai déverrouillée sous leurs yeux. Ils ont
ensuite grimpé derrière moi l’escalier en colimaçon qui conduit
au sommet. Nous avons débouché sur une pièce circulaire d’une
vingtaine de mètres carrés, dotée d’une large fenêtre. L’ancien
propriétaire y avait entreposé une longue vue et venait là pour
observer les étoiles. Je n’ai pas touché à la carte du ciel
qu’il avait fixée au mur. Mis à part des moutons de poussière et
un carton de bouquins, les flics n’ont rien trouvé. La visite de
la maison n’ayant pas été plus fructueuse, ils sont repartis la
queue entre les jambes.
12 h 30. Je sors de la maison, mon plateau à la main et me
dirige vers la tour. Je longe le bâtiment et progresse jusqu’à
l’arrière, enjambant les herbes folles qui poussent çà et là.
Je m’arrête devant la façade. Du lierre mêlé de ronces court
sur les pierres jaune pâle. Avant, je l’arrachais. Et plus il
poussait, plus je m’évertuais à faire place nette. Plus
maintenant, j’ai renoncé à avoir le dernier mot. Je pose le
plateau par terre et plonge ma main dans ce mur végétal. Mes doigts
fouillent les feuilles du lierre, jaunies par la chaleur, se piquent
aux épines des ronces, cherchent encore… Ma main finit par buter
sur la surface en bois d’une porte et descend jusqu’à la poignée
que j’actionne d’un coup sec. Derrière ce rideau de végétation,
impossible d’ouvrir la porte en grand et je me faufile tant bien
que mal à travers l’entrebâillement, mon plateau à la main. Je
pénètre dans un vestibule où il me faut courber la tête pour
pouvoir tenir debout. Je tire la porte derrière moi. Une rangée
d’escaliers se dessine dans l’obscurité, qui s’enfonce dans le
sous-sol. Je fixe une lampe torche sur le sommet de ma tête et
commence à descendre. Les marches sont irrégulières et je fais
attention à ne pas me foutre en l’air. L’eau du verre tremble un
peu. À croire qu’il y a du roulis et qu’on est enpleine mer. En
bas, la lampe tempête est restée allumée et les murs recouverts de
lambris clair font penser à une cabine de bateau.
Et tu es là, pathétique moussaillon, allongée sur ton lit. Tes
paupières sont baissées mais dès que tu te rends compte de ma
présence, tu te redresses d’un coup. Tes yeux inquiets se braquent
sur moi. J’effleure ton front, constellé de gouttes de sueur. Tu
murmures :
— C’est quelle heure ?
Avant d’ajouter dans un souffle :
— Laisse-moi sortir.
— Il faut que tu manges.
Tu répètes que tu veux sortir. Je te réponds d’une voix plus
ferme que tu dois d’abord manger. Tu baisses les yeux et un liséré
de veines bleues se dessine sur tes paupières. Ta main est trop
faible pour tenir la fourchette et c’est moi qui dois te donner la
becquée. Une, deux, trois bouchées… Au bout de la quatrième, tu
n’en peux déjà plus. Pourtant les Noires de Crimée, ce sont tes
tomates préférées. J’approche le verre de tes lèvres.
— Prends un peu d’eau, ça va te faire du bien.
Tu bois docilement car tu as soif. Tu es trop épuisée sans doute
pour prendre garde à ce drôle d’arrière-goût, mélange de
réglisse et de médicament. Tu te rallonges dès ton verre bu. Tu
luttes pour rester éveillée mais tes paupières pèsent plus lourd
que du plomb. Les boutons de ta chemise de nuit sont défaits. Je
glisse mes doigts à travers le tissu et caresse tes seins. Tu tentes
de dégager ma main mais tu manques de force. Ta peau tiède et dorée
me fait l’effet d’un croissant chaud. Tu me donnes faim.
La cave de la tour, je n’y mettais quasiment jamais les pieds. Elle
était difficile d’accès et l’ancien proprio m’avait prévenu
que l’atmosphère était trop humide pour qu’on puisse y
entreposer du vin. La carcasse de l’autre fumier pourrissait au
fond du puits depuis plusieurs heures quand je me suis décidé à
aller y faire un tour.
La nuit était tombée et j’ai tâtonné un moment dans l’obscurité
avant de trouver la porte. Une fois en bas, j’ai balayé le sol de
terre battue et enlevé les toiles d’araignées qui pendaient du
plafond. Je suis allé récupérer dans le grenier de la maison le
lit pliant, la table et les chaises de camping. Je voulais que tu ne
manques de rien.
À présent, allongé à tes côtés, je me dis qu’il faudrait
tapisser les murs avec du papier à fleurs pour en faire un vrai nid
douillet. Et ajouter un paravent devant la grande bassine en métal
où je t’aide à faire ta toilette. La valise que tu avais préparée
en vue de ton départ est posée au pied du lit. Je n’ai pas encore
pris le temps de sortir tes affaires.
Tout à l’heure, quand les gendarmes m’ont demandé si je savais
où tu étais, j’ai raconté que tu t’étais fait la malle avec
Franck et que vous étiez partis à l’océan. J’ai même précisé
que vous aviez mis le cap sur Biarritz, histoire de faire plus vrai.
Ils m’ont dit qu’une enquête était ouverte et que c’est ta
mère qui avait donné l’alerte. Dix jours sans donner de
nouvelles, ça ne te ressemble pas. Cette histoire d’océan, pas
sûr qu’elle y croie, et les flics, je me doute bien qu’ils
reviendront un jour. N’empêche. Ta cachette, ils risquent de la
chercher un moment.
Tu sombres peu à peu dans cet état comateux qui ressemble au
sommeil. Ta tête bouge d’un côté et de l’autre, on dirait que
tu fais un mauvais rêve. Je dégage les cheveux collés à ton front
et je chuchote à ton oreille :
— Tu sais, lorsque j’ai balancé Franck dans le puits, il
respirait encore. Ça se voyait qu’il avait la trouille de crever,
il chialait comme un gosse. Ça bien sûr, je ne peux pas le raconter
aux gendarmes mais à toi, il faut que je le dise.
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