Hier, je me suis levée tôt,
étonnée de ne pas sentir le poids du chat blotti sur mes pieds. Je
l’ai trouvé étendu dans la cuisine, froid, le regard fixe, la
langue pendante. Je l’ai enroulé dans une couverture et je l’ai
mis dans une caisse. Je suis sortie.
J’ai rincé mes mains boueuses
au robinet du jardin et j’ai rangé la pelle dans le garage. Mon
regard s’est attardé un instant sur la terre meuble. Je m’étais
ravisée, rebouchant le trou sans y déposer l’animal. J’ai
traversé le parc de la maison et j’ai démarré mon bateau. Au
milieu du lac, j’ai stoppé le moteur. Je devais m’alléger,
respirer. La petite caisse a flotté pendant quelques secondes, puis
elle a coulé lentement.
Au fond de l’eau, le chat de
mon père obsédé par la mythologie grecque.
Au fond de l’eau, ces neuf ans
de malheur.
Au fond de l’eau, ce silence
assourdissant.
J’ai suivi des yeux le ballet
des parapentes, papillons multicolores qui jouaient avec les courants
ascendants. Sous le soleil du matin, le vent s’est fait plus froid,
marquant la fin prochaine de l’été indien. Mon regard a glissé
sur le lac, puis s’est élevé vers les montagnes. Comme toujours,
l’hiver n’attendra pas novembre pour s’annoncer. Beaucoup ici
s’en réjouissent et trépignent à l’idée de dévaler les
pentes, sitôt l’ouverture des stations. Quand je dis que je ne
skie pas, je surprends des airs d’incompréhension et de pitié. Je
m’en fiche. Ce que j’aime, c’est le lac, changeant, lumineux
dans son écrin minéral. Parfois, lorsque le ciel est à l’orage,
des reflets gris acier se mêlent au vert sombre des vagues. Les
courants dessinent des arabesques, étoilées de gouttes de pluie.
Alors que chacun court se mettre à l’abri, je m’avance dans les
flots en fermant les yeux. Mon âme ressent les forces qui
l’appellent.
Au fond de l’eau.
Je laisse mes pensées
m’entraîner sous la surface. En chemin vers les profondeurs, je me
retourne un instant pour voir la lune danser dans les remous. Mes
cheveux ondulent comme les algues. Lentement, des écailles
recouvrent ma peau. Des perches me frôlent, indifférentes à ma
présence. Je poursuis ma descente. L’obscurité est maintenant
totale et pourtant, à travers les tremblements liquides, je peux
voir le monde qui m’entoure. J’atteins l’épave de ce
bateau-mouche qui repose depuis plus de quarante ans.
Au fond de l’eau.
Des ombres s’en échappent et
s’éloignent, troublant les courants d’un nuage de vase. L’une
d’elles m’a repérée et s’avance menaçante, les membres
désarticulés. Des lambeaux de chair sortent par les déchirures de
sa combinaison de cuir. La jambe qui lui reste porte une botte de
moto. Ses yeux ont disparu. À leur place, des lueurs me fixent et
grossissent au fur et à mesure qu’elle s’approche. Elle est tout
près, maintenant. Je serre les poings. Surprise, elle recule et
disparaît
dans les eaux troubles.
Autour de l’épave, le nuage se
dissipe. Je crois entendre murmurer les silhouettes enlacées de ces
amants qui ont sauté ensemble.
Au fond de l’eau.
*
Mon regard s’est attardé sur
le ponton de bois. Un lit de mousse s’est formé à l’endroit où
je m’étais tordu la cheville en descendant du bateau. La douleur
était si intense que j’avais dû me traîner jusqu’à la maison
pour appeler une ambulance. J’ai repensé à ces heures pendant
lesquelles j’ai attendu aux urgences, entre ce gamin mal élevé et
cet ivrogne qui posait la tête sur mon épaule ; à l’instant
où Jason a marché vers moi, soucieux, concentré, professionnel.
Dès que je l’ai aperçu, j’ai compris que ma vie ne serait plus
jamais la même. Quand il s’est penché pour m’examiner, j’ai
lu le désir dans ses yeux. Son torse nu sous la blouse, son parfum
de musc, de sueur et de tabac blond m’ont fait oublier la douleur.
Je ressens toujours la douceur de
ses mains sur ma cheville. Je repense à la nuit où nous nous sommes
revus et à toutes celles qui ont suivi. J’étais libre. Je
conduisais pied au plancher pour le retrouver pendant ses
déplacements, lors de colloques et de conférences. Toutes les
femmes étaient amoureuses de l’interne à l’accent britannique.
Il fallait voir comme elles buvaient ses paroles. Elles le voulaient
toutes, mais c’est moi qu’il avait choisie.
Je suis remontée à l’étage
prendre une douche et me suis attardée devant le miroir. Les seins
sont hauts, le ventre ferme au-dessus de ma toison d’or. J’ai dû
forcer sur la fermeture éclair de cette robe dos-nu qu’il adorait,
mais elle souligne toujours le galbe de mes hanches. Lentement, je
fais glisser la bretelle jusqu’au bas de mon épaule, comme il le
faisait en frôlant ma nuque. Ce soir, j’aurais pu faire des
cailles rôties comme il les aime. J’aurais débouché un Petrus,
remonté de la cave de mon père qui avait le culte de Dionysos.
*
Rapidement, Jason a manifesté le
désir d’être père, alors j’ai fait appel à la lune. Elle n’a
pas répondu. Les dieux ne voulaient pas que j’enfante, mais nous
avons refusé d’entendre leur message. Des apprentis sorciers m’ont
inséminée comme on l’aurait fait pour une jument, tirant la
semence d’un flacon que mon amant avait rempli dans une pièce
voisine. Neuf mois plus tard, mon corps déformé a expulsé deux
êtres gluants, recouvert de sang et d’un liquide blanchâtre
répugnant. J’ai pressé Jason de couper le cordon qui me
rattachait à ces choses, mais lorsqu’il a plongé ses yeux
mouillés dans les miens, je lui ai souri en l’embrassant. J’ai
eu beaucoup de mal à m’habituer, mais je dois reconnaître qu’une
fois habillées en poupées, avec couettes et chaussures vernies,
elles devenaient tout à fait présentables. Pendant les réceptions
et les dîners, je devais subir les questions de ces femmes charmées
par notre progéniture, supporter leurs conversations d’un ennui
abyssal.
Mon père connaissait la valeur
de mon homme. Il savait qu’il méritait de lui succéder à la tête
de sa clinique, cependant le poste était depuis longtemps réservé
à mon frère. C’était un bon médecin lui aussi, mais il s’était
montré réticent lorsque papa avait cédé des parts à Jason pour
en faire leur associé. Il a toujours été d’une jalousie
maladive. Un jour, sa moto s’est couchée dans un virage et les
poteaux de la glissière de sécurité l’ont mis en morceaux. Son
corps meurtri a fini sa course dans le lac, très profond à cet
endroit. Les plongeurs de la gendarmerie ne l’ont jamais retrouvé.
Après sa mort, Jason aurait dû
prendre sa place de médecin-chef, mais c’est à ce moment que tout
s’est détraqué. Les freins de la moto avaient été sabotés et
la police est venue m’arrêter. C’était absurde. Les psys m’ont
harcelée, ils ont ressorti de vieilles histoires. Ce n’était que
par jeu, par ennui, que je fauchais ces parfums dans les magasins. Je
n’ai jamais manqué de rien, c’est tellement angoissant. Écraser
des cigarettes rougeoyantes sur mes avant-bras apportait un peu de
chaleur à ce froid qui m’envahissait, à chaque fois que je
rendais visite à maman sur son lit d’hôpital.
Au moment où elle était entrée
dans la chambre, j’avais bien expliqué à la nounou que le coussin
était tombé sur la tête de mon frère et que j’étais en train
de l’enlever. La deuxième fois, si la balançoire avait fait un
tour complet, c’était uniquement parce qu’il m’avait encouragé
à le pousser toujours plus fort. Heureusement que papa m’avait
cru, lui, et qu’il avait permis au psychiatre en charge du rapport
d’accéder à ce club genevois qu’il convoitait.
Pourtant, cette fois-ci, il n’a
pas levé le petit doigt.
Ils m’ont renvoyée dans cet
endroit aux bâtiments immenses, pôle Est. De la fenêtre du foyer,
je voyais les avions décoller. Certains jours je me sentais
invincible, j’avais envie de danser. Parfois, j’étais si
déprimée que je voulais mourir. Je pleurais toute la nuit dans mon
lit, recroquevillée contre le mur. Je n’aurais jamais imaginé que
ce soit possible, mais mes poupées, mes merveilleuses poupées me
manquaient.
Souvent, ô, mon Prince,
j’allumais en secret des cercles de bougies pour t’invoquer. En
larmes, je faisais appel à tes noms en espérant que tu m’entendes.
Je suis restée tellement longtemps dans cet institut, sans courrier,
sans visite, que je ne comptais plus les années. Mon amour passait
me voir, au début. Il ne comprenait pas. Un jour, je lui ai demandé
de ne plus venir. Je ne supportais pas sa condescendance
bienveillante. Je l’aime tant. Il est reparti en Angleterre et
c’est Elle, ma remplaçante, qui a élevé mes filles.
Ne me regarde pas sale bête !
Arrête ! Ne me… viens ici ! VIENS ICI ! Tu peux te
cacher, tu ne m’échapperas pas, j’ai fermé la porte… sors de
là ! Attends, viens là, saloperie de chat ! Arrête
de me regarder ! ARRÊTE, TU M’ENTENDS ? Cesse de
bouger ! Là ! Tiens ! Prends ça ! Tiens !
Tiens !
Maman ? Non !
MAMAN ! Aaaaahiiiiieee ! Il me regarde tout le temps. Il me
transperce et ça me brûle. Il est mauvais, il… maman, non !
Ouvre-moi ! Mamaaaaaaan ! Je… il… j’ai…hhhhhhh,
hhhh… non… il ne faut pas... ses yeux, ses yeux maman. Ils me
font tellement peur. Ils…
Maman ?
*
Neuf années ont passé. Je suis
sortie, il y a quelques mois, après un dernier entretien. Papa est
mort. Il m’a légué la villa au bord du lac et beaucoup d’argent.
Je pourrais en disposer sous le contrôle d’un tuteur nommé par le
juge.
Jacques, l’homme à tout faire
de mon père, est venu me chercher avec sa voiture. La ville a
beaucoup changé. Pendant le trajet, j’ai retrouvé quelques
repères. Le palace aux murs blancs. La promenade au bord de l’eau
sous les platanes centenaires. Le parc des petits chevaux à pédales
de mon enfance. Le manège au ras du canal. Les cygnes. Les
bateaux-mouches amarrés face à la cité médiévale.
Le grand hôpital qui dominait le
lac a été détruit. C’est étrange, mais sa laideur me manque.
C’est ici que j’ai vu ma mère en vie pour la dernière fois.
Elle était sous perfusion et je voyais chaque seconde le feu
s’éteindre un peu plus dans ses yeux.
Maman a raison, je suis
méchante. MÉCHANTE ! J’ai fermé les volets, la lumière me
donne froid. J’ai tellement peur qu’elle me mange les yeux. C’est
un ogre qui nous dévorera tous. Vous n’en avez pas conscience,
mais elle nous engloutira. Je pousse le volume de la musique dans mon
casque et ça me soulage. Je n’entends plus les scarabées marcher
dans ma tête.
La petite Renault a longé la
rive jusqu’à la villa. Le portail automatique s’est ouvert sur
le parc et Jacques a garé la voiture dans la cour. Lorsqu’il a
poussé la porte, rien ne semblait avoir changé. Selon les volontés
de mon père, il avait maintenu la maison en vie dans l’éventualité
de mon retour et s’était occupé du vieux chat.
J’ai marché jusqu’au garage
et mon cœur a bondi quand j’ai vu que papa avait récupéré mon
Alfa Roméo. D’un revers de manche, j’ai essuyé la poussière
sur le logo de la marque. C’est un cercle scindé en deux parties :
à gauche, les armoiries de la ville de Milan placée sous la
protection de Saint-Ambroise, à droite un serpent-dragon, une
vouivre qui dévore un enfant. Papa me l’avait appris le jour où
j’ai acheté ce cabriolet. Ça l’amusait beaucoup, ce serpent sur
le capot de ma voiture, à cause du prénom que maman et lui avaient
choisi à ma naissance.
*
J’ai signé de mon sang et tu
as tenu promesse, ô, le Puissant. Ce que j’espérais s’est
produit : Jason a quitté l’Angleterre juste avant ma sortie.
Un laboratoire suisse l’a couvert d’or afin de le recruter pour
sa succursale de Genève. La jolie petite famille s’est installée
sur les bords du lac. Madame passe son temps à faire du shopping, à
se rendre chez le coiffeur ou chez l’esthéticienne. Elle déjeune
toujours dans le même restaurant avec ses copines. Son rire suave
m’horripile. Le soir, il rentre tard. Elle doit lui dire qu’elle
est fatiguée. Il n’est pas heureux, je le vois bien.
Depuis que les jumelles ont
repris l’école, Elle se baigne seule, le matin, sur une plage
aussi minuscule que son maillot de bain. L’autre jour, j’ai posé
ma serviette tout près de la sienne. J’avais gardé mes lunettes
noires et mon chapeau. Couchée sur le dos, elle n’a pas fait
attention à moi. Son ambre solaire sentait le monoï… comment
Jason avait-il pu me remplacer par une fille aussi conventionnelle ?
J’ai sorti un livre pour me donner une contenance. Le couple à
côté de nous s’est levé et a marché vers l’eau. L’homme a
pris la main de la femme. Ils ont nagé ensemble, se sont éloignés
et sont passés derrière les bateaux amarrés à leurs bouées. Je
me suis assise et j’ai balayé le secteur du regard : nous
étions seules. Elle avait fermé ses yeux de chat, j’ai plongé la
main dans mon sac. J’avais tellement attendu cet instant.
Un bruit a figé mon geste :
deux policiers à VTT traversaient la plage en direction de l’eau.
L’un d’eux a dirigé ses jumelles vers un hors-bord qui évoluait
trop près de la zone réservée aux nageurs, l’autre a parlé dans
son talkie-walkie. Je me suis remise à lire.
*
Tu m’avais rendu le royaume de
mon enfance. Ma foi en toi était sans faille. Je savais que tu
guiderais ma main, que tu me donnerais la force. En suivant les
jumelles et leur belle-mère à vélo sur la piste cyclable qui longe
la rive ouest du lac, j’ai remarqué qu’elles se baignaient
toujours au même endroit, au coucher du soleil, sur une petite plage
près du port. Invariablement, les filles nageaient au-delà des
roselières protégées de la navigation par des piquets de bois.
Comme vous êtes belles !
Je suis fière de vous, mes princesses. Ils refusent que je vous
rende visite, ils disent que vous ne voulez pas me voir. Je
respecterai votre volonté, même si ça me fait mal. Vous ne serez
plus jamais à moi. L’usurpatrice a bien œuvré.
Je ne m’engageais pas sur le
ponton, car elles auraient remarqué ma présence. Je les perdais de
vue. J’ai donc décidé de poursuivre la surveillance depuis mon
bateau.
Invisible, changeante, partout
je vous suis. Je vous observe depuis des mois. Vous avez ma peau
couleur de lait, mes yeux clairs. Toi, si douce, tu passes ton temps
dans les livres, tu es savante, musicienne. Tu écris, aussi. Tu es
moi quand je me sens bien et que ma peur s’éloigne. Quant à toi,
tu es pleine de mystère. Tu aimes t’isoler, te cacher. L’autre
jour, j’ai remarqué ton petit sourire lorsque ce garçon est tombé
à vélo. Je t’ai vu jeter des pierres sur les chiens. Tu me
ressembles.
Ce soir, les filles se baignaient
seules et les barques des pêcheurs de brochet avaient déserté les
lieux. Le soleil disparaissait derrière les montagnes en lançant un
ultime reflet vers les eaux assombries.
Mes trésors, nés d’une
éprouvette, pourquoi n’avez-vous pas voulu être conçues en mon
ventre ? Je n’en valais pas la peine, c’est ça ? Et
maintenant, vous préférez rester avec Elle ! Vous ne comprenez
pas qu’elle ne vous aime pas, qu’elle fait semblant, pour garder
Jason ?
Elles ont nagé jusqu’à la
bouée jaune qui délimite la zone de navigation à vitesse réduite
et s’y sont accrochées pour reprendre leur souffle. Je me suis
approchée avec le bateau, tout près. C’était plus fort que moi.
Je voulais voir mes bébés, leur parler, mais l’une d’elles
s’est mise à crier dès qu’elle m’a reconnue. Que leur
avait-on raconté à mon sujet ?
Les jumelles ont lâché la
bouée, affolées. Alors je leur ai dit. Je leur ai dit tout mon
amour et combien elles me manquaient, mais elles ne m’écoutaient
pas. La première continuait à hurler, l’autre gardait ses
distances, m’appelait Madame
et me demandait de m’en aller, moi, leur mère. C’est à cet
instant que, sous ma main, j’ai senti le manche d’une rame.
Chacun des cris de ma fille me perçait le cœur. Des cris de haine
et de peur, insupportables. Il fallait que le silence se fasse. Je me
suis redressée et mes bras ont levé l’aviron vers le ciel.
*
Dans un silence glacé, le voile
qui me brouillait la vue s’est dissipé. Aussitôt, j’ai senti un
étau me serrer la poitrine. Mon enfant ne criait plus, mais sa
petite tête avait disparu.
Sa sœur s’éloignait en
direction de la berge en nageant d’une façon désordonnée.
Accourue sur le ponton, Elle lui a hurlé de se dépêcher. Je l’ai
vue sortir son portable et appeler, ça m’a mis en fureur. La
gamine s’est retournée et m’a regardée comme si j’étais un
monstre avant de reprendre sa course éperdue. Je suis restée un
instant immobile, tremblante, ne sachant plus que faire. Jason, mes
filles, tous me rejetaient. Il n’y a que toi, ô, mon Roi, qui ne
m’aies jamais abandonnée ici-bas.
Alors, j’ai fait selon ta
volonté.
J’ai poussé le moteur et le
bateau s’est cabré. Dans un fracas, la silhouette a disparu sous
l’écume.
J’ai fait demi-tour au ralenti.
On ne distinguait plus rien à la surface que la nuit recouvrait. On
dit que les jumeaux n’aiment pas être séparés : tout était
parfait. La brise a caressé mes cheveux tandis que la lune pleine se
reflétait sur l’onde. Elle veille sur moi, toujours, maternelle.
Je lui ai souri.
Dormez mes douces, mon sang,
ma chair. Goûtez la chance que vous offre maman. La vie n’est
qu’un leurre. Dormez, rêvez, je vous épargne les déceptions.
Vous ne connaîtrez pas la détresse et la solitude. Vous ne
tambourinerez jamais contre une porte fermée, prisonnières,
abandonnées.
J’ai levé la tête. Ma
remplaçante se tenait sur le ponton, scrutant les remous, une main
devant la bouche. Pour la première fois, nos regards se sont
croisés. Elle a hurlé de rage et d’impuissance. Je l’ai trouvée
laide.
Au fond de l’eau de la
baignoire son sang de vampire, quand elle s’ouvrira les veines par
désespoir.
Au fond de l’eau, les créatures
enfantées contre nature.
Des gens accouraient de toutes
parts. Certains téléphonaient. Un homme a plongé et a nagé dans
ma direction. J’ai remis les gaz pour m’éloigner. Soudain, une
sirène a retenti et un faisceau de lumière a illuminé le poste de
commande. Je me suis retournée. Le phare d’une vedette qui fonçait
vers moi m’a éblouie. J’ai poussé le levier et
deux-cent-cinquante chevaux m’ont propulsée dans l’ombre. J’ai
eu l’impression de voler sur le lac et j’ai rapidement distancé
mes poursuivants. Je sentais ton souffle brûlant parcourir mon
échine, tu veillais sur moi. Aussitôt arrivée à la villa, j’ai
sauté à terre et j’ai couru à travers le jardin. J’ai ouvert
le garage et j’ai démarré la voiture. Ils allaient revenir me
chercher. Jamais je ne retournerai là-bas.
Jamais.
Maman, envolée une nuit de
novembre, je sais que tu m’entends. Aux champs Élyséens, deux
anges te rejoignent. Accueille-les, tu me dois bien ça.
Car si tu as cessé d’avoir
mal, c’est bien grâce à moi. Je suis magicienne. Tu le sais bien,
toi qui m’as donné ce prénom étrange : Médée. La lune m’a
appris la forêt. J’en connais tous les secrets. Souviens-toi de
cette volaille aux champignons que je t’avais préparée avant que
tu ne repartes une dernière fois à l’hôpital… tu étais
malade, ils n’ont pas cherché plus loin.
Danse maman, légère,
délivrée. J’aurais aimé croiser ta route à nouveau, te dire
combien tu me manques, mais je ne le pourrai pas.
Je dois respecter le pacte.
Je dois prendre l’autre
chemin.
À présent, je roule vite sur la
berge. Dans mon rétro, le bleu des gyrophares. Les phares de l’Alfa
Roméo repoussent l’obscurité, dévoilent le virage au bout de la
ligne droite. Il n’y a pas de parapet à cet endroit.
Hier soir, j’ai allumé trois
bougies pour convoquer les anges déchus. Malgré les souffles tièdes
du Foehn, aucune ne s’est éteinte, c’est un merveilleux présage.
La tête de Jason repose sur mon
épaule, je caresse tendrement sa joue pâle. Ses yeux gardent cet
air étonné qui le rend si craquant.
Il y avait bien longtemps que
tu ne m’avais regardée ainsi. J’étais sûre que tu ne resterais
pas insensible à mes charmes, si tu acceptais mon invitation. Oh,
bien sûr, mon cocktail K t’a aidé à te détendre. Je l’avais
préparé avec soin. Bien dosé, il ne paralyse que les muscles et te
laisse en pleine conscience… mais ce n’est pas à toi que je vais
apprendre ça. Je ne voudrais pas que tu manques le final.
Le vent fait danser mes cheveux.
La lune m’accompagne, mon pied écrase l’accélérateur.
Tu as respecté le pacte au-delà
de mes espérances. Je t’en suis éternellement reconnaissante, ô,
le Très-Bas.
Je lâche le volant en fermant
les yeux, l’Alfa plane au-dessus du lac. Sur le capot, l’enfant
crie et se débat dans la gueule du serpent.
Je tiens parole, je m’offre à
toi, ô, le Séducteur. J’arrive.
Dans le froid des courants, dans
les ténèbres des profondeurs, des mains crochues glissent vers moi.
Je sais que ton armée m’attend.
Au fond de l’eau.
2 commentaires:
je vais téléchargé l'ePub et lire cette nouvelle avec attention.
Bravo Eric !
Merci!
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