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— Insinueriez-vous,
par hasard, que je fais mal mon travail ?
Lucien
accuse un mouvement de recul.
— Pardon ?
— Je
vous demande simplement si vous êtes en train d’insinuer que je
fais mal mon travail ?
Lucien
interroge d’un regard les alentours. Les nuages sont bas sur la
rase campagne, ce qui rend les vaches, au loin, nerveuses.
Face
à lui, la femme aux yeux bouffis a croisé ses bras, haut sur son
pull en laine violine, et dodeline du menton. Certainement sa manière
d’attendre. Aussi Lucien se justifie, dans un soupir :
— Non,
je n’ai jamais dit ça. J’ai juste dit que je ne trouvais plus ma
carte de résident.
Les
bras de la femme se décroisent d’indignation. Le regard noir, elle
réplique en martelant sa poitrine d’un index furieux.
— Oui,
mais alors si moi, je vous laisse passer sans carte de résident,
c’est que je fais mal mon travail, n’est-ce pas ? Ici, c’est
une déchetterie municipale !
Elle
avait prononcé ce dernier mot en arrondissant les lèvres,
articulant chaque lettre afin de redonner à ce titre toute sa
grandeur. M-U-N-I-C-I-P-A-L-E.
— Il
y a des règles, ici. Seuls les résidents peuvent déposer leurs
encombrants.
— Mais
JE suis résident ! Je ne sais plus comment vous le dire !
Les
mains de Lucien retombent le long de ses cuisses avec un claquement
lourd.
— Et
qu’est-ce qui me le prouve, sans carte de résident ?
Lucien
fait mine de s’arracher les cheveux puis souffle avant de
reprendre :
— Mais
enfin Odile ! Vous me voyez passer depuis dix ans ! Dix
ans ! Vous pouvez bien faire une exception, aujourd’hui ?
Odile
a ce haussement de sourcil, sec et vexé, qui signifie que ce n’est
pas le genre de la maison.
— Si
je fais une exception aujourd’hui pour vous, il faudra que je fasse
une exception pour un autre demain !
— Il
n’y a personne, Odile ! Personne ne le saura ! On est à
dix kilomètres de la première maison et tout le monde s’en fout,
voyons !
Erreur.
Tout le monde ne s’en foutait pas. Le ton était monté. Les
vaches, au loin, en avaient redressé leurs grosses têtes, mais cela
ne changeait rien aux lois de ce pays.
— Impossible.
C’est le règlement.
Odile
aime le règlement.
Le
règlement est bon.
Il
est juste.
Elle
l’a plastifié, relié et protégé par une vitrine, dans son
bureau. D’après cette Bible, elle est la Responsable du site. Avec
une belle majuscule qui résonne sur plusieurs phrases. C’est grâce
à Odile si les détritus sont triés, recyclés, s’ils atteignent
leur ultime mission. Sous son œil juste et impérieux, de vulgaires
ordures se transforment en richesses. Une nouvelle vie s’offre et
le monde devient meilleur, c’est évident.
Mais
personne ne reconnaît l’importance de sa vie, dans ce trou paumé.
Tous
au village toisent Odile d’un œil dédaigneux, elle le voit bien,
comme si ses mains étaient couvertes de merde et qu’elle sentait
le vomit de la veille. Chaque fois qu’Odile y pense, la douleur au
ventre revient. C’est grâce à l’un si le village reçoit du
pain trois fois par semaine. Grâce à l’autre si les matchs de
football sont diffusés sur grand écran…
Mais
que feraient-ils, tous, sans déchetterie ?
Odile
ricane… Comment se débarrassaient-ils des pourritures crachées
par leurs foyers, jour après jour ? De toutes ces ordures qui
sont le reflet de leurs propres vies et qu’ils oublient bien vite
en les jetant aux pieds d’Odile. Cent fois par jour, ils devraient
la remercier !
Mais,
au lieu de ça, toujours on la compare aux éboueurs…
Odile
fait bien plus que ramasser, elle. Ses containers, elle les bichonne
et elle dépasse de loin les directives nationales, jusqu’à sous
trier les déchets en fonction de leur durée de dégradation.
Voilà ! Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.
Alors que les éboueurs, eux, mélangent tout dans le même
container ; elle les a vu faire, oui ! Un jour qu’elle
était par hasard à l’angle de la rue... Alors elle ne cesse
d’enrager en les regardant se pavaner dans leur camion poubelle.
Pire, quand ils lui racontent leurs étrennes.
Odile
ne reçoit jamais d’étrennes alors que le règlement l’autorise.
Elle
effleure d’un doigt timide la précieuse vitrine, dans son bureau.
Le monde entier pourrait… Si seulement.
Quelques
pas nerveux et puis Odile se mord les lèvres. Elle marmonne et râle
au ciel que tout n’est que pourriture ici-bas et qu’elle n’en
peut plus de se sentir sale, entourée de leurs déchets à eux. Elle
râle que cela doit cesser et qu’il faut justice. Que sa vie doit
être reconnue. Elle maudit et jure de trouver alliés.
— Oh
tu exagères, Odile !
De
toute manière, il n’y comprend rien, lui non plus.
Au
début de leur mariage, Jacques aurait été solidaire, compréhensif.
Mais depuis que l’ADSL a envahi le village, Odile est transparente
à côté de ces images folles et incessantes.
— Arrête
de te plaindre, un peu ! Tu veux quoi ? Être connue, c’est
ça ?
— Non,
je veux être reconnue, tu comprends ?
— Mais
enfin, tu travailles dans une déchetterie !
Odile
redresse ses manches, comme lorsqu’elle s’attaque à un carton
particulièrement dégoutant. La propreté des avant-bras est marque
de travail bien fait.
— Et
donc ? Je suis un déchet, c’est ça ? C’est pas parce
que je nettoie votre crasse que je dois être traitée comme de la
merde ! Si j’étais pas là… Vous mériteriez que le choléra
revienne en ville !
— Oh
arrête un peu, Odile ! dit-il sans détourner les yeux de
l’écran.
Le
Maire ! Lui, évidemment ! C’est lui le dépositaire de
l’ordre. Odile aime les titres, la précision des fonctions.
L’organisation est gage d’efficacité. Odile croise haut ses bras
sur son pull en laine violine et fonce à l’hôtel de ville.
Pourquoi
ne figure-t-elle pas en tête de la liste des services techniques ?
Elle en est un maillon essentiel ! C’est grâce à elle si la
propreté des…
— Mais
arrête, Odile ! Enfin, sois raisonnable ! Tu es gardienne
de déchetterie. On ne va tout de même pas mettre ta photo dans le
journal !
Dix
ans qu’on lui donne du Odile alors qu’elle doit articuler du
Monsieur. Elle relève le menton et rétorque :
— J’en
ai marre. Pourquoi ma photo ne serait pas dans le bulletin
municipal ? Le charcutier y était bien passé ! Deux
fois ! Parce que soi-disant, c’est la semaine du veau ou bien
qu’il a réinventé les raviolis aux tripes.
— Mais
enfin, tu es bien agressive, Odile ! Ne fais pas l’erreur de
croire…
— Je
n’ai pas d’autre choix que d’être agressive ! Vous ne
m’écoutez pas ! Je n’existe même pas pour vous !
Il
incline la tête sur le côté, avec une moue ridicule d’apitoiement.
— Mais
non, enfin, Paulette, tu…
— Odile !
Je m’appelle Odile ! Toute ma vie j’ai entendu des types
comme vous, des incompétents qui…
— Odile !
— Parfaitement !
Incompétents ! Vous ne savez même pas dans quelle poubelle
mettre vos bouteilles en verre et vous vous permettez de juger mon
travail.
— Bon
écoute, Odile, j’ai des rendez-vous, je…
Mais
Odile a déjà quitté la pièce. Des tripes en Une du journal et pas
un mot sur elle…
Justement,
la presse ! Trente kilomètres à répéter son texte et à se
monter le bourrichon. Elle ne baissera pas les armes. Ça, jamais.
Plus jamais elle ne sera leur paillasson. Odile est un char d’assaut
en pull violine. Missiles armés, elle traverse l’accueil sans
entendre les cris de l’hôtesse. Ascenseur. Direction le dernier
étage, c’est toujours là que se cache la direction. Mais il faut
une clé spéciale pour accéder à cet étage. Odile atterrit un
palier en dessous et cherche son chemin quand elle entend au loin la
sécurité accourir. Les yeux fous, elle ouvre une porte et
s’engouffre.
Le
journaliste subit les assauts, ratatiné un peu plus à chaque parole
dans son siège en cuir avec accoudoirs rétractables. Et que ce
serait intéressant si la population locale découvrait la noblesse
et les difficultés de son métier. Et que ce serait passionnant de
mener une enquête de terrain dans les containers de sa belle
déchetterie. Et que ce serait…
L’homme
parvient enfin à se redresser.
— Oui
enfin, vous savez, ce n’est pas réellement d’actualité alors…
— Comment
ça, pas d’actualité ! Mais tout le monde parle d’écologie !
Un
rictus de mépris pince les lèvres d’Odile.
— Oui,
mais pas comme ça ! Pas ce genre d’écologie. Les gens…
— Quoi ?
Vous dites n’importe quoi ! Vous…
— Mais
laissez-moi parler, enfin ! Les gens, ce qu’ils aiment, c’est
l’écologie propre, les petits logos verts sur les emballages, les
célébrités qui donnent l’exemple en faisant du vélo. Ou alors,
il faudrait que vous soyez membre d’un groupe d’action très
actif, ou bien que vous vous soyez faite agresser, par exemple. Ça,
c’est vendeur ! En l’état, votre sujet, je ne peux même
pas l’insérer dans notre sommaire, en fait…
Odile
croise les bras, haut sur son pull en laine.
— Quoi ?
Non, mais c’est pas vrai ! Vous me dites qu’il faut être
tapé pour passer dans le journal !
— C’est
comme ça, il faut vivre avec son temps. Si vous voulez devenir
chanteuse, faut faire une téléréalité. Si vous voulez devenir
mannequin, il faut avoir une sextape. Tenez, si vous voulez devenir
écrivain, il faut être journaliste ! C’est comme ça !
Vous, en l’état, vous n’avez pas d’actualité. Est-ce que vous
avez un profil Facebook ?
Le
visage d’Odile tourne aussi violine que son pull.
— Mais
alors, Plantas, pourquoi Plantas, vous l’avez mis dans votre
torchon, la semaine dernière ?
— Ha
oui, mais lui c’est pas pareil, c’est le fils d’un élu de la
commune. Il a un nom !
Le
sang pulse aux oreilles d’Odile. Elle s’entend soudain hurler :
— Mais
moi aussi j’ai un nom !!!!!!!!!!!!!!!
— Ha
non, mais là, c’est non ! Vous n’y êtes pas du tout !
Vous…
— Vous
êtes tous les mêmes ! Jamais une once de reconnaissance,
jamais aucun respect pour les honnêtes travailleurs ! Vous ne
vous intéressez qu’aux sujets racoleurs ! Vous n’êtes
qu’un sale…
Mais
leurs éclats de voix ont trahi la présence d’Odile. La sécurité
surgit. Deux vigiles empoignent le pull violine. Un déchirement sec.
Crac. Puis deux autres lorsqu’ils dévalent les escaliers. Plus
discrets. Crac. Crac. Puis les videurs ouvrent avec fracas la porte
d’entrée comme ils ouvriraient un vide-ordures et jettent Odile
dehors, devant témoins.
Elle
roule à terre jusqu’à heurter un pot d’échappement. Puis se
relève en grognant. Le vent, dans son dos, la pousse un peu plus.
Les yeux hagards, Odile pose un pied devant l’autre et suit le flot
des voitures.
Bien
sûr, le premier coup fut réellement douloureux.
Surtout
parce qu’Odile le rata.
Elle
dévia son poing au dernier moment et dut affronter son reflet
indemne dans la porte vitrée. La honte aussi.
Alors
cette fois elle ferme les yeux. Sa respiration ralentit. Sa poitrine
triste se gonfle au maximum. Odile concentre ses forces et réfléchit
à quel point la vie sera belle, quand elle sera dans le journal.
Trouver le courage. Elle pourra envoyer l’article aux camarades du
syndicat. Trouver le courage, jamais plus je ne serai un paillasson.
Peut-être le règlement sera-t-il ajusté en son honneur. Trouver le
courage, je vais y arriver. Elle remet en place ses cheveux d’un
geste délicat. Trouver le courage. La déchetterie sera équipée en
caméras de surveillance, comme à Paris ! Elle sera autorisée
à faire sa ronde accompagnée de son chien, en muselière bien sûr.
Trouver le courage, je peux le faire. Tout le monde la félicitera au
village pour la pénibilité de son travail, pour son sérieux et
pour l’utilité de sa mission. Elle recevra des étrennes. Trouver
le courage, j’en suis capable. La mairie l’invitera à prendre la
pose dans le calendrier de fin d’année des services techniques.
Son nom fera la Une. Je le peux.
Odile
ouvre les yeux.
Et
puis, de toutes ses forces, elle se détourne et frappe sa tête
contre le mur.
Le
bruit fut mat et le sang visqueux.
À vous le tri sélectif : L’actu, vous la préférez…
Chaude :
— Odile, pensez-vous pouvoir reconnaître votre agresseur ?Elle déglutit bruyamment avant de gémir :
— Je préférerais que vous marquiez Mme Aubert dans le procès-verbal, monsieur l’agent, et non Odile.
— Oh oui bien sûr Mme Aubert. En tout cas, ne vous en faites pas, nous viendrons faire une ronde quotidienne près de la déchetterie, dès demain. Si c’est pas malheureux que la violence envahisse même les petits villages comme le nôtre ! Non, mais c’est pas vrai ! Et puis les gens aiment ça ! Tenez ! Regardez ! Voilà le malheur qui vous tombe dessus et un moins d’une seconde, ces satanés journalistes arrivent ! Il y a M. Fuck de la régie régionale qui fait les cent pas dans le hall du commissariat. Je vais le foutre dehors à coups de pied ! Comme ça, il ne vous ennuiera pas, Mme Aubert.
Soudain Odile cesse de gémir et bredouille :
— Oh non, monsieur l’agent. Laissez-le. Cela ne fait rien. Je vais lui parler. Je n’en ai pas envie, mais il faut que les gens sachent, que mon malheur ne soit pas inutile et que cela ne se reproduise plus ! Je vais me sacrifier, monsieur l’agent.
Digne, Odile retient ses larmes.
Micro ouvert, elle se délecte de détails sordides et réclame le respect, la considération et la reconnaissance de son métier !
Le journaliste le lui assure : il regrette amèrement d’avoir été son oiseau de mauvais augure et, pour se faire pardonner, demain Mme Aubert sera en Une. Elle aura même droit à deux feuillets supplémentaires ! Ce n’est pas tous les jours qu’un tel scoop heu… qu’un tel malheur arrive par ici !
Le lendemain matin, Odile traîne les pieds jusqu’au marchand de journaux. Il faut dire que depuis son agression, elle a du mal à se déplacer. La violence du choc, vous comprenez… Mais le choc des mots fut plus puissant encore. Ingrid Bettencourt, libérée durant la nuit, occupait chaque page du journal…
Froide :
Son rêve est enfin réalisé. Le lendemain, Odile est dans le journal.
Rubrique nécrologique.
M. Jacques Aubert, son époux, a la profonde douleur de vous faire part du décès d’Odile Aubert, née Tauban, survenu le mardi 1er juillet 2008, à la suite d’une chute accidentelle sur son lieu de travail.
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