mercredi 23 décembre 2015

Nouvelle anonyme N°10... Au commencement



J’ouvre les yeux.
Je ne sais plus ce qui m’a réveillé. Peut-être le vent. J’ai la gorge sèche. Mes jambes sont engourdies. L’impression d’avoir sombré, quitté mon corps une éternité.
Dehors, il fait nuit. Des ombres longues s’étalent sur les murs nus. Je traverse la pièce. J’écarte le voile qui masque l’ouverture. Je me trouve sur un balcon face à une terre blanche. Immense. Je ne connais pas cet endroit. Il me renvoie pourtant quelque chose d’apprivoisé, de familier. Au loin, le ciel épouse des reliefs sombres. Ce ciel… je n’en ai jamais vu de pareil. Les étoiles brillent comme des flammes. Je me prends à tendre la main, à vouloir les saisir.
Bordel, mais où je suis ?
Je reviens sur mes pas. Des marches étroites me conduisent au rez-de-chaussée. En franchissant le seuil, je découvre un porche avec un grand arbre sur ma gauche et ce type avachi sur un rocking-chair.
— Il s’appelle Franck, fait une voix près de moi.
Je me retourne.
L’autre est assis sur le sol. Un visage de craie où pointent des yeux ternes. Il se lève.
— Herb.
— Tim, je réponds. C’est quoi ici ?
Il hausse les épaules.
— Aucune idée. Je me suis réveillé et j’étais là.
D’un mouvement de tête, je désigne le corps sur la chaise.
— Et lui ?
— Jamais pu en tirer un mot. J’ai fini par lui donner le nom d’un pote.
Au loin le ciel s’illumine d’un éclat vif. Comme un éclair. Pour disparaître aussitôt. J’interroge Herb du regard.
— Ça arrive parfois, fait-il.
Je devrais être terrifié. Je devrais hurler. N’importe quelle personne dans ma situation le ferait.
Je descends.
Le sol est poudreux, lunaire. Quelques pierres. Aucune végétation à l’exception de buissons rabougris. Derrière moi, la construction ressemble à ces baraques de western que je regardais à la télé avec mon père, tout en vieux bois blanchi par la chaleur. Je devrais avoir peur oui. Au moins être inquiet. Pas une seconde. Je me demande, c’est tout.
— C’est quoi ton dernier souvenir ? me demande Herb.
Son visage tire vers le bleu maintenant, peut-être à cause des astres. Bourré de tics. Le genre de type qu’on ne voudrait pas croiser dans une ruelle. Pas dangereux, juste malsain. Allez savoir pourquoi, ça ne me fait rien.
— Mon dernier souvenir ? Je…
Je réfléchis. Il sourit.
— Tu ne sais plus hein ? Moi, j’ai mis du temps à me rappeler. J’étais tranquille chez moi. Je me préparais un petit shoot et puis... je me suis retrouvé là. T’es bien réel au moins ?
Pas envie de répondre. Je suis déjà sous le grand arbre. Une écorce noire comme la suie. Des branches brunes. On dirait une sentinelle. Une sentinelle morte sur pied. Sauf qu’il n’y a rien à garder.
— Et le chemin, il conduit où ? Je demande à Herb en suivant la piste du regard.
— Ici.
— Tu veux dire qu’il tourne en rond ?
— Non. Il file droit comme un rail. Mais chaque fois que je l’ai emprunté, je suis revenu au point de départ. Entre les deux, rien que cette foutue lande. À devenir dingue.
Je remarque alors qu’il n’y a aucun bruit. Pas de cris d’oiseau ou d’animaux. Pas de végétation qui tremble au passage d’un rongeur.
— Je revenais du boulot.
— Ah ! fait Herb. Ça te revient. C’est bien, ça.
— Je rejoignais… quelqu’un.
— Et ?
— Je sais plus.
— T’inquiète. C’est pas mal, déjà.
Plus loin, la maison ressemble à une bête aux aguets qui nous observe de ses yeux noirs.
— Quelqu’un m’a bien amené ici.
— C’est sûr.
— Non, je veux dire, quelqu’un que tu as vu arriver.
— Bah non. Parfois j’ai des absences, mais ça ne dure jamais très longtemps. Juste la sensation que le temps s’est écoulé un peu plus vite.
— Et ça ne t’inquiète pas ?
— Pas vraiment le choix.
À nouveau cet éclat au loin, aussi vite disparu.
— Herb ?
— Ouais.
— Tu te rends compte que tout ça n’a rien de normal ?
— Mec. Je vais pas te raconter ma vie, mais franchement, me retrouver ici, c’est pas ce qui m’est arrivé de pire.
— Herb, tu dérailles ? Ça ressemble juste à un putain de cauchemar.
— Je dis pas le contraire. Mais il y a des cauchemars qui sont pires que d’autres.
Il est à sa place. Peut-être que moi aussi. Mais moi, je n’avais pas une vie aussi merdique. Un bon taf, pas mal de cash et cette… fille. Une belle vie, oui. Jusqu’à ce qu’un enfoiré décide de m’exiler dans ce trou à rat sans me demander mon avis.
Revenu sous le porche, je croise le corps fané de Franck. J’entre dans la maison. Besoin de comprendre. Les pièces se répartissent sur deux niveaux. Nombreuses. Pas de meubles. Une prison ouverte. Un tombeau au grand air. Et moi au milieu. Et Herb dans mes jambes. Comment s’appelait cette fille, déjà ?
— C’est bizarre.
— Quoi ? s’inquiète Herb.
— J’ai l’impression d’être déjà venu.
— Toi aussi, hein ? Pas le genre d’endroit qu’on peut oublier, pourtant. Mais je n’arrive toujours pas à me le remettre.
Combien de temps est-il resté seul dans ce désert ? Combien de temps avant que ce silence nous rende fous tous les deux ?
De retour près de Franck, je cherche un point mouvant dans les étoiles : un satellite, un avion, une trace de civilisation. Je me dis que je vais suivre la piste, voir où elle mène. Peut-être que Herb a fait demi-tour sans s’en rendre compte. Puis je me dis que c’est trop tôt. Je le ferai plus tard, si rien ne vient. Et si la piste me ramène ici, c’est que l’explication doit s’y trouver. Peut-être que Herb lui-même est l’explication.
Et peut-être que depuis le début il ment.
Je le regarde. Le genre de type à qui tu filerais une pièce sans même regarder sa tête.
— Herb ?
— Ouais ?
— Combien de temps il va durer ton petit jeu ?
— Mon… jeu ?
Je m’approche.
— Herb, sans déconner. Tu m’as pris pour une buse ?
Je dois lui rendre une tête, mais il a tout du vaincu : ses épaules lâches, son regard fuyant, ses tics nerveux. Putains de camés… toujours à se traîner des gueules de lapins de six semaines à l’ouverture de la chasse. Et il croit qu’il va me baiser comme une vierge.
— Alors, tu veux quoi ? Du fric ?
— Qu’est-ce que tu racontes, mec ?
— Rien. Je te rends hommage. Bien foutu ton truc. Un poil limite avec la loi, mais faut reconnaître qu’il y a du boulot. Allez, je suis même prêt à te lâcher un joli petit chèque. Alors, combien tu veux ?
Il se tasse. Je sens qu’il va céder. Il sourit.
— Tu me plais toi, dit-il. Tu crois vraiment que j’ai monté un bateau pareil pour te tirer de la thune ?
Il rit maintenant. Je remarque qu’il n’a presque plus de dents. C’est pourtant moi qui me sens con.
— Sans blague, t’es encore plus fondu que moi, ajoute-t-il. Allez viens, je vais te montrer quelque chose.
Il m’entraîne à l’arrière de la maison puis me fait grimper à une échelle. Arrivé sur le toit, il se tourne vers l’horizon.
— Regarde !
Je regarde donc, et partout le même paysage, à perte de vue. Des copies d’un même plan répétées à l’infini. Ce n’est pas une terre, c’est un monde. Vide. Et ce ciel… Jamais vu un truc pareil. Une nuit si claire qu’on pourrait la boire.
— On n’est nulle part mec, m’assène Herb. Nulle part. Cet endroit est peut-être même pas sur une carte. Franchement, si j’avais voulu te faire les poches, j’aurais trouvé plus simple.
Herb a raison. À le regarder de près, il a l’air plus perdu que moi. Je m’attarde sur les reliefs qui cernent l’horizon. L’impression de me trouver au creux d’une mâchoire immense, une gueule hurlante vers l’infini.
— J’ai bien pensé à les rejoindre, ces montagnes, dit Herb.
— Et ?
Il secoue la tête.
— Autour, c’est trop bizarre. Dès que tu t’éloignes, tu as la sensation d’être observé. Des fois, on entend même des voix. Vraiment, ça fout les nerfs.
— Des voix ?
— Ouais. Comme si quelqu’un te chuchotait à l’oreille.
Des voix, maintenant. Cet aspirateur à crack va finir par me retourner le crâne.
Je descends du toit.
Mes pieds s’égarent à nouveau dans cette poussière blanche. Je m’approche de la lande. Les buissons ressemblent à des spectres immobiles, comme des statues de pierre. Herb me rejoint. Il hésite à aller plus loin.
— Il y avait ce gosse, dit-il. Arrivé de je ne sais où. Il courrait partout en hurlant. J’ai essayé de le calmer. Il ne voulait rien entendre. Il a fini par s’enfuir.
Il serre ses mains comme pour en extraire une douleur ou une honte.
— J’ai retrouvé son corps pas très loin d’ici, raide comme du bois. Après ça ne veut rien dire…
Il a les yeux rivés sur le sol.
— Où ? je demande.
Il désigne un lieu sans lever la tête. Je m’enfonce dans la lande en suivant la direction. Je l’entends trépigner derrière moi. Puis des pas, de plus en plus rapides. Il finit par apparaître à mes côtés. Nous avançons. Il me raconte.
— J’ai eu d’autres visites aussi. Une femme qui n’arrêtait pas de pleurer. Et un type qui tenait à peine debout, plus âgé que cette baraque. Puis d’autres, que j’ai oubliés. Enfin je crois.
— Ils sont où maintenant ?
— Va savoir. Ils arrivent. Ils repartent. Je suis content que tu sois là, tu sais ?
Je sais oui. Mais pas l’intention de moisir ici pour autant. Déjà comprendre où je suis. En me dirigeant vers le corps du gosse, j’espère trouver une réponse. Flairer. Rôder. Fouiller. Je fais ça depuis des années. Rien ne résiste à la logique. Rien ne résiste à l’évidence. Il faut juste voir ce qui reste invisible aux autres. Pour ça, je suis imbattable.
— Je peux pas, souffla Herb au bout de quelques mètres. C’est… Je vais attendre près de la maison. T’as juste à continuer, c’est un peu plus loin.
Il fait demi-tour. Je suis seul. Seul j’avance.
Les buissons se ressemblent tous. Ils ont quelque chose d’inquiétant. De plus grand, aussi. Dans la tête, je me répète. Tout ça, c’est dans la tête.
Derrière, la maison a disparu. Je songe à ce film que j’ai vu il y a quelques années. Un type se trouvait embarqué dans un jeu où il perdait tout. À la fin seulement, il découvrait que c’était un jeu. Et tout s’achevait dans une grande fête.
Je cherche un endroit sur lequel grimper. Encore une lueur au loin. Furtive. Un souffle d’air vient balayer le sable. Je sens… quelque chose. Une présence. La végétation s’est rapprochée. Mes pieds sont enlisés jusqu’aux genoux. Je me retourne. Il est là. Immobile. Six ou sept ans peut-être. À la taille, il ne doit pas faire beaucoup plus.
— Je suis content de te voir, dit-il.
Ça en fait au moins un, je me dis. Sauf que lui devrait être mort.
— Petit, tu peux me filer un coup de main ?
Il ne bouge pas. Il me regarde.
— Qu’est-ce que tu veux ? il demande.
— Trouve-moi une branche, n’importe quoi, que je me sorte de là.
— Tu ne pourras pas.
Il continue de me regarder. J’aimerais voir son visage.
— C’est courageux ce que tu as fait. Venir jusqu’ici… Regarde Herb. Incapable de choisir. Peur de tout. Toi, tu as eu les couilles.
J’essaye de dégager mes jambes. Je n’ai aucun appui.
— Tu as toujours eu les couilles, hein Tim ? Tu fonces. Tu te laisses bouffer par rien. Invincible. Bordel, Tim, à croire que tu te prenais pour un dieu. C’est ça Tim ? Tu te prenais pour l’Élu ?
Sa voix. C’est la voix qui ne colle pas.
— Herb !
— Laisse tomber, il fait. Tu crois que cette loque va venir à ton secours ? Préférait crever oui. T’es tout seul mec. Tout seul.
Je sens la panique qui me gagne, comme une vague. Enfin un sentiment, mais pas le bon.
— Arrête de t’agiter, me conseille le gosse. Il n’y a plus qu’à attendre maintenant. Voir ce qu’ils vont faire de toi. Perso, je te donne pas une chance.
Changement de décor. Il n’est pas celui que je crois. Mort d’abord, puis bien vivant, mais je m’en fous. Il en sait plus qu’il n’en dit et c’est tout ce qui m’intéresse pour le moment.
— Dis-moi, petit. Tu ne veux pas dire à tes potes de nous rejoindre, histoire qu’on discute ?
Dans l’ombre, il sourit. Je ne vois pas son visage, mais je parierais qu’il sourit.
— Tu comprends rien, Tim. C’est un vrai problème, chez toi. On peut t’expliquer pendant des heures, mais tu comprends rien.
Il fait un pas.
C’est un gosse, oui. Une gueule de caïd, effronté jusqu’à l’os. Avec une espèce de haine dans les yeux. Je l’imagine. Puis je le vois.
C’est moi.
Moi.
Je hurle. Tellement que je dois perdre connaissance. La sensation que le temps s’écoule plus vite. Quand j’ouvre les yeux, le gosse est toujours là. Son expression est différente. Lointaine. Le paysage aussi a changé. Tout est beaucoup plus flou, comme si la surface des choses s’évaporait.
— Je vais t’aider, Tim. Je vois que tu perds le fil.
Je ne cherche pas à l’interrompre. Je voudrais, mais je sais comment il va réagir. Je n’ai jamais aimé qu’on m’interrompe
— Ça se passe sur une route. Il est tard. L’air est encore chaud. Tu sors d’une petite route de campagne. Derrière, la fille se cale contre toi. Tu sens le contact de ses seins dans ton dos. Tu penses à un tas de choses. À ta gueule surtout. À ce que tu vas lui mettre. Parce que c’est comme ça que tu vois les choses, Tim. C’est à ça que tu te mesures. À ce que tu vas leur mettre à tous. Alors tu accélères. Plus tôt vous serez arrivés, plus tôt tu pourras la sauter. L’autre type est encore loin devant. Il voit ton phare qui approche. Il se dit qu’il a encore le temps. Il tourne. Il te coupe la voie une seconde trop tôt. Après, tu serais passé. Avant, tu l’aurais peut-être évité. Tu m’as pas l’air bien, Tim ?
Sa voix m’étouffe. Je n’arrive plus à réfléchir.
— La fille qui se frottait les seins contre ton cuir, elle s’appelait Janice. Tu veux savoir ce qu’elle est devenue ?
— Non…
— T’es sûr ?
Je suis sûr, oui. Je me souviens, maintenant. La route. Le choc. La nuit. La longue nuit. J’ai envie de pleurer. Aucune larme ne vient.
Il paraît que juste avant de mourir, toute sa vie défile devant soi. Ma vie à moi ne devait ressembler à rien. Je n’ai rien vu passer. Je me suis réveillé et j’étais ici. Dans ce désert. Avec moi.
— On n’a plus beaucoup de temps, m’annonce-t-il.
Il regarde au loin, comme si quelqu’un l’appelait. Sa voix a encore changé. Plus grave. Il n’a plus envie de sourire. Il cherche quelque chose dans le sable.
— Ça peut pas, je fais.
— Ça peut pas quoi ?
— Finir comme ça, pour une seconde.
— C’est pas cette seconde qui m’inquiète, Tim.
Je le regarde. On dirait qu’il m’en veut d’être devenu ce que je suis. Il m’en veut, oui. Aucun doute, je me déteste.
— Qu’est-ce que…
— Rien, Tim. Y a plus rien à faire, crois-moi.
Autour, les arbres ont disparu. Déjà la nuit est plus sombre. Je ne sens plus mes jambes. Mes lèvres embrassent le sable. C’est peut-être le genre d’endroit où je devais finir. Sec. Vide.
Une phrase de mon père me revient. La seule chose que cet enfoiré m’ait laissée d’honnête. Elle parlait d’un Dieu, d’une terre informe, de ténèbres couvrant l’abîme, puis d’une lumière.
J’ai peur.
Je me demande ce que sera après.
Je me dis que j’aurais dû…
Je me dis…
Et ces lueurs… Ces putains de lueurs…

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