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C’est
leurs voix qui me font ouvrir les yeux, et à regret quitter ce rêve
où je me promenais le long de la grève avec Maria, ma tendre amie
d’enfance.
J’avais
profité du calme de ce milieu d’après-midi pour m’assoupir
quelques instants dans le jardin, à l’ombre des arbres de feu que
Javier y a plantés trois étés auparavant. Au-dessus de moi,
piaillent des conures dont j’aperçois parfois les petits corps
vert et rouge frétiller entre les branches ; dans mon dos se
fait entendre le bruit continu des machines à linge qui tournent
dans la remise...
La
voix dominante est rauque, beaucoup plus que celle de Miguel, mon
voisin. C’est sûrement ce qui m’a alertée. Tendant l’oreille,
j’en perçois deux autres, plus en retrait, des voix d’hommes
soumis au premier, les voix, je le sais d’instinct, de membres de
la police politique.
Je
me lève doucement en posant mon livre dans l’herbe, sachant
pourtant que je ferais mieux de rester ici à faire semblant de
dormir, ou alors de retourner me réfugier dans la fraîcheur de ma
maison à attendre que ça passe.
Mais
c’est plus fort que moi, je m’avance vers la haie qui sépare les
deux jardins et les aperçois à travers les branches près de la
cabane à outils. L’un deux, sûrement le chef, se tient debout les
jambes écartées, un gros paquet dans les mains. Un autre, accroupi,
creuse la terre, pendant que le plus jeune semble monter la garde. Le
chef tend alors le paquet au deuxième, qu’il enterre avec
précaution à vingt centimètres à peine des gardénias de Mabel,
avant de se relever et de se passer la main sur son front luisant.
Même
pour ces démons, la chaleur de ce mois de septembre est intenable. À
croire que l’océan a reculé de plusieurs dizaines de kilomètres
pour nous priver de son air vif.
Une
fois leur travail achevé, les trois hommes rebroussent chemin et
empruntent l’allée qui contourne la maison. Le chef, rasant le mur
en briques, se retourne alors brusquement dans ma direction. Je
m’accroupis en vitesse, reste de longues secondes sans bouger, me
concentrant sur leurs pas qui s’éloignent vers la rue, n’ayant
même pas l’audace de me réjouir d’avoir peut-être échappé au
pire, une fois le calme revenu.
Il
ne m’a pas vu. Il n’a pas eu le temps de me voir.
Sinon il se serait déjà
manifesté, d’une façon ou d’une autre.
Mabel
et Miguel ne seront pas rentrés avant la fin de l’après-midi.
Bien sûr, les policiers le savaient. Ils savent tout de nous, malgré
ce que certains sots pensent encore. Leurs yeux sont plantés dans
nos têtes et ne se ferment jamais. Seuls nos rêves peuvent encore
leur échapper, du moins lorsqu’ils ne sont pas contaminés par
leurs ombres perfides.
Je
me redresse, tente de mieux voir l’endroit où ils ont enterré le
paquet. Je n’ai pas de doute quant à leur objectif en l’ayant
caché à leur insu. Le piège qu’ils viennent de tendre à mes
voisins est implacable.
Je
n’ai appris que très récemment que Miguel écrivait des articles
sous pseudonyme dans une revue interdite par le régime, des articles
très virulents contre le pouvoir, contre le général. Javier, quand
je m’en suis rendu compte, m’a expliqué avoir voulu me préserver
en me le cachant, afin de m’empêcher de savoir à quel point le
danger était proche.
Car
dans ce qu’est devenu ce pays, tout finit par être percé à jour.
Jouer avec le feu vous amène immanquablement à vous brûler. Vous,
votre femme, vos enfants.
Ces
mêmes policiers reviendront quand Mabel, Miguel, et leurs deux
filles seront là. Peut-être ce soir, peut-être demain matin au
réveil, quand ils seront les plus vulnérables. Ils leur diront
savoir de source sûre qu’ils cachent des documents compromettants,
hostiles au régime. Ils fouilleront la maison, le jardin, trouveront
ce qu’ils sont venus chercher.
Pourquoi
au fond toute cette mise en scène, dans une société où ils ont
tous les pouvoirs ? Par jeu ?
Et
ils les emmèneront dans un fourgon, sans leur laisser la liberté de
se défendre, sans aucune autre forme de procès, les feront ensuite
disparaître comme s’ils n’avaient jamais existé.
Comme
tant d’autres avant eux.
Des
avions qui survolent l’océan, des hommes et des femmes redevenus
de simples corps qu’on jette à l’eau après
leur avoir ouvert le ventre de haut en bas avec un couteau.
Et
qui coulent dans les flots sauvages, comme le Chili que nous
et nos mères avons connu.
Je
sors dans la rue et vérifie
qu’ils sont bien partis.
L’air est devenu plus sec, le ciel plus terne, les voix des
voisines assises comme chaque jour sur le banc près du lavoir se
muent en cris de harpies. `
Je
bois un verre de Tequila cul
sec, moi
qui ne tiens
pourtant
pas l’alcool. La
première idée qui
me vient en tête est d’appeler Javier à son travail, de tout lui
dire.
Mais
je
ne peux prévoir quelle sera sa
réaction. Ce qu’il
décidera de faire. Ce jeune
fou qui a encore l’audace
d’avoir des idéaux.
Et
si le chef de la police
m’avait vraiment aperçue à
travers la haie ?
Si
Mabel et Miguel s’enfuyaient,
les policiers
sauraient
alors aussitôt
que c’est moi qui les ai avertis,
que j’ai trahi à mon
tour ce pouvoir auquel je
dois me soumettre. Jour après
jour.
Me
revient
en mémoire le sort de Sofia
Jimenez, une honnête
mère de famille vivant
à quelques rues d’ici et
qui a eu le malheur de prévenir son cousin
d’une rafle imminente. Elle
a depuis lors
disparu avec lui. Tout comme
son mari, tout comme sa petite fille de six ans.
Au
fond de l’océan. Au fond d’une cellule. Enterrés
comme des animaux.
Imaginer
ce qui risque de leur arriver me déchire le cœur.
Mais plus encore que cela puisse nous arriver à nous.
La
nausée me gagne. Je vomis l’alcool que je viens d’ingérer dans
la cuvette des toilettes.
Le
téléphone sonne. Je décroche aussitôt, n’entends qu’une
lointaine respiration de l’autre côté.
Est-ce
eux ? Veulent-ils jouer avec mes nerfs ?
Mon
interlocuteur raccroche, comme conscient de son effet. Je pourrais
presque entendre son rire. Le
combiné à la main, je reste un temps indéfinissable assise sur le
fauteuil, vidée de toute substance.
Par
une des fenêtres qui donnent sur la rue, je remarque un homme vêtu
d’un costume bon marché se tenir debout dix mètres plus loin,
comme s’il attendait quelqu’un. Il pourrait tout aussi bien être
un policier en civil ayant reçu l’ordre de nous surveiller.
N’importe qui pourrait en être un.
Je
décide finalement de sortir pour me changer les idées, descend en
hâte la rue qui mène à l’océan, vérifiant que l’homme ne me
suis pas. Arrivée le long de l’avenue qui longe la plage, je tombe
aussitôt sur trois militaires. Armés comme s’ils étaient prêts
à abattre l’un d’entre nous.
Un
peu plus loin, le drapeau du régime flotte au-dessus d’un bâtiment
administratif. Ce morceau de tissu avec lequel j’ai appris à vivre
depuis tant d’années me devient, à la clarté de ce jour,
insupportable. Ses couleurs criardes envahissent l’intérieur de ma
tête comme un cauchemar.
J’observe
les passants. Nous paraissons tous si las. Nous n’avons pas besoin
de nous parler pour savoir que nos préoccupations sont les mêmes.
Cette unité ne peut que rester silencieuse, masquée. Nos peines,
nos douleurs, nos espoirs avortés.
Je
respire à pleins poumons l’air marin, imaginant tous les pays qui
se trouvent de l’autre côté, si loin de nous, tous ces pays
libres. Même les poissons que je devine sous les flots écumeux ont
une vie plus libre que la mienne.
Quand
je reviens chez moi, je ressens aussitôt la curieuse impression que
quelque chose a changé. Comme si certains meubles avaient été
déplacés.
Ont-ils
profité de mon absence pour tout fouiller ? Poser des micros
pour nous espionner ?
Mes fils vont bientôt
revenir de l’école avec ma mère. Depuis quelque temps, elle
insiste pour aller les chercher, comme si c’était maintenant sa
seule raison de sortir de chez elle.
J’ai tant besoin de les
voir, d’entendre leurs rires, de les prendre dans mes bras, eux qui
vivent encore dans une bulle d’innocence, eux que je tente de
protéger du mieux possible de l’horrible visage qu’arbore notre
pays.
Alors
j’attends.
Je ne peux plus rien faire d’autre qu’attendre.
Il
est seize heures. La cloche de l’école doit être en train de
sonner. J’imagine Mabel debout face à la grille, un sachet de
churros encore chauds à la main, guettant ses deux filles, Lucinda
et Lila, qui sont légèrement plus jeune que mes deux garçons.
Je
n’aurais jamais voulu avoir de filles. La nature est parfois bien
faite.
Dans
la cuisine, je fais chauffer du lait dans une casserole, sors des
biscuits des placards ainsi qu’une boite de chocolat en poudre, que
je dispose près d’une corbeille de fruits.
Nos
regards se sont croisés, j’en suis maintenant persuadée.
Et
si je parle, si je préviens Mabel et Javier, nous subirons tous le
même sort.
Je
n’ai pas le choix.
Les
enfants entrent sans frapper. Ma mère leur demande de ne pas courir,
ils me sautent dans les bras à peine remarquent-ils ma présence.
Eux,
il n’y a qu’eux qui comptent. Qu’ils aient un jour une chance
de grandir hors de cette prison à ciel ouvert.
Personne
n’a le droit de me juger. Personne ne pourra me juger.
Pendant
qu’ils prennent leur goûter dans la cuisine, nous buvons un café
avec ma mère dans le salon, en parlant de tout et de rien, comme à
notre habitude.
Les
garçons montent ensuite faire leurs devoirs. Ma mère, regardant sa
montre, décide de partir en prétextant avoir rendez-vous avec une
amie en ville, alors que je sais qu’elle va, comme tous les soirs,
simplement rentrer dans sa maison vide.
Le
soleil décline dans le ciel rosé. Je guette l’arrivée de Javier,
encore incapable de savoir comment je vais réagir quand je vais me
retrouver face à lui. Il me connaît si bien, il verra aussitôt que
quelque chose ne va pas.
À
l’heure qu’il est, mes voisins doivent tous être réunis chez
eux, inconscients de ce qui va bientôt se jouer entre leurs murs. La
rue est quasiment déserte. On n’entend pas encore le bruit des
bottes.
À
quelle heure viendront-ils les chercher ?
Vite.
Que j’arrête enfin d’angoisser.
Un
petit cri s’échappe de ma bouche. Je devrais me frapper le front
contre le mur, jusqu’au sang, pour avoir eu une telle pensée.
On
sonne alors à la porte d’entrée. Pourtant Javier a sa clef.
J’ouvre et me retrouve avec surprise face à Mabel. Rayonnante
comme à son habitude, elle me demande si je vais bien, trouve mon
teint pâle, me parle ensuite de l’anniversaire de son aînée, qui
aura lieu le week-end prochain et auquel nous sommes, bien sûr, tous
conviés. Elle me demande alors si je peux lui donner la recette de
mon cake à l’ananas, qu’elle aimerait préparer pour l’occasion.
Mes jambes tremblent, mon dos est déjà trempé de sueur. J’ai
peur de m’effondrer. En perdant connaissance, en lui révélant
tout. Ne se rendant pas compte de mon trouble, elle confie lui
avoir acheté la poupée dont elle rêve, avoir tellement hâte de
voir l’expression de son visage quand elle ouvrira le paquet. Je
dois me forcer à la regarder dans les yeux, me forcer à sourire, à
jouer ce rôle trop grand pour moi. Je
pense fort aux visages
de mes fils, qui sont en train de jouer
dans leur chambre, pour
annihiler
celui qui
se trouve à cinquante centimètres du mien,
d’un teint si délicat
malgré les années qui passent, et
qui bientôt, dans une
obscurité quelconque, sous
la torture, se déformera,
flétrira jusqu’à disparaître. Deviendra
alors laid à faire pleurer,
à faire peur.
Seuls
quelques mots, même
murmurés :
Ils savent
tout, ils vous ont piégés.
Fuyez maintenant, ne perdez
pas de temps. Ne revenez
jamais dans cette ville, dans
ce pays.
Mais
je ne dis rien, l’invite à
entrer, vais chercher la recette dans mon classeur
tout en
lui promettant que nous serons tous présents
à l’anniversaire de sa fille, qui, s’il fait beau, se déroulera
dans leur jardin. Un
jardin vide, déjà envahi par les oiseaux.
La raccompagnant sur le perron, je remarque alors
que Javier est assis sur les marches de leur maison en compagnie de
Miguel, tous deux fumant une cigarette en riant. Me voyant, Javier me
fait un signe de la main, comme
si je n’étais qu’une connaissance croisée à un carrefour.
Pourquoi
n’est-il
pas venu d’abord me voir en
rentrant du travail ? Il
passe de plus en plus de temps avec eux, comme
s’il reculait à chaque fois le moment de rentrer chez nous, qu’il
préférait leur présence à la mienne.
Pourtant Miguel et lui
n’étaient pas si proches
il y a encore quelques
mois. Maintenant c’est
comme s’ils étaient frères. Et
j’ai bien remarqué la façon dont il la regarde, elle qui semble
s’habiller et se coiffer dans l’espoir de plaire à d’autres
hommes que son mari.
Javier
fait-il
partie du même groupe que
Miguel ? Même s’il
m’a affirmé le contraire ? Nous met-il en danger nous aussi
par son inconscience ?
Je
scrute la rue sans
un mot. Ils peuvent être
cachés n’importe où, à
attendre le bon moment pour
frapper.
Je
ne pourrais rien lui dire. Il ferait tout alors pour les sauver, je
le sais,
causerait ensuite notre perte.
Je
claque
la porte. Mets
de la musique douce
sur la chaîne Hi-Fi
que mon père nous a offerte pour notre mariage.
Bientôt les choses
changeront. Je dois rester patiente.
Les
minutes s’écoulent comme des heures. Je fais réchauffer un ragoût
de mouton que j’ai préparé la veille. Javier s’est assis dans
le salon et boit son verre de rhum en lisant le journal. Ce soir, je
vais me coucher tôt et ne pas regarder la télévision avec lui,
afin d’éviter les risques de craquer et de tout lui avouer. Je
prétexterai une migraine. Il ne cherchera pas plus loin.
Nous
mangeons en silence. Miguel me propose d’inviter nos voisins à
dîner vendredi soir. Je hoche la tête, me force à avaler chaque
bouchée.
Des
crissements de pneus se font entendre dans la rue, puis des voix
masculines. Je me fige, ma fourchette à la main. Javier, face à
moi, tend l’oreille. Les garçons ne remarquent rien.
Le
bruit d’une porte qui claque brise à nouveau le silence. Je ne
perçois aucun ordre, aucun hurlement provenir de la maison voisine.
Mon
esprit s’englue. Javier doit poser sa main sur la mienne, la
serrer, pour que je revienne à moi et croise son regard inquiet.
Je
me lève d’un bond pour aller chercher le dessert.
Je
me rends alors compte que j’ai oublié d’aller chercher le linge
dans la remise.
Enfin
allongée dans mon lit, j’entends Mabel et Miguel rire par la
fenêtre ouverte de ma chambre. Ils doivent se tenir assis sur leur
terrasse récemment rénovée, à parler de leur journée, de leurs
projets, inconscients de ce qui a été enterré sous leur pelouse.
Leur complicité me rend parfois nostalgique de celle que je
partageais avec Javier quand nous étions jeunes mariés. Pourtant
nous ne sommes pas si vieux qu’eux. Pourquoi alors nos deux cœurs
se sont-ils usés plus vite ?
L’idée
de les prévenir ne m’effleure même plus l’esprit.
Qui
pourra me juger ? Qui saura que je me trouvais au mauvais
endroit au mauvais moment ?
À
part lui, le chef de la police. Celui qu’on ne peut pas défier.
Mais
m’a-t-il
vraiment
vue ?
Sait-il vraiment
que je les ai vus ?
Puis-je décemment courir le
risque, dans un pays où la moindre incartade peut se payer au prix
du sang ?
Le
plus dur est fait. Je dois tenir
bon jusqu’au bout.
Demain, à mon réveil, tout sera peut-être déjà fini. Une
journée comme une autre commencera. Nous continuerons tous les
quatre à vivre nos vies simples en suivant le droit chemin, celui
qui ne nous force pas, en nous en éloignant, à aller nous empaler
sur des lames d’acier.
Mon
chemin à moi sera plus solitaire, plus escarpé, mais c’est celui
que j’aurai choisi de prendre.
Au
fond, je ne les connais pas tant que ça. Au fond je ne les aime pas
tant que ça. Si nous n’avions pas été voisins, nous ne serions
jamais devenus amis.
Ils
savaient ce qu’ils risquaient. Je ne suis responsable de rien,
surtout pas de leur sort. Je ne peux pas permettre de laisser leur
folie atteindre ce que j’ai de plus cher.
N’importe
qui aurait fait de même.
J’entends
Javier tousser dans le salon. Si seulement il pouvait arrêter de
fumer. Une fine pluie mouille la vitre. Je suis déjà trop lasse
pour aller fermer la fenêtre.
Je
m’endors sans m’en rendre compte. Quand je rouvre les yeux, je
remarque le visage rieur du chef de la police juste au-dessus de moi.
Avant que je puisse hurler, il plaque sa main sur ma bouche.
J’entends Javier crier en bas, les enfants pleurer. Je me débats,
tente de me dégager.
Et
alors dans ma tête s’entrechoquent ces mots que je suis incapable
de prononcer : vous faites
erreur ! Vous vous trompez de maison ! Nous sommes
innocents ! Ce sont eux, eux, eux les coupables !
Dans
l’avion blindé qui file vers le large, nous sommes tous
agenouillés, des canons de fusils collés à nos nuques, des
bandeaux sur nos bouches nous empêchant de nous parler une dernière
fois.
Le
chef de la police me demande de choisir, sort une lame étincelante
de sa veste et, d’un geste sec, ouvre le ventre de mon plus jeune
fils de haut en bas avant de le pousser dans le vide.
Je
me réveille en sursaut, tombe du lit. Frappe la moquette des poings.
Javier ne m’a toujours pas rejointe. Je me rends à la fenêtre
pour respirer un peu d’air frais. La lumière de la chambre de
Mabel et Miguel est toujours allumée, je distingue parfois leurs
silhouettes passer derrière les rideaux. L’espace d’un instant,
j’ai l’impression qu’ils sont trois.
Javier est encore endormi quand j’ouvre les yeux aux premières
heures du matin. Je me lève et sors sur la terrasse. Je discerne
alors à travers la haie Mabel, toujours en chemise de nuit, tenir
une de ses filles dans ses bras et la bercer, comme si elle la
réconfortait après un cauchemar.
Et
alors nos regards se croisent.
Et
là, tout me paraît clair, limpide. Pieds nus sur les dalles, je les
rejoins sans bruit, me poste face à elles en tentant de ne pas
fondre en larmes, et alors tous les mots que je pensais à jamais
garder au fond de moi sortent de ma bouche avec une facilité
déconcertante.
Le
visage de Mabel se décompose. Il lui faut un temps pour réaliser.
Elle appelle son mari, qui surgit torse nu, une tasse de café à la
main.
Tout
se passe ensuite à une vitesse folle. La peur au ventre, ils n’ont
le temps de prendre avec eux que peu de choses, habillent leurs
enfants à la hâte. Ils en oublient même de me dire au revoir, de
me remercier.
Et
ils s’enfuient dans la rue encore endormie.
Du
moins c’est ce qui aurait pu se passer si j’avais faibli.
Mais
je ne suis plus du genre à faiblir. Quand mon regard croise celui de
Mabel, je lui souris, lui fais un signe de la main, et rentre sans un
mot de plus dans la maison. À
la radio, j’écoute les dernières informations. Un cargo s’est
échoué au large du Pérou. Une marée noire risque de déferler sur
de nombreuses côtes.
Trois
voitures de police s’arrêtent sous mes fenêtres. Ils sont une
dizaine à en sortir. Je reconnais aussitôt leur chef, qui monte les
marches en pierre de la maison de Mabel et Miguel et frappe à leur
porte. Je sais d’avance ce qui va suivre. Je ne veux pas en voir
plus et vais m’installer dans le salon jusqu’à ce que les
voitures démarrent enfin et remontent la rue.
Je
n’ai entendu ni cris, ni pleurs ; tout s’est passé dans un
calme presque irréel.
Personne
n’a frappé à ma porte. Ils m’ont laissé tranquille. J’ai
fait ce que je devais faire.
Ils ont compris.
Javier
descend l’escalier peu de temps après et me rejoint. Une clameur à
l’extérieur attire son attention et le fait sortir.
Trois
de nos voisines se tiennent face à la maison de Mabel et Miguel,
dont la porte est restée grande ouverte. Javier les rejoint puis,
après avoir échangé quelques mots, se précipite à l’intérieur.
Il
se dirige ensuite vers moi, les larmes aux yeux, m’explique ce que
je sais déjà. Je dois alors jouer la surprise, l’indignation, la
peine.
M’efforcer
de masquer le soulagement. Ce vif soulagement qui m’apaise le cœur.
Hors de lui, Javier va s’enfermer dans son bureau. Je l’entends
frapper du poing contre les murs.
À
travers la fenêtre du jardin, je discerne les quatre cadavres de mes
voisins se balancer à des cordes. Il faut que je ferme fort les yeux
pour qu’ils disparaissent.
Le
salon est vite gagné par la bonne odeur du café chaud. Déjà
7 h 30 du matin. Il est temps d’aller réveiller les
enfants.
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