vendredi 23 septembre 2016

Nouvelle anonyme N°3 - Comme un lapin



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Flashé ! En pleine gueule. Ignacio est vexé. Se faire flasher à soixante kilomètres/heure sur une route déserte limitée à cinquante. Et à vingt-trois heures passées en plus. C’est vexant, injuste et mesquin. Ignacio ralentit. Fait encore deux-cents mètres. Coupe ses phares. Se gare sur le bas-côté, limite du fossé. Farfouille dans son coffre. Pas facile, il fait nuit. Mais il trouve des trucs. Ça l’fera bien. Même la bouteille d’acide chlorhydrique qu’il y a planquée pour pas que ses gosses jouent avec. On a toujours des chiottes à détartrer. Il va pouvoir lui causer au keuf sournois qui vient de le piéger. Ignacio est invisible. L’autre, au volant de son Opel banalisée, est juste éclairé par l’écran de sa machine à con.

Trois heures du mat. Ça grouille sur la départementale. Appel de détresse du gars qui gère le radar mobile, puis plus rien. Le commissaire, réveillé dans son premier sommeil, vient juste d’arriver. Pas commode, le commissaire Saint Antoine. Surtout à cette heure. Surtout à cet endroit. La rase-campagne. Il se demande quelle idée on a eu de coller, ici, un radar, en pleine nuit. C’est sûr que c’est du 100 % de réussite. Rouler à cinquante sur cette ligne droite, faut maîtriser ou conduire en tongs. La scientifique est passée et repartie. Elle a fait son taf et il reste un bout de nuit à profiter. Il aura le rapport demain, mais à priori y’aura pas grand-chose. Pas d’empreintes, pas d’ADN, que dalle. Il ne pleut pas et on voit les étoiles. Une nuit ensoleillée en quelque sorte. C’est déjà ça. Mais le bucolique s’arrête là. Le flic, pourtant aguerri, n’en croit pas ses yeux. Une scène de crime, puisque le suicide a été écarté d’emblée, pas ordinaire s’offre à ses yeux blasés : l’agent est pendu par un pied à une branche de platane. Première résolution : ne plus installer de radar mobile sous un arbre. Il a été préalablement assommé avec un marteau ou une clé à molette de gros calibre d’après le lieutenant qui est venu le rejoindre et lui faire la causette. Pendu par un pied avec une cordelette d’un modèle diffusé dans tous les magasins de bricolage du canton.
– Mais c’est pas ça qui l’a tué ? On n’a jamais tué personne en l’assommant et en le pendant par un pied. Tout au plus on lui luxe la hanche.
– Non patron ! Approchez-vous et regardez mieux.
Faut se pencher. L’herbe est glissante au bord du fossé au-dessus duquel la victime est accrochée. Malgré les étoiles on n’y voit rien. Le lieutenant éclaire le pendu.
– Regardez... Là…
Il éclaire le visage qui ne dit rien au commissaire, mais il ne s’occupe pas de la sécurité routière et il ne peut pas connaître tout le monde. Salement amoché. Le nez en sang, l’œil…
– Putain, son œil ! lance le flic en reculant brutalement. Ses deux pieds glissent dans le fossé sur le bord duquel il se retrouve assis.
– Vous salopez la scène de crime, patron. Ben justement, c’est ça ! On lui a retiré un œil et il s’est vidé de son sang. Dans le fossé où vous pataugez.

Double salto arrière et Saint Antoine se retrouve en position verticale sur le bord de la route.
– Comme un lapin, articule-t-il.
– Je ne vois pas…
– C’est ainsi que, quand j’étais môme - ça remonte -, ma grand-mère tuait les lapins à la ferme. Je m’en souviens, ça m’a traumatisé à vie. Pendu par les pattes arrière, un coup de masse derrière les oreilles et, hop, l’œil arraché au canif. Et le sang qui coule dans une casserole. Le lapin tressaille et il est difficile de comprendre à quel moment il passe de vie à trépas.
– Vous pensez que c’est un fermier qui a fait le coup ?
– Pas forcément, c’est anecdotique. Faut vraiment avoir la haine pour tuer un fonctionnaire comme ça. On a constaté quoi d’autre ?
– Rien. Aucune empreinte. La bagnole ainsi que le matériel ont été aspergés d’acide. La scientifique penche pour du chlorhydrique facilement trouvable en grande surface. On a interrogé Rennes (le centre qui reçoit, par Internet, les clichés des radars de tout le pays), le gars n’avait rien transmis depuis une demi-heure avant qu’il ne déclenche l’appel de détresse. Autant dire qu’on n’aura rien sur les photos. Le disque dur a été particulièrement copieusement arrosé. Irrécupérable. Les collègues l’ont quand même emporté.
– On a retrouvé des trucs ? Le marteau ? Des traces de pas ?
– Rien… même pas l’œil ! Mais quand les premiers sont arrivés sur les lieux il y avait des renards qui essayaient d’attraper la victime. Mais ils ne sautaient pas assez haut. Pour l’œil ça leur était plus facile.
– Eh ben, ça promet. On peut le décrocher ?
– On attend votre feu vert. Le légiste voudrait bien l’embarquer.
 

Neuf heures, le commissaire fait les cent pas dans les douze mètres carrés de son burlingue. Ça limite. Il a peu dormi. Il n’a pas dormi en réalité. Dès qu’il fermait l’œil il voyait celui qui manquait à son collègue accrobrancheur nocturne. Il attend les rapports de la scientifique et du légiste. Le jeune lieutenant est déjà arrivé aussi. Il est jeune, il fait un peu de zèle. Impec le gamin, rasé de près, changé et il sent bon. Pas le commissaire qui n’attend plus rien de la carrière. Le commissaire, il attend les rapports et les prochains coups tordus que lui réservera son job. Il n’attend pas longtemps car le légiste tape à la porte de son bureau :

– Ça a été vite fait et je me suis dit que vous deviez être impatient.
– En effet. Alors ?
– Les premières impressions sont confirmées.
– À savoir ?
– Votre collègue a été sorti de la voiture manu militari. Il devait somnoler et aura été surpris. C’est un peu routinier son boulot, et à cette heure… Enfin bref, on lui a collé un coup de… je penche pour un outil lourd, une clé à molette de plombier par exemple. La trace est plus nette que celle d’un marteau, mais tout aussi destructrice. Il devait être bien dans le coltard quand l’autre... J’écarte la possibilité d’une femme, il fallait être au moins très sportif. Quand l’autre, je disais, a fait passer sa corde sur la grosse branche et l’a suspendu par le pied. Il suffisait de tirer et votre gars se retrouvait, à un mètre cinquante du sol, la tête en bas. Il avait perdu connaissance car, au niveau de la cheville, les marques faites par la corde sont nettes. S’il s’était débattu elles auraient été bien plus importantes. La suite vous la savez : L’œil arraché. N’importe quel couteau pointu faisait l’affaire. Genre Opinel. L’hémorragie a été rapide. Le gars n’a pas trop dû se sentir mourir. Juste que ses rêves n’ont pas été jusqu’au bout. M’étonnerait que le mec qui a fait ça ait emporté l’œil. Sinon ça serait inquiétant, ça voudrait dire que c’est une sorte de fétichiste et qu’il va recommencer. Je pense que des prédateurs nocturnes, oiseaux ou renards, en ont fait leur dîner.
– En effet, rien de bien neuf.
– Je vous laisse le dossier, les photos et mon rapport détaillé. Mais je vous ai tout dit. Je vous ai juste passé l’analyse toxico qui n’a rien révélé d’autre qu’un taux d’alcoolémie très classique dans votre profession, voire même relativement modéré. Il avait mangé un kebab et des frites à peu près quatre heures avant le drame.

Le toubib se lève et repart vers d’autres aventures. Saint Antoine reprend ses cent pas - il avait pas fini – en attendant la suite. C’est le jeune lieutenant, un sportif le mec, infatigable, qui la lui apporte, la suite :
– Ça y est, on a le rapport de la scientifique. Y’z’auraient pu rester couchés, ceux-là.
– Montre voir ! (note de l’auteur : quelle expression pléonasmatique que ce « montre voir »)

C’est vite lu. Aucune trace autre que l’évidence. Pas d’ADN, si on retire celle de tous les flics de la brigade qui ont eu, un jour ou l’autre, à utiliser ce véhicule radar mobile. Pas d’empreintes probantes, hormis celles des mêmes flics. La corde n’a rien révélé. Une corde neuve manipulée avec des gants. Le gars a évité d’éternuer dessus. Pareil pour la bagnole et l’acide, bien du chlorhydrique, a tout détruit. Le matos est irrécupérable et le disque dur est moins facilement analysable qu’un mille-feuille qui serait passé sous un trente tonnes.

– On va aller loin avec ça. Et l’enquête ? Le voisinage, les témoins etc... ?
– Vous rigolez, commissaire ! Vous avez vu les lieux…et l’heure. Y avait pas un chat, pas de caméras de surveillance, pas de voisins, nada ! Le dernier « témoin » est le gus qui s’est fait flasher par notre collègue avant que celui-ci ne télétransmette l’image à Rennes. C'est-à-dire une demi-heure avant le drame. M’étonnerait qu’il nous apprenne grand-chose.

Que faire ? Le commissaire est un peu sec, complètement désorienté. Ses habitudes et réflexes ordinaires il peut aller les accrocher dans le platane. Il lui reste juste assez de corde pour le faire. Pas de témoin à interroger. À la rigueur faire le profil et l’entourage de la victime. Après tout, on peut être flic et n’en être pas moins homme, avoir des maîtresses, être cocu, être joueur ou mauvais payeur. Allez savoir avec tout ce qui se passe de nos jours. On ne peut plus être sûr de rien. Le lieutenant est toujours là.


– Tu me fais le profil de la victime. Le grand jeu : la famille, les habitudes, les fadettes, les collègues, l’ordi… tout, quoi !
– C’était un collègue…
– Et alors ? C’est pas une raison. Il a bien été assassiné, non ?
– Oui c’est vrai.
– De toute façon, y’a rien d’autre à faire.

Le lieutenant se tire, pas convaincu, mais chargé de mission. Aller fouiller dans le passé d’un collègue, il se demande si c’est bien déontologique. Mais c’est vrai que ça se fait pour les autres victimes. Et puis, il ne le connaissait que vaguement de vue ce type.

Deux jours ont passé. Toujours rien. L’enquête de proximité, côté du collègue-victime, n’a rien donné, elle non plus. Un mec transparent. Célibataire auquel on ne connaissait pas d’autres passions que la télé et les week-ends dans l’Yonne, chez sa famille, quand il en avait l’occasion. Facebookien forcené, c’était sa seule utilisation du net. Et alors, vraiment rien de notoire. Facebook, quoi ! Un compte bancaire limpide comme de l’eau bénite, un voisin idéal toujours prêt à rendre de petits services, une vie sexuelle aléatoire à laquelle participait une autre collègue, célibataire elle aussi. Ses seuls amis étaient ses collègues depuis qu’il avait rejoint la police des routes, il y a trois ans, à sa sortie de l’école. Pour la première fois de sa longue carrière le commissaire se trouvait en face d’un crime parfait pas déguisé. Parfait par l’absence totale d’indice. À part des aveux, des remords du coupable, il n’avait rien à espérer dans ce merdier.

La préfecture a eu tôt fait de réparer l’Opel afin qu’elle reprenne du service dans les meilleurs délais. Le budget de la nation en dépend. Par contre l’agent qui y était affecté, vous l’aurez compris, n’est pas vraiment réparable. En embaucher un autre serait contraire aux intérêts du même budget. Comme, dans ce métier, les merdes se cumulent plus volontiers que les réussites, c’est à Saint Antoine qu’échoit la mission de trouver dare-dare et provisoirement un remplaçant à l’agent suspendu (pour les raisons que vous connaissez et de la manière que vous savez). Il ne manquait plus que ça. Il le prend un peu pour une punition, mais ne peut pas prétendre avoir particulièrement brillé dans cette affaire. Il a pris sa décision : puisque c’est provisoire, il va y coller son lieutenant. Ça lui rabattra un peu son caquet à ce bleu. Ah ben tiens, justement, le voilà qui se ramène avec son air de cowboy branché !

– Lieutenant, vous tombez bien !
– Bonjour monsieur le commissaire. En quoi puis-je vous aider ?
– C’est un service que je vais vous demander. Une expérience aussi, vous verrez. Mais je tiens à préciser d’emblée que c’est provisoire.
– Si c’est précisé ainsi, ça ne doit pas être très jouissif. Je vous écoute.
– On m’a demandé un homme pour remplacer, provisoirement je tiens encore à le préciser, l’agent de l’Opel au radar.
– Ah ben, en effet, je rêvais d’autre chose ! Vous n’avez personne d’autre ?

Non, il n’a personne d’autre. C’est la seule tête à claques du service. Mais le commissaire n’a pas que ça à faire :
– Écoutez, mon petit Ignacio, vous permettez que je vous appelle par votre prénom ? C’est un ordre et point barre !

Fin.

Version peu édulcorée de l’arroseur arrosé

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