dimanche 7 février 2016

Nouvelle N° 18. Histoire d'eau




Adra a toujours détesté la pluie. Quand le ciel crache gris, il lui pousse des moisissures à l’âme. Aujourd’hui elle est servie. Ça tombe dru et lourd à salves continues. Sur le trottoir, l’eau tambourine et touille déjections et saletés en une mélasse infecte. 
 
Prier à la fenêtre ne sert à rien. Il n’y a rien à attendre d’en haut. Si peu à espérer ici-bas. Elle doit sortir et il faut qu’elle se dépêche. Adra saisit un torchon et sort le plat du four pour le déposer sur la table de la cuisine.
C’est prêt !
Le canapé a exhalé un soupir. Le pas traînant de Titi. Le voilà à l’encadrement de la porte. Il se gratte le ventre, aspire l’air en plissant les narines, grogne.
Des lasagnes surgelées, tu t’es pas foulée, merde ! On est dimanche, putain !
Adra baisse les yeux et se mord les lèvres. Depuis six mois qu’il est au chômage, pour Titi c’est tous les jours dimanche. Adra, elle, a pris double peine. La chaise couine en recevant les cent kilos de Titi. Sous ses avant-bras, la table paraît celle d’une maison de poupée. Adra lui sert un verre de vin et se tient debout derrière lui. Figée. De plus en plus souvent, quand elle le regarde, elle se demande si le jeune gars qui la prenait par la taille pour l’embrasser dans le cou n’était pas un mirage. S’il a existé, ce Titi-là, a fait long feu. Celui qui l’a remplacé mastique bouche entrouverte en lui lançant des regards chargés de reproches. De la sauce a dégouliné de son menton à son abdomen.
C’est vraiment dégueulasse… Et puis qu’est-ce que tu fous, plantée là ? Je croyais qu’aujourd’hui t’avais inventaire…
Adra tangue un peu et se secoue. Un bref coup d’œil au-dehors lui confirme que le temps ne s’est pas amélioré. Quand on n’attend rien, on n’est jamais déçu. Dans le miroir de l’entrée, à la va-vite, elle se recoiffe. Par habitude. C’est à peine si elle prête attention à son reflet. Adra a oublié qu’elle pouvait être jolie. Avec ses traits fins et racés, ses yeux d’un noir velouté et sa bouche charnue, il suffirait de peu de choses. Sans doute qu’elle sourit. Ça aussi, elle a perdu le mode d’emploi. Elle enfile sa parka, resserre les liens de sa capuche et claque la porte. Depuis le palier lui parvient le bruit mou d’un corps qui s’affaisse et le son de la télé. Elle délaisse l’ascenseur en panne et prend l’escalier.
Le bus traverse la moitié d’une bourgade triste de bord de mer. L’autre moitié est tout aussi déprimante. De rares voitures glissent sur la chaussée en projetant des gerbes d’eau grasse. Les pavillons bas défilent. Le ciel croule. Adra est ailleurs. Elle a déplié un souvenir tiède et sucré auquel elle tente de se réchauffer. Elle a presque réussi à s’absenter d’elle-même et d’ici que c’est déjà fini. Les freins crissent. La porte s’ouvre en aspirant de l’écume. Elle descend au ralenti, s’immobilise, puis courbe l’échine et avance. Le bus continue sur sa trajectoire. De dos, on croirait un animal marin déboussolé. Il est dix-neuf heures, la nuit dégouline, l’horizon a coulé.
Le parking arrière de la supérette s’est transformé en flaque géante. Adra patauge à la recherche d’un gué. Ruisselante, elle grimpe trois marches et toque à la porte de la réserve. C’est Simon qui lui ouvre. Monsieur Simon. Il a le teint d’un blanc tirant sur le jaune, des yeux bleus enchâssés dans un visage aux contours flasques, de rares cheveux d’un châtain terne et des poils dans la nuque qui font des petits paquets de bourre. Heureusement, ce soir, elle n’est pas seule avec lui. Driss a été réquisitionné tout comme elle. Driss, c’est son cadeau de consolation. Il a toujours le sourire aux lèvres. Sûrement une malformation de naissance.
Ah ! C’est pas trop tôt ! Driss nous a fait faux bond. La route a été bloquée. Les inondations… Allez Adra, bouge-toi, c’est alerte orange pour cette nuit et j’aimerais autant qu’on ait fini le plus vite possible.
Adra acquiesce en essayant de dénouer les cordons de sa capuche. Ses mains tremblent et les nœuds ont gonflé. Impossible d’en venir à bout. De plus en plus nerveuse, elle les tranche avec une paire de ciseaux. Ça semble amuser son patron. À peine a-t-elle déposé son blouson sur la caisse que Simon lui tend un lecteur de codes-barres.
Le surgelé et le frais. Je m’occupe de l’épicerie. J’ai pris de l’avance. Si on s’active, dans deux heures c’est plié.
Le froid pour elle, le sec pour lui. À croire que c’est prémédité. Armée de sa douchette, Adra scanne les articles. En automate, elle compte et recompte toutes les saloperies qu’elle a déjà servies à Titi et qu’elle lui servira encore. Enfin, celles dont la date de péremption est dépassée et qu’elle récupère en douce à la benne avant que Simon ne les asperge de Javel.
Dehors, l’averse s’est intensifiée et le vent s’est mis de la partie. Elle le sait aux battements impétueux du rideau de fer. Malgré ses doigts gourds, les raideurs dans ses coudes et les élancements dans son dos, Adra tient la cadence. Fini pour les surgelés. Le frais maintenant. À ce train-là, la fin du calvaire est proche. Mais d’abord, elle a besoin de faire une pause. À la question silencieuse et accusatrice de Simon, elle répond par une mimique d’excuse et un regard en direction des toilettes. Simon secoue la tête et retrousse les lèvres.
Traîne pas.
Ses deux mains sous le mince filet d’eau brûlante, Adra a fermé les yeux. Sous sa peau rougie, le sang circule à nouveau. Elle infuse, perd la conscience du temps qui passe. Cette odeur d’after-shave…
Elle sursaute, se retourne et bute contre la poitrine de Simon. Il hennit un rire rauque et pose les mains sur ses petits seins. Il serre. Les mains de Simon sont glacées. Le cœur d’Adra givre. Ses muscles et ses nerfs sont traversés d’impulsions contraires. Elle est pétrifiée. Dans son dos, le robinet coule toujours. Simon souffle et se frotte à son bassin. Sa bouche est à quelques centimètres de la sienne. Son haleine sent le jus de vaisselle sale. Adra a l’impression qu’il transpire des yeux au moment où il fait coulisser son pantalon. En dedans, Adra s’affole à la recherche d’une issue de secours. Elle cachette ses cartes postales mentales, condamne les accès de ses voyages intérieurs. Surtout, n’oublier aucun verrou. La plus petite éclaboussure dissoudrait à jamais ses permissions de sable. Elle se quitte et s’abandonne à Simon qui l’a allongée et dénudée à même le carrelage et lui menotte les poignets. Crucifiée au milieu des cartons vides, Adra est ouverte et imperméable. Simon a fourré les doigts dans son sexe comme s’il voulait lui scanner les entrailles. Il les lèche, lui barbouille l’entrejambe de sa salive, puis la pénètre. Au-dessus de la mue froide d’Adra, Simon lance de petits cris aigus et plaintifs. Il est plus excité que la fois où il a doublé ses objectifs de vente.
Un serpent de sperme tiède rampe sur l’intérieur de la cuisse d’Adra. Elle se réveille.
Faut croire que t’attendais que ça…
Simon a parlé avec la voix de Titi. La voix de tous ceux d’avant jusqu’au premier. Manu. Oui, l’intonation est la même que celle de son beau-père. La main d’Adra s’est agrippée au bloque porte en acier. Elle le lève et l’assène sur la face de Simon encore à genoux. Il bascule sur le côté en grognant. Adra roule sur lui, enserre sa taille adipeuse entre ses jambes. Cette fois, elle vise la tempe. Deux fois de suite. Les yeux de Simon se révulsent. Ses muscles abdiquent, ses chairs s’affaissent, aussi inertes qu’une pièce de viande sous vide. Adra reprend son souffle et se redresse doucement en s’accrochant au lavabo. Elle passe ses mains et son visage sous l’eau. Avec les rognures de savon, elle se lave méticuleusement et se sèche au distributeur de papier, puis se rhabille. Au tour de Simon. Elle le recoiffe un peu, glisse une serpillère sous sa tête, puis le tire par les pieds dans l’allée centrale. Dans le réduit des toilettes, Adra vide une bouteille de détergent et se met à astiquer. Le local n’a jamais été aussi propre. Adra n’a jamais été aussi calme. Elle réfléchit pourtant à toute vitesse. Elle charge Simon sur un diable et le conduit vers la sortie arrière. Pour une fois, les Nostradamus de la météo ont été clairvoyants. Le parking est devenu mer intérieure. Un vent rasant et imprévisible y hérisse des vaguelettes. Dans le fond gauche, en face du 4x4 de Simon submergé jusqu’au radiateur, la marée dessine et creuse un tourbillon. En dessous, c’est le collecteur des eaux de pluie. Les jours de grand soleil, c’est là qu’Adra planque ses petites commissions au nez et à la barbe de Simon. Il n’y a plus de grille. Volée, sans doute. Et la canalisation est assez large, même pour ce gros porc de Simon. Adra incline le diable. Du bout d’un frottoir, aussi aguerrie qu’une gondolière, elle pousse et guide la dépouille jusqu’aux premiers courants. Elle observe la carcasse à la dérive. C’est lent au début. Puis la valse s’accélère. Dans les dernières secondes, Adra a l’impression que Simon ouvre les yeux et que ses bras moulinent dans la spirale qui l’aspire. Au revoir, Monsieur Simon. Pour la première fois de sa vie Adra n’est pas transie. Elle jette un regard en arrière. S’il reste des traces, l’eau en train d’envahir le magasin les recouvrira. Adra prend son inspiration et s’immerge centimètre par centimètre. Elle se pince le nez et disparaît sous les flots boueux.
Elle rejaillit enfin et regagne le magasin où elle compose le numéro des pompiers.
***
La disparition de Monsieur Simon est passée en pertes et profits, dans la case taux de démarque inconnue. Son cadavre a refait surface en mer quinze jours plus tard. L’autopsie a confirmé la mort par noyade. Ses poumons étaient remplis d’eau. Adra n’avait pas rêvé, il avait bien repris connaissance avant d’être avalé.
La municipalité et le service départemental de l’équipement ont juré de veiller à ce que toutes les bouches soient équipées de grilles. Adra a eu droit aux honneurs de la presse pour avoir tenté de sauver son patron. Les premiers jours, même Titi était redevenu celui qu’elle avait connu. L’embellie a été éphémère… Titi enchaîne toujours les semaines oisives à sept dimanches. Adra a retrouvé un job d’hôtesse de caisse dans une supérette de l’autre côté de la ville. Driss aussi, c’est marrant. Des fois le hasard…
Adra regarde à la fenêtre. Elle s’est découvert une passion : les épisodes climatologiques extrêmes. Elle connaît par cœur le plan des collecteurs d’eaux pluviales de sa ville et des communes limitrophes. Ses rares heures de loisirs sont consacrées au repérage de ces siphons providentiels et à l’inventaire de ceux qui ne sont toujours pas sécurisés.
Les promesses ne durent que le temps des beaux jours…
C’est ce qu’elle se dit en observant Titi en train de décapsuler la première bière light de sa vie. Adieu lasagnes, bonjour haricots verts. Selon les calculs d’Adra, Titi doit perdre douze centimètres de tour de taille. Dans trois ou quatre mois, s’il atteint l’objectif, elle lui offrira une sortie au bowling.
Elle en a repéré un à trente kilomètres avec un parking offrant un accès direct à la mer.



1 commentaire:

martine.belliere a dit…

une écriture vive, qui amène le lecteur, avec joie et humour à la fin de l'histoire!