– Tu
peux m’expliquer ce qu’on fout ici ? C’est ça ta surprise ?
Brevin-les-Echelles ?
Eric
Delacreille, la quarantaine arrogante, jette un coup d’œil aux
assiettes gallo-romaines plus ou moins ébréchées qui achèvent
leur vie derrière les vitrines. Pas un regard pour son épouse… ou
plutôt pour sa future ex-épouse.
– Je…
je croyais… j’avais pensé que…
– Finis
tes phrases, bordel !
Il
passe sa main dans la barbe rousse qu’il aime laisser pousser
l’été. C’est son petit côté sauvage.
Blandine déteste. Il le sait et s’en délecte.
À
sa gauche, sous l’ombre d’un sarcophage de pierre, la femme
fouille dans son sac à la recherche d’un énième kleenex. Dans le
domaine des choses comme dans celui des hommes, prendre de profondes
anfractuosités pour de simples lézardes peut être fatal. Quand le
mal est trop avancé, la fin est proche. Le mari va bientôt demander
le divorce et l’obtenir. À son avantage. Il obtient toujours ce
qu’il veut.
– Je…
j’espérais qu’on… pourrait se donner une… der…dernière
chance. - Elle sanglote pitoyablement. - Ici… le musée… la
statue de Cybèle, t’as pas oublié quand même ?
Mais
non, bien sûr qu’il se souvient de cette cave miteuse sur la route
de Boissec, lieu de leur première rencontre il y a huit ans. Des
siècles ! Ce jour-là, il accompagnait un groupe de Chinois
venus investir dans le coin quand, au milieu des vases d’argile, il
avait vu cette cruche superbe dans sa petite robe rouge. Elle était
alors guichetière d’occasion pour l’été. Elle venait de finir
sa première année de droit. Éric et Blandine se sont mariés
l’année suivante. Concernant le droit, la jeune femme n’a plus
eu que celui de fermer ses cahiers de cours et sa gueule. En échange,
elle pouvait jouir à loisir de l’argent que son loup aux canines
acérées entassait au gré d’opérations financières qu’elle
préférait ne pas regarder de trop près. Baignés dans cette boue
quotidienne, les sentiments avaient pourri doucement… jusqu’à ce
matin de juillet où les vitrines sales du musée reflètent la
décrépitude du couple. Eric Delacreille se demande maintenant
comment il a pu accepter ce pèlerinage à la con. Les conseils de
son avocat lui reviennent :
– Patience,
dans six mois au plus tard vous êtes un homme libre ! Mais pour
récupérer un max, va falloir jouer serré, lui faire signer deux ou
trois trucs… Rabibochez-vous, Monsieur Delacreille ! Cédez à
ses petits caprices, qu’elle ne se doute de rien… et laissez-moi
faire !
Blandine,
le dos tourné, se mouche bruyamment face à des trésors
numismatiques. En contemplant ses jambes superbes et son cul encore
ferme, Éric se dit qu’il y est peut-être allé un peu fort. Après
tout, si quelques gestes tendres peuvent lui permettre de garder
l’appart’ de Cannes et les actions d’ADOC-Invest’, y’a pas
à tortiller. Il l’enlace en rigolant :
– C’est
mort ici, on dirait la chute de Constantinople ! Allez, on s’en
va. Une visite coquine de l’arrière de ma bagnole, ça te dit ?
Après on file sur la Côte !
Il
se serait presque convaincu lui-même. Oscar
du meilleur rôle masculin :
And
the winner is… ?
Elle sourit un peu, regarde sa montre. Midi cinquante-huit.
– Tu…
tu es sûr ? Bon… Je passe aux toilettes… et on y va.
Elle
disparaît derrière une porte ornée de grossières cariatides.
Presque
immédiatement, l’autre fait irruption dans la salle. Cagoule noire
et tenue de commando. Il ne voit pas le visage tourné vers la
statuette de Cybèle, déesse de la nature sauvage, la plus belle
pièce du musée. Seule la tignasse rousse de l’homme lui brûle
les yeux. C’est bien lui ! Il est venu ! Le poignard
tranche la carotide d’un seul geste.
Lorsque
Blandine arrive dans la salle, c’est le choc. À ses pieds, le
corps d’Éric git dans une mare pourpre. Des signes de sang ont été
tracés tout autour, des sortes de croix. L’ombre d’un homme se
reflète sur une vitrine, puis il s’enfuit par le couloir sombre.
Chancelante, elle sort son téléphone et appelle la police.
En
quelques heures, les forces de l’ordre et de la communication se
sont ruées sur la ville. Tout ce beau monde est rassemblé autour du
petit musée poussiéreux qui se paye pour l’occasion une publicité
nationale. Un homme égorgé dans un lieu dévoué à l’antiquité.
L’actualité récente est dans tous les esprits : tuerie du
Bardo, destructions des trésors de Mossoul, de Nimroud, Palmyre…
On en oublierait presque que la collection d’objets anciens de
Brevin-Les–Echelles n’a rien de remarquable et que pas une brique
n’a été volée.
Il
n’empêche que, comme dans une expérimentation biologique, la
cellule antiterroriste a été activée et débute sa mitose
infernale, se divisant et se démultipliant, gonflant l’événement
jusqu’à
ce qu’il ait pris toute la place dans les matrices stériles des
médias. Deux heures après les faits, le pays ne vit plus qu’au
rythme de Brevin-Les-Echelles. La France tremble, la France
s’insurge. On recherche activement un homme d’âge moyen,
de taille moyenne,
yeux marron, vêtu de noir et très
méchant.
C’est-à-dire à peu près le tiers de la population.
Sur
les réseaux sociaux, à la télé, à la radio, des citoyens bien
intentionnés clament haut et fort qu’y’en a marre, que la France
est un pays d’art-et-de-culture,-merde ! et qu’on protégera
coûte que coûte notre patrimoine sacré… même si, entre nous,
les musées c’est plutôt chiant et ça bouffe une partie de nos
impôts. Les politiques de tous bords acquiescent, en profitent pour
faire des déclarations poignantes et déterminées propres à
l’érection de belles courbes qu’ils consulteront ensuite du fond
de leurs fauteuils Louis XVI. Attention à la guillotine électorale !
Loin
du bruit et de la fureur, c’est la PJ qui s’occupe de l’enquête.
La piste djihadiste n’a pas tenu une seconde. On cherche qui
pourrait en vouloir à Éric Delacreille. Réponse : à peu près
tous ceux qui l’ont croisé un jour sur leur route. Blandine, sa
femme, est encore sous le choc et se repose à l’hôpital. Le vieux
type qui s’occupait des entrées ce jour-là n’a rien vu. Il
marmonne, un mégot au coin de la bouche :
– Moi,
j’habite pas loin et je suis garagiste, voyez... Hier soir,
Monsieur Martin m’a dit qu’il prenait trois jours de congé.
Monsieur Martin, c’est le con… le conservateur du… truc. Il m’a
laissé les clés au cas où un visiteur passerait… mais y’a
jamais personne dans son nid à poussière. Et puis ce matin, alors
que je finissais de monter un delco dans la cour, j’ai vu la
Mercedes de Monsieur et Madame arriver sur la route. Une SLK,
magnifique ! Bon, la dame voulait voir les… les machins en
terre cuite, là. Je leur ai ouvert la porte et je les ai laissés.
Et puis j’suis rentré chez moi. Je serais rev’nu fermer dans
l’après-midi. Voilà… et j’ai vu passer personne. Personne !
On
essaie de contacter Guillaume Martin. Injoignable. Introuvable. Vers
15h30, la police se rend à son domicile. Installé dans une drôle
de baraque en pierres jaunes un peu plus loin, de l’autre côté de
la forêt, il vit seul, sans compagne ni ami. On sonne. La porte
reste fermée. On reviendra.
Les
villageois parlent facilement : d’après eux, le gars est
bizarre, il n’a pas supporté la mort de son père, archéologue et
initiateur de la collection antique. C’était il y a cinq ans. Il a
essayé de reprendre le flambeau. En vain… peu de disposition pour
le commerce. L’arrêt des subventions de la Région suite à un
changement de majorité n’avait pas amélioré la situation. Dès
lors, Martin est devenu taciturne, agressif. Il fait peur aux gens
maintenant.
C’est
vers deux heures du matin, pourtant, que des jeunes donnent l’alerte.
Dans la maison jaune en bordure de la forêt, les lumières sont
toutes allumées, les fenêtres grand ouvertes et une musique
flippante résonne dans la nuit.
Ce
que découvrent les premiers policiers sur place est digne d’un
navet d’épouvante. Un disque du groupe Magma tourne en boucle dans
le salon et une ligne de petits cailloux blancs mène à la salle de
bain. Dans la baignoire d’où déborde une eau rougeâtre,
Guillaume Martin gît, vêtu d’une chasuble de lin. Sa tête est à
demi immergée, ses yeux révulsés. Le bras gauche, blanc et
flasque, pendouille le long de la faïence : les veines du
poignet sont cisaillées. Au sol, un poignard auréolé de sang
repose comme un bienheureux devant douze chandelles encore allumées.
Après vérification, c’est bien ce couteau qui a servi à égorger
Éric Delacreille. Un magnifique objet datant du IIe siècle, mais
parfaitement aiguisé. Le manche d’argent pur est gravé de dessins
représentant des scènes de chasse.
Des
documents sont retrouvés sur place. Un carnet dans lequel la folie
apparaît nettement, de jour en jour. Délire mystique. Lutte contre
le pouvoir de Satan, calculs complexes du jour de la fin du monde,
signes permettant de reconnaître les justes parmi la plèbe, les
treize attributs du Malin qui, dans sa grande
malignité,
se joue des innocents. L’histoire des premiers martyrs
gallo-romains y tient un rôle capital : récits exaltés de
jeunes filles jetées aux lions, de vieillards crucifiés, de mères
et d’enfants frappés, lapidés, qui mourraient convaincus qu’un
bonheur sans mélange les attendait dans l’au-delà… et ainsi de
suite pendant des pages. Pour Guillaume Martin, tuer les serviteurs
du Mal est un acte nécessaire… mais aussi, paradoxalement, une
abomination. Dans sa dernière page, il raconte le meurtre du « Démon
Rouge venu au musée ». Il est bien l’assassin d’Éric
Delacreille. Il dit aussi avoir été souillé par son acte que les
croix tracées avec le sang maudit n’ont pas suffi à laver. Il
raconte qu’il a ensuite erré pendant des heures dans la forêt,
qu’il y a attendu un signe du Seigneur. Il y est question de petits
cailloux qui lui ont montré la voie. Suit une longue litanie mêlant
apocalypse, rédemption et sacrifice individuel. La mort était
inévitable. Le suicide avait vraisemblablement eu lieu autour d’une
heure du matin, douze heures exactement après le crime odieux.
L’attaque
de Brévin se réduit tout à coup à un banal fait divers. Ce matin
le Parisien édite la prose du déséquilibré :
« Le Démon à chevelure rousse viendra dimanche à l’heure
qui n’existe pas ». De
savants numérologues expliquent :
Il s’agit de « l’heure qui suit la douzième », 13h
donc. Mais
le soufflé retombe peu à peu, l’info passe au rez-de-chaussée
des Unes. Demain elle disparaîtra carrément des conversations de
bistrot. Et
l’enquête suit son cours…
…Un
cours qui l’entraine vers des échanges de mails suspects entre G.
Martin et un certain Pothain-69. Les plus anciens datent d’il y a
huit mois, via un blog à tendance gothique. Le conservateur y
évoquait ses doutes et progressivement sa conviction que tous ses
problèmes venaient de Satan. Ses propos étaient ponctués de
références bibliques que le fameux Pothin-69 commentait. L’ami
virtuel au nom d’un célèbre martyr lyonnais, loin de raisonner le
fou furieux, avait joué un rôle majeur dans son passage à l’acte.
C’est lui qui l’avait prévenu que le Diable viendrait à lui,
qu’il porterait le Signe
de l’Enfer
sur son visage et qu’il faudrait l’éliminer sans faillir.
Pothain-69 était le
cerveau et
Guillaume Martin l’acteur innocent
qui
était allé au bout de sa folie… jusqu’au suicide.
Les
messages de Pothain avaient été postés depuis un cybercafé
parisien du 10e
arrondissement, le Club-Momo. À l’inspecteur venu se renseigner,
le gérant répond, goguenard :
– Faudrait
que je repère tous les tordus qui viennent tchater chez moi ?
Bon, y’a des caméras. J’vous passe les films des six derniers
mois.
Sur
les vidéos, aux dates et heures d’envois des mails, on peut voir
une personne d’environ 1m 70, intégralement voilée de noir. Non
identifiable.
Dès
lors le saint-martyr Pothain est resté caché dans la forêt
urbaine, invoquant Cybèle, déesse romaine de la sauvage nature dont
la statue avait été le seul témoin du crime.
Blandine
Delacreille, elle, a soigné son chagrin dans les musées parisiens,
a vendu la Mercedes et gère sa fortune en toute discrétion.
La
vie aurait pu suivre son cours tranquille et cette histoire s’arrêter
là si, un mois plus tard, les parents de la petite Capucine 10 ans
ne s’étaient pas décidés à révéler les dires de leur
chérubine. Le jour de l’attaque, vers 13h10, la gosse était
passée en vélo sur la route de Boissec. Elle revenait du village où
elle avait acheté du pain pour la famille. Mais elle s’était
arrêtée près du musée pour manger des bonbons qu’elle avait
chapardés à la boulangerie. C’est la raison pour laquelle elle
avait mis autant de temps pour se décider à parler. Elle avait vu
deux hommes en noir sortir l’un après l’autre de l’arrière du
musée à quelques minutes d’écart. Elle avait eu peur et s’était
cachée derrière des buissons. Le premier, elle ne s’en souvenait
pas, mais le second, elle le connaissait très bien : c’était
Monsieur Jaloubert, son maître de CM2. Ses parents avaient eux-mêmes
hésité à en parler aux autorités, conscients du scandale que cela
provoquerait.
La
petite est donc reçue par des policiers au tact légendaire.
Capucine n’est pas tout à fait une petite fille modèle : les
nombreuses punitions qu’elle a reçues de Monsieur Jaloubert, sont
placées comme il se doit sur la fragile échelle de la vérité. Ses
parents la défendent mordicus. Comme ils l’ont défendue quand
elle a affirmé qu’elle n’avait pas triché au contrôle de
maths, qu’elle n’avait jamais traité la dame de la cantine de
« grosse vache », qu’elle n’avait pas frappé la
fille Michaud, cette « grosse vache », et ce malgré les
traces de coups… Gaël Jaloubert est tout de même convoqué,
d’autant qu’il a connu le défunt historien autrefois. Ils
avaient été dans la même classe au lycée puis s’étaient perdus
de vue avant de se retrouver à Brévin il y a 5 ans. Cependant,
s’ils se croisaient parfois par hasard, la dégradation
psychologique du conservateur était un barrage à toute vie sociale.
Ils ne se côtoyaient plus depuis belle lurette. Alors, qu’est-ce
que Gaël Jaloubert serait venu faire derrière le musée le jour du
meurtre ? Il était impossible que Pothain-69 soit lui, n’ayant
pas pu faire classe à ses adorables petits CM2 tout en tchatant en
burqa depuis le Club-Momo ! L’homme est mis hors de cause et
la gamine mythomane suivie par les services médico-psychologiques.
Et
l’affaire en reste là.
Définitivement.
Le
dossier est clos, tout comme le petit musée d’antiquités. La vie
moderne reprend son cours.
***
L’année
suivante, un couple traverse l’aéroport Charles de Gaule.
– Et
si ce taré n’était pas allé au bout… s’il ne s’était
pas suicidé ?
– J’étais
derrière lui tout le temps. S’il avait fallu que je…. Écoute !
Tout s’est passé comme prévu, n’en parlons plus. Et on
n’insulte pas les morts !
– Mais
il était déjà fou au lycée ! On l’a supporté de la
seconde au Bac, rappelle-toi !
– C’est
loin tout ça… T’as bien les passeports ?
– Oui,
t’inquiète. Ça va aller. On va se la couler douce avec tout mon
fric. T’allais quand même pas rester dans l’educ nat toute ta
vie ?
– Non,
bien sûr… Allez, viens vite, c’est là le terminal 3… mon
petit Pothain-69 !
– Arrête Gaël
!
– D’accord,
j’arrête… Sainte-Blandine !
– Tu
m’énerves ! Tiens, au fait, j’ai pris un guide touristique.
Vu qu’on risque de rester pas mal de temps en vacances, on pourra
faire tous les musées du monde !
– Même
les petits poussiéreux ?
– Surtout
les petits, Gaël, surtout les petits.
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