mardi 26 janvier 2016

Nouvelle N°16 : Sous le signe de Cybèle




Tu peux m’expliquer ce qu’on fout ici ? C’est ça ta surprise ? Brevin-les-Echelles ?
Eric Delacreille, la quarantaine arrogante, jette un coup d’œil aux assiettes gallo-romaines plus ou moins ébréchées qui achèvent leur vie derrière les vitrines. Pas un regard pour son épouse… ou plutôt pour sa future ex-épouse.
Je… je croyais… j’avais pensé que…
Finis tes phrases, bordel !
Il passe sa main dans la barbe rousse qu’il aime laisser pousser l’été. C’est son petit côté sauvage. Blandine déteste. Il le sait et s’en délecte.
À sa gauche, sous l’ombre d’un sarcophage de pierre, la femme fouille dans son sac à la recherche d’un énième kleenex. Dans le domaine des choses comme dans celui des hommes, prendre de profondes anfractuosités pour de simples lézardes peut être fatal. Quand le mal est trop avancé, la fin est proche. Le mari va bientôt demander le divorce et l’obtenir. À son avantage. Il obtient toujours ce qu’il veut.
Je… j’espérais qu’on… pourrait se donner une… der…dernière chance. - Elle sanglote pitoyablement. - Ici… le musée… la statue de Cybèle, t’as pas oublié quand même ?
Mais non, bien sûr qu’il se souvient de cette cave miteuse sur la route de Boissec, lieu de leur première rencontre il y a huit ans. Des siècles ! Ce jour-là, il accompagnait un groupe de Chinois venus investir dans le coin quand, au milieu des vases d’argile, il avait vu cette cruche superbe dans sa petite robe rouge. Elle était alors guichetière d’occasion pour l’été. Elle venait de finir sa première année de droit. Éric et Blandine se sont mariés l’année suivante. Concernant le droit, la jeune femme n’a plus eu que celui de fermer ses cahiers de cours et sa gueule. En échange, elle pouvait jouir à loisir de l’argent que son loup aux canines acérées entassait au gré d’opérations financières qu’elle préférait ne pas regarder de trop près. Baignés dans cette boue quotidienne, les sentiments avaient pourri doucement… jusqu’à ce matin de juillet où les vitrines sales du musée reflètent la décrépitude du couple. Eric Delacreille se demande maintenant comment il a pu accepter ce pèlerinage à la con. Les conseils de son avocat lui reviennent :
Patience, dans six mois au plus tard vous êtes un homme libre ! Mais pour récupérer un max, va falloir jouer serré, lui faire signer deux ou trois trucs… Rabibochez-vous, Monsieur Delacreille ! Cédez à ses petits caprices, qu’elle ne se doute de rien… et laissez-moi faire !
Blandine, le dos tourné, se mouche bruyamment face à des trésors numismatiques. En contemplant ses jambes superbes et son cul encore ferme, Éric se dit qu’il y est peut-être allé un peu fort. Après tout, si quelques gestes tendres peuvent lui permettre de garder l’appart’ de Cannes et les actions d’ADOC-Invest’, y’a pas à tortiller. Il l’enlace en rigolant :
C’est mort ici, on dirait la chute de Constantinople ! Allez, on s’en va. Une visite coquine de l’arrière de ma bagnole, ça te dit ? Après on file sur la Côte !
Il se serait presque convaincu lui-même. Oscar du meilleur rôle masculin : And the winner is… ? Elle sourit un peu, regarde sa montre. Midi cinquante-huit.
Tu… tu es sûr ? Bon… Je passe aux toilettes… et on y va.
Elle disparaît derrière une porte ornée de grossières cariatides.
Presque immédiatement, l’autre fait irruption dans la salle. Cagoule noire et tenue de commando. Il ne voit pas le visage tourné vers la statuette de Cybèle, déesse de la nature sauvage, la plus belle pièce du musée. Seule la tignasse rousse de l’homme lui brûle les yeux. C’est bien lui ! Il est venu ! Le poignard tranche la carotide d’un seul geste.
Lorsque Blandine arrive dans la salle, c’est le choc. À ses pieds, le corps d’Éric git dans une mare pourpre. Des signes de sang ont été tracés tout autour, des sortes de croix. L’ombre d’un homme se reflète sur une vitrine, puis il s’enfuit par le couloir sombre. Chancelante, elle sort son téléphone et appelle la police.
En quelques heures, les forces de l’ordre et de la communication se sont ruées sur la ville. Tout ce beau monde est rassemblé autour du petit musée poussiéreux qui se paye pour l’occasion une publicité nationale. Un homme égorgé dans un lieu dévoué à l’antiquité. L’actualité récente est dans tous les esprits : tuerie du Bardo, destructions des trésors de Mossoul, de Nimroud, Palmyre… On en oublierait presque que la collection d’objets anciens de Brevin-Les–Echelles n’a rien de remarquable et que pas une brique n’a été volée.
Il n’empêche que, comme dans une expérimentation biologique, la cellule antiterroriste a été activée et débute sa mitose infernale, se divisant et se démultipliant, gonflant l’événement jusqu’à ce qu’il ait pris toute la place dans les matrices stériles des médias. Deux heures après les faits, le pays ne vit plus qu’au rythme de Brevin-Les-Echelles. La France tremble, la France s’insurge. On recherche activement un homme d’âge moyen, de taille moyenne, yeux marron, vêtu de noir et très méchant. C’est-à-dire à peu près le tiers de la population.
Sur les réseaux sociaux, à la télé, à la radio, des citoyens bien intentionnés clament haut et fort qu’y’en a marre, que la France est un pays d’art-et-de-culture,-merde ! et qu’on protégera coûte que coûte notre patrimoine sacré… même si, entre nous, les musées c’est plutôt chiant et ça bouffe une partie de nos impôts. Les politiques de tous bords acquiescent, en profitent pour faire des déclarations poignantes et déterminées propres à l’érection de belles courbes qu’ils consulteront ensuite du fond de leurs fauteuils Louis XVI. Attention à la guillotine électorale !
Loin du bruit et de la fureur, c’est la PJ qui s’occupe de l’enquête. La piste djihadiste n’a pas tenu une seconde. On cherche qui pourrait en vouloir à Éric Delacreille. Réponse : à peu près tous ceux qui l’ont croisé un jour sur leur route. Blandine, sa femme, est encore sous le choc et se repose à l’hôpital. Le vieux type qui s’occupait des entrées ce jour-là n’a rien vu. Il marmonne, un mégot au coin de la bouche :
Moi, j’habite pas loin et je suis garagiste, voyez... Hier soir, Monsieur Martin m’a dit qu’il prenait trois jours de congé. Monsieur Martin, c’est le con… le conservateur du… truc. Il m’a laissé les clés au cas où un visiteur passerait… mais y’a jamais personne dans son nid à poussière. Et puis ce matin, alors que je finissais de monter un delco dans la cour, j’ai vu la Mercedes de Monsieur et Madame arriver sur la route. Une SLK, magnifique ! Bon, la dame voulait voir les… les machins en terre cuite, là. Je leur ai ouvert la porte et je les ai laissés. Et puis j’suis rentré chez moi. Je serais rev’nu fermer dans l’après-midi. Voilà… et j’ai vu passer personne. Personne !
On essaie de contacter Guillaume Martin. Injoignable. Introuvable. Vers 15h30, la police se rend à son domicile. Installé dans une drôle de baraque en pierres jaunes un peu plus loin, de l’autre côté de la forêt, il vit seul, sans compagne ni ami. On sonne. La porte reste fermée. On reviendra.
Les villageois parlent facilement : d’après eux, le gars est bizarre, il n’a pas supporté la mort de son père, archéologue et initiateur de la collection antique. C’était il y a cinq ans. Il a essayé de reprendre le flambeau. En vain… peu de disposition pour le commerce. L’arrêt des subventions de la Région suite à un changement de majorité n’avait pas amélioré la situation. Dès lors, Martin est devenu taciturne, agressif. Il fait peur aux gens maintenant.
C’est vers deux heures du matin, pourtant, que des jeunes donnent l’alerte. Dans la maison jaune en bordure de la forêt, les lumières sont toutes allumées, les fenêtres grand ouvertes et une musique flippante résonne dans la nuit.
Ce que découvrent les premiers policiers sur place est digne d’un navet d’épouvante. Un disque du groupe Magma tourne en boucle dans le salon et une ligne de petits cailloux blancs mène à la salle de bain. Dans la baignoire d’où déborde une eau rougeâtre, Guillaume Martin gît, vêtu d’une chasuble de lin. Sa tête est à demi immergée, ses yeux révulsés. Le bras gauche, blanc et flasque, pendouille le long de la faïence : les veines du poignet sont cisaillées. Au sol, un poignard auréolé de sang repose comme un bienheureux devant douze chandelles encore allumées. Après vérification, c’est bien ce couteau qui a servi à égorger Éric Delacreille. Un magnifique objet datant du IIe siècle, mais parfaitement aiguisé. Le manche d’argent pur est gravé de dessins représentant des scènes de chasse.
Des documents sont retrouvés sur place. Un carnet dans lequel la folie apparaît nettement, de jour en jour. Délire mystique. Lutte contre le pouvoir de Satan, calculs complexes du jour de la fin du monde, signes permettant de reconnaître les justes parmi la plèbe, les treize attributs du Malin qui, dans sa grande malignité, se joue des innocents. L’histoire des premiers martyrs gallo-romains y tient un rôle capital : récits exaltés de jeunes filles jetées aux lions, de vieillards crucifiés, de mères et d’enfants frappés, lapidés, qui mourraient convaincus qu’un bonheur sans mélange les attendait dans l’au-delà… et ainsi de suite pendant des pages. Pour Guillaume Martin, tuer les serviteurs du Mal est un acte nécessaire… mais aussi, paradoxalement, une abomination. Dans sa dernière page, il raconte le meurtre du « Démon Rouge venu au musée ». Il est bien l’assassin d’Éric Delacreille. Il dit aussi avoir été souillé par son acte que les croix tracées avec le sang maudit n’ont pas suffi à laver. Il raconte qu’il a ensuite erré pendant des heures dans la forêt, qu’il y a attendu un signe du Seigneur. Il y est question de petits cailloux qui lui ont montré la voie. Suit une longue litanie mêlant apocalypse, rédemption et sacrifice individuel. La mort était inévitable. Le suicide avait vraisemblablement eu lieu autour d’une heure du matin, douze heures exactement après le crime odieux.
L’attaque de Brévin se réduit tout à coup à un banal fait divers. Ce matin le Parisien édite la prose du déséquilibré : « Le Démon à chevelure rousse viendra dimanche à l’heure qui n’existe pas ». De savants numérologues expliquent : Il s’agit de « l’heure qui suit la douzième », 13h donc. Mais le soufflé retombe peu à peu, l’info passe au rez-de-chaussée des Unes. Demain elle disparaîtra carrément des conversations de bistrot. Et l’enquête suit son cours…
Un cours qui l’entraine vers des échanges de mails suspects entre G. Martin et un certain Pothain-69. Les plus anciens datent d’il y a huit mois, via un blog à tendance gothique. Le conservateur y évoquait ses doutes et progressivement sa conviction que tous ses problèmes venaient de Satan. Ses propos étaient ponctués de références bibliques que le fameux Pothin-69 commentait. L’ami virtuel au nom d’un célèbre martyr lyonnais, loin de raisonner le fou furieux, avait joué un rôle majeur dans son passage à l’acte. C’est lui qui l’avait prévenu que le Diable viendrait à lui, qu’il porterait le Signe de l’Enfer sur son visage et qu’il faudrait l’éliminer sans faillir. Pothain-69 était le cerveau et Guillaume Martin l’acteur innocent qui était allé au bout de sa folie… jusqu’au suicide.
Les messages de Pothain avaient été postés depuis un cybercafé parisien du 10e arrondissement, le Club-Momo. À l’inspecteur venu se renseigner, le gérant répond, goguenard :
Faudrait que je repère tous les tordus qui viennent tchater chez moi ? Bon, y’a des caméras. J’vous passe les films des six derniers mois.
Sur les vidéos, aux dates et heures d’envois des mails, on peut voir une personne d’environ 1m 70, intégralement voilée de noir. Non identifiable.
Dès lors le saint-martyr Pothain est resté caché dans la forêt urbaine, invoquant Cybèle, déesse romaine de la sauvage nature dont la statue avait été le seul témoin du crime.
Blandine Delacreille, elle, a soigné son chagrin dans les musées parisiens, a vendu la Mercedes et gère sa fortune en toute discrétion.
La vie aurait pu suivre son cours tranquille et cette histoire s’arrêter là si, un mois plus tard, les parents de la petite Capucine 10 ans ne s’étaient pas décidés à révéler les dires de leur chérubine. Le jour de l’attaque, vers 13h10, la gosse était passée en vélo sur la route de Boissec. Elle revenait du village où elle avait acheté du pain pour la famille. Mais elle s’était arrêtée près du musée pour manger des bonbons qu’elle avait chapardés à la boulangerie. C’est la raison pour laquelle elle avait mis autant de temps pour se décider à parler. Elle avait vu deux hommes en noir sortir l’un après l’autre de l’arrière du musée à quelques minutes d’écart. Elle avait eu peur et s’était cachée derrière des buissons. Le premier, elle ne s’en souvenait pas, mais le second, elle le connaissait très bien : c’était Monsieur Jaloubert, son maître de CM2. Ses parents avaient eux-mêmes hésité à en parler aux autorités, conscients du scandale que cela provoquerait.
La petite est donc reçue par des policiers au tact légendaire. Capucine n’est pas tout à fait une petite fille modèle : les nombreuses punitions qu’elle a reçues de Monsieur Jaloubert, sont placées comme il se doit sur la fragile échelle de la vérité. Ses parents la défendent mordicus. Comme ils l’ont défendue quand elle a affirmé qu’elle n’avait pas triché au contrôle de maths, qu’elle n’avait jamais traité la dame de la cantine de « grosse vache », qu’elle n’avait pas frappé la fille Michaud, cette « grosse vache », et ce malgré les traces de coups… Gaël Jaloubert est tout de même convoqué, d’autant qu’il a connu le défunt historien autrefois. Ils avaient été dans la même classe au lycée puis s’étaient perdus de vue avant de se retrouver à Brévin il y a 5 ans. Cependant, s’ils se croisaient parfois par hasard, la dégradation psychologique du conservateur était un barrage à toute vie sociale. Ils ne se côtoyaient plus depuis belle lurette. Alors, qu’est-ce que Gaël Jaloubert serait venu faire derrière le musée le jour du meurtre ? Il était impossible que Pothain-69 soit lui, n’ayant pas pu faire classe à ses adorables petits CM2 tout en tchatant en burqa depuis le Club-Momo ! L’homme est mis hors de cause et la gamine mythomane suivie par les services médico-psychologiques.
Et l’affaire en reste là.
Définitivement.
Le dossier est clos, tout comme le petit musée d’antiquités. La vie moderne reprend son cours.
***
L’année suivante, un couple traverse l’aéroport Charles de Gaule.
Et si ce taré n’était pas allé au bout… s’il ne s’était pas suicidé ?
J’étais derrière lui tout le temps. S’il avait fallu que je…. Écoute ! Tout s’est passé comme prévu, n’en parlons plus. Et on n’insulte pas les morts !
Mais il était déjà fou au lycée ! On l’a supporté de la seconde au Bac, rappelle-toi !
C’est loin tout ça… T’as bien les passeports ?
Oui, t’inquiète. Ça va aller. On va se la couler douce avec tout mon fric. T’allais quand même pas rester dans l’educ nat toute ta vie ?
Non, bien sûr… Allez, viens vite, c’est là le terminal 3… mon petit Pothain-69 !
Arrête Gaël !
D’accord, j’arrête… Sainte-Blandine !
Tu m’énerves ! Tiens, au fait, j’ai pris un guide touristique. Vu qu’on risque de rester pas mal de temps en vacances, on pourra faire tous les musées du monde !
Même les petits poussiéreux ?
Surtout les petits, Gaël, surtout les petits.

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