samedi 9 janvier 2016

Nouvelle anonyme N°13... Mirage Hôtel








« … quise vengar el ultraje,
lleno de ira y coraje
sin compasión los maté! »
Carlos Gardel, Noches de los Reyes.





Un homme qui danse oublie tout, disait toujours ma mère, le sale temps et la laideur du dehors. Pourtant ce vendredi-là, je n’avais pas le cœur à m’approcher de toutes ces filles aux culs excentriques et aux mollets bien dessinés. Le froid de la rue s’obstinait à me coller aux os. Dans la maison de tango surchauffée, je grelottais malgré le bal chaleureux et les nombreux couples enlacés. Et le bandonéon n’y pouvait rien.
Il fallait que je m’assoie, j’avais la tête qui tournait.
Sur le chemin, j’avais voulu retirer un peu d’argent. Ma carte bleue avait été avalée par le distributeur. Plus de chéquier depuis longtemps. Mon compte était à sec. J’avais dû prétexter l’oubli de mon portefeuille pour qu’on me fasse crédit à l’entrée. La patronne qui tenait la caisse, une vioque trop maquillée qui se la jouait jeune avec son décolleté profond comme un ravin de haute montagne, m’a accordé cette faveur d’un air pincé : Pour cette fois, ça passe, elle a soupiré. Elle me fixait de ses yeux glauques menacés par la cataracte. Mais tu sais, Roberto, pour nous aussi les temps sont durs.
Je ne suis que Robert en vrai. Robert, Henry, Charles Lebœuf, né au Havre un jour de pluie comme un autre, mais j’aime me faire appeler par ce prénom très tango. Une voyelle en plus qui vaut tout l’or du monde. Un O oméga, un O clairon, un O qui fait vibrer les filles sur leurs talons pointus et donne à ma danse un air authentique et profond.
J’ai toutefois des origines floues… je suis le fils d’un marin qui ne m’a jamais donné son nom, vite apparu, vite disparu, et d’une femme de ménage espagnole, finalement mariée à un garde-barrière. Ce cher monsieur Lebœuf. Deux grammes d’alcool dans le sang les bons jours, la main leste, le coup de latte facile. Le marin ? Il était soi-disant Argentin ou peut-être Uruguayen. Il paraît qu’il m’a légué son sourire et le sens du rythme. Il avait la danse dans la peau, elle disait, ma mère. C’est elle qui m’a tout appris du tango quand j’étais môme. En souvenir de ton père, elle disait. Elle n’était pas du genre à se laisser bouffer par les aléas du quotidien. Peut-être que son marin, elle se l’était même inventé pour qu’on puisse rêver, elle et moi, par-delà les frontières de monsieur Lebœuf… Mais peu importe finalement. Roberto, ça le fait pour le tango. Chacun sa légende. La mienne me va et elle m’est plus que nécessaire.
Quand je suis arrivé ce soir-là d’hiver sombre à la Milonga del Angel, le bal était déjà plein. Les chaises placées tout autour étaient prises par les moins bonnes danseuses et surtout les plus moches. Le tango, c’est le combat des femelles avec le mâle. Elles attendaient qu’on les invite en nous montrant leurs cuisses, toutes ces débutantes mal fagotées, les grosses et les trop maigres. Quelques cours, une baise vite expédiée, c’était ma plus fidèle clientèle. Mais, ce soir-là, transi de froid, épuisé par la vie dure, j’avais les jambes en coton, je n’étais même pas la moitié de moi-même.
J’ai fini par trouver un coin où m’asseoir, dans un carré d’ombre, près du chauffage électrique. Les autres dansaient. La musique les enivrait. Je remuais tout un tas de questions. La galère gagnait du terrain. C’est jamais bon, ça, les questions matérielles, quand on s’appelle plus ou moins Roberto et qu’on vient danser le tango à la Milonga del Angel. La tête dans les mains, je cherchais comment m’en sortir, mais de solution, je n’en voyais pas et l’horizon se rapprochait à m’en faire éclater les synapses.
Un mouvement imperceptible dans l’air. Une parcelle de parfum sucré. Ce quelque chose m’a fait me redresser. J’ai relevé la tête et elle était là.
Elle se tenait debout, bien éclairée par la lumière de l’entrée qui tombait en douche sur ses épaules dénudées. Une apparition. Cheveux roux en flammes, peau blanche et laiteuse comme un jour de brume océanique. Tous les danseurs de la région se connaissaient, mais elle, elle m’était inconnue. De loin, elle m’a lancé un regard explicite et je n’en revenais pas qu’une femme aussi belle daigne poser ses yeux sur moi.
Je me suis félicité de n’avoir encore fait danser personne et j’ai répondu à son regard appuyé par un regard interrogateur, main gauche ouverte, paume vers le haut ; une invitation à rejoindre le bal. Elle a acquiescé d’un léger hochement de tête. Je me suis levé, mes jambes ne tremblaient plus. J’ai avancé vers elle en glissant, déjà tango.

*

Il était plutôt grand et large de carrure. La peau très mate. Aussi, je n’ai pas été surprise lorsqu’à la fin de la première danse, il m’a annoncé son prénom :
— Roberto, il a dit dans un souffle.
— Rita, j’ai répondu, non moins troublée.
On dansait avec une telle facilité, pour deux inconnus. Il guidait mes pas avec précision et fluidité, je comprenais ce qu’il voulait de moi. Le déséquilibre s’équilibrait. Sa peau sentait bon, le caramel, il me semble et son haleine légère m’a fait plusieurs fois frissonner. Je m’abandonnais avec délice. On aurait dit qu’il créait la musique, qu’il l’inventait. Lorsque je fermais les yeux, je parvenais à visualiser ses pas, des figures géométriques complexes, mais si clairement dessinées qu’il me suffisait de les lire pour entrer avec lui dans la danse, ouverte comme un monde devant mes paupières closes.
Il a lâché ma main sur la cortina et nos corps ont pris une distance raisonnable, face à face. Il ne souriait pas. Ses yeux noirs brillaient. J’ai cru qu’il allait profiter de ces quelques minutes de pause pour bavarder, faire plus ample connaissance, mais il m’a brusquement tourné le dos et il a disparu dans la foule tout à coup désordonnée et bavarde.
Malgré la chaleur ambiante, je grelottais. Je suis retournée m’asseoir près du chauffage, à la place qu’il occupait d’abord. Quelqu’un est venu m’inviter, j’ai refusé la danse. Je me suis éclipsée dès que j’ai compris que ce soir-là, il ne reviendrait pas.
Je l’ai cherché dans tous les bals de la région.
Rien n’était plus comme avant. Ma vie me paraissait insipide, stupide, tout m’irritait. Dans les bals, je tournoyais avec des partenaires sans visage dont les corps alanguis me rendaient nostalgique. Je détestais l’idée de ne pas le revoir. J’aimais aussi ne pas l’avoir vu. Je m’embrouillais, je perdais le fil.
Lui aussi, il me cherchait, il me l’a avoué plus tard.
Souvent, je demandais si on connaissait un certain Roberto et chaque fois, c’était la même réponse : l’Argentin ? Tiens, ça fait un moment qu’on ne le voit plus.
Enfin, j’ai su par la caissière à l’accueil qu’un samedi soir où j’avais préféré La Pituca, il était revenu à La Milonga del Angel.
— Mais il n’est pas resté longtemps, elle a ajouté.
À partir de là, je n’ai plus fréquenté que ce bal, où nous nous étions vus pour la première fois.

Il est venu vers moi, toujours sans sourire, tellement tango, et il m’a enlacée. Enfin. Je l’avais retrouvé. Pour calmer les battements de mon cœur, je me suis concentrée sur les trois temps du tango vals et peau contre peau, bras, main, cou, torse, pieds, hanches, la musique nous a roulés et enroulés dans ses méandres serrés. Trois ou quatre tangos se succédaient, puis, venait la cortina une pause de quelques minutes au cours de laquelle on pouvait entendre divers extraits, des standards de jazz sirupeux, du rock ou une vieille chanson pop. Mais cette fois, on restait tout le temps enlacés, on se humait, on se reniflait, il palpait mes cheveux et je sentais dans son cou la petite odeur de caramel que j’avais perçue dès la toute première danse. On ne disait rien, je n’aurais pas pu prononcer un seul mot sans bégayer et puis ça reprenait et nous, on ne se lâchait plus, ancrés ensemble dans le sol. Le bandonéon complice, le violon qui pleurait et le piano qui tapait comme nos cœurs. Nous étions les planètes et l’infini des saisons.

Le soir même, je lui ai proposé de m’accompagner au bord de la mer. Il a paru surpris. J’ai insisté. Il n’a pas résisté. On a pris l’avion du soir. Depuis le taxi qui nous amenait à l’aéroport, j’ai réservé une suite au Mirage Hôtel.

Je me souviens de ce chemin au bord de la voie ferrée. Il faisait chaud, très chaud et très noir cette nuit-là. L’herbe jaunie est apparue dans la lumière des phares de la voiture. Un train de marchandises est passé, bruyant et féroce comme un animal aveugle. Ça claquait, ça vibrait, ça grondait et l’air était saturé de cette ferraille.

*

Au Mirage Hôtel, la terrasse de notre suite donnait sur la mer. Elle me disait souvent, Roberto, l’argent, ce n’est pas un problème, j’ai hérité. Il m’a tout laissé, mon pauvre papa. Tout.

*
On passait nos journées à faire l’amour. Le soir, les couples et les familles remontaient dans leurs chambres, nous, on descendait dîner. Le jardin était encore empreint des conversations, des éclats de rire et des cris des enfants. Lorsqu’on arrivait pour le dernier service, l’écho de toutes ces voix mêlées s’effaçait peu à peu, dans la nonchalance des tables blanches rendues à la nuit.
Les serveurs fatigués glissaient vers nous. L’air ne se rafraîchissait pas. Nos gestes restaient lents. On ne se connaissait pas bien, mais on se parlait peu. C’était peut-être à cause de la chaleur. Je savais seulement qu’il était Argentin. Qu’il était né près de Mar de Plata et qu’il avait été élevé par sa mère. Il vivait ici depuis longtemps. Il me plaisait beaucoup, je ne regrettais pas ma folle invitation.
J’ai toujours beaucoup aimé les hommes, tous, surtout les bruns aux cheveux bouclés et aux muscles saillants, surtout ceux qui ont l’air sauvage et indompté. Depuis mon héritage, les conquérir est ma seule passion, ma seule occupation et je m’y adonne avec ferveur. Je n’ai plus besoin de travailler, je peux passer du temps à les séduire et je ne m’en prive pas.
Mais avec Roberto, c’était spécial.
Spécial et pas ordinaire.
Il avait ce quelque chose en plus qui fait que l’on se croit arrivé à l’endroit que l’on cherchait. Je ne savais pourtant pas moi-même qu’avant lui, j’avais été en quête de quelque chose, de quelque part, de quelqu’un. Je me voyais plutôt en joyeuse croqueuse d’hommes. Mais pour la première fois de mon existence, je me sentais complète, complétée, entière et entièrement vivante. J’allais tout faire pour ne pas le perdre et quoiqu’il advienne, je ne lâcherai pas le morceau.

J’étais folle de sa peau à l’odeur de caramel. J’étais dingue de son torse musclé, de ses cuisses de boxeur, de sa bouche épaisse qui me dévorait et m’enfiévrait.

Il connaissait par cœur des dizaines de chansons du répertoire – Nostalgias, A Media Luz, Las nieves del Riachuelo…- qu’il chantait dans un espagnol impeccable.
La nuit, lorsque l’hôtel s’assoupissait, on reprenait notre danse dans la salle à manger, sans musique, portes-fenêtres ouvertes sur le jardin à peine éclairé. Ensemble, accordés, fluides et précis. Parfois, il chantait, mais la plupart du temps, le silence nous allait. On avait le tango en nous et le tango, c’est bien la seule vérité qui tienne.

Et ce train, qui passait et écrasait, sans arrêt, sans arrêt. L’herbe jaune est apparue, sèche, le souffle du train qui poussait au cri, la nuit, le train, la nuit.

*

On a fini par les inquiéter. On les avait pourtant prévenus dès notre arrivée qu’on resterait longtemps. Ils avaient dit, pas de problème, vous nous direz lorsque vous souhaiterez quitter la chambre. La veille, s’il vous plaît. Si cela ne vous dérange pas. Pas du tout, pas du tout. Vous pouvez compter sur nous, nous vous le dirons le plus tôt possible.
Ça paraissait simple.
Et pourtant, ils commençaient à se poser des questions.
Le jour où on a décidé d’aller voir la mer de plus près - Rita avait loué une belle bagnole à l’aéroport -, au moment où on leur a laissé la clé de la chambre, accrochée à sa grosse boule de bakélite noire, ils se sont lancés sur nous et, avec toutes les circonvolutions équivalentes au nombre d’étoiles du Mirage, ils nous ont demandé de bien vouloir régler notre note. Car vous comprenez, vu la longueur de votre séjour, nous sommes hélas obligés de.
Avec la même politesse souriante et décontractée, nous avons répondu que, bien sûr, il n’y avait pas de problème.
La note, moi, je ne pouvais pas l’honorer. C’est Rita qui a déplié la feuille de papier craquante. Sans attendre, sans qu’aucun des muscles de son visage ne se contracte, elle a payé par carte. La somme était exorbitante. Elle a ajouté un sourire détaché lorsque le directeur de l’hôtel l’a remerciée.
Avec Rita la Rousse, j’avais enfin trouvé un moyen de me refaire. J’étais redevenu moi-même, un loup aux crocs acérés.

*
Quand on ne dansait pas, on s’allongeait dans notre chambre face à la mer, bras mêlés, nus, détendus. On écoutait le clapotis de l’eau, il me racontait le tango. Une nuit, il m’a demandé si je savais qu’à l’origine seuls les hommes le dansaient. C’était plus un combat qu’une danse, il disait. Un face-à-face dangereux, couteau à la main.

Ce train de fer qui grinçait sur les rails, l’acier crissait, le bruit était inconcevable, il entrait dans les oreilles, dans le corps, le train qui roulait dans les veines.
*
Une après-midi caniculaire, il m’a laissée seule à l’hôtel. Il est parti avec la voiture de location jusqu’à la ville la plus proche d’où il est revenu les bras chargés de paquets. Des chaussures de danse en velours rouge, des dessous de soie fine, des bas couture de chez Cervin, une robe fourreau en soie noire avec des gants assortis, longs jusqu’au coude. Il m’avait annoncé dès le début de notre relation qu’il était fauché, ça m’avait plu. Avec les hommes, je préférais dominer la question de l’argent. Du bout des lèvres, je lui ai demandé comment il avait pu dépenser autant, il m’a rassurée : une arrivée soudaine et inattendue, une vieille tante qui lui envoyait des sortes d’étrennes. Profite, ma chérie, profite, il a ajouté avec un geste large.
J’oublie de dire qu’il avait une pointe d’accent et que ça le rendait irrésistible.
Roberto m’a lui-même habillée, maquillée et préparée pour notre grand bal du soir. Avec beaucoup de sérieux et de concentration.
Tu verras, il disait, comme on va bien danser ce soir, ma Rita. Ses yeux noirs brillaient. Il a coiffé mes boucles rousses, il m’a fait les yeux avec juste ce qu’il fallait de fard, d’eye-liner et de Ricil et il m’a dessiné une bouche carmin. Je ne m’étais jamais vue aussi belle.

*
Le jour où elle avait payé la note de l’hôtel, j’avais lu le code de sa carte et je l’avais mémorisé. C’est facile ça, c’est à la portée de tout le monde. Je n’aurais jamais plus à me farcir ces débutantes qui ne payaient pas assez les cours et le reste. Rita, j’allais tout lui piquer. Elle était belle et bonne amante, la môme, mais les femmes trop amoureuses, à force, ça prend la tête.

J’ai pris la carte dans son sac pendant qu’elle dormait. J’ai retiré au max. J’avais aussi son chéquier, avec ses coordonnées bancaires pour le virement final. Mais d’abord, il me fallait lui rendre hommage.

*

Après m’avoir préparée, il m’a bandé les yeux avec son foulard et m’a aidée à me déplacer à travers les couloirs de l’hôtel. Ne t’inquiète pas, il chuchotait, tout le monde dort, il n’y a personne à cette heure-ci. On pouffait de rire comme deux gamins. Et puis, quand il s’est mis à chantonner cet air triste qui lui venait souvent aux lèvres, je l’ai senti devenir plus sérieux et ma gorge s’est serrée.

J’avançais à tâtons. Roberto me tenait par le bras. Je n’en menais pas large. J’ai reconnu le sol granuleux du fond du jardin. Je savais qu’à cet endroit un promontoire dominait la mer. Il s’est mis à chanter plus fort. Il couvrait le bruit des vagues. J’étais contractée et nerveuse. Je frissonnais contre lui. Je lui ai demandé de chanter autre chose et d’ôter le bandeau. Impossible, il a dit. Ce soir, c’est Noche de los Reyes. La Nuit des rois. Alors il n’y a qu’une seule chanson possible et c’est celle-là.
La nuit des rois ? On était pourtant en plein été. Je ne comprenais rien, il m’a serrée plus fort et je me suis tue. On a continué de danser. Les narines dilatées, j’essayais de retrouver son odeur de caramel si rassurante mais un parfum capiteux dont il s’était abondamment aspergé la masquait. J’étais lourde, empruntée, j’avais perdu tout naturel. Je sentais mes mains gonfler dans ces longs gants noirs jusqu’aux coudes, mal adaptés à la saison. J’avais trop chaud dans mes bas, les lanières des chaussures étaient serrées et le tissu de ma robe ne cessait de s’entortiller autour de mes hanches.

— Je n’y arrive pas comme ça, j’ai insisté, laisse-moi voir, d’accord ?

— Impossible, il a repris. C’est la Noche de Reyes. Danse mujer !

On a repris notre tango, mais il avait beau improviser des figures faciles, je ne parvenais pas à suivre. Il essayait de retourner aux bases et à ma grande honte, au lieu de glisser, mes talons butaient sur le béton plein d’aspérités du promontoire. Mes épaules étaient contractées. Ma main droite s’agrippait à sa main gauche.
Arrête de me serrer les doigts comme ça. Pense à ce que tu fais. Plus il s’énervait et moins je parvenais à retrouver la souplesse et la fluidité habituelles. J’étais fatiguée, au bord des larmes, j’aurais voulu qu’on en finisse.
Écoute, il a dit, on va essayer autre chose. Il faut qu’on revienne aux origines, il a ajouté avec un drôle de rire.

J’ai senti dans mon dos le froid d’un objet en métal. Roberto, c’est quoi, ça ? Un couteau, ma belle, il a répondu, un couteau pour retrouver les racines de la danse. À quoi il joue ? Je me suis demandée, effrayée.
Je ne sentais plus rien que cette lame contre ma peau, froide, dure, menaçante. Peu m’importaient le bandeau sur les yeux, l’inconfort de ma robe, de mes bas, de mes talons, il fallait que je danse.
Et j’ai dansé, dansé, dansé. Je crois qu’aucun tango jamais ne fut plus grandiose et plus désespéré.

*
Ce con de Lebœuf, il n’aimait pas que ma mère aille danser. Pourtant, c’était dans ces moments-là qu’elle était la plus belle, maman. Une nuit d’hiver, on venait juste de tirer les rois avec les amis danseurs de ma mère, sur la table il y avait encore des restes de gâteau et des bouteilles de mousseux bien entamées… Maman portait la couronne dorée. Elle était plus jolie que la Madone. Lebœuf est arrivé. D’habitude, il restait devant la télé à se biturer. Dolorès, il faut que tu rentres, il gueulait, j’ai besoin de toi. Il l’a tirée par le bras. Je les ai suivis. Maman pleurait. Sur la route, il conduisait n’importe comment. On le suppliait de ralentir. Il s’en foutait. Dans un virage en épingle à cheveux, il est allé tout droit et sa bagnole est tombée dans le ravin. J’avais douze ans. Je suis le seul rescapé de cette nuit des rois.

*

Roberto a chanté le refrain de sa chanson, encore une fois, une dernière fois et il m’a appelée mon amour, doucement, en chuchotant. Il me tartinait le dos de son couteau. Allez, tu vas les détendre un peu, tes omoplates ? Il riait, fiévreux et comme fou. Tu le sens, dis, mon tango ?
Je n’en pouvais plus. J’ai retiré le bandeau d’un geste brusque. Dans le miroir de ses yeux noirs, je me suis vue, épouvantée.
J’ai été prise d’une rage dont je ne me serais jamais crue capable et j’ai hurlé du plus profond de mon être, d’un cri primal, inaugural, magistral qui lui a fait lâcher son arme.
Je me suis baissée pour la ramasser, les yeux plongés dans les siens. Il me regardait, paralysé. La mer grondait fort.

    — C’était pour jouer, il a laissé tomber, minable.


*


Mon père, qui a fait fortune dans la boucherie industrielle, m’a initiée très tôt à l’art de la découpe. Avec ma rage méticuleuse, Roberto, je l’ai tranché en grosses parts, comme je l’avais appris. Mes bras étaient rouges de sang. Jusqu’aux coudes. Dans ma main, la sienne paraissait plus blanche.
Je suis retournée dans notre chambre chercher quelque chose dans quoi le mettre. J’ai traversé tout l’hôtel en courant. Il n’y avait personne. Dehors, le veilleur de nuit fumait sa clope, dos à l’entrée.

J’ai fait tenir Roberto dans la valise à roulettes, celle que vous avez retrouvée près de la voie ferrée. Il y était rangé avec soin, en pièces bien distinctes, comme les ustensiles à manucure dans leur étui de cuir ou les outils d’un bricoleur maniaque.

Je sais bien qu’il manque un ou deux petits bouts à la dépouille morcelée.

J’ai transporté la valise à roulettes jusqu’à la voiture. Je savais exactement comment faire. On aurait dit que Roberto guidait mes pas et impulsait chacun de mes gestes.

Arrivée près de la voir ferrée, j’ai sorti la valise du coffre. La nuit était épaisse et sans étoile. L’herbe rêche des bas côtés griffait mes genoux.

J’ai ouvert la valise.
Tous les morceaux étaient là, bien en ordre et la tête de Roberto, yeux clos, me regardait faire avec calme et douceur.
J’ai ramassé des brindilles, arraché quelques branches aux oliviers et aux tamaris qui bordaient le chemin. J’ai retrouvé dans ma poche – j’avais dû l’y mettre tout à l’heure en découpant Roberto – le Dupont en or que je lui avais offert le soir de notre arrivée. On l’avait choisi ensemble dans la vitrine du Mirage hôtel le soir de notre arrivée et tout cela me semblait si loin maintenant alors que le feu se mettait à prendre, au bord de la voie ferrée, qu’il craquait et crépitait et crachait des flammes et des étincelles dans la nuit noire de l’été.
J’ai pris la tête de Roberto dans mes mains. J’ai soigneusement découpé une oreille. Il les avait assez grandes avec des lobes très longs. Je l’ai mise sur un bâton, comme une sucette. J’ai fait griller. Je voulais tout brûler et qu’il ne reste rien mais, par curiosité sans doute, j’ai croqué.
Un tout petit morceau d’abord. C’était bon. Entre veau et porc, avec un goût de caramel bien sûr et aussi de banane mûre. J’ai mâché longtemps. J’ai mâché et remâché entre mes dents. C’était tellement délicieux que je me suis aussitôt préparé la seconde oreille. Puis, j’ai fait cuire le cœur, un peu de cuisse en coupant net dans le muscle bien dessiné et une tranche de poitrine, tendre comme une entrecôte. J’aurais mangé davantage, j’en avais vraiment envie, mais la viande humaine est plus nourrissante qu’aucune autre.

J’ai refermé la valise, j’ai cherché un endroit où la cacher en attendant de reprendre un peu d’appétit. Le train est passé dans un cri de fer et d’acier, je riais, le train passait, je n’avais jamais goûté chair plus délicate, la ferraille tressautait sur les rails et je riais.
Je riais et je pleurais aussi, car je me souvenais de ce qu’il disait toujours Roberto, qu’il n’y a pas de limite à la fusion des corps.

Aucun commentaire: